Face à l’offensive du racialisme et du différentialisme prônés par les groupes de la mouvance dite « décoloniale » ou « woke », on se contente bien souvent de revendiquer l’universalisme et la laïcité. C’est évidemment utile, mais finalement peu efficace. En effet, l’universel comme tel est une abstraction et l’universalité du genre humain n’existe effectivement que dans la particularité des diverses formes d’organisations sociales, familles, nations, groupes religieux, etc.
L’invocation de l’universel semble de prime abord
parfaitement légitime. Il y a une espèce humaine et une seule, et rien de
justifierait que l’on puisse traiter les humains différemment suivant leur
couleur de peau, leurs caractères ou leurs origines. De cette proposition on
peut tirer que les hommes possèdent tous des droits du seul fait qu’ils sont
hommes, que la liberté de conscience est un droit inviolable et qu’une
démocratie laïque est le régime politique le plus apte à incarner ces droits de
l’homme, et du citoyen, doit-on immédiatement ajouter. Sur ce sujet, beaucoup
de bonnes choses ont été écrites et je n’ai nulle envie de broder là-dessus. Mais
si l’on veut penser non pas de belles abstractions, mais le réel lui-même, il
est nécessaire de faire son droit à la particularité.
En effet, cette proclamation universelle des droits de
l’homme est une expression particulière de l’histoire humaine. L’homme
universel est l’homme d’un type d’organisation sociale qui est apparu en Europe
à la fin du Moyen Âge et qui s’est développé dialectiquement au cours des cinq
derniers siècles, disons depuis l’expansion européenne sur toute la planète jusqu’à
la phase actuelle, que je propose d’appeler, à la suite de Diego Fusaro, « capitalisme
absolu ». On peut certes voir dans les déclarations américaine et française de
la fin du XVIIIe siècle un achèvement, la communauté humaine enfin
réalisée par la reconnaissance des individus comme sujets de droit. Et de ce
point de vue, Kant est bien le grand philosophe allemand de la Révolution
française. Mais, pas plus qu’on ne peut croire un homme sur ce qu’il dit de
lui-même, on ne peut croire une époque historique sur la représentation qu’elle
s’est donnée d’elle-même. L’homme dont il est question dans la Déclaration des
droits de 1789 n’est nullement l’homme réellement existant, l’homme qui vit en
société dans des rapports sociaux complexes, et qui dépend de ces rapports
sociaux pour vivre. C’est l’homme abstrait, l’homme privé de toute qualité
spécifique, un homme évidé de tout ce qui fait un homme et qu’on présente comme
porteur de droits inaliénables qu’il tient de la nature, c’est-à-dire de sa
naissance : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Les riches comme les pauvres ont un droit égal à coucher sous les ponts ! L’homme
de la déclaration est bien, comme le dit Marx, le bourgeois égoïste, et
personne d’autre !
Encore une fois, cette déclaration de 1789 est un immense
progrès, mais elle est loin de l’achèvement de l’histoire. La catégorie de
l’universel y est encore abstraite, c’est-à-dire séparée de toutes ses déterminations.
Quand Burke se moque des Français de la Révolution, en disant qu’il ne connaît
pas l’homme, mais seulement le Français ou l’Anglais, il n’a pas tout à fait
tort. L’homme est être générique, comme le disait Marx, parce que chaque humain
se rapporte à la totalité de la nature — le corps non organique de l’homme — et
parce que son activité productive, son travail, a valeur universelle : il
produit pour n’importe quel homme et non pas spécifiquement pour lui-même. Une
fois ce point acquis, l’universalité (ou la généricité) de l’homme doit être
spécifiée, l’universel pour devenir un universel concret. L’homme est non plus
une abstraction, mais un individu vivant, c’est, par exemple, l’ouvrière
couturière de 20 ans, Mary-Ann Walkley, morte par excès de travail, dont
Marx rapporte l’histoire dans le livre I du Capital, l’individu
singulier, l’individu qui souffre et non plus l’homme en général.
