jeudi 18 décembre 2014

Les religions sont-elles mortelles?

A propos du livre d’Yvon Quiniou Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique

Afficher l'image d'origineVoici un livre à la fois intempestif et d’une brulante actualité. Intempestif, parce qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de critiquer sans aucune concession les religions et d’annoncer leur possible disparition. Des plus actuels, car le retour du religieux est un fait majeur de l’époque et qu’il est de plus en plus lourd de menaces. Il est donc impératif de chercher à l’expliquer et de se demander comment le conjurer.
On aurait pu en effet s’attendre à un déclin du religieux avec le progrès de la connaissance et un relatif recul de la misère matérielle, à un effondrement des totalitarismes religieux avec l’essor des idées démocratiques, à une progression de la tolérance avec la généralisation de la laïcité. Or c’est tout le contraire qui s’est produit. Certes, dans quelques pays européens, la pratique religieuse et les vocations sont en recul. Mais les Etats-Unis, ces champions de la science, de la technologie et de la finance, restent tellement imprégnés de religion qu’ils ont pu se lancer dans de nouvelles croisades, au nom du Bien (celui de la Bible) contre le Mal. Mais la Russie, ex-soviétique, a connu un retour en force de la religion orthodoxe, qui est redevenue l’alliée du pouvoir. Mais les anciens pays du bloc soviétique, la Pologne en tout premier lieu, connaissent aussi un regain religieux. Mais le monde moyen-oriental et oriental est travaillé par l’islamisme le plus fanatique, et l’on y trouve plusieurs théocraties, pendant qu’en Inde un parti hindouiste a repris le pouvoir. Et l’on pourrait poursuivre la liste.
Ce retour du religieux est tellement impressionnant que des penseurs rationalistes et progressistes en sont venus à se demander s’il ne correspondait pas à un besoin humain fondamental, face au tragique de la destinée individuelle, à un besoin de , face à la solitude et à l’adversité des autres, à un besoin de sens, face à l’absurdité de la condition humaine. C’est bien à ce courant de pensée qu’Yvon Quiniou, sans se contenter de reprendre les critiques usuelles des religions, entend répondre. Et c’est là-dessus que je voudrais faire porter mes remarques. Mais auparavant, je vais retracer brièvement le cheminement de son livre, puisqu’il va nourrir sa réponse.
Le chemin de la critique
Dans une progression savamment organisée, il commence par examiner la critique philosophique de la religion. Même si la philosophie s’est toujours distancée des religions, c’est avec Spinoza, Hume et Kant qu’elle entre en procès avec elles, au nom de la vérité qui demande une connaissance rationnelle, opposée aux délires de l’imagination et aux superstitions. Elle la récuse aussi en matière , car la vraie  doit s’appuyer sur la raison, comme Kant le démontrera. Et, si elle ne renonce pas tout à fait à l’existence de la religion, ce sera au titre d’une religion rationnelle. Si puissante que soit cette critique, elle n’a cependant qu’une faible valeur explicative, et qu’une valeur pratique limitée, car, pour donner congé aux religions instituées, elle en appelle à la seule réforme de l’entendement.
C’est avec les grands auteurs du 19° siècle que se développe une critique scientifique de la religion. Avec Feuerbach d’abord, qui lui assigne une origine anthropologique : Dieu n’est que le reflet mystifié et mystificateur de l’homme, de son universalité et de ses manques, qu’elle vient compenser. A quoi il oppose l’accomplissement de ce dernier dans une politique de l’amour, qui n’est autre que le communisme. Explication encore très spéculative et démarche très utopique. Vient alors Marx, qui cherche à expliquer le phénomène religieux par la détresse sociale et y voit en même temps une protestation contre cette détresse. Ce sont donc des conditions socio-historiques qui sont à la fois cause d’aliénation (un concept central, quoi qu’on en dise, du matérialisme historique) et facteur d’aliénation, car les religions fonctionnent comme de puissants appareils idéologiques. Ce fondement étant mis à jour, l’action politique, devenant transformation révolutionnaire des rapports sociaux, trouve sa prise dans le réel et peut faire dépérir effectivement les religions. Et, si elle ne le fera pas dans les régimes dits socialistes du 20° siècle, ajoute Quiniou, c’est que cette transformation a avorté et que la répression ne pouvait s’y substituer.
