mercredi 17 janvier 2018

La fabrication des humains

La question du « mariage pour tous » a quitté le devant de la scène – après avoir joué son rôle : servir de diversion « sociétale » au moment où, reniant même ses maigres promesses, le gouvernement de « gauche » s’engageait dans une offensive antisociale sans précédent. Bien que le gouvernement ait juré ses grands dieux que le mariage des couples homosexuels ne valait pas reconnaissance de la procréation médicalement assistée (PMA pour les lesbiennes) et de la gestation pour autrui (GPA à destination des couples gays), petit à petit, au cas par cas, ces pratiques sont néanmoins en cours de légalisation.


J’ai eu l’occasion, en 2013, de soutenir que le problème n’était pas à proprement parler celui du mariage des homosexuels – le PACS était déjà un contrat civil qui pouvait, moyennant quelques inflexions devenir l’équivalent du mariage, lequel est d’abord un contrat d’union civile – et ce depuis le code civil dit « code Napoléon ». Le problème réel posé était celui de la filiation et finalement du mode de reproduction des humains. Les partisans de la « manif pour tous », de ce point de vue, avaient parfaitement raison et les dénégations de la « majorité » de gauche étaient tout à fait hypocrites.
Je voudrais revenir sur ces questions en soulignant que les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême gauche ont voulu le placer. Les « progressistes » en matière de procréation sont en réalité l’avant-garde d’une nouvelle manière de fabriquer des humains, une manière contrôlée selon des procédures technocratiques et technologiques. Ce qui suppose une mise en coupe réglée de la sexualité – et non pas une plus grande liberté sexuelle. Sous le règne de l’équivalent général (l’argent) tous les individus doivent être conformes aux normes vigueurs et indéfiniment substituables les uns aux autres. Pour comprendre ce qui est en cause, il faut se détourner des théories post-modernes et revenir à des bons vieux auteurs, comme Marcuse : désublimation répressive et modelage d’un homme unidimensionnel,voilà ce dont il s’agit.

Homosexualité et mariage. Perversion et normalisation

Commençons par dissiper les équivoques et prévenir les coups bas qui ne manqueront pas d’être portés par les belles âmes de la lutte contre toutes les discriminations. L’homosexualité n’est pas « contre nature » et c’est même « naturellement » si l’on peut dire que tous les individus humains peuvent prendre pour objet libidinal aussi bien une personne du sexe opposé qu’une personne du même sexe. Contrairement d’ailleurs à ceux qui veulent à tout prix figer les uns et les autres dans des catégories bien établies, personne n’est homosexuel et personne n’est hétérosexuel. Tous les humains sont les deux à la fois, dans des proportions variables suivant les circonstances ou les époques de leur vie. Quiconque a ouvert un livre de Freud une fois dans sa vie le sait. Que la répression et même les simples discriminations à l’encontre de ceux qui se sont fixés sur des pratiques homosexuelles soient ignobles, cela devrait aller de soi. Et ce pour une raison de fond : la vie intime n’a absolument pas à tomber sous le coup de la loi et tout ce qui se fait entre adultes consentants ne regarde qu’eux. C’était d’ailleurs un principe fondamental affirmé par la révolution française qui a non seulement autorisé le divorce, mais aussi fait disparaître l’homosexualité et l’inceste du code pénal[1]. C’est seulement au lendemain de la Première Guerre Mondiale qu’ont été adoptées des lois réprimant l’homosexualité dans le pays qui pourtant avait été la terre d’accueil d’Oscar Wilde, emprisonné pour son homosexualité par la justice britannique. Ces lois ont d’ailleurs été toutes abrogées pendant le premier septennat de François Mitterrand.
Ainsi la discrimination à l’encontre de l’homosexualité doit-elle être combattue énergiquement – et peut-être devrait-on d’ailleurs combattre avec la même énergie les discriminations liées à la couleur de peau, à l’origine, etc. À bien des égards, du reste, les discriminations à l’encontre des homosexuels ne sont guère qu’un fantasme. Même le « numéro deux » du Front National est un homosexuel assumé. C’est tout dire.
On peut également considérer que ce premier contrat d’union civile qu’est le PACS a été une bonne chose puisqu’il a permis aux couples homosexuels de mener vie commune aux yeux de la loi. Le PACS ne réglait pas tous les problèmes et depuis quelques années on n’a pas manqué de propositions visant à l’améliorer et sans aucun doute, une réforme du PACS n’aurait rencontré aucune résistance dans la population. Mais la question du « mariage pour tous » est fort différente et n’est pas une simple extension de ce qui avait été acté par le PACS. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de savoir si les individus ont le droit de mener la vie sexuelle, amoureuse et amicale qui leur plaît, il s’agit des fondements anthropologiques de nos sociétés, puisque le mariage n’est pas une question d’amour ou de relations sexuelles : son objet n’est rien d’autre que la reproduction de la société ou, pour parler comme Pierre Legendre, l’institution de la vie.

