La thèse matérialiste « forte » suppose que l’être humain n’est rien d’autre qu’un amas de cellules, organisées de manière très complexe, certes, un amas de cellules tout de même, pas différent en son fond de l’amas de cellules qu’est une huître ou une éponge, et même, finalement, pas très différent de cette organisation mécanique très complexe qu’est ordinateur. S’il en est ainsi — et pour le matérialisme « fort », il en est ainsi — alors aucune espèce de sacralité ne peut s’attacher au corps humain. Il est du même coup « disponible » comme le monde entier doit être « disponible » pour celui qui s’est érigé en maître et possesseur de la nature.
Ce qui se trame aujourd’hui autour du « trans » (du transgenre
au transhumanisme), c’est exactement cela : le corps humain peut être transformé
en chose parmi les choses. On peut le remodeler à sa guise, transformer les
hommes en femmes et réciproquement. Cet essai qui s’appuie sur le désir, c’est-à-dire
sur les fantasmes sexuels, est le prélude à d’autres déjà en cours. Fabriquer des
soldats infatigables, des travailleurs qui n’ont pas besoin de sommeil ou des
hommes doués d’une mémoire artificielle qui évitera les affres et les ratés de
l’instruction, tout cela est déjà testé. La recherche en « intelligence artificielle »
n’a pas d’autre but : fabriquer des « episilons » qui seront facilement
dirigés par les « alpha plus », comme dans Le meilleur des mondes d’Aldous
Huxley.[1]
Quand on a arrêté les sacrifices humains — ce que dit
clairement l’apologue du sacrifice d’Abraham, quand on a interdit toutes les mutilations
et les marquages du corps — une co-invention judéogrecque — on a énoncé clairement
cette sacralité du corps. Le christianisme la pousse jusqu’au bout puisqu’il annonce
cette chose inouïe, la résurrection des corps à la fin de temps, conséquence de
cette autre invention extraordinaire, l’incarnation, Dieu qui se fait homme,
souffre et meurt comme un hom me. Ce système d’interdits concernant le corps
humain est en train de se disloquer. La technoscience s’annonce comme la
nouvelle religion de notre époque, une religion plus gourmande de chair fraiche
que le Moloch.
À la suite de Husserl, les philosophes ont séparé le corps
comme chose occupant un certain espace (Körper) et le corps propre comme « mon
corps » (Leib), le corps d’un sujet qui se rapporte au monde et dont le
corps est précisément ce rapport au monde. Pour le matérialisme « fort » qui
veut liquider la subjectivité comme un reste de superstition religieuse, cette
distinction est nulle et non avenue. L’humanité de l’humain, ce n’est que de la
viande. Pierre Legendre appelle cela « conception bouchère de l’humanité » et le
triomphe de cette conception « bouchère » lui fait dire qu’en vérité, c’est
Hitler qui a gagné la guerre.
La dissection des cadavres, pratique fort ancienne puisqu’on
en trouve des traces en Mésopotamie au IIIe millénaire av. J.-C.,
fut interdite par les Romains et toujours entourée de précautions sévères, même
quand elle commencera à être pratiquée plus couramment au XVe siècle.
Cette difficulté à considérer qu’on peut faire ce que l’on veut d’un cadavre
humain est le corollaire des rites funéraires. A fortiori, nous sommes
toujours remplis d’horreur lorsqu’on évoque la vivisection et l’utilisation des
humains vivants comme sujets d’expérience. La sinistre figure de Mengele est toujours
présente. Mais il n’y a pas de différence de nature entre les prétendues
expériences de Mengele et celles du premier spécialiste américain du transsexualisme,
John Money. L’idée que le corps n’est qu’un assemblage de pièces que l’on peut
à volonté trafiquer fut une des bases de la soi-disant « science nazie ».
Aujourd’hui, c’est pour le « bien » qu’on fait du Mengele à
la petite semaine. Mais, comme le faisait remarquer Machiavel, le bien et le
mal se ressemblent tant que l’un se change en l’autre sans même que l’on s’en
aperçoive. Les pouvoirs de la technoscience médicale sont tels que lui imposer
des limites devient une absolue nécessité. Mais comme elle nous promet l’immortalité,
on ne pourra lui imposer des limites infranchissables que si nous renonçons à
cette chimère que nous vendent biologistes et médecins et avec eux tous ceux
qui nous promettent de devenir les « chimpanzés du futur » si nous n’acceptons
pas d’aller au-delà de l’humain.
Du point de vue philosophique, la critique de matérialisme
fort, du « matérialisme scientifique », est une prise de position morale
absolument indispensable. La « métaphysique » retrouve ainsi sa place dans la réflexion
éthique.
Le 16 mai 2022
[1] Voir mon
article « Transgenre, un post-humanisme à portée de toutes les bourses » dans l’ouvrage
collectif édité par la revue « Quel Sport », La transmutation posthumaniste.
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