Mais l’explication marxienne (enrichie par des penseurs comme Engels et Gramsci) demeure insuffisante, car l’autre fondement, le fondement anthropologique, fait largement défaut. Il faut le chercher d’abord du côté de Nietzche, qui nous offre une explication de nature scientifique (« l’interprétation » n’est rien d’autre) de la religion : celle-ci trouve sa source dans une vie affaiblie, malade (on a affaire à une sorte de bio-psychologie), qui veut néanmoins s’affirmer en dévalorisant la vie elle-même, le corps et ses plaisirs. On est frappé par l’extraordinaire subtilité de l’analyse nietzchéenne, quand il s’agit de démasquer les ruses de l’égoïsme, au-delà de tout ce qu’ont pu faire les moralistes français. Mais Quiniou prend ses distances avec la thématique de la volonté de puissance et du surhomme, qui, présupposant des inégalités fictives, verse facilement dans l’exaltation de la force et le racisme, et peut même déboucher sur l’eugénisme (à noter qu’on retrouvera la même tendance dans la socio-biologie). Ne comprenant rien au poids des conditions socio-historiques, adversaire de la démocratie et du socialisme, Nietzsche au mieux ne propose qu’une politique de volontarisme personnel, au pire légitime toutes les dominations sociales. On pourrait ajouter ici qu’il est congruent avec le  le plus extrême, le libertarisme.
Il manquait à la critique anthropologique de la religion un véritable homme de science, Freud, qui nous fournit « le complément définitif », en cherchant son origine dans la psychologie profonde, dans l’inconscient formaté au cours de la vie infantile, avec, principalement, le désir de toute puissance lié au narcissisme primaire puis la vénération, mêlée de crainte, du père, contemporaine du complexe d’Œdipe. Toutes choses que l’on retrouve, sublimées, dans le Dieu des religions et qui prennent la forme de ce qu’il nomme des « illusions » (et non des erreurs), à savoir des représentations imaginaires auxquelles on croit car elles permettent aux désirs de se satisfaire. Par ailleurs, Freud, lui, ne fait pas abstraction des conditions socio-historiques.
Au terme de ce parcours, il est solidement établi que la religion n’est qu’une imposture intellectuelle (elle n’a aucune valeur de vérité),  (sa  n’est pas universaliste, comme doit l’être toute ), et politique (elle se satisfait de l’ordre existant, qu’elle ne critique que dans ses excès). Mais c’est là qu’il faut en venir aux questions que pose son retour en force et sa possible disparition.
Peut-on en finir avec la religion ?
Une première question vient à l’esprit : un horizon de désaliénation est-il envisageable ? Il ne fait pas de doute que la persistance ou le retour du religieux coïncident avec l’existence de très fortes inégalités sociales (comme aux Etats-Unis), avec un effondrement politique et social (comme en Russie), avec le sous-développement ou le mal-développement, issu en grande partie de l’héritage colonial (comme dans de nombreux pays de ce qu’on appelait le Tiers Monde), avec les chocs résultant des « réformes » (dans les anciens pays du bloc soviétique), et avec, dans les pays les plus développés eux-mêmes, la grande régression engendrée par le triomphe du néo-, bref de formes ou d’autres de « misère sociale ». Quiniou fait remarquer ici que la privatisation de l’Etat (sa colonisation par les puissances d’argent), en ébranlant la confiance que les citoyens lui portaient, est aussi un facteur de déstabilisation. On pourrait y ajouter l’inquiétude écologique, quand les gouvernements semblent incapables de faire face aux dangers qui menacent la planète. Ceci dit, si l’humanité retrouve le chemin d’un progrès social, politique et moral, les religions vont-elles à nouveau reperdre du terrain ? Et que vaut l’horizon d’émancipation ? On ne peut s’empêcher de penser que la société la plus égalitaire et la plus juste du monde connaîtra encore des contradictions sociales de toute nature, et aura donc besoin de fonctions politiques et d’une idéologie. Quiniou l’admet parfaitement, mais considère qu’une idéologie humaniste et universaliste pourra se substituer à l’opium du peuple. Acceptons en l’augure, il reste que le fondement anthropologique des religions ne sera pas éradiqué pour autant, et qu’il peut très bien faire obstacle aux mouvements en faveur de l’émancipation, d’autant plus qu’il sera exploité par les forces sociales dominantes.