La question de la filiation et non celle de la sexualité

Car ce qui a cristallisé le malaise et les oppositions, c’est la perspective d’un bouleversement des principes de la filiation. Le mariage homosexuel se double en effet de l’ouverture de l’adoption plénière aux couples homosexuels « légaux » et, en perspective, même si le gouvernement a mis l’affaire sous le boisseau pour l’instant, il s’agissait de légaliser la PMA  pour les couples de lesbiennes – elle n’est légale que pour les couples « hétérosexuels » – et la GPA,  des pratiques autorisées souvent hors de France : Belgique, Pays-Bas, Irlande, Roumanie, Slovaquie, Royaume-Uni et Pologne admettent la GPA qui n’est cependant explicitement autorisée qu’aux Pays-Bas et en Roumanie, alors qu’elle n’est simplement pas interdite dans les cinq autres. Elle est légale aux États-Unis mais aussi en Inde où une partie de la production des bébés pour les couples des pays riches a été délocalisée pour les raisons ordinaires de coûts « salariaux » nettement moins élevés.
La PMA (ou AMP) est une très vieille affaire qui se pratique depuis la naissance du premier « bébé éprouvette » à la fin des années 70. Sous ce terme on regroupe des pratiques très différentes depuis la fameuse FIVETE jusqu’à la simple insémination artificielle. Ces pratiques sont partout légales dès lors qu’il s’agit, pour un couple composé d’une femme et d’un homme, de remédier à une infertilité reconnue.
Commençons par la GPA. La pratique des « mères-porteuses » que défendent, par exemple, Mme Badinter et le philosophe de la morale minimale Ruwen Ogien, suppose qu’un couple ait passé contrat avec une femme qui accepte de porter un enfant qui sera à sa naissance abandonné au couple commanditaire et sera dès lors réputé l’enfant de ce couple.  On voit immédiatement de quoi il s’agit : la transformation de la procréation en une activité salariée comme les autres – ce que Pierre Bergé, une des vedettes de la gauche-caviar – n’a pas manqué de souligner : « un ouvrier loue bien ses bras, pourquoi ne pourrait-on pas louer son utérus ? » Ce faisant, Pierre Bergé confortait sans le savoir Marx qui dénonçait dans le mode de production capitaliste la prostitution généralisée de l’humanité. Ce n’est pas un hasard du reste si la Roumanie, l’un des pays les plus pauvres de l’Union Européenne tolère la GPA. On aura également beaucoup de mal à expliquer pourquoi les socialistes qui prônent l’éradication de la prostitution veulent légaliser la GPA. Si une femme peut disposer de son corps librement pour porter l’enfant d’un couple, pourquoi ne pourrait-elle pas disposer de son corps pour procurer ces « services à la personne » que vendent les péripatéticiennes ? Certes les Pays-Bas ne sont pas la Roumanie mais la misère y est aussi bien présente et  personne ne peut croire que les femmes qui s’exposent dans les vitrines du quartier chaud d’Amsterdam le font par suite d’un choix délibéré… Bref, la GPA s’appelle location de ventres ! C’est une nouvelle extension de la colonisation des humains par le mode de production capitaliste : la gestation devient une activité marchande qui entre dans le cycle de circulation des marchandises et de l’argent. La réification de l’individu y est complète : la « productrice » y est un simple moyen (en attendant l’utérus artificiel, cf. infra) et l’enfant à naître est un produit. Les belles âmes de gauche (Élisabeth Badinter et tutti quanti) protestent : non il ne s’agit pas de la marchandisation des corps ; il faut une loi pour encadrer la GPA et en faire « un authentique pratique altruiste ». C’est une plaisanterie sinistre : tout le monde sait que les dames riches, ayant déjà un enfant, iront bénévolement subir tous les ennuis de la grossesse pour faire le bonheur d’un couple sans enfant et qu’inversement toutes les pauvres refuseront les dessous de table de la « pratique authentiquement altruiste »… De quelque manière qu’on prenne le problème, la GPA est une forme odieuse de l’exploitation et une allégorie du capitalisme. Pour justifier la légalisation de la GPA, on avance le fait que sa légalisation hors de nos frontières rend son interdiction  impossible à mettre réellement en œuvre. Ce genre de sophisme par lequel on veut rabattre le droit sur le fait est particulièrement inacceptable. On pourrait appliquer le même raisonnement aux salaires et aux droits sociaux des travailleurs : puisque les ouvriers chinois travaillent pour dix fois moins cher que les Français, on devrait ramener les conditions sociales françaises au niveau chinois pour éviter le chômage… 
