jeudi 9 mai 2019

"La philosophie est recherche de la vérité et n'est que cela" (Eric Weil)


La philosophie est recherche de la vérité et n’est que cela : cette proposition d’Éric Weil dans sa Logique de la philosophie me semble être à la fois une évidence que l’on n’a que trop oubliée mais aussi une énigme. De la vérité, Weil affirme qu’elle est indéfinissable ! Nous sommes donc en recherche de l’indéfinissable. Comment trouver donc ce que nous ne pouvons définir ? Mais si la philosophie n’était pas la recherche de la vérité, que serait-elle ? Ne serait-elle pas qu’une activité oiseuse, une occupation pour inoccupés ? À notre époque, on parle de « vérités alternatives », comme s’il y avait de multiples vérités possibles, à choisir dans les rayons du magasin des vérités selon les besoins du moment. Nous avons connu aussi des armées de déconstructeurs de la vérité, dont les hérauts de la French Theory et toutes sortes de théoriciens « néo-nietzschéens ». D’un autre côté, du côté des gens occupés de la seule chose sérieuse de nos jours qu’est l’économie, on ne s’encombre plus de vérité. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Ce qui importe, c’est que ça marche ! Une bonne procédure, qui définit toutes les opérations à effectuer et l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, afin d’atteindre un objectif fixé à l’avance, voilà ce qu’on appellera vérité. La pensée unidimensionnelle, si bien analysée par Marcuse, est une pensée de ce type, une pensée opérationnelle. Savoir quelque chose, c’est savoir le produire procéduralement, de manière indéfiniment reproductible, de la même manière qu’on sait produire des automobiles ou des téléphones portables. On pourrait considérer que le fameux « verum esse ipsum factum » de Vico est resservi ici dans une version appauvrie qui trahit son auteur.
Voilà déjà un moment qu’on nous a instruit de ce que la vérité n’était qu’une construction sociale-historique, ce qui laisse le champ libre aux « vérités alternatives » et aux autres révisionnismes et négationnismes. Mais c’est assez normal qu’il en soit ainsi dans une société où tout est considéré comme une construction sociale, et donc comme tel susceptible d’être remis en cause, et même devant nécessairement être remis en cause sous peine d’être immédiatement accusé de tous les péchés imaginables ? Sans doute quelqu’un qui prétend qu’il y a une vérité et que c’est elle que nous devons chercher est-il quelqu’un qui ne comprend rien à la post-modernité.

