Les faits divers sont devenus depuis longtemps des occasions de faire assaut de vertu et de propositions plus sévères les unes que les autres pour éradiquer le mal. Les « révélations » (qui n’en étaient pas) concernant le producteur de cinéma Weinstein se sont transformées en un appel généralisé à la délation (#balancetonporc sur les réseaux sociaux en français). Certains penseurs (principalement classés « à gauche ») en sont venus à demander qu’en matière de harcèlement sexuel et de viol on introduise un nouveau principe juridique, celui de l’inversion de la charge de preuve qui obligerait l’accusation à prouver ses accusations (comme c’est la règle actuellement), mais à l’accusé de prouver son innocence. On parle d’augmenter drastiquement le délai de prescription. La surenchère punitive suit l’échauffement des esprits.
Il est bien difficile de faire entendre quelques paroles sensées dans cette situation. Quiconque ose émettre des doutes est accusé comme complice des méchants et peut-être lui-même méchant. Il faut cependant prendre le risque d’essayer de penser ce qui est en cause dans la marche inexorable (semble-t-il) vers l’empire du bien absolu.
[1]
Le besoin de morale dans la vie publique et dans les
relations sociales s’est fait pressant et même oppressant depuis trois ou
quatre décennies. Pour éviter de faire trop vieillot — la leçon de morale
faisant immanquablement penser à l’école de la IIIe République,
on a rebaptisé la morale en éthique, autrement dit, on est passé du latin au
grec. Mais la chose est aussi imprécise, qu’on la prononce dans la langue de
Cicéron ou dans celle d’Aristote.
Chacun d’entre nous se fixe des règles de vie (se lever tôt,
faire du footing ou encore mépriser l’argent et les compliments du vulgaire,
etc.) et jusqu’à un certain point, ces règles de vie dépendent de nos choix
personnels et n’ont nulle vocation à s’imposer aux autres. Appelons cela
éthique ou morale privée, si cela nous chante. Cette morale personnelle inclut
évidemment des vertus, c’est-à-dire des dispositions acquises par
habitude : à force de me contraindre à me lever tôt pour travailler, j’ai
vaincu ma paresse et je me suis meilleur maintenant que je suis devenu
travailleur. Toutes ces vertus, les éthiques des philosophes grecs antiques
invitent à les cultiver. La capacité à se suffire à soi-même est une vertu
épicurienne. La maîtrise de soi, la constance et beaucoup d’autres encore sont
des vertus stoïciennes. Et certainement nous devrions plus souvent lire ou
relire Aristote, Chrysippe et Épicure (ou leurs porte-parole latins) qui font
partie de l’éducation d’un honnête homme.
Mais il y a aussi une deuxième catégorie de règles, pas
toujours clairement distinctes des précédentes, mais qui se caractérisent par
le fait que nous ne les choisissons pas, qu’elles font partie d’un ensemble de
« valeurs » partagées par une communauté et qui permettent tout simplement à la
communauté d’exister. Nous pouvons dire qu’elles constituent une morale
publique. Et toutes les vertus que nous devons cultiver qui nous rendent aptes
à obéir à cette morale publique peuvent se résumer à une seule : amour du
bien commun. Cet amour du bien commun, dans une société démocratique inclut le
respect des différentes morales privées raisonnables — ou encore des diverses « conceptions
englobantes du bien ». Ainsi, je me dois de respecter le croyant qui a le droit
de vivre sa foi. Pour autant que sa foi reste raisonnable, c’est-à-dire qu’elle
ne vise à s’imposer et à réglementer l’espace public. Il y a dans la morale
publique toute une série de préceptes qui garantissent les libertés
personnelles de chacun. Et ces préceptes s’imposent à tous, évidemment. Cependant
la morale publique ne doit pas être confondue avec la morale minimale des
partisans de la « liberté négative ». Elle implique aussi d’agir en vue de
développer la solidarité entre les membres de la communauté politique et tout
ce qui favorise le développement de « l’animal social » humain. Du même coup,
la morale publique voit d’un mauvais œil ceux qui organisent leur propre
sécession d’avec l’espace public commun.
La morale publique, au sens où je l’entends, comprend donc à
la fois des prescriptions négatives (respecter les libertés personnelles et les
choix de vie des autres), mais aussi des prescriptions positives incluant le
développement de l’amitié civique sous toutes ses formes. Du même coup, la
vertu publique ou vertu républicaine n’est rien d’autre que cette aptitude à
s’engager dans la vie de la cité pour y faire son devoir de citoyen. Il y a
évidemment une tension entre ces deux exigences. Ce qui seul peut en fixer le
point d’équilibre c’est la loi.