La question de la GPA ne concerne pas seulement les gays puisque de nombreux couples hétérosexuels y ont recours. Sa logique est tout à fait claire et quelques affaires juridiques aux États-Unis l’ont montré. À partir du moment où il y a un contrat, les deux parties doivent exécuter leur part du contrat selon les stipulations du contrat. La GPA suppose donc que la mère-porteuse ne puisse en cours de route changer d’avis et décider de garder l’enfant qu’elle porte. Elle doit non seulement rembourser l’argent qu’elle a déjà encaissé mais aussi dédommager les demandeurs – les clients. En outre, rien n’interdit d’exiger que le « produit fini » réponde à certaines normes de qualité. On a vu un couple refuser l’enfant en raison de la couleur imprévue de sa peau. Pour reprendre la distinction marxienne, on peut dire qu’immédiatement la GPA est la subsomption formelle de la reproduction – l’enfant devient un produit marchand – mais cette subsomption formelle rend possible la subsomption réelle, c’est-à-dire l’application des procédés et des normes du capitalisme à la reproduction et notamment le développement de ses moyens techniques. Il y a là un cadre qui ouvre la voie à l’intégration complète de la reproduction humaine dans le cycle de la reproduction du capital. 
Certains disent : « non à la GPA, oui à la PMA ». La PMA pose  a priori moins de problème que la GPA puisque la mère de l’enfant à naître n’a nulle intention de le vendre le jour de sa naissance ! Si la PMA est admise pour les couples hétérosexuels, elle ne l’est pas enocre pour les couples homosexuels. La PMA, telle qu’elle existe en France, se conforme à l’adage aristotélicien selon lequel « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature. » (Physique, II, 8, 199-a) En autorisant la PMA pour les couples de lesbiennes – c’est-à-dire par l’utilisation de l’insémination artificielle – on proclamerait donc que deux femmes suffisent pour enfanter, elles en auraient la puissance sans pouvoir concrètement la rendre effective. Cette dénégation juridique de la fonction paternelle et la division sexuelle de l’humanité, si elle ne conduit pas à la même aliénation que les « mères porteuses » est tout aussi dangereuse sur le fond. Ce qui se profile, c’est l’indifférenciation des sexes, là aussi dans la logique profonde du mode de production capitaliste qui produit des individus abstraits interchangeables.
L’argument par lequel on est prêt, dans la gauche française, à accepter la PMA mais pas la GPA est un argument implicite que personne n’ose avouer : les femmes et les hommes, ce n’est pas la même chose ! Une femme peut avoir un enfant avec une injection de gamètes ou un amant de passage, mais un homme ne pourra jamais avoir d’autre enfant que celui dont une femme lui aura fait cadeau. Et c’est précisément cette réalité essentielle, irréductible que buttent toutes les constructions savantes de ceux qui disent que la filiation n’est qu’une affaire de volonté et les rapports entre les sexes de pures constructions sociales modifiables à volonté. Mais si on reconnaît cette réalité, alors s’effondre toute l’argumentation selon laquelle le mariage pour tous avait pour fonction de supprimer une intolérable discrimination. Car si les femmes et les hommes ce n’est pas la même chose, s’il y a une dissymétrie radicale entre celle qui peut porter un enfant et celui qui ne peut qu’éjaculer son sperme, alors le mariage entre un homme et une femme et le « mariage » entre deux hommes ou deux femmes, ce ne sera jamais la même chose et donc c’en est fini avec le prétendu « mariage pour tous ».