Il y a des faits

Avant toute chose, il faut se mettre d’accord sur l’idée qu’il y a des vérités de faits, que les faits ne sont donc pas de pures constructions humaines. Il existe de très nombreux arguments contre cette thèse. Quand Wittgenstein écrit que « le monde est l’ensemble des faits », il a l’air de savoir de quoi il parle. Mais qu’est-donc qu’un fait ? Un nietzschéen rétorquera qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Mais il n’est pas certain que ce soit là la pensée véritable de Nietzsche !  Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage. Que la Terre soit immobile, c’est un fait pour quiconque s’en tient à ses sensations et à l’évidence première que lui livrent ses sens et de ce point de vue, la thèse de la mobilité de la Terre a pu apparaître comme proprement insensée. Pourtant, il est aujourd’hui admis par tous, sauf par les insensés, que la Terre se meut (Eppure, si muove). La connaissance d’autres faits a conduit à réfuter l’interprétation de la sensation immédiatement pour la remplacer par ce que l’on pourrait appeler une « perception intellectuelle ». Mais pourquoi d’autres faits ne conduiraient-ils pas à remettre en cause cette perception intellectuelle et à la remplacer par une autre ? En tout cas, ce qui était un fait indiscutable, « la Terre est immobile », ne l’est plus. D’où la première conclusion, sceptique : il n’y a pas de faits et nous ne pouvons rien savoir d’assuré. Une conclusion alternative est celle tirée par la grande majorité des philosophes des sciences : il faut opposer l’expérience commune à l’expérience scientifique, la première étant un genre inférieur de connaissance et même un « obstacle épistémologique » qu’il faut surmonter. La position sceptique est soutenue par quelqu’un comme Paul Feyerabend, mais aussi jusqu’à un certain point par Pierre Duhem, à la différence que, pour ce dernier, il y a un point fixe auquel raccrocher toute certitude, la foi religieuse. Cette position pourrait aussi être celle du cardinal Bellarmin, instructeur du procès contre Galilée, qui tenta de le convaincre de présenter ses positions comme de simples hypothèses pratiques et nullement comme des vérités. La première position est celle que défendit avec brio Gaston Bachelard, dont le travail est, semble-t-il, quelque peu tombé dans l’oubli, à tort.
Si on s’en tenait à cette opposition, il faudrait sans hésiter se ranger du côté de Bachelard qui assure la possibilité d’atteindre une vérité objective en matière de sciences, même si cette vérité n’est pas assurée définitivement et doit être corrigée sans cesse. Cependant, cette conception de la vérité scientifique n’invalide absolument pas l’importance primordiale de la connaissance commune ni du témoignage de nos sens ! La théorie de la gravitation universelle et le principe de relativité galiléen ne contredisent absolument pas le témoignage immédiat des sens qui nous fait sentir la Terre comme immobile ! Simplement ce fait peut s’accorder avec d’autres faits, comme les observations astronomiques de Galilée et ses successeurs ou le mouvement du pendule de Foucault. Si nous refaisons l’expérience des fentes de Young, c’est le fait que nous voyons des franges d’interférence plus sombres ou plus claires, qui atteste de la nature ondulatoire de la lumière, bien que plus tard, les expériences sur l’effet photoélectrique nous ont convaincus de la nature « granulaire » de la lumière… Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours ce que je vois, ce que je perçois comme un fait indiscutable qui constitue le point d’accrochage de toute théorie scientifique de la nature qui prétend à la qualification de « vraie ». Ces faits prennent sens parce que nous les ordonnons rationnellement, c'est-à-dire que nous les relions les uns aux autres par des relations logiques et, quand tout va bien, par des lois mathématiques. Et c’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons séparer les faits des pseudo-faits, des illusions nées de notre fantaisie, ou naturellement produites ou mises en scène par des menteurs intéressés ou des propagandistes, ou des effets malheureux d’une défaillance de nos sens.