L’universalité de l’homme ne peut être réalisée que dans une société communiste
débarrassée de l’exploitation de l’homme, une société où l’on pourra donner à
chacun selon ses besoins et où chacun donnera selon ses capacités. Sur
l’importance de l’individu vivant opposé à cette abstraction idéaliste de
l’homme, je me contente de renvoyer à mon livre sur La théorie de la
connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996).
Prenons encore le problème autrement. L’individu singulier
appartient au genre humain, il est donc en lui-même « universel ». Mais cette
universalité suppose toute une série de médiations. Chacun se rapporte au genre
par la médiation d’autres humains. Le genre humain pour le petit enfant, c’est
d’abord sa mère et son père, représentants de cette dualité de l’humanité,
homme-femme. Le singulier existe dans cette communauté particulière, fondée sur
les liens familiaux. Il devient vraiment individu quand il accède pour son
propre compte à la société civile, c’est-à-dire quand les liens familiaux se
dissolvent, mais cette insertion dans la société civile demande à son tour un
dépassement vers une unité fondée non plus sur les accointances naturelles de
la famille, mais sur le droit et l’histoire, et cette unité est l’État qui s’identifie
au cadre de la nation. La nation est la médiation entre la naturalité d’un
individu qui n’existe pas encore pour lui-même (il existe comme membre de la
famille) et l’universalité du genre humain qui a besoin d’une existence
substantielle. De ce point de vue, on peut donner raison à Burke : il y a
des Français et des Anglais et non l’homme en général et chaque nation a son
caractère propre, son génie propre. Les Allemands ne sont pas et ne seront
jamais des Français qui parlent allemand !
Lorsqu’on se pénètre bien de cette dialectique de
l’universel, du particulier et du singulier, on comprend mieux pourquoi il est
impossible d’appliquer des « recettes » générales à des nations particulières.
On le mesure avec la prétendue « construction européenne » : on peut
adopter la monnaie allemande (rebaptisée « euro ») et parler l’anglais de
voyage comme sabir européen, on ne peut raboter les histoires singulières des
nations européennes ! Et encore, les Européens ont en partie une histoire
commune et ont partagé pendant de nombreux siècles la même religion. De plus,
ils ont, et depuis longtemps, en raison même de leur christianisme, adopté le
principe de la liberté de conscience, dont les prodromes peuvent être entrevus
dans la « paix d’Augsbourg » où l’on adopte le principe « cujus regio, ejus
religio » pour mettre fin aux guerres entre principautés et royaumes
appartenant au « Saint Empire romain germanique ». Tout ceci permet de
comprendre pourquoi il n’existe pas de nation européenne, ni aujourd’hui ni
dans un terme prévisible. Et, a fortiori, un État mondial est une dangereuse
utopie, comme Kant l’avait déjà perçu, en dépit des perspectives avancées dans
l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
Nous pouvons donc mieux saisir les difficultés qui naissent
de la coexistence sur un même territoire de traditions nationales différentes,
voire opposées. Le multiculturalisme porté notamment par les Anglo-saxons — en
philosophie par des gens comme Charles Taylor — est spécifiquement… anglo-saxon
et trouve son ancrage dans des histoires nationales particulières. Ni le
Royaume-Uni, ni le Canada ne se pensent comme des nations. Le Royaume-Uni est
une union de nations sous une même couronne royale — l’Écosse, le Pays de
Galles et l’Angleterre, sans oublier ce qui reste d’Irlande sous la couronne.