L’adoption homoparentale et la filiation reposant sur la volonté

Venons-en maintenant à la question de l’adoption. Commençons par préciser que l’adoption d’un enfant par un couple demande que ce couple soit marié. Mais rien n’empêche théoriquement qu’une personne non mariée (concubin ou concubine) adopte un enfant – la seule condition est d’avoir plus de 28 ans. C’est précisément pour rendre possible l’adoption que les groupes de pression homosexuels tenaient au mariage et non à un simple contrat d’union civile – un PACS amélioré. En ce qui concerne l’adoption on distinguera l’adoption simple (qui maintient les liens de filiation de l’adopté[2]) et l’adoption plénière qui efface les liens de la filiation pour les remplacer par ceux qui unissent  l’adopté aux adoptants. L’adoption plénière produit un nouvel acte de naissance qui remplace l’acte de naissance originel. La loi crée ainsi une filiation fictive : l’enfant adopté est réputé être né de ses parents adoptifs. Mais cette filiation fictive « imitait la nature » jusqu’à la récente loi sur le « mariage pour tous » : il fallait indiquer qu’une femme et un homme étaient bien requis pour faire un enfant ! Désormais, un enfant pourra naître de Monsieur X et de Monsieur Y, comme si Monsieur X et Monsieur Y pouvaient concevoir un enfant comme le fruit de leurs étreintes.  Comme on prétend que les systèmes de parenté et de filiation sont purement conventionnels, on pourrait ainsi supprimer tout lien entre parenté biologique et parenté sociale. Il suffit de vouloir être parent pour le devenir, soutiennent les partisans du « mariage pour tous ». Alors que l’adoption était conçue comme une manière de régler l’exception et qui, comme telle ne devrait pas s’éloigner de la norme, les partisans du « mariage pour tous » y voient au fond la nouvelle norme : les enfants doivent tous être adoptés de façon à ce que puisse se manifester nettement la volonté d’être parent ! Effectivement, on peut trouver dans l’histoire des traces de cette idée : à Rome comme à Athènes, le père de famille, à la naissance décidait s’il voulait de cet enfant et dans le cas contraire il pouvait le mettre à la porte de sa maison en attendant qu’une âme charitable le ramasse ou qu’il meure. Mais il n’est pas certain que ce soit vraiment à ce modèle familial que songent les défenseurs de « l’adoptionnisme ». Il existe quelques exemples de sociétés dans lesquelles l’adoption joue un rôle au moins aussi important que la filiation naturelle. Lévi-Strauss indiquait le cas de ces Amérindiens qui pratiquaient massivement l’infanticide, semblant trouver répugnant de mettre des enfants au monde : pour survivre ce groupe devait capturer les enfants d’une tribut ennemie et ensuite les adopter. Dans le cas polynésien, le large vagabondage sexuel s’accompagne d’un infanticide très répandu compensé par des pratiques d’adoption très fréquentes. Cependant aucun de ces exemples ne vient corroborer la thèse d’une filiation de choix. Ce sont pratiques sociales dictées par des normes sociales extrêmement contraignantes.
C’est qu’en réalité l’idée que la filiation repose sur la volonté est tout bonnement intenable, son revers est que le droit de refuser les enfants que l’on par les moyens naturels. Les préceptes moraux auxquels nous nous référons généralement et qui incluent l’idée de droits individuels condamnent aussi bien l’infanticide que l’abandon d’enfant – même si cette condamnation peut s’assortir de considérations  concernant la situation particulière de cet abandon. Nous admettons des exceptions qui rendent permettant par exemple l’accouchement sous X. Mais ces exceptions ne sont que des exceptions à la règle. Que les parents aient des devoirs envers les enfants et que ces devoirs découlent tout simplement des liens biologiques, et non de la « libre volonté », cela nous semble tout à fait évident et c’est indispensable si on se préoccupe non des « désirs » des militants gays, mais de la protection des plus faibles.

