vendredi 12 décembre 2014

Le principe espérance


Le titre de cette conférence est le titre de l’œuvre majeure du philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977). Mais il est impossible ne serait-ce que présenter cette œuvre touffue en une heure et dix heures n’y suffiraient pas. Je ne vais donc pas procéder ici à un exposé de la pensée de Bloch, je vais me contenter de saisir autant que possible son inspiration pour présenter, très immodestement, mes propres conclusions. J’essaierai d’abord de définir l’espérance et de montrer en quelle manière on en peut faire un principe. J’essaierai ensuite, très succinctement, de montrer comment ce principe espérance peut éclairer l’histoire humaine. Je m’attarderai sur les réponses données par Kant à la question : Que puis-je espérer ? Je terminerai en rappelant que le futur est le nôtre (pour prendre le titre du dernier livre de Diego Fusaro) et que certaines perspectives peuvent être tracées, qu’on accusera sans doute d’être utopiques puisque tel est le mot qu’on utilise maintenant pour interdire toute pensée d’un autre possible. Mais au terme d’une saison consacrée au bonheur, on ne pouvait pas éviter de lier le bonheur individuel et le bonheur collectif, la recherche de la béatitude (au sens de Spinoza) et l’action réfléchie.

I.                  De l’espérance au principe espérance

A.               Théologie chrétienne

Quiconque a été quelque peu élevé dans les principes de la religion chrétienne sait qu’il y a trois vertus théologales, la foi, la charité et l’espérance (fides, caritas, spes). Qu’est-ce que signifie cette dernière ?
Si l’espérance est une vertu théologale, c’est qu’elle ne concerne pas le comportement moral ordinaire (comme les vertus cardinales dont Aristote et les Stoïciens ont déjà donné une théorie, ainsi le courage, la tempérance, la justice, la prudence). Elle se rapporte bien à Dieu. Les textes officiels de l’Église la définissent ainsi : « L’espérance est la vertu théologale par laquelle nous désirons comme notre bonheur le Royaume des cieux et la Vie éternelle, en mettant notre confiance dans les promesses du Christ et en prenant appui, non sur nos forces, mais sur le secours de la grâce du Saint-Esprit. “Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle” ». Bref, pour la doctrine officielle, c’est le royaume des Cieux que l’homme peut espérer atteindre et la béatitude se situerait dans l’au-delà ; pour l’ici-bas, nous devrons patienter et supporter la vie dans cette « vallée de larmes ». Ceux qui seront dirigés vers la case « enfer » verront écrit sur sa porte ainsi que Dante le dit (Inferno) : « Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate » !
Si on entrait plus avant dans l’histoire réelle du judaïsme et du christianisme, on verrait que les choses n’ont jamais été ici aussi simples et que l’espérance a souvent été comprise comme concernant la vie ici-bas, la vie terrestre. Mais laissons cela à Ernst Bloch qui en parle abondamment tant dans Le principe espérance que dans L’athéisme dans le christianisme.