Le Canada est une fédération confrontée aux revendications indépendantistes du
Québec. L’existence du Commonwealth, toute formelle qu’elle semble aujourd’hui,
a imprégné les esprits d’une certaine représentation de l’espace politique,
faisant coexister des peuples qui n’ont jamais vocation à former un peuple. On
pourrait évidemment lier cette conception politique à une conception ancrée dans
les structures profondes de la mentalité anglaise qui n’est en rien
égalitariste. La persistance d’institutions aussi archaïques que la chambre de
Lords, l’étrangeté que représente pour nous l’institution monarchique, la
sélection par la naissance en vigueur de fait dans les universités
prestigieuses, tout cela est la base du multiculturalisme et fait de ce monde
un monde qui nous est radicalement étranger. Les États-Unis sont un cas
différent. Ils sont dès le départ une nation : « We are the people »,
dit la déclaration d’indépendance. L’unité est affirmée dans la devise : « E
pluribus unum ». Les États-Unis sont tolérants, mais il vaut mieux croire
au Dieu de la Bible, se penser comme la nation élue, celle qui a une « destinée
manifeste » et croire au « rêve américain ». Le vigoureux débat entre
fédéralistes et anti-fédéralistes dans les premières années qui suivent
l’indépendance témoigne de cette volonté de construire une nation républicaine.
Aujourd’hui, l’une des plus importantes revues de la gauche américaine
s’appelle Jacobin. On peut, sans doute, affirmer qu’en dépit de leur
bondieuserie, la conceptions politiques américaines sont plus proches de la
tradition française que de celle du Royaume-Uni. Du reste, sous une forme qui
nous semble un peu affadie la république américaine est séparée des églises et
pratique une certaine forme de laïcité. La France, quant à elle, est
assimilatrice et centralisatrice, depuis bien avant la République.
Jean-François Colosimo (La religion française. Mille ans de laïcité. Éditions
du Cerf) fait remonter la laïcité à la française à l’Ancien régime et aux
relations très particulières que la monarchie capétienne avait établie avec l’Église.
Le noyau central de la France est, du point de vue des structures familiales,
libéral et égalitaire, jusqu’à la manie — quiconque connaît un peu l’histoire
rurale le sait. L’Allemagne est encore un autre cas : elle s’essaie depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale au multiculturalisme, mais n’y parvient
guère pour des raisons que l’on pourrait détailler.
Chaque nation a ses traits particuliers, ses propres façons
de voir les choses et il serait absurde de vouloir calquer ce qui a bien réussi
à l’un sur les autres. La seule Europe possible est une confédération de
peuples souverains. Mais il faudrait être sot pour vouloir imposer la laïcité
aux Allemands… ou le fédéralisme allemand aux Français ! On peut être en
désaccord radical avec l’inégalitarisme anglais et admirer ce peuple courageux
et fier qui fait de sa liberté une valeur suprême. Certes, dans chacune de ces
nations, on retrouve les manifestations de l’esprit universel. Pour un
philosophe, Hobbes ou Rousseau ne se différencient pas par leur nationalité !
Mais le genevois Rousseau ne conçoit pas les choses de la même façon que
l’Anglais qui vient de voir son pays déchiré par une révolution et une guerre
civile cruelles. Le premier est citoyen d’un petit canton et le second citoyen
d’une puissance maritime qui commence s’affirmer sur toute la surface de la
planète… L’universel vit dans le particulier, par le particulier.
Chaque nation a son identité, ses manières de vivre propres.
Dire que la nation n’a pas besoin d’identité, c’est la réduire à une
subdivision administrative arbitraire. Que les fanatiques de l’UE qui incarnent
l’oligarchie hors sol soutiennent cette position, ce n’est pas vraiment
étonnant. Le capital mondialisé détruit la nation comme il détruit toute
communauté humaine. La défense des identités nationales est partie prenante de
la lutte contre le capitalisme. Inversement, le délitement de la nation, le
soutien au nom de la laïcité (eh, oui !) aux organisations religieuses
notamment islamiques est le meilleur appui dont puissent rêver les représentants
du capital financier. Il est également évident qu’on ne peut défendre la
laïcité au nom d’un universalisme abstrait. Pour ce qui nous concerne, nous
Français, la laïcité est une composante de notre identité nationale, de notre
égalitarisme foncier et elle est assimilatrice — inutile de se cacher derrière
son petit doigt. Si tu vas à Rome, fais comme les Romains. Si tu viens en
France pour y faire ta vie, fais comme les Français. Parle français, mange avec
les Français et marie-toi avec eux. Et comme chantait Maurice Chevalier, « tout
cela ça fait d’excellents français ».
Denis Collin — 1er mai 2021
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