Les postulats  non questionnés du « mariage pour tous »

Le premier de ces postulats non questionnés, est qu’il n’y a rien de naturel dans l’homme et que tout y est construction sociale. En poussant à la caricature les thèses structuralistes des années 50/60 on présuppose que la culture a remplacé la nature.
Malheureusement pour les « sociétaux progressistes », on doit reconnaître que la vision  qui coupe radicalement nature et culture est fausse. Claude Lévi-Strauss, père putatif de ce structuralisme, n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de nature humaine. En bon élève de Jean-Jacques Rousseau, c’est au contraire à la recherche de cette nature humaine qu’il a consacré sa vie. Il suffit de lire ou de relire Tristes tropiques pour s’en convaincre. L’importance que Lévi-Strauss accorde aux systèmes de parenté tient précisément à ce qu’ils sont des lieux où s’articulent nature et culture et non les lieux de l’abolition de la naturalité. Quelle que soit la relation de parenté dominante dans un groupe, aussi bizarre qu’elle puisse paraître, elle a toujours comme fonction unique d’organiser la reproduction de l’humanité, c’est-à-dire d’organiser les modalités de rencontre des hommes et des femmes en vue de faire des enfants.
À l’appui des thèses « culturalistes », les défenseurs du mariage pour tous invoquent comme d’habitude toutes les bizarreries possibles des sociétés humaines. Des ethnologues ont état de sociétés qui donnaient un statut légal à l’homosexualité. En réalité, il s’agissait soit de la tolérance habituelle à l’égard des relations homosexuelles entre adolescents, soit purement et simplement de la pédérastie, institution grecque, souvent propre aux sociétés de guerriers et qui serait aujourd’hui condamnée irrémédiablement comme pédophilie. On citera le cas des Nuers du Soudan : les femmes stériles y peuvent être considérées comme des hommes et donc épouser une femme à qui des cousins ou des amis feront des enfants. La femme stérile sera alors appelée père des enfants qui la considéreront comme un père. Si on voit là les marques de l’extrême ingéniosité des sociétés humaines dans l’art de faire de nécessité vertu, on aura tout de même beaucoup de mal à faire de cet exemple une justification du recours à la PMA pour les couples de lesbiennes. La fiction qui transforme une femme stérile en homme est d’ailleurs parfaitement révélatrice de la permanence de la structure sexuée fondamentale. 
Comment peut-on annoncer la fin de la famille nucléaire et en même temps se prononcer pour la famille nucléaire homoparentale ? Et surtout, toute l’ethnologie du monde ne peut rien au fait que pour faire des enfants, il faut d’abord une femme et un homme et que ni deux femmes ni deux hommes ne feront des enfants – du moins à un horizon relativement proche.
Le deuxième postulat des partisans du « mariage pour tous » est que toute discrimination est illégitime et qu’il y aurait discrimination si on n’accordait pas aux homosexuels le droit d’avoir des enfants. D’une part, il est faux de dire que toute discrimination est illégitime. Par exemple, le mariage est interdit entre frère et sœur, bien que les relations sexuelles incestueuses entre majeurs ne tombent pas sous le coup de la loi.  On discrimine donc les conjoints légaux possibles en fonction des relations de parenté. En second lieu, personne n’interdit aux homosexuels d’avoir des enfants … pourvu qu’ils trouvent un partenaire de sexe opposé ! Mais personne ne peut revendiquer un « droit à l’enfant » car pour qu’il y ait droit il faut qu’il y ait une autre personne qui soit garante de l’exercice de ce droit. Donc les lois sur le mariage le définissant comme un rapport entre deux personnes de sexes différents n’étaient nullement des lois discriminatoires injustes. La conception de l’égalité sous-tendue est typiquement cet égalitarisme aveugle que produit une société fondée sur l’échange de l’équivalent général : tout ce qui s’oppose à mes désirs est injuste dès lors que j’ai les moyens financiers de réaliser ces désirs.[3]
Le troisième postulat est celui qui accorde à l’homme le pouvoir de fabriquer ses enfants à sa convenance et selon un « projet ». Dans les temps anciens, souvent fort cruels, le seul choix dont les hommes disposaient était d’abandonner ou de tuer les enfants non désirés. Cette sélection purement négative a été peu ou prou abandonnée, notamment dans les pays qui se sont progressivement émancipés des dominations traditionnelles et notamment de la toute-puissance du père de famille. Ainsi le christianisme en affirmant le caractère sacré de la vie humaine a largement contribué à limiter cette toute-puissance des pères en les soumettant, non sans mal, à la toute-puissance du père céleste. L’avènement du capitalisme s’est accompagné de la volonté de gérer les populations – ici on pourrait renvoyer par exemple aux travaux de Michel Foucault. L’un des aspects de la gestion scientiste des populations a été le développement de l’eugénisme à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle.  Le nazisme a largement ruiné la réputation de l’eugénisme – qui était pourtant partagé par presque tous les « progressistes » au début du siècle passé – la social-démocratie suédoise, c’est un exemple connu, fut pionnière en matière d’eugénisme. La volonté de maîtrise a pris des formes plus subtiles et plus individualistes : un enfant comme je veux quand je veux ! La forme classique de ce désir est celle que manifeste le choix du sexe de l’enfant – des FIVETE sont pratiquées aux USA uniquement à cette fin – et au-delà se forment toutes sortes de fantasmes  concernant la fabrique de l’humain telle que les biotechnologies la rendraient possible. L’idée que les homosexuels puissent avoir des enfants procède de la poussée d’une pensée qui fait de l’individu un consommateur indifférencié : fabriquer des enfants sans s’encombrer de la sexualité et des hasards de la procréation. Adoption, GPA et PMA permettent précisément de commencer à mettre en œuvre ce pouvoir de choisir en fonction de son « projet parental ».  Ce pouvoir est cependant un pouvoir purement imaginaire, il s’apparente au fantasme de toute-puissance infantile analysé par Freud. L’homme qui se fait lui-même, en bon américain le self made man, voilà son arrière-plan idéologique.
Ces trois postulats (coupure absolue nature/culture, égalitarisme aveugle, affirmation de la toute-puissance humaine) sont très rarement explicités mais il suffit de gratter un peu les discours pour les y retrouver. Ils signent tous les manifestations idéologiques de ce que l’on nomme un peu vite le « néolibéralisme », même si, curieusement, mais cela s’explique, on a retrouvé beaucoup d’antilibéraux dans les rangs des défenseurs du mariage pour tous.

