Toute la science moderne conduit du même pas à l’idée fascinante d’un savoir absolu et à la certitude de son impuissance radicale. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’était pas autre chose que la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le Fataliste, c’est écrit dans le ciel. La science occidentale (mais en existe-t-il une autre ?) est d’abord la mise sous une forme rationnelle, laïque, de la théologie, ainsi que l’avait si bien dit Marx le jeune. Einstein tout à la fois clôt ce chapitre de l’histoire des sciences par sa superbe théorie de la relativité généralisée et inaugure le chapitre suivant en découvrant les quanta. La science de Newton et de Leibniz qui est aussi celle de Laplace et de Maxwell est fondée sur l’hypothèse de l’infini, sur le principe de décomposition en éléments infiniment petits et la possibilité de sommation des infiniment petits; les quanta refusent obstinément de s’inscrire dans ce schéma. Ils offrent un point de résistance absolue à la décomposition; ils nous obligent en permanence à sauter par-dessus ces véritables « trous noirs » de la connaissance. L’indéterminisme qu’on a souvent vu comme le trait essentiel de la science du xxe siècle n’est que second. Il dérive de l’existence des quanta comme horizon de notre connaissance. C’est la mécanique quantique qui fait dérailler le bel ordre du monde dans lequel la physique classique s’était, majestueusement, développée.
Évidemment, les ruptures ne sont pas aussi brutales. La
science moderne ne saurait se comprendre sans une autre rupture, plus ancienne
celle-là, qui sépare le monde moderne de l’Antiquité. Les Lumières, ainsi que
l’a montré Cassirer, font de la raison non plus l’évidence de l’Être mais un
faire; la connaissance est production et manifestation par cette production de
l’autonomie de l’esprit humain. Les philosophes des Lumières jusqu’à Kant et
Rousseau non inclus croient en la toute-puissance de la raison, mais ils savent
que cette raison est la leur, qu’elle est la raison humaine, qu’ils ne sont pas
les simples supports d’un discours qui naîtrait de l’Être. Chez les Grecs, le logoz est consubstantiel à l’Être. À
l’origine Être et logoz ne font qu’un.
Cette identification est même à l’origine de la thèse (vraiment très discutable)
selon laquelle la philosophie des Grecs est foncièrement une philosophie
matérialiste. À cette thèse on opposera que les seuls vrais matérialistes se
réduisent à Démocrite et Épicure. Et encore, eux-mêmes ne se pensent pas comme
des matérialistes. La distinction matérialisme/idéalisme ne sera thématisée que
par Leibniz… Les autres écoles
présocratiques participent plus d’une mise en forme des mythes que d’une
véritable pensée matérialiste; Héraclite ne se situe ni du côté du
matérialisme, ni du côté de l’idéalisme ; Pythagore est un idéaliste
mystique chez qui Platon trouvera une de ses inspirations essentielles et il
faut beaucoup d’imagination philosophique pour faire d’Aristote un matérialiste[1]. Sauf si
on déclare a priori que toute science est matérialiste au moins inconsciemment.
Mais laissons là les Grecs et leur matérialisme. L’unité de l’Être et de la
Pensée qui était si forte dans l’Antiquité a été progressivement rompue. Cette
rupture est consommée dans la science moderne et dans la philosophie des
Lumières. Ainsi s’expliquent très bien la haine de la science et la volonté de
retourner à l’origine de la philosophie qu’on trouve chez quelqu’un comme
Martin Heidegger qui cherche cette éclaircie de l’Être d’où jaillit le logoz, cette intimité originaire du logoz et de la jusiz.
