Il va de soi, cependant que celui qui bénéficie d’un don gracieux, de la générosité d’un ami ou d’un bienfaiteur, ou d’une institution publique est tenu lui aussi de manifester sa générosité non à titre de rétribution mais parce qu’il s’agit d’un devoir « large »[2] qui s’applique à lui aussi.
Mais si on
s’intéresse à la dimension sociale de la gratuité, ces considérations morales
perdent toute pertinence. La justice sociale et la morale doivent être séparées
et, sur le plan social, la gratuité se comprend comme une des possibilités que
chaque individu a de bénéficier des fruits de la production sociale. On doit
tout de suite remarquer que, s’il existe des biens gratuits, du point de vue
social, ils ne le sont jamais vraiment.
L’école est gratuite depuis les lois Ferry de 1882, mais elle ne l’est que
pour les élèves (et leurs parents). C’est l’ensemble de la communauté politique
qui finance cette école qui n’apparaît donc pas gratuite du point de vue du
ministre de l’instruction publique : aucun entrepreneur n’a construit
bénévolement l’école, personne ne donne le chauffage et les maîtres sont aussi
des salariés et nullement des bénévoles mus par le seul amour de la jeunesse et
de la transmission du savoir. Il en va de même pour tous les services gratuits
dont jouissent les citoyens dans une république bien ordonnée.
Autrement dit, la
question de la gratuité doit s’insérer dans une réflexion plus générale sur les
principes de la justice sociale, dans une « théorie de la justice »
selon l’expression consacrée depuis le fameux livre de John Rawls. On a coutume
d’opposer deux principes : « à chacun selon son travail » et
« à chacun selon ses besoins » et Marx qualifie le premier principe de
« principe du droit bourgeois » qui ne devrait perdurer que dans la
première phase du communisme pour céder la place, ensuite, au second.
Commençons par
examiner pourquoi le principe « à chacun selon son travail » est le
principe du droit bourgeois, comme le soutient Marx. Il pourrait sembler au
contraire qu’il est le principe même de la justice sociale, une autre formulation
du principe paulinien et biblique, « qui ne travaille pas ne mange
pas », ou encore le complément de ces fortes paroles de L’Internationale, « l’oisif ira
loger ailleurs ». C’est encore lui
qui commande la revendication « à travail égal, salaire égal ». Ce
principe soulève de très nombreuses difficultés. En premier lieu se pose la
question : comment peut savoir quelle est la part revenant à chacun dans
une production socialisée ? Entre le maçon qui prépare le ciment et celui
qui pose les briques, quel est le prorata de chacun dans la maison finale ?
Pour faire ces calculs, il faut réduire tout travail à du travail abstrait, à
une simple dépense de force de travail, c’est-à-dire reconduire éternellement
la loi de la valeur et l’aliénation dont elle est porteuse. En second lieu, ce
principe de justice est très injuste puisque les rétributions des uns et des
autres dépendent en majeure partie la loterie des dons naturels. Le plus fort
abattra plus de travail que le plus malingre. On sait comment, en Union
Soviétique, avec le stakhanovisme, le principe « à chacun selon son
travail », a légitimé la reprise d’une des pires formes de l’exploitation
capitaliste, le travail aux pièces. Si la production est sociale, le fruit de
la production doit être partagé socialement et nul critère prétendument naturel
ne pourrait s’imposer. D’autant que, comme Marx le souligne, « la
répartition à chacun selon son travail » avantage ceux qui tiennent de
leurs dispositions naturelles une plus grande force physique ou des aptitudes
intellectuelles particulières, toutes choses en lesquelles ne réside aucun
mérite personnel particulier. Sans ouvrir à nouveau la très vieille affaire de
la « justice distributive », avec les contributions modernes de Rawls
ou des républicanistes, pointons seulement ici qu’on ne sort du monde de la
marchandise et de l’aliénation qui en est l’expression que pour autant que le
principe « à chacun selon son travail » perd de sa force. D’ailleurs,
« l’État social » suppose des limitations drastiques de ce principe.
Celui qui est malade, trop vieux pour travailler ou qui ne trouve pas de
travail conserve un droit à revenu, prélevé sur l’ensemble de la communauté. Il
faut ajouter que ce principe ne s’applique qu’à celui qui est obligé de
travailler pour vivre. Le capitaliste qui vit de ses rentes ne reçoit pas
proportionnellement à son travail et c’est évidemment lui qui est visé par les
paroles de l’Internationale, « l’oisif
ira loger ailleurs ».
Venons-en à l’examen
du critère « à chacun selon ses besoins ». Dans le mode de production
capitaliste, le besoin n’intervient que comme intermédiaire : il faut que
la marchandise ait aussi une valeur d’usage si l’on veut que la valeur soit
réalisée ! Mais la production n’y est pas une production pour les besoins. L’expression « société de
consommation » est, de ce point vue, plutôt trompeuse puisque le but du
capitalisme n’est pas la consommation mais l’accumulation du capital. Inscrire
en lettres d’or le principe « à chacun selon ses besoins », c’est
affirmer un renversement complet de l’ordre social existant, c’est faire retour
à la « téléologie vitale » : la production n’a pas pour but la
reproduction élargie du capital (A-M-A’, selon les schémas marxiens) mais la
satisfaction de besoins humains. Cependant, l’expression reste floue. Comment
sont déterminés les besoins de chacun ? Comme dans un banquet où il y a
trop de toutes sortes de nourritures, chacun peut se servir à sa guise sans se
soucier des voisins, puisque la question du partage ne se pose pas. Cette abondance
peut trouver, dans le cas du banquet, son propre régulateur dans les capacités
limitées de l’estomac, mais c’est au prix d’un gaspillage de travail social.