B.               Spinoza

Mais je vais laisser le christianisme pour y revenir un peu plus loin. La béatitude est aussi ce que promet l’Éthique de Spinoza dans sa Ve partie et là il ne s’agit plus de la vie de l’au-delà puisque la vie éternelle des âmes n’a pas grand-chose à faire dans la pensée de Spinoza – l’âme étant l’idée du corps ne pouvant exister comme telle qu’avec le corps dont elle est l’idée. Mais peut-on parler d’espérance chez Spinoza ? La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même, affirme-t-il, et, par conséquent, elle n’est pas quelque chose qui se déploie dans un horizon futur mais un état qui peut être atteint par quiconque choisit le chemin dessiné par l’Éthique, et même si ce chemin est difficile à emprunter (« aussi difficile que rare ») au moins on peut cependant le trouver (cf. E5P50S).
Mais si on n’a pas trop de mal à définir la béatitude (cf. conférence de Marie-Pierre Frondziak), avec l’espérance il en va autrement. L’espérance figure dans quatre occurrences de l’œuvre : l’espérance d’atteindre la gloire, l’espérance d’être dédommagé, l’espérance de guérir … Mais ce dont parle surtout Spinoza, c’est de l’espoir. Or l’espoir est un affect. Sujet à l’espoir, l’homme est passif ; il est dans ce régime passionnel dont précisément il faut sortir pour atteindre la béatitude. L’espoir et la crainte sont deux affects symétriques et toujours liés l’un à l’autre : je crains que ce que j’espère n’arrive pas et j’espère que ce que je crains n’arrive pas…
Pouvons-nous confondre espérance et espoir ? On sait qu’en français, ce sont deux termes dont les sens sont très proches. Si nous reprenons la définition de l’espoir donnée par Spinoza, nous y verrons plus clair :
« L’espoir est une Joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’issue » (E3P18S).
De l’espoir naissent donc des « fluctuations de l’âme », car l’espoir s’accompagne de la crainte qui le suit comme son double : si j’espère que quelque chose arrive, je crains du même coup que cette même chose n’arrive pas, que mes espoirs ne soient déçus. C’est pourquoi, comme le dit Spinoza, il n’est pas donné d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir !
Nous allons donc voir s’il est possible de définir autrement l’espérance. On peut déjà définir l’espérance comme une des modalités de notre puissance d’imaginer. Car si l’espoir se situe entièrement dans le registre passionnel, celui de la passivité, celui du sujet qui subit, il y a aussi une puissance active de l’imagination. En E3P12, Spinoza écrit ainsi :
« L’esprit, autant qu’il peut s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps. »
Cet effort de l’esprit s’inscrit ici comme une des modalités du « conatus », de cette pulsion fondamentale qui pousse l’être humain à faire tout ce qu’il juge bon pour persévérer dans son être et augmenter sa puissance d’agir. En E3P54, Spinoza écrit encore :
« L’esprit s’efforce seulement d’imaginer les choses qui posent sa propre puissance d’agir. »
Dénombrer et imaginer les dangers qui menacent la vie commune, voilà une des activités nécessaires pour qui cherche à vivre dans la paix civile et la concorde et inversement imaginer tout ce qui pourrait rendre la vie de la cité plus heureuse. On pourrait donc donner un sens à l’espérance : non point un affect passif mais un effort de l’esprit pour tendre vers ce que nous jugeons meilleur. L’imagination viendrait ici au secours de la raison dans la détermination de ce qui est nécessaire pour réaliser notre utile propre.

C.                Ernst Bloch et le principe espérance

Bloch met son « principe espérance »[1] sous les auspices des souhaits et des rêves éveillés. Il s’agit pour lui de penser une subjectivité active, anticipante dont il cherche à explorer toutes les dimensions dans les trois volumineux tomes de son œuvre majeure.
Critiquant implicitement Spinoza, Bloch écrit :
Il s’agit d’apprendre à espérer. C’est un travail qui ne se relâche pas, car il a l’amour du succès, non de l’échec. L’espoir supérieur à la crainte, n’est ni passif, comme celle-ci, ni prisonnier d’un néant. L’affect de l’espoir sort de lui-même, agrandit les hommes au lieu de les diminuer, n’en sait jamais sur ce qui intérieurement les oriente vers un but, sur ce qui, extérieurement, peut s’allier à eux. (PE, I, 9)
Dans les rêves éveillés qui « sillonnent » tout homme, il y a une part qui stimule, qui empêche qu’on s’accorde avec l’existant. Cette partie a pour noyau l’espoir et elle peut être instruite. Dans son énorme ouvrage en trois volumes, Bloch suit à la trace ce mouvement qui anime l’histoire humaine.
L’espérance, pour Bloch, prend naissance dans le rêve éveillé.  Il procède ici à une analyse critique de la théorie freudienne du rêve et notamment de cette idée selon laquelle le rêve éveillé est le noyau du rêve nocturne.  C’est plutôt l’inverse. Le souhait diurne s’empare du moi et le tonifie ! Le rêveur éveillé peut empoigner la réalité à bras-le-corps pour la transformer. Voilà le noyau de l’espérance que Bloch analyse aussi bien dans l’imaginaire utopique, dans les utopies littéraires que dans les grands personnages de la littérature (Faust, Ulysse, Don Quichotte), ceux qui franchissent les frontières.
Nous nous retrouvons devant ce qui peut être, ou ce qui peut être différent de ce qu’il a été jusqu’ici. Il s’agit d’examiner les diverses couches du « pouvoir-être ».
Commençons par ce qui est formellement possible.  C’est d’abord ce qui peut être énoncé, d’une part par une suite cohérente de mot, une suite sensée, celle qui n’est pas dépourvue de sens, et d’autre part, ce qui n’est pas contradictoire. Le possible exclut la contradiction (le cercle carré) ou même l’assemblage d’éléments disparates (un triangle irascible …). Le possible formel est la première ouverture, même si ce n’est souvent qu’une fausse ouverture toute proche de la vraie. Marx dit que la marchandise en tant que telle recèle la possibilité formelle de la crise : la non-coïncidence entre achat et vente.
Nous trouvons ensuite le possible objectif, au niveau des faits. C’est celui que l’on rencontre dans la connaissance. Il concerne la chose telle qu’elle se présente à la connaissance. Certaines conditions factuelles existent qui rendent la chose possible, mais de cette possibilité on ne peut conclure à l’être. Ce possible correspond à un jugement hypothétique ou à un jugement problématique. Les conditions incomplètes des énoncés conditionnels définissent ce genre de possible. Ce possible concerne les conditions extérieures.
À l’étage au-dessus, si l’on peut dire, on trouve le possible conforme à la structure de l’objet. Il s’agit ici des conditions internes. Il ne s’agit plus de possibilité considérée en quelque sorte passivement, mais de la faculté d’un déploiement interne. Le processus par lequel le capital se heurte à ses propres limites rend possible  la transformation sociale, explique Marx.
Enfin la dernière possibilité est la possibilité réelle : il ne faut pas simplement la possibilité formelle, la possibilité donnée par la condition extérieure, la possibilité découlant de la structure même, il faut encore la possibilité objective réelle. La matière contient la possibilité réelle de toutes les transformations qu’elle peut subir. Il s’agit ici du dynamei on, l’être en possibilité, par lequel Aristote définit la matière.
La question qui se pose alors est celle de la réalisation du possible ! « L’homme est ce qui a encore beaucoup devant soi » (PE, I, p.297). C’est ce qui donne son sens à la 11e thèse du Feuerbach de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Il s’agit maintenant de le transformer ».

