dimanche 1 février 2015

Contradictions du savoir

Toute la science moderne conduit du même pas à l’idée fascinante d’un savoir absolu et à la certitude de son impuissance radicale. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’était pas autre chose que la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le Fataliste, c’est écrit dans le ciel. La science occidentale (mais en existe-t-il une autre ?) est d’abord la mise sous une forme rationnelle, laïque, de la théologie, ainsi que l’avait si bien dit Marx le jeune. Einstein tout à la fois clôt ce chapitre de l’histoire des sciences par sa superbe théorie de la relativité généralisée et inaugure le chapitre suivant en découvrant les quanta. La science de Newton et de Leibniz qui est aussi celle de Laplace et de Maxwell est fondée sur l’hypothèse de l’infini, sur le principe de décomposition en éléments infiniment petits et la possibilité de sommation des infiniment petits; les quanta refusent obstinément de s’inscrire dans ce schéma. Ils offrent un point de résistance absolue à la décomposition; ils nous obligent en permanence à sauter par-dessus ces véritables « trous noirs » de la connaissance. L’indéterminisme qu’on a souvent vu comme le trait essentiel de la science du xxe siècle n’est que second. Il dérive de l’existence des quanta comme horizon de notre connaissance. C’est la mécanique quantique qui fait dérailler le bel ordre du monde dans lequel la physique classique s’était, majestueusement, développée.

Évidemment, les ruptures ne sont pas aussi brutales. La science moderne ne saurait se comprendre sans une autre rupture, plus ancienne celle-là, qui sépare le monde moderne de l’Antiquité. Les Lumières, ainsi que l’a montré Cassirer, font de la raison non plus l’évidence de l’Être mais un faire; la connaissance est production et manifestation par cette production de l’autonomie de l’esprit humain. Les philosophes des Lumières jusqu’à Kant et Rousseau non inclus croient en la toute-puissance de la raison, mais ils savent que cette raison est la leur, qu’elle est la raison humaine, qu’ils ne sont pas les simples supports d’un discours qui naîtrait de l’Être. Chez les Grecs, le logoz est consubstantiel à l’Être. À l’origine Être et logoz ne font qu’un. Cette identification est même à l’origine de la thèse (vraiment très discutable) selon laquelle la philosophie des Grecs est foncièrement une philosophie matérialiste. À cette thèse on opposera que les seuls vrais matérialistes se réduisent à Démocrite et Épicure. Et encore, eux-mêmes ne se pensent pas comme des matérialistes. La distinction matérialisme/idéalisme ne sera thématisée que par Leibniz…  Les autres écoles présocratiques participent plus d’une mise en forme des mythes que d’une véritable pensée matérialiste; Héraclite ne se situe ni du côté du matérialisme, ni du côté de l’idéalisme ; Pythagore est un idéaliste mystique chez qui Platon trouvera une de ses inspirations essentielles et il faut beaucoup d’imagination philosophique pour faire d’Aristote un matérialiste[1]. Sauf si on déclare a priori que toute science est matérialiste au moins inconsciemment. Mais laissons là les Grecs et leur matérialisme. L’unité de l’Être et de la Pensée qui était si forte dans l’Antiquité a été progressivement rompue. Cette rupture est consommée dans la science moderne et dans la philosophie des Lumières. Ainsi s’expliquent très bien la haine de la science et la volonté de retourner à l’origine de la philosophie qu’on trouve chez quelqu’un comme Martin Heidegger qui cherche cette éclaircie de l’Être d’où jaillit le logoz, cette intimité originaire du logoz et de la jusiz. L’unité de l’être et de la pensée ne peut évidemment plus être conçue de la même façon quand l’essentiel du travail de l’homme consiste à domestiquer la nature, à la soumettre à ses quatre volontés, à affirmer la supériorité absolue des produits de son esprit sur le lent travail de la nature. Qu’est Vulcain à côté des maîtres des forges? se demandait déjà Marx. Les dieux grecs sont des dieux de la nature ; ils sortent tout juste de l’animisme le plus archaïque. Les ruptures philosophiques, métaphysiques vont de pair avec les bouleversements de la civilisation. Sur ce plan d’ailleurs, il faut rendre justice à Heidegger de l’avoir si bien mis en évidence, d’avoir montré le lien entre la pensée moderne (encore que pour lui la science ne soit point pensée) et ce véritable abordage de l’Être que sont technique et l’industrie. Il faut aussi le remercier d’avoir redonner à l’Être son sens originel, si éloigné de la métaphysique occidentale.