Que la manière dont nous saisissons les faits dépende de notre constitution physique et psychologique, nul n’en doute – des organes sensoriels plus affutés nous permettraient sans aucun doute de percevoir les infrarouges ou les ultrasons. La capacité que nous avons de percevoir le monde « en 3D » nativement modèle également nos perceptions. Kant a certainement raison de dire que nous ne percevons le monde qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité. Cette dernière proposition pourrait sembler un truisme : comment pourrions-nous percevoir le monde si ce n’est par nos organes perceptifs dont nous connaissons bien les limites et les biais possibles. Cependant, la thèse kantienne a deux mérites : premièrement, elle nous oblige à penser notre connaissance du monde comme activité du sujet et non pas comme quelque chose qui nous est donné une fois pour toutes et, deuxièmement, elle repose à nouveaux frais la question de l’objectivité de la connaissance. Nous pouvons alors admettre que notre perception plus globale de la réalité passe par l’usage de la raison, secondée par l’imagination (à moins que ce soit l’inverse !). La raison pourrait apparaître comme un autre sens ! Il y a quelque chose de ce genre chez Spinoza qui parle souvent de la capacité qu’a l’esprit de percevoir, plus ou moins adéquatement, la réalité. Peut-être faudrait-il donc reprendre le problème de la connaissance, en dépassant Kant, dont on ne peut contester les immenses mérites mais qu’il faut pouvoir dépasser ou surmonter.  Mais laissons cela pour un autre moment.
Posons seulement qu’il y a des faits que nous pouvons saisir, à propos desquels nous pouvons nous tromper, que nous pouvons vérifier par recoupements, mais qui acquièrent donc une objectivité et une vérité qu’on ne peut mettre en doute. Pour les faits qui peuvent se reproduire soit naturellement, soit expérimentalement, cette affirmation semble presque aller de soi, sauf si on tient à tout prix à renoncer à tout bon sens et à se réfugier dans les spéculations constructivistes les plus abracadabrantesques. La question est plus épineuse pour les faits historiques. L’histoire est une science ou un savoir qui porte non sur ce qui est mais sur ce qui n’est plus, ce qui est tombé dans le non-être. Nous savons que Jules César a été assassiné aux Ides de mars 44 (avant JC) et nous ne doutons guère de ce fait historique. Nous n’en doutons pas parce que nous avons des témoignages historiques et des témoignages d’historien, que ces témoignages se recoupent et que nous n’avons aucune raison sérieuse d’en douter. En revanche, bien que l’histoire soit nettement plus connue, nous n’avons aucune bonne raison de penser qu’un nommé Jésus est né à Nazareth un 25 décembre, il y a 2019 ans et après avoir fondé une nouvelle religion a été crucifié par les Romains 33 ans plus tard, le vendredi précédant Pâques… Il n’est pas discutable non plus  que le régime de Hitler a organisé, planifié et exécuté méthodiquement la destruction des Juifs d’Europe, soit par le moyens des chambres à gaz comme à Auschwitz, soit en les tuant un à un par balles, comme cela fut fait sur le front est.
L’idée que la vérité soit une « construction sociale historique » implique qu’il n’y a pas de faits et que donc ont une égale prétention à la vérité non seulement les théories différentes, mais aussi les assertions concernant les faits. Si l’histoire est un récit comme les autres, elle n’est pas plus vraie que les romans. Le « constructionnisme », qui a sévi avec la « french theory », avec Les Mots et les Choses de Foucault et d’autres œuvres de la même veine, conduit tout naturellement au révisionnisme historique et au négationnisme. Certes ces faits ne sont pas toujours assurés et de nouveaux éclairages peuvent conduire à en réévaluer la portée et la signification. Peut-être les assassins de Jules César n’étaient-ils pas animés de vertueuses intentions républicaines, mais Jules César a bien été assassiné aux ides de mars 44, même s’il n’est pas certain du tout qu’il ait prononcé « tu quoque mi filii » en voyant son fils adoptif Brutus parmi les conjurés.
On peut se perdre en hypothèses plus ou moins sophistiquées, pour ne pas dire tordues, il faut bien admettre qu’il y a des faits sans quoi aucune théorie scientifique n’aurait la moindre valeur. Une bonne théorie scientifique est une théorie à partir de laquelle on peut produire des faits expérimentaux qui confirmeront ou infirmeront la théorie. Qu’on s’entende bien, sans la théorie de la relativité générale, on n’aurait pas eu l’idée de construire l’expérience par laquelle on a vérifié l’effet de lentille gravitationnelle (expédition d’Eddington en 1919) et en ce sens l’expérience est bien construite à partir de la théorie, mais la vérification expérimentale de la déviation de la lumière par la masse du soleil est un fait et non une construction. C’est du reste parce qu’il y a des faits qui ne collent pas avec la théorie (donc avec toutes les constructions antérieures) qu’on est parfois obligé de modifier les théories.