II.               Utopies, progrès, révolution : le principe espérance dans l’histoire

A.               Utopies

La première utopie connue est la république de Platon. Face à la décomposition de la cité athénienne, Platon propose une cité idéale à laquelle il donnera un visage un peu différent dans Les Lois. Ce qui obsède Platon, c’est la question de la justice. Sans justice, la communauté humaine ne peut survivre et la justice consiste à rechercher le bien et à attribuer à chacun sa juste place. D’où cette société hiérarchique avec à son sommet les philosophes rois, pour la garder cette caste des gardiens, formés suivant le plan d’éducation détaillé dans La République et enfin le peuple voué à la production des biens nécessaires à la vie : une tripartition qui rappelle évidemment la division des classes sociales et des fonctions chez les peuples indo-européens telle que Dumézil, par exemple, l’a analysée.  Il y a cependant dans l’utopie platonicienne bien autre chose que la reprise de l’idéal aristocratique hiérarchique des peuples guerriers indo-européens dont descendent les Grecs. L’ordre juste dont Platon dresse les plans est celui qui met chacun à sa juste place. Personne ne peut accomplir une fonction à laquelle il est par nature inapte. Personne ne peut occuper une place sans avoir l’instruction due. La cité idéale de Platon est une cité communiste en un sens très particulier : les classes dominantes ne dominent qu’en raison de leurs qualités morales supérieures et leur domination ne repose pas sur la détention de la richesse et de la propriété privée. Les gardiens ne possèdent rien en propre ; la famille n’y a aucune place. Les femmes elles-mêmes peuvent faire partie de la classe des gardiens. On dit que Platon y défend la communauté des femmes, mais il s’agit aussi du même coup de la communauté des hommes ! L’argent est considéré comme la chose la plus vile. Dans Les Lois Platon proposera que, dans les échanges commerciaux dont on ne peut pas se défaire, la manipulation de l’argent soit dévolue à des étrangers, des gens de classes inférieures, car la « mauvaise chrématistique » (pour reprendre une terminologie aristotélicienne) viendrait corrompre les mœurs de la cité.
Toutes les utopies qui marquent notre histoire culturelle et politique présentent des traits semblables : un ordre juste, objectif et presque mathématique – on retrouve tout cela dans la Città del Sole de Campanella ou dans le phalanstère de Fourier – ; l’abolition de la propriété privée ; le refus de la domination de l’argent et le triomphe du bien commun contre les appétits égoïstes individuels. Je ne reviens pas ici sur toutes les utopies dont nous avons déjà parlé à l’Université Populaire (voir, par exemple, la conférence d’Alain Quesnel en mai 2013). Remarquons que la tradition chrétienne est souvent profondément utopique et exprime les espérances que l’on retrouvera dans le socialisme utopique du XIXe siècle. Les premières communautés chrétiennes sont des communautés communistes. Le converti doit vendre ses biens, distribuer l’argent aux pauvres et s’intégrer à une communauté au sens le plus plein du terme : travail, repas, prière. Il faut aussi se souvenir que pour les premiers chrétiens, le royaume de Dieu sur Terre est proche car la fin des temps est imminente et c’est précisément ce que le Messie est venu dire. Il y a une dimension communiste, millénariste et profondément terrestre, car il ne s’agit pas d’un royaume éthéré des âmes, mais bien de celui qui naît de la résurrection des corps et que la communauté des chrétiens anticipe ici et maintenant.  C’est cette dimension que l’on retrouve dans tous les mouvements chrétiens hérétiques, celle que l’on retrouvera en particulier dans ce grand soulèvement qu’ont été la guerre des paysans en Allemagne (1524-1526), et l’action du groupe de Thomas Münzer (1490-1525), soulèvement contre les seigneurs même convertis au luthérianisme.  Étudié par Engels puis par Ernst Bloch, ce mouvement se heurte non seulement au féodalisme mais aussi à cette nouveauté qu’est la réforme. Et c’est Luther qui appellera les seigneurs à exterminer les paysans.
Les utopies ne sont évidemment pas indépendantes des conditions sociales de leur naissance. Elles expriment les contradictions et les espérances d’une époque. En même temps, comme utopies, elles sont par définition non réalisables. Elles ne désignent pas des possibilités réelles au sens où nous l’avons explicité plus haut.