[2]
La distinction entre morale et droit est évidemment
centrale. La morale est exigeante et parfois intransigeante. On ne badine pas
sur le mal. La loi au contraire doit permettre les perspectives de chacun selon
« une loi universelle de liberté » comme le dirait Kant. En même temps qu’elle
organise la vie commune et assigne à chacun sa contribution à la vie commune
(payer ses impôts, contribuer à la solidarité avec les plus défavorisés, garantir
à tous l’accès aux biens publics et la protection contre les maux publics), la
loi fixe les limites des exigences que chacun peut formuler vis-à-vis des
autres et organise la préservation de la paix civile.
Prenons le simple exemple de la laïcité dont la loi de 1905
définit très exactement les termes. La République garantit la liberté de
conscience, mais la liberté de conscience n’est pas la licence accordée aux
organisations religieuses d’intervenir comme bon leur semble dans la vie de la
cité. Du reste, en France la République ne reconnaît aucun culte et ne vise pas
à garantir la liberté religieuse, mais la liberté de conscience. Les partisans
de la prétendue « laïcité ouverte » (laquelle est exactement le contraire de la
laïcité) soutiennent au contraire que la république reconnaît tous les cultes !
Mais si la république reconnaissait tous les cultes, elle en ferait donc des
interlocuteurs légitimes pour la prise de décision publique et on aurait non
pas un État laïque, mais un État multiconfessionnel (comme l’est le Liban) ; en
outre, la république ferait revenir dans l’espace public la concurrence entre
toutes les religions, chacune voulant imposer sa loi, sa morale et ses lubies
particulières. En outre, les droits des incroyants et des sans religion (qui
sont l’immense majorité des citoyens de France) seraient gravement lésés. En
outre, la laïcité doit garantir à tous les possibilités de ne pas être
embrigadé ou contraint de partager des rituels sous la seule pression
communautaire. Ainsi, l’État n’a évidemment pas à réglementer les tenues
vestimentaires, mais il impose des règles de pudeur (on ne peut pas se promener
nu dans les lieux réservés au nudisme !) et des tenues réglementaires pour les
fonctionnaires ou toutes personnes accomplissant une mission de service public.
Cependant, l’interdiction du « voile intégral » est parfaitement légitime à la
fois parce qu’elle est une nécessité d’ordre public et parce que cette tenue
visant à rendre les femmes invisibles est gravement attentatoire à la dignité de
la femme. De même, l’interdiction des tenues religieuses ostentatoires à
l’école est non seulement conforme aux traditions scolaires, mais garantit la
liberté des jeunes filles qui veulent s’émanciper de la tutelle religieuse
familiale ou du voisinage.
On le voit, la loi peut limiter certaines « libertés »
individuelles pour sauvegarder la liberté de tous. Encore ces « libertés
individuelles » ainsi limitées sont-elles de pseudolibertés ou des formes de
servitude.
On peut seulement espérer que l’habitude de l’obéissance à
des lois justes finisse par devenir une seconde nature et former ce que
Rousseau appelait un droit naturel raisonné.
[3]
Comme je l’ai montré dans un ouvrage de 2011, La longueur de la chaîne (éditions Max
Milo), notre liberté est de plus en plus une liberté surveillée et nous ne
pouvons plus guère que négocier la longueur de nos chaînes. Appliquant le « principe
responsabilité » formulé par Hans Jonas, les États (car il s’agit d’un
processus largement mondialisé) ont entrepris de traiter les hommes comme des
enfants et de prendre en main leur santé, leur sécurité et leur moralité. De
l’interdiction de fumer qui poursuit les fumeurs même là ils ne risquent pas de
gêner leurs voisins, jusqu’aux campagnes publicitaires sur le bon régime, rien
ne nous est épargné. On en est même à réglementer les représentations de
fumeurs au cinéma. Il faudra sûrement un jour faire disparaître ces images
d’archives qui montrent nos présidents et ministres du siècle passé la
cigarette aux lèvres. En soi, cette affaire n’est pas très grave ; après tout,
moins fumer ou ne plus fumer, c’est bon pour la santé. Mais elle est
révélatrice de ce qui se met en place. Tous nos comportements doivent être
rigoureusement normés et les contrevenants doivent être punis.
Jusqu’à présent, la loi punissait les infractions
caractérisées. Désormais elle punira les comportements (que c’est vague) et les
propos. Y compris l’humour noir, puisque le second degré est désormais
rigoureusement banni comme l’a montré l’affaire de cet humoriste viré du
service public pour une plaisanterie un peu grinçante du type dont Charlie
Hebdo est coutumier.