Il y a donc des vérités et en particulier des vérités scientifiques

On voit donc que chacun ne voit pas vraiment midi à sa porte. Il y a des vérités de faits triviales qu’aucun individu sensé ne remettrait en question. Que j’aie deux étages à descendre pour sortir dans la rue et que le boulanger le plus proche soit à gauche en sortant, cela n’intéresse peut-être pas grand-monde, mais c’est un fait indiscutable et toute personne sortant de mon appartement pourra la vérifier. Il y a aussi des vérités de faits qui sont universelles au sens où tout être de raison devrait les admettre. Pour une part, ce sont subjectivement des croyances : n’ayant jamais étudié sérieusement l’astronomie et n’ayant travaillé dans un observatoire, je me contente d’accorder ma confiance à la communauté scientifique. Cette confiance n’est cependant pas aveugle. Tout d’abord je sais que j’aurai la possibilité même purement théorique de vérifier ce qui m’est présenté comme vérité scientifique. Ensuite, ayant une culture scientifique minimale (acquise au lycée) je sais en gros en quoi consiste une expérimentation scientifique et j’ai eu l’occasion d’en réaliser certaines, aujourd’hui très élémentaires mais qui furent en leur temps de grandes avancées. Enfin, une formation scientifique et épistémologique de base me permet d’avoir un jugement globalement bien pesé pour distinguer les résultats scientifiques crédibles de ceux qui ne le sont pas. J’ai, par exemple, d’excellentes raisons pour tenir l’intelligent design pour des billevesées ou des superstitions et non pour une véritable théorie scientifique.
Les recherches épistémologiques dans la ligne de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend ont introduit de grandes confusions et rendu vraisemblable le relativisme et le scepticisme. J’ai eu l’occasion de procéder à un examen critique de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, un ouvrage dont, après coup, on ne voit pas en quoi il a pu tant frapper les esprits. Si on le limite à la thèse selon laquelle la connaissance ne procède par linéairement mais par ruptures et réorganisations, dialectiquement pourrait-on, on tombera vite d’accord, vu le niveau de généralités. Dans le détail, le livre de Kuhn révèle de grandes faiblesses en appliquant la notion de révolution scientifique à des bouleversements réellement révolutionnaires ou à des évolutions de détail à l’intérieur d’un cadre théorique assez stable. Pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il mélange les vraies révolutions qui transforment les structures sociales et politiques et les révolutions de palais qui ne changent rien au fond.
Aucune théorie scientifique n’est définitive et aucune ne peut prétendre : « Je suis la vérité ». Mais il y a des théories plus vraies que d’autres et on peut aisément admettre qu’il y a un progrès. Entre Galilée et Newton, et bien que Galilée ait jeté les bases de la science moderne, il y a un progrès considérable et Newton « en sait plus » que Galilée. Et Einstein en sait plus que Newton. La connaissance peut sembler faire des allers et des retours, reprendre des hypothèses réfutées jadis – la nature de la lumière, ondulatoire ou corpusculaire, est un exemple archétypal de ce mouvement – il reste que ces retours sont des reprises d’un vieux schéma mais tellement enrichi, tellement modifié qu’il n’a plus grand-chose de commun avec son modèle sinon un vague air de ressemblance. Les atomes de la chimie du XIXe siècle ressemblent vraiment de très loin aux atomes de Démocrite et Épicure ! Mais il y a, du point de vue de la connaissance de la nature, plus de vérité dans la chimie moderne que dans l’atomisme antique. Prétendre le contraire, c’est évidemment renoncer à tout sens commun.
On nous dira qu’il ne s’agit que de théories « locales », partielles, qui valent pour un certain domaine du réel et sous un certain jour seulement, ce qui est exact. On fera également valoir que les différentes théories scientifiques ont des portées véritatives variables. Des théories partielles sont souvent parfaitement robustes et des théories plus générales sont plus spéculatives. On doit aussi faire place à des théories multiples insérées dans un « programme de recherche » au sens de Lakatos. Par exemple la théorie de l’évolution est plus un programme de recherche qu’une théorie achevée. À l’intérieur du cadre général issu de Darwin on peut trouver des « sous-théories » comme la théorie standard de l’évolution de Mayr, la théorie des équilibres ponctués de SJ Gould et Richard Lewontin et d’autres encore qui critiquent le modèle standard (voir Fodor-Piatelli, What Darwin Got Wrong ?). On ne peut pas dire « la science est vraie » car il n’y a sans doute pas quelque chose comme « la science », mais des approches scientifiques différentes et parfois divergentes, certaines plus hypothétiques que d’autres. Mais il reste qu’il y a un objectif de convergence unitaire et que cet objectif est toujours présent dans la tête des savants. On n’a pas encore de grande théorie unifiée en physique, faisant de la théorie de la relativité et de la physique quantique une théorie unique, mais personne ne prend vraiment son parti de l’actuelle situation assez désagréable selon laquelle les lois de la nature à très petite échelle et les lois de la nature à très grande échelle pourraient ne pas être ramenées à un seul et même système de lois. Il n’y a pas de « théorie de tout », mais on voit mal comment on pourrait renoncer à en chercher une, du point de vue des intérêts de la science. Ce serait une sorte d’idée régulatrice de type kantien, dont on ne peut se faire un concept précis mais qui possède un intérêt pour la raison.