B.               Le progrès ou la raison triomphante

« Le bonheur est une idée neuve en Europe » s’écrie Saint-Just. Il poursuit ce que la révolution américaine avait proclamé : le droit de chaque homme à rechercher le bonheur.
Ce qui était pensé soit à l’aune individuelle, soit dans un autre monde, soit dans un ailleurs inexistant est proclamé comme un possible, à portée de notre main, sur une ligne de développement infinie.  Le mouvement des Lumières est fort composite et on peut distinguer des courants parfois contradictoires. Mais c’est l’idée de progrès qui le caractérise dans son ensemble. Le progrès est d’abord celui de la raison. Il faut en finir avec les superstitions qui tiennent l’homme dans la servitude : « on gouverne les hommes par la crainte et la superstition » dit Spinoza au début du Traité théologico-politique. Chasser les superstitions et les vaines craintes, tel est le premier pas pour sortir de la tyrannie.
Si les utopies dans le genre platonicien étaient des utopies de l’ordre parfait, l’espérance des Lumières a pour nom « liberté ». Non pas la liberté du « libre arbitre » qui soutient que l’homme est responsable du mal, mais la liberté qui résulte du déploiement de la puissance d’agir et d’exister que l’exercice de la raison confère à l’homme. Kant dit tout cela magnifiquement dans Qu’est-ce que les Lumières ?.
Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ![2] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.
Certes, c’est une liberté qui demande du courage, une liberté fatigante :
Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse.
Mais c’est la tâche que se proposent les Lumières : sortir l’homme de sa minorité, remettre son sort entre ses mains.
Cette liberté se décline sur plusieurs plans :
-          Sortir l’homme de l’assujettissement à l’ordre naturel ; la science nouvelle comme l’annonçait Descartes doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Le héros n’est plus Ulysse, mais Prométhée, celui qui vole le feu aux dieux pour réchauffer les hommes.
-          Sortir l’homme de la domination politique : de Spinoza à Rousseau, il s’agit de penser les conditions qui rendent possible non pas une chimérique liberté naturelle, mais la liberté réelle de l’homme en société. Le pouvoir politique légitime n’est plus une émanation de Dieu, mais l’association des humains en vue de leur utile propre.
-          Sortir l’homme de l’asservissement religieux : « écrasons l’infâme » disait Voltaire. Dès lors que se répandent les lumières de la raison, les superstitions, nées de ces « idées délirantes » qui caractérisent l’homme impuissant face à la toute-puissance de la nature, doivent s’évanouir. Les hommes cessent alors d’être dominés par les produits de leurs propres cerveaux.
Les géants de la mythologie grecque, ces créatures chtoniennes, fils de la terre, s’étaient révoltés contre les dieux.  Les dieux les avaient défaits. Les Modernes sont les héritiers des Géants et comme eux ils se lancent à l’assaut du ciel, ce ciel qu’ils comprennent, mesurent et que bientôt ils voudront conquérir.
Le progrès, qu’il soit le fruit de lentes et graduelles transformations ou qu’il résulte de mouvements révolutionnaires, c’est cette marche en avant vers un monde meilleur, un monde où les hommes pourront partager ce bonheur commun qui n’était réservé jusque-là qu’à quelques privilégiés.
On sait que cette grande espérance s’est souvent muée en cauchemar. On sait que la science a doté l’homme du pouvoir inouï de détruire l’humanité et peut-être même l’essentiel de la vie terrestre. Mais on ne doit jamais sous-estimer la force d’entrainement de cette idée de progrès, même s’il faut maintenant la soumettre à un examen critique sévère.