L’obsession du péché

Il convient tout d’abord de ne pas confondre le public et le privé, le commun et l’intime. Le mariage en tant qu’institution appartient à la sphère publique, il définit des droits et des devoirs qui règlent les rapports entre parents et entre parents et enfants. La loi ne doit pas s’étendre au-delà et ne doit donc pas se mêler des relations intimes, et notamment des pratiques sexuelles.  Prétendre qu’on peut imposer la légalisation du mariage homosexuel au prétexte que les homosexuels s’aiment, c’est mélanger les genres (si on ose dire) et fonder le droit sur les sentiments.  Comment, si le sentiment gouverne le droit, pourrait-on s’opposer aux mariages entre frères et sœurs, à la polygamie ou à la polyandrie ? La revendication du mariage homosexuel demande en réalité une nouvelle extension du domaine de la loi et une nouvelle incursion de l’État dans le contrôle de l’intimité puisqu’en demandant une reconnaissance légale d’un certain type de relations sexuelles on soumet du même coup les relations sexuelles aux classifications légales. Ce qui finira automatiquement par la définition de pratiques sexuelles non légales… Significative est l’introduction des « bi » dans la liste des groupes de pression revendiquant le mariage pour tous. Rien ne doit échapper à l’œil vigilant du législateur. Deux conséquences s’en tirent. D’abord, on voit mal cependant quels arguments on pourra opposer à ce qui revendiquent la légalisation de la polygamie, voire un hypothétique « mariage communautaire » type communauté post-soixante-huitarde ! Si comme le dit Woody Allen, se masturber c’est faire l’amour avec la personne qu’on aime le plus, alors peut-être faudrait-il instituer le mariage avec soi-même, parachèvement de la transformation des hommes en atomes isolés et autosuffisants. Mais, et c’est la deuxième conséquence, nullement hypothétique, elle : la légalisation de ce que l’on considérait jadis comme des perversions signifie la volonté d’éradiquer toute perversion. Ce n’est pas un hasard si le mariage gay a d’abord été légalisé dans les pays à forte influence puritaine. Si ajoute l’insistance sur la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants, la boucle est bouclée et on est revenu aux versions les plus bigotes de la vie de famille.
Il y a encore un autre aspect ! La GPA et la PMA consacrent le coupure définitive entre sexualité et procréation. Les générations d’avant avaient voulu libérer la sexualité des ennuis de la procréation tout en se réservant la possibilité d’avoir des enfants le moment venu. Les progressistes sociétaux d’aujourd’hui veulent libérer la procréation des à-côtés de la sexualité. C’est très exactement le vieux rêve de l’Église : comment concevoir sans tomber dans le péché de la chair ?
La théorie du genre est une construction fantasmagorique qui, sous prétexte d’éviter l’essentialisation biologique inhérente à la notion de sexe la remplace par une typologie des genres encore plus essentialiste. Du même coup est évacué tout l’héritage freudien – la théorie analytique étant la bête noire des « transgenres » et autres partisans de la « construction sociale » du genre. Au contraire, la théorie de la sexualité chez Freud évite toutes ces classifications stupides en posant la libido comme pulsion indifférenciée qui se fixe sur des objets selon les phases d’un développement de la sexualité. Au lieu de figer des genres, elle permet de comprendre l’intrication dans un sujet concret de tendances multiples. En remplaçant la pulsion sexuelle par la construction sociale du genre, on éradique la charge critique que contient la théorie analytique, c’est-à-dire charge liée au caractère indestructible de la pulsion. C’est précisément parce que la pulsion est indestructible que les montages du droit sont indispensables à l’édifice de la vie sociale, quel que soit le mode de production. De ce point de vue, le bricolage du mariage pour tous s’attaque à ces fondements de toute vie sociale pérenne, procurant non une augmentation de la liberté individuelle mais un enfermement dans des catégories arbitraires (LGBT …).