Autrement  dit, deux ruptures, deux  révolutions se superposent: l’une qui est contemporaine et qui opposent une science moins déterministe, plus consciente de ses limites, à la science toute puissante des temps modernes. Une autre qui oppose la science à la pensée de l’unité de l’Être et de la pensée qui était celle des anciens Grecs. Kant est un des moments où se nouent ces deux ruptures; il est celui qui fait la théorie de la science moderne et celui qui prépare le terrain de la « crise des sciences » du début de notre siècle. Nous ne connaissons que ce que nous expérimentons: c’est le bréviaire de la physique quantique, qui refuse que la « réalité » ou l’ »arrière-plan » du monde soit immédiatement (ou médiatement lisible) dans le travail de la science.

Cette superposition de deux révolutions dans la pensée occidentale est difficile à percevoir et elle engendre bien des malentendus. Comment mettre en cause la toute-puissance de la science sans pour autant être pris pour un esprit religieux ou en mal de religiosité? Costa de Beauregard et tous les gens qui ont traîné autour du colloque de Cordoue déduisent des critiques de la science une réhabilitation du spiritisme, de la « parapsychologie » et autres balivernes[2]. Comment faire un rapport entre l’expérience d’Aspect et les tordeurs de cuillers à distance? Voilà qui peut étonner tout esprit normalement constitué mais qui, pourtant, a occupé des savant éminents et souvent brillants[3].

Comment inversement défendre « la Science », comment sauver la rationalité tout en renonçant à l’avance à une rationalité globale. L’entreprise scientifique comme toutes les entreprises humaines a besoin d’être englobée dans un projet totalisant. Un savant ne peut se contenter d’un « bricolage local ». Il ne peut se satisfaire d’une vérité qui ne serait que sa vérité: Pirandello n’est pas un maître en épistémologie ! Pour éviter le solipsisme, on – « on » , c’est-à-dire la phénoménologie par exemple –  cherche une garantie de la vérité dans l’intersubjectivité. Mais la faiblesse de cette solution est évidente. L’intersubjectivité fonctionne assez bien quand il s’agit de la vie courante, quand il s’agit uniquement de distinguer le rêve de l’éveil, de se mettre d’accord sur le temps qu’il fait ou sur la température d’ébullition de l’eau. Mais le travail scientifique ne peut se contenter d’aligner les « expériences » réduites à l’état de relevé des sensations. L’expérience est construite, elle est toujours, d’une certaine manière, un artefact qui ne prend son sens qu’inscrit dans une théorie globale (formulée ou implicité, c’est une autre affaire!) qui veut révéler le sens ultime du monde. Un savant peut pratiquer le doute méthodique et donner toute sa confiance à l’expérience, il n’est jamais ni totalement sceptique, ni totalement empiriste. Marx résume bien ce cheminement que tout savant doit accomplir: il part bien de l’analyse des faits pour remonter aux concepts (du concret vers l’abstrait) mais la science ne commence véritablement que lorsque des concepts abstraits simples il retourne au concret qui est toujours complexe et qu’on peut alors présenter comme synthèse de déterminations multiples, comme concret pensé; et Marx ajoute: «  Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori [4] ». Autrement dit, l’exposition scientifique est un artifice. Elle est une reconstruction qui fait naître le mirage d’une construction a priori. Peu importe que Marx reprenne ici les métaphores sur le miroir (la vie de la matière se réfléchit dans sa reproduction idéale !). La métaphore du miroir ne fonde pas la théorie de la connaissance comme reflet – ce qui est une des grosses erreurs de Lénine, notamment dans « Matérialisme et empiriocriticisme ». Ici, au contraire, cette métaphore ne fait que souligner que la connaissance n’est pas reflet mais qu’elle apparaît seulement comme reflet à la fin d’un long processus de construction qui ne se trouve pas dans le monde mais dans l’esprit de l’homme.