C.                La révolution ou la grande utopie

J’évoque seulement ici la révolution qui sera le thème de l’année prochaine. La révolution bouscule tout et annonce un monde nouveau : « nous ne sommes rien, soyons tout ! ». Les régimes bureaucratiques de l’URSS et des pays dits « socialistes » ont été d’insupportables tyrannies non parce qu’ils étaient socialistes ou communistes mais précisément parce qu’ils ne l’étaient pas : on doit se rappeler qu’ils ont été les exploiteurs, les usurpateurs et finalement les fossoyeurs de la grande utopie communiste.
Je dis « la grande utopie » d’abord parce que le socialisme et le communisme historiques s’inscrivent, qu’on le veuille ou non dans la lignée des socialismes utopiques du XIXe siècle et peut-être plus profondément dans la tradition des utopies millénaristes. Utopie aussi parce qu’il y a chez Marx, du moins en certaines de ses formulations une dimension utopique. L’État disparaîtra, s’éteindra, dit Marx, parce que le développement des forces productives, libérées des entraves du mode de production capitaliste, permettra de donner « à chacun selon ses besoins », chacun « selon ses capacités » contribuant au bien commun. Il existe une interprétation non utopique de ces phrases célèbres de Marx, mais force est de reconnaître que cette interprétation utopique, souvent teintée de religiosité l’a emporté.
Quand l’utopie s’est confrontée au réel, les porteurs de cette utopie se sont souvent retrouvés désarmés, incapables de comprendre pourquoi l’histoire réelle ne suivait pas le cours de l’histoire idéale. Les circonstances ont dicté leur conduite et ils ont rebaptisé les carpes lapins pour affronter les crises profondes auxquelles ils ont été confrontés : ainsi le « communisme de guerre » des premières années de la révolution russe justifiant l’interdiction des partis politiques, la militarisation des syndicats et le travail forcé. L’écrasement de la révolte de Cronstadt marque de ce point de vue un sommet. Très vite Lénine a compris ce qui se passait et c’est pourquoi il a proposé ce repli qu’était la NEP. Mais les forces déchainées ne sont pas rentrées dans leur lit. La réaction battue militairement allait subvertir le régime issu de la révolution d’octobre de l’intérieur. Le triomphe de Staline et du régime qu’on peut – moyennant de nombreuses précautions – qualifier de « totalitaire » a signifié l’écrasement du vieux parti bolchevik révolutionnaire. Significativement, en 1940, tous les compagnons de Lénine, ceux qui avaient avec lui conduit la révolution auront disparu, la plupart exécutés sur ordre de Staline. En août 1940, le dernier de ces dirigeants, Léon Trotsky, est assassiné par un agent stalinien infiltré dans son entourage sous le nom de Jacques Mornard, alias Ramon Marcader. L’histoire de l’extermination de la grande utopie peut se lire dans la biographie d’Isaac Deutscher consacrée à Trotsky. Elle est racontée avec une grande précision historique et toute la subtilité des grands romanciers dans le livre de Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens.
Ici, il faut tordre le cou à la doxa enseignée urbi et orbi par les prêcheurs de la théologie du marché. Il n’y a nulle symétrie entre le communisme du XXe siècle et le nazisme. Si je laisse de côté les apparatchiks, les arrivistes (comme Vichinsky, le procureur des procès de Moscou) et tous ceux qui ont trouvé dans les partis « communistes » stalinisés, l’occasion d’obtenir du pouvoir, de dominer et martyriser d’autres hommes, l’immense majorité de ces communistes dévoués corps et âme à la cause n’était mue que par la grande espérance d’un monde meilleur, d’un monde fraternel, débarrassé de l’exploitation et de l’humiliation subie par ceux que la voracité des dominants a privés de tout. Ils voulaient « du pain et des roses », « bred and roses », titre d’un poème de James Oppenheim publié en 1911 et qui deviendra en 1912 le slogan des ouvriers du textile dans le Massachusetts, slogan encore qui devient le titre du film de Ken Loach sorti en 2000 et qui raconte la lutte des employés de ménage à Los Angeles. Ken Loach, trotskyste et cinéaste des ouvriers et des opprimés, dont tous les films restent inspirés par cette grande espérance. Pour ces millions et ces millions, le communisme était l’espérance d’un avenir radieux, l’espérance des « lendemains qui chantent » qu’annonçait Paul Vaillant-Couturier.  On ne retrouve rien de cet élan dans le nazisme, qui, dès le début, se propose d’en finir avec les « sous-hommes », qui repose sur la haine et la mort. « Vive la mort », criaient les brutes franquistes engagées dans la destruction de la république espagnole.  D’un côté, l’égalité de tous les hommes, la paix entre les nations (« l’internationale sera le genre humain), la vie en mot ! La domination de la « race des seigneurs », la mort, de l’autre côté.  En confondant les deux, on voit à quel degré d’aveuglement, de bêtise ou d’ignominie sont tombés ceux de nos « intellectuels », les prétendus « nouveaux philosophes », les BHL, les Glucksmann et tutti quanti, sont tombés, eux d’ailleurs qui avaient commencé leur carrière en « « staliniens zélés » chargés de faire avaler les couleuvres, pour reprendre les paroles de la très bonne chanson de Jean Ferrat, « Le bilan ». N’ayant  jamais été stalinien, ayant toujours considéré que le stalinisme a été le cancer du mouvement ouvrier, je me sens toujours proche de ces millions de militants, d’anonymes, qui n’ont jamais tiré aucun profit même symbolique de leur engagement, toujours proche de ceux qui partagent « cet idéal qui nous faisait combattre et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui », comme le dit encore Jean Ferrat.