On pourrait assez facilement montrer que la substitution du genre au sexe exprime aussi à sa manière l’obsession proprement protestante du sexe. On sait comment les États des États-Unis ont multiplié les « sodomy statutes » permettant de réprimer les pratiques sexuelles les plus diverses (et pas seulement la sodomie) y compris entre conjoints légaux. Le sexe qui a partie liée avec la nature doit être traqué, encadré et si possible éliminé. Sa transformation en « construction sociale » sous le terme grammatical de « genre » nous débarrasse de cette nature honnie avec tout qui marque le sexe, le sang menstruel, le sperme, les corps mêlés et la sueur des amants. Le genre est la dernière ruse du puritanisme.
L’homosexualité n’est pas équivalente à l’hétérosexualité. C’est d’ailleurs ce concept d’hétérosexualité qui paraît étrange : La sexualité présuppose quelque chose comme des sexes différents. Dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle Freud caractérise l’homosexualité comme perversion. Il ne s’agit pas d’une perversion au sens moral – il n’est pas « mal » de fixer son désir sur une personne du même sexe ! Mais il s’agit tout de même d’une perversion en ce que, pour Freud, l’homosexualité serait une fixation de la sexualité à un stade primaire, infantile ou post-infantile – on pense à l’homosexualité des adolescents. Il y a, pour Freud, une voie « normale » qui débouche sur la sexualité entre adultes de sexes différents. On retrouve la même idée chez Wilhelm Reich. Tout cela vaut à ces maîtres vénérables d’être aujourd’hui considérés comme de vieilles ganaches réactionnaires et bourgeoises… Ce qu’il y a dans la pensée analytique classique, c’est au moins l’idée que l’homosexualité est une transgression de la Loi (avec « L » majuscule), et c’est précisément cette idée d’une Loi qui ne serait pas que pure convention entre les mains des individus que refusent les partisans du mariage homosexuel. 
Dans Éros et civilisation, Marcuse a développé le concept de « désublimation répressive ». Partant de la théorie freudienne de la sublimation – répression de la pulsion pour en la détournant vers objets « idéaux », comme le travail et la création artistique – Marcuse soutient que la société industrielle moderne organise au contraire une désublimation – on fait une bien plus large place à l’expression des pulsions sexuelles – mais tout aussi répressive puisqu’elle soumit directement la pulsion sexuelle au « principe de rendement » (exploitation de la sexualité dans la publicité, dans le sport, pornographie commerciale, etc.). Le couple mariage homosexuel/GPA-PMA est typique de cette configuration : d’un côté on reconnaît officiellement certains aspects de la sexualité « hors normes » pour les réintégrer dans un cadre légal (le mariage) et leur appliquer immédiatement les procédures techniciennes marchandes en matière de reproduction. L’homosexualité qui pouvait être vécue comme une révolte contre le mariage bourgeois, contre la reproduction, celle qui découle du vieux « Famille, je vous hais » d’André Gide, n’a plus de place dans la société normalisée à l’extrême qu’est la nôtre.
Ainsi la dialectique de l’intime et du droit, de la loi et de la transgression par quoi toute société vivante existe doit-elle être abolie.