La vérité philosophique

Une fois qu’on a admis qu’il y a des vérités (de fait, plus ou moins triviales, ou scientifiques), que faire de l’affirmation selon laquelle la philosophie est recherche de la vérité, affirmation qui suppose que « la vérité » est quelque chose de défini et d’unique ? Comme on l’a dit plus haut, la vérité est indéfinissable car la définir demande qu’on sache déjà ce qu’est la vérité. Les différentes définitions qu’on en a données sont toutes défectueuses. La vérité comme correspondance de la pensée et du réel est une idée à la fois de bon sens et particulièrement obscure. De bon sens, disons-nous, car dire la vérité, c’est bien dire les choses comme elles sont, dire que ce qui est est et que ce qui n’est pas n’est pas, pour reprendre la célèbre définition d’Aristote. Ou encore, comme le dit Spinoza, on appelle vrai un discours qui raconte les faits comme ils se sont passés. Mais comment comparer un état mental (l’idée que l’on se fait des choses) et un état de choses existant en dehors de mon esprit ? Habituellement, on propose alors une autre théorie de la vérité : est vraie toute proposition qui est cohérente avec l’ensemble de propositions tenues elles-mêmes pour vraies. Les propositions des mathématiques ne sont vraies que de leur cohérence interne et de l’acceptation d’un certain nombre d’axiomes et de postulats indémontrables mais que l’on accepte parce qu’ils n’entrainent pas de contradiction. Mais on a appris que des axiomes différents pouvaient permettre de construire des systèmes de propositions différents bien que tout aussi cohérents. Les géométries non-euclidiennes sont aussi cohérentes que les géométries euclidiennes bien que le postulat des parallèles n’y soit plus admis et que la somme des trois angles d’un triangle n’y vaille plus deux droits. On propose alors une troisième définition, celle des pragmatistes qui soutiennent que l’ultime critère de la vérité est la réussite pratique : une proposition est vraie si on en peut déduire une interaction réussie dans le « monde réel ». Dans les faits, nous usons suivant les circonstances de l’un des trois critères et le plus souvent de leur combinaison pour déterminer si une proposition est vraie.
En fait nous n’avons pas trouvé de définition, même syncrétique de la vérité, mais seulement des critères permettant d’affecter le qualificatif « vrai » à une proposition. Dire quand une proposition peut être tenue pour vraie, ce n’est pas dire ce qu’est la vérité. Et quand on est arrivé à ce point, on peut se dire que ces « chinoiseries » n’ont aucun intérêt, que seules comptent les vérités positives et que la recherche du sens global de la pensée, dans sa dimension individuelle comme dans sa définition historique n’a aucun sens, que ces nodosités que nous nous faisons nous-mêmes ne viennent que de questions mal posées qu’une bonne thérapie du langage suffira à éliminer. On peut mettre définitivement une croix sur la philosophie pour ne laisser place qu’aux sciences positives, c'est-à-dire les sciences de la nature, qui s’étendent maintenant à tout le domaine des sciences de l’homme grâce à la neurobiologie et à la psychologie évolutionniste.
Nous avons de bonnes raisons de ne pas accepter l’enterrement de première classe de la philosophie et de protester contre les prétentions du scientisme à réduire la vérité aux théories scientifiques. On peut penser, et les scientistes ne s’en privent pas, que les sciences de la nature nous donnent la vérité sur la nature, qu’elles nous disent ce qu’est le réel en lui-même. Mais c’est une prétention extravagante. Une théorie scientifique est un modèle, c'est-à-dire une représentation qui permet d’imaginer des hypothèses et de les tester. On pourrait encore dire qu’elle est une sorte de carte qui nous donne prise sur le réel, en fonction d’ailleurs de nos objectifs pratiques. Mais on le sait bien, la carte n’est pas le territoire. Parcourir avec le doigt la carte de France entre Paris et Marseille, ce n’est pas aller de Paris à Marseille ! De même une cartographie du cerveau ne dit rien de la pensée. Il y a dans l’idée que la théorie scientifique nous dit ce qu’est le réel en lui-même une prétention purement idéaliste, une réduction du réel à sa représentation qui n’a rien à voir avec la méthode scientifique. Il faudrait s’interroger sur les raisons de cette prégnance du scientisme et ses liens avec le stade actuel du développement du capitalisme. Par conséquent, s’impose une théorie critique du positivisme scientifique et il ne reste plus d’autre solution que de sortir du formalisme mort dans lequel s’est perdue une bonne partie de la philosophie du siècle dernier, principalement la philosophie dite « analytique », pour faire retour à la grande tradition de la philosophie, celle de Hegel, par exemple, en tant qu’elle constitue une synthèse de toute la philosophie jusqu’à son époque. On verra alors que la reprise à nouveaux frais des interrogations et des problématiques de la philosophie classique est particulièrement féconde.
Le 7 mai 2019 – Denis Collin