Les ressorts psychologiques de la religion sont très profondément enfouis dans l’inconscient et dans la structure même du désir, dont la nature est que, à la différence du besoin, il ne peut jamais être satisfait. On recherche toujours, comme Gérard Mendel le développera, le paradis perdu de la symbiose avec la mère, la plénitude de la jouissance, et l’on cherche à éviter l’angoisse liée à la « mauvaise mère », puis à la castration par le père. La religion nous offre toutes les images de bonheur et de rassurance qui viennent combler ces manques. Et la politique exploite ces fantasmes en nous assujétissant à diverses figures de l’autorité. Il faut donc tout un travail sur soi et toute une politique de l’émancipation pour résister à ces séductions. Mais ce n’est pas tout.
Il y a chez Nietzsche une thématique profonde, celle de la rivalité entre les individus, et, qu’on le veuille ou non, elle peut s’appuyer sur des inégalités qui ne doivent rien à la société ni à l’éducation, qui sont donc naturelles. Rousseau l’avait déjà dit : « celui qui chantait ou dansait le mieux… » entrait en conflit, dès sa sortie de l’état sauvage, avec ses semblables. On pourra dire que c’est à la société de se charger de compenser ces inégalités, mais la tâche est infinie. Et, si l’on va plus loin, si l’ou met entre parenthèses ces inégalités naturelles, la rivalité ne disparaît pas. Il faudrait ici expliquer le processus qui engendre l’envie. Essayons de le résumer. La théorie freudienne est ici d’un grand secours, qui nous montre que les identifications sont le ciment de la construction de la personne, à commencer par les identifications infantiles (qui sont les plus inconscientes), et qu’elles sont la base des sentiments d’empathie. Or ce désir de se mettre à la place des autres, pour sentir ce qu’ils vivent, mais aussi pour appréhender l’image qu’ils se font de nous, nous conduit (Smith l’avait déjà parfaitement noté) à des comportements mimétiques, et le mimétisme se transforme facilement en envie, puis l’envie en rivalité (avoir ce que les autres ont, vivre ce qu’ils vivent). Adler a ajouté une nouvelle dimension, qui n’est pas sans rapport avec les intuitions nietzschéennes, celle du complexe d’infériorité se muant en complexe de supériorité. Au bout du compte on peut trouver là une genèse de la volonté de domination. Et c’est ici que nous retrouvons les religions, surtout lorsqu’elles sont d’inspiration égalitaire, comme le christianisme primitif : elles prétendent alors abolir les inégalités sociales, mais aussi les inégalités inter-individuelles, dans un autre monde (« Bienheureux les faibles en esprit, car le royaume des Cieux est à eux »), et, en attendant, elles imposent la soumission aux lois divines pour apaiser les rivalités et mettre de la moralité en ce bas monde. René Girard en a même fait la théorie : le désir mimétique conduisant à la violence, et celle-ci à la recherche d’un bouc émissaire pour se satisfaire, il revient à la religion (chrétienne) de la conjurer (à travers la figure du Christ qui a joué ce rôle de victime expiatoire). Mais il n’est pas besoin d’adopter son point de vue pour admettre que les religions servent à exorciser toutes les frustrations issues des inégalités. Dès lors on doit se poser la question : la société la plus juste (socialement et politiquement) du monde peut-elle domestiquer, en se passant de la religion, le désir de domination (on ne dira pas la volonté de puissance), et comment ? A peu près absent de certaines sociétés primitives, où le plus fort se doit d’être le plus modeste, et même de s’excuser de sa force, ce désir devient bien plus inexpugnable dans des sociétés dont le mode de production n’est pas, par nécessité, communautaire. Or le communisme n’est pas tel, puisqu’il vise, si l’on en croit Marx, à épanouir l’individu, un individu social certes, mais un individu quand même.