L’unité de l’être et de la pensée ne peut évidemment plus être conçue de la
même façon quand l’essentiel du travail de l’homme consiste à domestiquer la
nature, à la soumettre à ses quatre volontés, à affirmer la supériorité absolue
des produits de son esprit sur le lent travail de la nature. Qu’est Vulcain à
côté des maîtres des forges? se demandait déjà Marx. Les dieux grecs sont des
dieux de la nature ; ils sortent tout juste de l’animisme le plus
archaïque. Les ruptures philosophiques, métaphysiques vont de pair avec les
bouleversements de la civilisation. Sur ce plan d’ailleurs, il faut rendre
justice à Heidegger de l’avoir si bien mis en évidence, d’avoir montré le lien
entre la pensée moderne (encore que pour lui la science ne soit point pensée)
et ce véritable abordage de l’Être que sont technique et l’industrie. Il faut
aussi le remercier d’avoir redonner à l’Être son sens originel, si éloigné de
la métaphysique occidentale.
Autrement dit, deux
ruptures, deux révolutions se
superposent: l’une qui est contemporaine et qui opposent une science moins
déterministe, plus consciente de ses limites, à la science toute puissante des
temps modernes. Une autre qui oppose la science à la pensée de l’unité de l’Être
et de la pensée qui était celle des anciens Grecs. Kant est un des moments où
se nouent ces deux ruptures; il est celui qui fait la théorie de la science
moderne et celui qui prépare le terrain de la « crise des sciences »
du début de notre siècle. Nous ne connaissons que ce que nous expérimentons:
c’est le bréviaire de la physique quantique, qui refuse que la
« réalité » ou l’ »arrière-plan » du monde soit
immédiatement (ou médiatement lisible) dans le travail de la science.
Cette superposition de deux révolutions dans la pensée
occidentale est difficile à percevoir et elle engendre bien des malentendus.
Comment mettre en cause la toute-puissance de la science sans pour autant être
pris pour un esprit religieux ou en mal de religiosité? Costa de Beauregard et
tous les gens qui ont traîné autour du colloque de Cordoue déduisent des
critiques de la science une réhabilitation du spiritisme, de la
« parapsychologie » et autres balivernes[2].
Comment faire un rapport entre l’expérience d’Aspect et les tordeurs de
cuillers à distance? Voilà qui peut étonner tout esprit normalement constitué
mais qui, pourtant, a occupé des savant éminents et souvent brillants[3].
Comment inversement défendre « la Science »,
comment sauver la rationalité tout en renonçant à l’avance à une rationalité
globale. L’entreprise scientifique comme toutes les entreprises humaines a
besoin d’être englobée dans un projet totalisant. Un savant ne peut se
contenter d’un « bricolage local ». Il ne peut se satisfaire d’une
vérité qui ne serait que sa vérité: Pirandello n’est pas un maître en
épistémologie ! Pour éviter le solipsisme, on – « on » ,
c’est-à-dire la phénoménologie par exemple –
cherche une garantie de la vérité dans l’intersubjectivité. Mais la
faiblesse de cette solution est évidente. L’intersubjectivité fonctionne assez
bien quand il s’agit de la vie courante, quand il s’agit uniquement de
distinguer le rêve de l’éveil, de se mettre d’accord sur le temps qu’il fait ou
sur la température d’ébullition de l’eau. Mais le travail scientifique ne peut
se contenter d’aligner les « expériences » réduites à l’état de
relevé des sensations. L’expérience est construite, elle est toujours, d’une
certaine manière, un artefact qui ne prend son sens qu’inscrit dans une théorie
globale (formulée ou implicité, c’est une autre affaire!) qui veut révéler le
sens ultime du monde. Un savant peut pratiquer le doute méthodique et donner
toute sa confiance à l’expérience, il n’est jamais ni totalement sceptique, ni
totalement empiriste. Marx résume bien ce cheminement que tout savant doit
accomplir: il part bien de l’analyse des faits pour remonter aux concepts (du
concret vers l’abstrait) mais la science ne commence véritablement que lorsque
des concepts abstraits simples il retourne au concret qui est toujours complexe
et qu’on peut alors présenter comme synthèse de déterminations multiples, comme
concret pensé; et Marx ajoute: « Une fois cette tâche accomplie, mais
seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on
y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa
reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori [4] ». Autrement dit,
l’exposition scientifique est un artifice. Elle est une reconstruction qui fait
naître le mirage d’une construction a priori. Peu importe que Marx reprenne ici
les métaphores sur le miroir (la vie de la matière se réfléchit dans sa
reproduction idéale !). La métaphore du miroir ne fonde pas la théorie de
la connaissance comme reflet – ce qui est une des grosses erreurs de Lénine,
notamment dans « Matérialisme et empiriocriticisme ». Ici, au
contraire, cette métaphore ne fait que souligner que la connaissance n’est pas
reflet mais qu’elle apparaît seulement comme reflet à la fin d’un long
processus de construction qui ne se trouve pas dans le monde mais dans l’esprit
de l’homme.