Les optimistes se consolent facilement des désillusions de la connaissance. Ils nous disent que la preuve que la connaissance atteint  le monde en soi réside dans l’activité technique et industrielle. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange aimait à répéter Engels. La preuve de l’atome de Bohr, c’est l’énergie nucléaire... Bien faibles preuves que ce « critère de la pratique ». Que la danse du sorcier soit parfois suivie de pluie[5] ne nous dit rien sur la scientificité de l’animisme. Toutes les « fausses sciences » ou les sciences devenues fausses (ce qui n’est pas exactement la même chose) ont toujours été validées par de multiples effets pratiques. Les arguments en faveur du phlogistique ou en faveur de la théorie de l’éther étaient nombreux et convaincants et trouvaient des vérifications expérimentales. Ici, les travaux d’un Bachelard apporteront des éclairages décisifs. Les preuves expérimentales peuvent seulement nous dire que tout se passe, dans des conditions données et sous réserves d’approximations successives comme si le monde fonctionnait de telle ou telle manière. Rien de plus. Évidemment, en interprétant les résultats d’une collision de particules, le physicien aura du mal à dire que tout s’est passé comme si on avait détecté l’existence d’une particule nouvelle. Mais il ne prend en compte cette nouvelle particule que parce qu’elle fait partie de son système de références, parce que son existence est plus ou moins prédite par la mécanique quantique. Et du coup il pourra annoncer qu’il a découvert une nouvelle particule. Mais ce n’est qu’une façon de parler. La mécanique quantique – dont les effets industriels pratiques sont pourtant forts nombreux et répandus dans la vie courante – conduit, dit-on parfois, à une mise en cause de la réalité de la matière. C’est, à tout le moins, la mise en cause de l’idée naïve que nous nous faisions de la matière comme d’une « chose » visible ou palpable par nos sens directement ou indirectement. Et donc la fin de la vieille conception sensualiste de la connaissance qui nous faisait toucher la vérité de l’Être par expérimentations successives et par dissection de la matière. Comme le commun des mortels, les physiciens les plus idéalistes ne doutent pas un instant de la « réalité du monde »; ils savent que ce monde fait mal, qu’on s’y cogne de partout, qu’on y est balloté, brinqueballé le plus souvent sans rime ni raison. Mais, idéalistes ou pas, nous constatons que la réalité de la réalité, que la réalité du monde nous échappe au fur et à mesure que nous cherchons à nous en approcher, que, donc, elle nous est peut-être à jamais fermée. Et que puisqu’elle nous est fermée, c’est qu’elle n’a pas de sens. Qu’elle n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Mais ce qui fait sens, c’est que nous pouvons mettre dans une chaîne de raisons logiquement reliées entre elles, car c’est ainsi que notre cerveau fonctionne. Ce qui a du sens, c’est ce à partir de quoi nous pouvons fabriquer des modèles, assembler des symboles qui forment des configurations plus ou moins stables d’états mentaux. Or nous ne pouvons pas le faire à partir de cette réalité du monde que nous ressentons pourtant au plus profond de nous, mais qui n’est pas l’objet d’expérience scientifique.