On voit donc que l’émancipation de la religion est un objectif très difficile à atteindre, du moins s’il doit concerner les grandes masses, et non seulement quelques personnes particulièrement armées. Mais le plus difficile, à mon avis, reste à venir.
Que faire face à l’inquiétude métaphysique ?
J’entends par là non quelque désir d’absolu ou d’immortalité, mais la recherche d’un sens à la destinée humaine. Il est totalement angoissant et vertigineux, de penser que, après notre mort, nous allons sombrer dans l’oubli, en tous cas après une ou deux générations de nos descendants, que des civilisations ont été englouties sans laisser de traces ou si peu, que la Terre est vouée à disparaître, et sa galaxie aussi, dans des horizons que la science permet aujourd’hui de dater, que nous sommes issus d’une chimie et d’une physique originelles, elles-mêmes perdues dans la nuit des temps et dans l’infini de l’espace, que l’humanité est le résultat d’une improbable histoire, et que, en définitive, tout cela n’a aucun sens humain. Comparé à la religion, l’arbre de la connaissance n’offre que des fruits amers. La théorie de l’évolution nous offre le spectacle d’un immense massacre, chaque maillon se construisant sur la destruction des autres, chaque espèce étant la prédatrice d’une autre. Un spectacle admirable pour le scientifique, mais d’une absolue cruauté pour une âme sensible. Le matérialisme historique a pu présenter l’histoire humaine comme une succession ordonnée et nécessaire de modes de production, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait une grande part de hasard (par exemple des cataclysmes naturels) dans cette histoire. Bref, si l’on sort des religions anthropomorphiques, dont l’islam fait aussi partie, on ne trouve d’autre issue à l’angoisse métaphysique que dans des religions naturelles, comme les religions primitives, le bouddhisme ou le taoïsme. C’est pourquoi je pense qu’on doit quand même parler d’un « besoin religieux ». Et c’est là que l’on retrouve la question de l’.
Peut-on être simplement a-thée ?
Quiniou l’assure, l’ est lui-même une conception métaphysique, puisque ce dernier soutient que Dieu n’existe pas, ce qui est prendre parti sur une question qui dépasse notre connaissance. Il faudrait donc se contenter d’un a-théisme, au sens privatif : nous pouvons nous passer de Dieu pour agir. On reconnaîtra au croyant le droit d’avoir une foi, à condition qu’elle ne commande plus son action dans ce monde terrestre. Autant dire que c’est lui demander l’impossible. Aussi, d’un point de vue pratique, est-il préférable d’attendre de lui que sa religion n’empiète pas sur les principes de base d’une politique, et c’est toute la problématique de la laïcité. Au reste il faut observer que ce sont les meilleurs croyants, généralement des pauvres (mais point des pauvres en esprit), qui sont les plus engagés dans des causes humanitaires, avec un esprit de charité qui n’est pas celui des dames patronnesses (tout comme ce sont les pauvres qui paient le plus facilement l’impôt !).
Deuxièmement, si l’on peut quand même se passer de Dieu (et il est bien certain que de nombreuses gens y parviennent, même à l’heure de leur mort), il reste que cela ne va pas sans une sorte de foi dans l’existence d’une finalité, que ce soit à travers une continuité familiale (cf. le culte des ancêtres dans plusieurs civilisations), une répétition de ce qui a existé (cf., dans les civilisations agraires, le cycle de la vie, sinon la réincarnation), le progrès de l’humanité (il y a ainsi un optimisme marxiste, qui s’inspire par exemple en Chine de la thématique ancienne de l’harmonie et de la Grande Concorde), ou encore la perpétuation de l’espèce humaine grâce à la science (qui lui permettra de se sauver en colonisant d’autres planètes ou de préparer sa mutation pour lui donner de nouveaux pouvoirs). Par conséquent il m’apparaît que l’a-théisme ne va jamais sans une forme de théisme, et que celui-ci pourra toujours être générateur d’illusions. Mais peut-on vivre sans illusions ? La critique des religions doit seulement nous mettre en garde contre les plus pernicieuses.

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