D.               Dernière espérance : mai 68

 Pour terminer ce panorama, je dirai un mot de mai 68. Encore une fois, non pas des exploiteurs du mouvement, des soixante-huitards reconvertis en businessmen, en vedettes des médias ou en dirigeants « socialistes ». Non pas de la manière dont le capitalisme a utilisé mai 68 pour liquider les dernières barrières à sa domination. Et je ne parlerai pas non plus du mai ouvrier, celui de la grève générale et des occupations d’usine. Il y a eu aussi un « mai 68 » utopique, celui du retour à une vie simple, à la paix et à l’amour, celui du mépris de la société de consommation. Un mai 68 naïf, mais aussi international, celui des jeunes Américains et de cette capitale de la contre-culture qu’a été San Francisco – chanté par Maxime Leforestier. Ce mai 68-là qui a voulu tourner le dos au vieux monde était une utopie, mais tout de même une utopie sympathique et qu’on se prend parfois à regretter, parce que s’y sont exprimées toutes les forces et les aspirations d’une jeunesse pleine d’enthousiasme. Ce que les uns et les autres sont devenus ne doit pas aveugler notre jugement. Le temps s’en va et a presque tout emporté de cette époque. Mais, de grâce, évitons les jugements des « vieux cons » qui sont revenus de tout et à qui « on ne la refera pas ».
À la fin des années 70, le mouvement « punk » clôt l’épisode 68 en proclamant « no future », saisissant ainsi clairement l’esprit de l’époque qui s’ouvre à ce moment-là.