Dans certains domaines (transport, santé, etc.) on comprend facilement que, les
insensés mis à part, personne ne serait tenté d’abuser de la consommation de
biens sociaux. Mais ce n’est pas généralisable aux biens durables que l’on peut
accumuler presque sans limite. Il faudrait imposer une limitation drastique du
droit de propriété ou penser que l’homme libéré de l’aliénation capitaliste et
du fétichisme de la marchandise délaissera les fausses jouissances de la
consommation pour les véritables plaisirs de la convivialité et de la création.
Il s’agit là seulement de quelque chose que l’on peut espérer sans que les
choix éthiques individuels aient prétention à valoir comme règle d’organisation
sociale. Quant à la limitation de la propriété privée des biens durables, on ne
voit pas bien quel critère pourrait la déterminer. Les communistes « old fashion » trouvaient que les
appartements pouvaient très bien être collectifs et de nombreuses théorisations
furent données après coup pour justifier des mesures qui n’avaient pas d’autre
raison que la pénurie de logements. Il
existe des coopératives d’utilisation en commun de voitures individuelles. Mais
il s’agit d’organisations basées sur le volontariat et qui ne concernent que ce
qui ont choisi un certain mode de vie collectif. On le devine : si on
laisse de côté la conversion généralisée des individus aux philosophies morales
prônant le mépris des biens matériels, ou, en tout cas, le mépris de la
consommation débridée, il ne reste plus que deux solutions : soit une
détermination autoritaire des besoins (genre « dictature sur les
besoins », sur le modèle de la planification de type soviétique) ;
soit une abondance telle qu’aucune restriction ne puisse être mise à la
consommation, mais cela entraînerait un gaspillage de ressources et de travail
social peu compatible avec l’idée d’une société qui commencerait à s’émanciper
de la tyrannie des besoins.
Enfin, pour être
complet, la formule de Marx (reprise de Saint-Simon) stipule que chacun
contribuera à la richesse commune « selon ses capacités ». Autrement dit,
chacun reçoit selon ses besoins à condition de contribuer selon ses capacités… Nous
ne sommes pas dans le pays de cocagne : il y a une organisation du travail
nécessaire dans laquelle chacun doit prendre sa place. La vision idyllique veut
que chacun, parfaitement conscient des nécessités, ira spontanément occuper la
place idoine dans la répartition des tâches. Pourtant, il y a beaucoup à
craindre que tous ceux qui en sont pourtant capables ne se bousculeront pas
pour occuper les tâches ingrates ou fatigantes. Dès lors il ne reste plus qu’à
réintroduire « les stimulants matériels », comme on disait à l’époque
du socialisme réel, ou, dans la même veine, les « samedis
communistes » et autres joyeusetés.
Comment avancer vers
une autre société sans tomber dans des utopies autoritaristes ? La voie à
suivre doit être celle du pluralisme des principes de justice, chacun
corrigeant ou limitant les effets pervers de l’autre, en suivant le modèle des
principes constitutionnels républicains de la séparation des pouvoirs. À côté
d’un vaste secteur de services publics gratuits (santé, école, transports
urbains, eau) procurant des services de base en libre accès pour tous), il
pourrait y avoir une économie coopérative avec marché et même une petite
production indépendante. Dans ce deuxième secteur, où l’on échange des biens marchands,
la rétribution se ferait en fonction du travail – sachant qu’il n’y aurait plus
d’actionnaires à engraisser. L’argent ne fonctionnerait que comme équivalent
général mais pas comme capital – un libre marché des marchandises n’est pas
forcément un marché de capitaux.
On pourrait ensuite
raffiner le modèle ou envisager des modalités de cohabitation d’un secteur
socialiste et d’un secteur capitaliste. Pour notre propos, l’important est
d’établir que la gratuité ne peut valoir que pour un secteur limité, et que
cette gratuité suppose une production organisée collectivement et le devoir de
tous, de participer, dès lors qu’ils le peuvent à cette production : si
les bus sont gratuits, il faudra bien que quelqu’un fournisse aux chauffeurs de
bus les ressources pour qu’ils puissent vivre ! Il faut donc une forme de
centralisation des ressources au niveau approprié et une redistribution. Si l’on
peut œuvrer pour une diminution drastique du temps de travail nécessaire, reste
que ce temps ne peut pas être ramené à zéro et par conséquent il demeure un
élément de contrainte au travail, même si cette contrainte peut être
extrêmement différente de celle qui règne sous le mode de production
capitaliste. Elle se fait dans le mode de production capitaliste par la condition
salariale (qui ne trouve pas à vendre sa force de travail ne mange pas !).
Elle peut aussi,
comme dans certaines sociétés traditionnelles, être obtenue par la tradition et
le consentement des individus aux valeurs sociales de leur société. Elle peut
aussi être facilitée par les contreparties stimulantes qu’offre la
participation à la direction des entreprises coopératives. Mais le problème est
inéliminable et montre que la gratuité ne peut pas être, sans plus de
précision, une orientation pour demain.
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