Les optimistes se consolent facilement des désillusions de
la connaissance. Ils nous disent que la preuve que la connaissance atteint le monde en soi réside dans l’activité
technique et industrielle. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange aimait à
répéter Engels. La preuve de l’atome de Bohr, c’est l’énergie nucléaire... Bien
faibles preuves que ce « critère de la pratique ». Que la danse du
sorcier soit parfois suivie de pluie[5] ne nous
dit rien sur la scientificité de l’animisme. Toutes les « fausses
sciences » ou les sciences devenues fausses (ce qui n’est pas exactement
la même chose) ont toujours été validées par de multiples effets pratiques. Les
arguments en faveur du phlogistique ou en faveur de la théorie de l’éther
étaient nombreux et convaincants et trouvaient des vérifications
expérimentales. Ici, les travaux d’un Bachelard apporteront des éclairages
décisifs. Les preuves expérimentales peuvent seulement nous dire que tout se
passe, dans des conditions données et sous réserves d’approximations
successives comme si le monde fonctionnait de telle ou telle manière. Rien de
plus. Évidemment, en interprétant les résultats d’une collision de particules,
le physicien aura du mal à dire que tout s’est passé comme si on avait détecté
l’existence d’une particule nouvelle. Mais il ne prend en compte cette nouvelle
particule que parce qu’elle fait partie de son système de références, parce que
son existence est plus ou moins prédite par la mécanique quantique. Et du coup
il pourra annoncer qu’il a découvert une nouvelle particule. Mais ce n’est
qu’une façon de parler. La mécanique quantique – dont les effets industriels
pratiques sont pourtant forts nombreux et répandus dans la vie courante –
conduit, dit-on parfois, à une mise en cause de la réalité de la matière.
C’est, à tout le moins, la mise en cause de l’idée naïve que nous nous faisions
de la matière comme d’une « chose » visible ou palpable par nos sens
directement ou indirectement. Et donc la fin de la vieille conception
sensualiste de la connaissance qui nous faisait toucher la vérité de l’Être par
expérimentations successives et par dissection de la matière. Comme le commun
des mortels, les physiciens les plus idéalistes ne doutent pas un instant de la
« réalité du monde »; ils savent que ce monde fait mal, qu’on s’y
cogne de partout, qu’on y est balloté, brinqueballé le plus souvent sans rime
ni raison. Mais, idéalistes ou pas, nous constatons que la réalité de la
réalité, que la réalité du monde nous échappe au fur et à mesure que nous
cherchons à nous en approcher, que, donc, elle nous est peut-être à jamais
fermée. Et que puisqu’elle nous est fermée, c’est qu’elle n’a pas de sens.
Qu’elle n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Mais ce qui
fait sens, c’est que nous pouvons mettre dans une chaîne de raisons logiquement
reliées entre elles, car c’est ainsi que notre cerveau fonctionne. Ce qui a du
sens, c’est ce à partir de quoi nous pouvons fabriquer des modèles, assembler
des symboles qui forment des configurations plus ou moins stables d’états
mentaux. Or nous ne pouvons pas le faire à partir de cette réalité du monde que
nous ressentons pourtant au plus profond de nous, mais qui n’est pas l’objet
d’expérience scientifique.
Ainsi l’activité scientifique - le « vrai savoir »
- n’apparaît-elle que comme un « effet de surface », un jaillissement
d’une construction fragile et éphémère au milieu du discours et du brouhaha du
monde. C’est au fond ce que nous avait appris Freud: la conscience n’est qu’une
partie infime des activités de notre cerveau (ou de notre âme, comme on veut).