Il est incontestablement mal d’être misogyne — c’est
d’ailleurs non seulement mal, mais de plus gravement bête. Pour autant, faut-il
punir les propos misogynes ou interdire la litanie des blagues (souvent pas
très drôles) sur les blondes ? Les « histoires belges » seront-elles bannies
comme offensantes pour un peuple ami — lequel d’ailleurs pratique souvent un
humour « déjanté » dont les Français pourraient bien s’inspirer ? L’antiracisme
est devenu une religion absurde, si absurde que, par exemple, le mot « nègre »
qui désignait jadis celui qui écrivait à la place d’un personnage célèbre un
livre de souvenir ou de réflexions est maintenant banni : on ne traduit
pas en français le titre du film américain Ghostwriter,
parce que, évidemment, « écrivain fantôme » ça ne veut rien dire pour nous.
Dénoncée voilà déjà pas mal de temps, cette police importune de la parole n’a
fait que croitre et embellir, la dernière forme, encore plus stupide que les
autres, étant celle de l’écriture dite « inclusive » et de la protestation
contre la grammaire française au motif que le masculin l’emporte sur le
féminin, comme si le masculin grammatical était mâle et le féminin grammatical
femelle.
La police de parole se complète d’une police des
comportements, puisqu’on veut transformer en infraction tout ce qui pourrait
relever du « harcèlement », un terme très large qui va de la « main baladeuse »
au simple regard un peu appuyé lancé à une femme qui ne l’a pas sollicité. La « drague »
la plus banale est en passe de devenir un délit, sur le modèle américain. Et
qui plus est un délit qui n’aura plus besoin d’être prouvé par l’accusation,
puisque ce sera à l’accusé de prouver son innocence ainsi que l’a demandé
fermement une des grandes figures du néo-féminisme, Madame Fraysse.
En réalité, nous assistons à une subversion de l’État de
droit par l’idéologie puritaine. Les nouveaux puritains (qui sont souvent, par
ailleurs des défenseurs du mariage homosexuel ou des droits des « trans »)
veulent imposer par la loi leur propre conception absolutiste du bien. Alors que
l’exigence morale s’adresse en premier lieu à soi-même, les néo-puritains
exercent leur vigilance morale à l’encontre des autres. Et aucun scrupule ne
peut retenir le dénonciateur. Inutile d’objecter que des innocents vont être
jetés en pâture : « balance-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Et
comme toujours ni pitié ni prescription. Certains proposent même de rendre le
viol imprescriptible… comme le crime contre l’humanité : un sens de la
gradation des crimes et des peines tout à faire remarquable. C’est toute la
conception moderne de la justice pénale, et, en même temps qu’elle l’antique
vertu du pardon qui sont balayées d’un coup par la furie des moralistes enragés.
Ce que veulent les néo-puritains, c’est une société de
laquelle le mal – ou plus exactement ce qu’ils nomment le mal – a été éradiqué.
Une société dans laquelle les lois et la surveillance des individus seraient si
bien combinées que la plus petite grossièreté machiste ne pourrait être
prononcée sans que le coupable soit immédiatement foudroyé par la justice ! Une
société d’où l’idée même de liberté aurait été éradiquée. Certes, on a coutume
de reprendre la formule classique de Rousseau et Kant selon laquelle la liberté
est l’obéissance à la loi qu’on se donne soi-même : obéissance à la loi
morale dictée par la raison pure, obéissance à la loi politique en tant
qu’expression de la volonté générale. Mais ces deux auteurs n’étaient pas des
fanatiques de la morale. Kant remarquait que si une société était conçue de
toute sorte que tout écart à la loi devenait impossible, alors la morale aurait
disparu de toutes les conduites humaines et une obéissance mécanique lui aurait
été substituée. Rousseau, pour sa part, considérait que la volonté générale
s’autolimitait en quelque sorte, puisque « la condition étant égale pour tous,
nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ».
On peut espérer civiliser les hommes par l’éducation, et on
y arrive parfois. Je crois qu’il serait assez facile de montrer qu’au cours du
dernier siècle, les violences faites aux femmes et aux enfants ont beaucoup
diminué, que les préjugés raciaux ou les discriminations à l’encontre des
handicapés, sans parler des crimes de sang, ont beaucoup régressé, alors que
les lois devenaient souvent moins dures — on a aboli la peine de mort. Il est
pour le moins curieux de remarquer que c’est aujourd’hui du côté d’une certaine
gauche ou de l’extrême gauche que l’on réclame une extension sans limites du
domaine pénal et une aggravation constante des peines encourues. La dénonciation
à tout propos des « dérives sécuritaires » a quasiment disparu. Peut-être
est-ce tout simplement un des indices que l’on ne croit plus l’homme éducable.
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