Ainsi l’activité scientifique - le « vrai savoir » - n’apparaît-elle que comme un « effet de surface », un jaillissement d’une construction fragile et éphémère au milieu du discours et du brouhaha du monde. C’est au fond ce que nous avait appris Freud: la conscience n’est qu’une partie infime des activités de notre cerveau (ou de notre âme, comme on veut). Elle n’est que surface; elle est mue mais ne meut pas. Le scepticisme radical que cette conception induit ne doit  pourtant pas nous détourner de l’exercice de la raison. Il nous aide plutôt à raisonner les délires de la raison raisonnante. A refuser de prendre nos synthèses incertaines pour des lois immuables auxquelles tout devrait se plier. Bref, à refuser cet abordage du monde par la technique qui nous met aujourd’hui au bord du désastre écologique et moral. Car si la science sert à quelque chose, si elle a quelque justification hors d’elle-même, elle doit nous aider à penser notre destin. Ou plus exactement, la tâche de la philosophie est de penser notre destin avec l’aide de la science.

Penser est une activité vitale, fondamentale, parce qu’elle touche aux fondements inconnus de notre existence. La volonté de savoir nous tient aux tripes depuis nos premiers balbutiements. Comment fait-on les enfants? Cette question des questions résume tout le travail scientifique. Comment fait-on un monde? Comment fait-on de la matière? Comment fait-on de la vie? Comment fait-on des étoiles ou des gouvernements, de la physique des particules ou de la psychanalyse? Mais penser et savoir ne sont pas une seule même chose. Penser c’est savoir son savoir, savoir savoir. C’est mettre en oeuvre le flux d’informations apprises, hiérarchiser ces informations, créer des échelles de valeur. Savoir, c’est par exemple, savoir que la terre n’est qu’une des dizaines de planètes du système solaire et que ce système solaire n’est lui-même qu’une milliardième partie de la galaxie qui n’est qu’une parmi des milliards de milliards. Savoir c’est enchaîner les puissances de dix sans faute de calcul. Penser, c’est se situer soi-même dans cette cascade vertigineuse. C’est éprouver sa condition et, pour parler comme Marcel Conches trouver du courage dans cette contemplation du néant où nous plonge la science moderne. J’avais titré, il y a quelques jours, ces lignes « Contradiction du savoir ». Cette contradiction ne trouve sa solution provisoire ou son dénouement que dans une attitude pratique dans la vie.

1992-2015

 



[1]Pour autant Aristote n'est pas un idéaliste ; en tout cas, il se situe bien loin de la théorie platonicienne des Idées et trouve souvent la source d'une raison qui conduit au vrai dans l'observation de la réalité empirique.

[2] Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des choses passionnantes dans Le second principe de la science du temps.

[3]Costa de Beauregard dans Le Second principe de la science du temps tente de poursuivre la tentative de Brillouin pour unifier la thermodynamique et la théorie de l'information telle qu'elle est exposée par Shannon. Or quand Shannon parle d'entropie de l'information, il s'agit d'une métaphore et non de l'importation du concept scientifique d'entropie tel qu'il est définit dans la thermodynamique. Si les métaphores qui renvoient d'un domaine scientifique à un autre, d'une rationalité locale à une autre, sont des plus utiles pour aider à penser, elles deviennent très dangereuses dès qu'on les utilise pour unifier arbitrairement des domaines disjoints et en faire une science unique. Des bribes de sciences servent alors de briques pour la construction d'une nouvelle idéologie ou d'une nouvelle religion. On sait l'usage qui a été de la « lutte de tous contre tous » dans le darwinisme social, l'usage catastrophique qui a été fait des métaphores hégéliennes de Marx, etc. Les métaphores à propos de l'expérience d'Aspect parlant de transmission d'information « en arrière » visaient à donner à voir un modèle mathématique abstrait et aucunement à fournir une base "scientifique" à la transmission de pensée... Le mélange de tout dans tout sous le nom de théorie générale de l'information a joué ici un rôle désastreux sur le plan scientifique.

[4]MARX: Le Capital - Livre I - Edition GF page 583

[5]Presque aussi souvent en tout cas que les bulletins de la météorologie nationale!

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