1 commentaire:

  1. Il me reste de manière indélébile le souvenir d'un Engels critiquant l'affirmation que "la" science est supérieure à "la" philosophie. Il avançait une argumentation assez peu discutable: toute théorie ou expérience repose sur des concepts et produit des concepts.Science et philosophie sont bien inséparables mais la science --et, surtout les scientifiques et leurs conceptions-- ne peut être déclarée supérieure à la philosophie car elle est dans l'impossibilité de s'en défaire.On ne sera donc pas surpris que les scientifiques s'arrogent facilement le rôle, le titre de philosophe.En particulier avec la pensée Relativiste qui, en plus de vouloir, transformer les abstractions en réalité physique, a marqué l'avènement de la domination des mathématiques sur la plupart des sciences, spécialement dans le domaine théorique d'interprétation de l'univers (je signale au passage, bien que peu connaisseur en la matière, qu'un expert en optique n'aurait nul besoin de la Relativité pour interpréter les effets de loupe et les déviations de la lumière par les astres...). Comme y fait d'ailleurs allusion l'article, autrefois on s'efforçait de mettre au point des formules mathématiques à partir des expériences, pour les interpréter convenablement et pour s'assurer de pouvoir les reproduire dans les mêmes conditions.Aujourd'hui, on élabore des formules mathématiques (et l'humain est certes très doué en ce domaine) et on essaie de voir si on peut l'adapter à la nature.Recherche d'hypothèses tout à fait recevable sauf lorsqu'on finit par vouloir adapter la nature aux théories.Je me permets de rappeler qu'il fut un temps où des mathématiciens matérialistes osaient critiquer la théorie de la Relativité ("Essai sur l'espace et le temps", Pierre Jaeglé, Editions sociales,...1976!): "il faut, au demeurant, s'aviser de la contradiction épistémologique qu'elle comporte..."Dans la théorie d'Einstein c'est la vitesse de la lumière qui fonde l'existence de coordonnées d'espace et de temps. mais que signifie-t-on avec une vitesse si l'on ne peut dire que ce sont espace et temps?"."En fait, il est dans la nature de la notion de vitesse, y compris celle de la lumière, de demander, pour être définie, les notions d'espace et de temps qui permettent de mesurer cette vitesse. Einstein a pris...un raccourci..."(?). Aussi, existe-t-il des vérités scientifiques? Oui. Sont-elles toutes définies pour l'éternité? Forcément non, sinon la recherche scientifique perdrait l'essentiel de son intérêt.Par contre, ces réflexions à propos de science et philosophie nous offre peut-être une alternative un peu...relative: LA vérité serait-ce autre chose que LA RECHERCHE de la vérité?
    Méc-créant.
    (Blog: "Immondialisation: peuples en solde!")

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