mardi 3 mai 2022

La morale, la politique et la belle âme

Pour Machiavel, si les gouvernements dégénèrent facilement, si le gouvernement des meilleurs devient une oligarchie et si la monarchie se transforme si facilement en tyrannie et le gouvernement populaire en anarchie, la raison en est que le bien et le mal se ressemblent beaucoup et que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre. On fait souvent le mal au nom du bien et croyant faire le bien on fait le mal. Voilà quelle est la triste situation de celui qui est pris dans les tourbillons de la vie politique. C’est pourquoi, s’il est évidemment préférable que l’homme politique soit guidé par une morale exigeante, il faut séparer le plus rigoureusement possible morale et politique.

La morale, en premier lieu, est toujours un élan du cœur ou une disposition à certains comportements qui caractérisent l’individu subjectivement. Seule la bonne volonté est vraiment bonne, dit Kant. Celui qui fait le bien par calcul, par habitude, sous la contrainte ou mécaniquement, n’est pas véritablement moral. Il peut ne rien faire contre la morale, on ne lui reprochera rien, mais il n’agit pas par morale. Au contraire, en politique, on ne s’intéresse qu’aux effets et non aux intentions. La politique est essentiellement pragmatique. L’impuissance de la belle âme est un sujet de satire inépuisable. Les leçons de Machiavel ne doivent pas être oubliées. Si vous voulez rester dans le chemin du Bien, dit-il, alors n’entrez pas dans la voie du gouvernement, car si vous voulez gouverner, il faudra être capable de prendre le chemin du Mal.

La morale vise le bien, la politique ne peut guère faire autre chose que minimiser le mal. Il y a en morale un idéal perfectionniste, même s’il est hors de portée de la plupart d’entre nous. Nous savons avec la plus grande des certitudes où se trouve le bien et où se trouve le mal. Dès que l’on agit, cependant, les choses sont toujours un peu plus complexes et on doit trancher des « cas de conscience ». Même la doctrine morale la plus tranchante ne peut éviter les dilemmes et elle a recours à la casuistique. La politique vise d’abord des effets et ces effets n’ont pas a priori un caractère moral. Ainsi la croissance économique n’est ni morale ni immorale. La défense de l’ordre public est un impératif politique, puisque la légitimité dernière de l’État est la protection de la tranquillité des citoyens. Il en va de même de la défense nationale et finalement de toutes les fonctions que peut assumer l’État. On ne jugera pas l’homme politique à sa moralité, mais à sa capacité à bien gouverner. Celle-ci implique que sa conduite ne fasse pas scandale, qu’il ne vole pas les biens de l’État, qu’il respecte la parole qu’il a donnée aux citoyens quand il a sollicité leur suffrage et quelques autres règles morales du même genre, qu’il les suive par moralité, par intérêt ou pour quelque raison que l’on veuille. Il y a une exigence de conformité morale à l’égard du dirigeant politique ou du représentant, mais son affaire, en tant que politique, n’est pas directement la morale.

En troisième lieu, la morale n’a aucun compromis à faire. On ne transige pas sur le bien, on ne peut s’en tirer avec sa conscience en disant « je n’ai fait qu’un demi-mal » ! Au contraire, la politique est l’art des compromis : comme passer un compromis avec son adversaire ou son ennemi sans se compromettre ? Dans la politique internationale, il faut traiter avec de mauvais gouvernements et même respecter les accords que l’on a passés avec ces mauvais gouvernements. Il faut également s’abstenir d’entrer en guerre avec un État au seul motif de la manière immorale dont les citoyens y sont traités. Quelque scandaleuse que soit la conduite d’un État, il n’y a aucune paix possible si les autres États s’arrogent le droit d’intervenir dans ses affaires intérieures.

Enfin, le pire en politique est le fanatisme moral, c’est-à-dire le transfert à l’action politique des principes moraux qu’on s’est donné à soi-même. Tous les régimes de terreur reposent d’abord sur ce fanatisme moral. La belle âme au gouvernement est généralement une véritable catastrophe. Son narcissisme moral se repaît du combat contre la barbarie réelle ou supposée. Gouverner, ce n’est pas vouloir faire régner la vertu ni fabriquer un « homme nouveau » conforme au « règne des fins » kantien.

Distinguons donc clairement morale et politique. Non pour permettre à la politique de se vautrer dans l’immoralité, mais pour rétablir la hiérarchie entre les deux. À bien des égards, la morale est plus importante que la politique et tous les hommes ont besoin d’une éducation morale, alors que l’éducation politique est facultative. Il serait tout à fait néfaste de galvauder la morale dans des opérations politiques toujours plus ou moins douteuses, et tout aussi néfaste de transformer les gouvernements en tribunaux de la vertu.

Le  3 mai 2022 

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