III.            Que puis-je espérer ?

A.               La question de Kant

Que puis-je savoir ? Voilà à quoi s’attaque la Critique de la raison pure. Que dois-je faire ? C’est la Critique de la raison pratique qui y répondra. Comment concilier connaissance et morale ? C’est la question que pose Kant et dont il donne réponse par une troisième question : que puis-je espérer ? Cette réponse, Kant la repend sous diverses formes dans la Critique de la faculté de juger, l’Idée d’une histoire universelle, Théorie et pratique, le Projet de traité de paix perpétuelle, et cette réponse va dans le sens du progressisme des Lumières. Il ne s’agit pas, pour Kant, de promettre le paradis pour ceux qui, guidés par le devoir, se seront rendus dignes d’être heureux dans le « royaume des fins ». Il y a chez lui un projet politique, le projet républicain d’un État de droit, réglé par des principes de justice et soumis à la souveraineté populaire. La moralité s’inscrit dans la perspective d’un monde meilleur ici-bas, dans lequel le bonheur des autres et le mien par la même occasion deviennent un devoir moral. Marx disait de Kant qu’il était « le théoricien allemand de la révolution française ». Au-delà de ce jugement parfaitement pertinent, il y a quelque chose qui vaut encore pour nous : la moralité ne peut se soutenir que de la conviction intellectuelle de la justesse de la loi morale. Il est nécessaire qu’existe une espérance en des temps meilleurs.
Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais échauffé le cœur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des esprits droits. (...) Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné par la perspective d'un avenir qui pourrait être meilleur ; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée, puisqu'il y a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons pas les fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.   
Les raisons empiriques
[3] invoquées à l'encontre du succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car prétendre que ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique[4] ou technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. Au surplus (...) le bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que (...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé.
(Kant – Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point.)
Essayons de répondre à la question de Kant et de préciser ce que nous pouvons aujourd’hui entendre par cette « espérance en des temps meilleurs ».

B.               La liberté et d’abord la liberté politique et la liberté de l’esprit

Notre bien le plus précieux est sans doute la liberté, un mot dont Paul Valéry disait qu’il chante plus qu’il ne parle. En tout cas, la liberté est aujourd’hui menacée : menacée par la société de surveillance généralisée, par le conformisme des sociétés de masse, conformisme lui-même diffusé par des puissances médiatiques liées aux puissants. Menacée aussi par les formidables régressions des fondamentalismes religieux qui font de la soumission la valeur concentrant toutes les valeurs.
En vérité, nous ne sommes pas menacés par un excès de liberté qui tournerait à la licence mais par une licence qui accompagne et déguise la régression de la liberté. L’individualisme exacerbé de notre époque vise à disloquer toute action collective, toute résistance collective à la domination et finalement à produire en série des travailleurs dociles et des consommateurs drogués, tous semblables. La liberté politique, qui a toujours été l’horizon de la vie publique plus qu’une réalité est aujourd’hui mise en pièces par le pouvoir grandissant d’une oligarchie, devenue une véritable caste.
Contre ceux qui affirment l’impuissance du politique dans la mondialisation, on peut espérer redonner, notamment aux jeunes générations, le sens d’une action politique qui n’est pas le « plan de carrière » du bureaucrate arriviste à qui sera concédé un fief électoral. Il s’agit de sortir de ce nouveau féodalisme dont la chape de plomb couvre l’Europe. Il y a un futur et il est à nous, pourvu que nous fassions l’effort de briser la « cage d’acier » dans laquelle l’idéologie dominante et les appareils du pouvoir enferment les citoyens. Nous avons ici en France un exemple ancien, celui de la Commune de Paris, une « république sociale » selon la caractérisation qu’en a donnée Marx. Et nous savons qu’il s’invente des formes qui lui ressemblent dans les pays qui cherchent à se libérer comme le Kurdistan aujourd’hui.
Une des conditions de cette transformation réside dans la capacité de penser, de penser librement, sans se laisser enfermer dans les canons du « politiquement correct », de la « moraline » mièvre dont les médias cherchent, sans le savoir le plus souvent, à nous intoxiquer. La tradition philosophique constitue un arsenal bourré d’armes explosives dont nous pouvons faire usage. Non seulement la nécessité de l’action s’impose, mais encore elle est possible, car les moyens réels existent pour peu que nous sachions que l’avenir ne pourra pas se construire en oubliant le passé et le legs des générations antérieures.