Elle n’est que surface; elle est mue mais ne meut pas. Le scepticisme radical
que cette conception induit ne doit
pourtant pas nous détourner de l’exercice de la raison. Il nous aide
plutôt à raisonner les délires de la raison raisonnante. A refuser de prendre
nos synthèses incertaines pour des lois immuables auxquelles tout devrait se
plier. Bref, à refuser cet abordage du monde par la technique qui nous met
aujourd’hui au bord du désastre écologique et moral. Car si la science sert à
quelque chose, si elle a quelque justification hors d’elle-même, elle doit nous
aider à penser notre destin. Ou plus exactement, la tâche de la philosophie est
de penser notre destin avec l’aide de la science.
Penser est une activité vitale, fondamentale, parce qu’elle
touche aux fondements inconnus de notre existence. La volonté de savoir nous
tient aux tripes depuis nos premiers balbutiements. Comment fait-on les
enfants? Cette question des questions résume tout le travail scientifique.
Comment fait-on un monde? Comment fait-on de la matière? Comment fait-on de la
vie? Comment fait-on des étoiles ou des gouvernements, de la physique des
particules ou de la psychanalyse? Mais penser et savoir ne sont pas une seule
même chose. Penser c’est savoir son savoir, savoir savoir. C’est mettre en
oeuvre le flux d’informations apprises, hiérarchiser ces informations, créer
des échelles de valeur. Savoir, c’est par exemple, savoir que la terre n’est
qu’une des dizaines de planètes du système solaire et que ce système solaire
n’est lui-même qu’une milliardième partie de la galaxie qui n’est qu’une parmi
des milliards de milliards. Savoir c’est enchaîner les puissances de dix sans
faute de calcul. Penser, c’est se situer soi-même dans cette cascade
vertigineuse. C’est éprouver sa condition et, pour parler comme Marcel Conches
trouver du courage dans cette contemplation du néant où nous plonge la science
moderne. J’avais titré, il y a quelques jours, ces lignes « Contradiction
du savoir ». Cette contradiction ne trouve sa solution provisoire ou son
dénouement que dans une attitude pratique dans la vie.
1992-2015
[1]Pour
autant Aristote n'est pas un idéaliste ; en tout cas, il se situe bien
loin de la théorie platonicienne des Idées et trouve souvent la source d'une
raison qui conduit au vrai dans l'observation de la réalité empirique.
[2] Ce qui
n’empêche pas qu’il y ait des choses passionnantes dans Le second principe
de la science du temps.
[3]Costa de
Beauregard dans Le Second principe de la science du temps tente de
poursuivre la tentative de Brillouin pour unifier la thermodynamique et la
théorie de l'information telle qu'elle est exposée par Shannon. Or quand
Shannon parle d'entropie de l'information, il s'agit d'une métaphore et non de
l'importation du concept scientifique d'entropie tel qu'il est définit dans la
thermodynamique. Si les métaphores qui renvoient d'un domaine scientifique à un
autre, d'une rationalité locale à une autre, sont des plus utiles pour aider à
penser, elles deviennent très dangereuses dès qu'on les utilise pour unifier
arbitrairement des domaines disjoints et en faire une science unique. Des
bribes de sciences servent alors de briques pour la construction d'une nouvelle
idéologie ou d'une nouvelle religion. On sait l'usage qui a été de la
« lutte de tous contre tous » dans le darwinisme social, l'usage
catastrophique qui a été fait des métaphores hégéliennes de Marx, etc. Les
métaphores à propos de l'expérience d'Aspect parlant de transmission
d'information « en arrière » visaient à donner à voir un modèle
mathématique abstrait et aucunement à fournir une base "scientifique"
à la transmission de pensée... Le mélange de tout dans tout sous le nom de
théorie générale de l'information a joué ici un rôle désastreux sur le plan
scientifique.
[4]MARX: Le
Capital - Livre I - Edition GF page 583
[5]Presque
aussi souvent en tout cas que les bulletins de la météorologie nationale!
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