C.                Des hommes libres dans une communauté libre

De toutes part on nous répète que ce monde n’est pas parfait mais qu’il est le seul possible et que toute tentative de bâtir un monde meilleur est vouée à l’échec, à la réédition des utopies criminelles du XXe siècle. Nous sommes dans la caverne et nous sommes condamnés à y demeurer et à trouver des moyens pour rendre acceptable et même agréable ce monde des ténèbres. La formidable puissance de l’inventivité et de la science des hommes est tournée en moyen de sa servitude.
Mais rien n’est joué. Ce monde étouffant étouffe aussi sous le poids de ses propres contradictions. Il est condamné. Pour toutes sortes de raisons que j’ai expliquée ailleurs, le capitalisme n’a plus devant lui que quelques décennies. Et je lis avec plaisir que d’autres illuminés m’ont rejoint. Dans un livre qui vient de paraître en français[5], Immanuel Wallerstein et Collins Rendall soutiennent que le capitalisme est proche de sa fin. Ce qui est problématique, ce n’est pas cette échéance en elle-même car je crois que l’on peut la tenir pour assurée. Ce qui n’est pas assuré en revanche, c’est la forme sous laquelle se manifestera cette implosion du capitalisme. Nous en avons eu quelques avant-goûts au XXe siècle. Rosa Luxemburg formulait ainsi l’alternative : « socialisme ou barbarie ». Nous en sommes là et il s’agit de redéfinir ce que l’on entend par le mot socialisme.
Je crois que c’est assez simple et qu’on ne doit pas se laisser embrouiller dans les constructions abracadabrantesques des « ingénieurs sociaux ». Le socialisme ou le communisme, le mot importe peu même si je préfère le second parce qu’il dit clairement que la visée est le bien commun et la communauté des hommes. Il s’agit en effet de mettre au centre ce qui est commun, les affaires de la commune ou de la communauté. Nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres, nous sommes les autres et ces rapports sociaux sont la condition même de la vie individuelle. Le bien commun, c’est d’abord comme le disait Spinoza, la concorde et la paix qui ne peuvent être maintenues dans le principe de base de la société qui n’est que la guerre de chacun contre chacun, rebaptisée « libre concurrence ».
Le bien commun suppose des biens communs. Sans doute tout n’est-il pas commun. Il y a une place qui n’est qu’à soi. Il y a un domaine de l’intime qui doit être mis à l’abri du regard des autres. Mais les conditions d’une vie décente doivent être accessibles, ce qui suppose des services publics non marchands accessibles à tous. Éducation, santé, transports et communications, culture, tout cela appartient à tous et là doit régner le vieux principe communiste, « à chacun selon ses besoins ».
Si, à horizon prévisible on ne pourra guère se passer du marché ni de l’argent, nous savons aussi que tous les peuples recèlent des trésors d’altruisme, de dévouement aux autres, de sens du partage qui se manifestent aujourd’hui dans les pays en crise, comme la Grèce. Il n’y aucune raison sérieuse de soutenir que nous sommes condamnés à noyer tous les sentiments humains « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
Enfin, nous le savons, nous n’avons qu’une Terre, nous y sommes ancrés et nous devons en prendre soin : ne pas gaspiller les ressources, apprendre l’économie, au sens premier du terme, c’est-à-dire la gestion de la maisonnée et si notre maisonnée s’étend à toute la planète, on voit bien que rien de tout cela ne peut être laissé à la libre appréciation des appétits privés.

IV.           Conclusion

Cette espérance en des jours meilleurs peut sembler utopique. Mais c’est une « utopie réaliste », puisque les éléments de sa réalisation sont déjà là. Il est inutile d’opposer à cette utopie la méchanceté des hommes. Avec Spinoza et Rousseau, on peut soutenir avec raison que la méchanceté humaine se manifeste sans frein et se développe quand la société est mal faite, quand elle repose sur l’inégalité.
C’est bien pourquoi le bonheur n’est pas une affaire privée, mais fondamentalement le ciment des communautés humaines, car, ainsi que le disait déjà Aristote, c’est dans une cité réglée par des principes de justice et par le sens de l’équité que l’homme peut mener une vie heureuse guidée par un choix réfléchi.


[1] E. Bloch, Le principe espérance, 3 volumes, Gallimard, 1976, 1982, 1991,  traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart
[2] Oser penser !
[3]              - Tirées de l'expérience sensible.
[4]              - Relatif à la recherche du bonheur.
[5] I. Wallerstein, C. Rendall et alii, Le capitalisme a-t-il un avenir ? (La Découverte, 2014)

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