Le capitalisme reproductif

Quand Énée fuit Troie en flammes, il porte sur son dos son père Anchise et tient son fils par la main. Cette image rapportée par Virgile dans l’Énéide, résume la vérité effective de la chose en matière de filiation.  Elle est le paradigme « notifiant l’obscure question de l’Ancêtre », comme le dit si justement Pierre Legendre. Question inéliminable. Ceux qui ont adopté des orphelins et ont cherché à les élever comme s’il s’agissait de leurs propres enfants, savent combien c’est difficile, car la question de l’Ancêtre, ils la portent sur leur dos. Qui est le père ? De quel ventre suis-je sorti ? Ils chercheront toujours à répondre à ces questions. Ce que proposent les partisans du mariage homosexuel avec la PMA ou la GPA, c’est la fabrication d’orphelins pour satisfaire le « désir d’enfant » de ceux qui ont fait le choix d’une situation sentimentale qui ne leur permet pas d’en avoir. Cette liberté de la volonté illusoire n’est rien d’autre que la prétendue liberté de celui qui vend librement sa force de travail à celui qui librement l’achète pour l’employer à ses propres fins. Bref, se parachève ici l’introduction des rapports capitalistes jusque dans une sphère qui, jusqu’à présent, leur était encore fermée.
Et comme toujours, « le mort saisit le vif ». Si le propre du mode de production capitaliste, c’est la substitution du travail mort au travail vivant et la transformation du travail vivant en travail mort, son introduction dans la sphère de la reproduction humaine suppose un changement du mode de production. Il ne suffit de transformer les enfants en marchandises, il faut encore que ces marchandises soient produites selon les méthodes du capitalisme. Le développement des « biotechnologies » (ou plutôt des « thanatotechnologies », car il s’agit des technologies de la mort) est donc le complément nécessaire des transformations « sociétales » en cours. L’idée d’une fabrication de l’être humain, très vieux songe, prend corps, le capitalisme s’appuyant, comme toujours, sur l’indéracinable fantasme de toute-puissance infantile.
Nous ne sommes qu’aux débuts encore tâtonnants de la fabrication des humains. L’insémination artificiellement ne semble pas un acte hautement technique mais elle est déjà une prise en charge dans un cadre médicalisé et elle fait entrer de la technique où elle n’est absolument pas nécessaire. La FIVETE est déjà nettement plus complexe et elle se répand même en dehors des cas d’infertilité reconnus. À toutes ces procédures techniques, faites dans un milieu technique, s’appliqueront les normes de qualité imposées dans les chaînes de production industrielle en vue d’obtenir la satsifaction maximale du client. Ainsi, le choix du sexe paraît en lui-même une revendication sans grandes conséquences. Dans les sociétés occidentales où le capitalisme a balayé la tradition, on peut faire l’hypothèse raisonnable que si les parents pouvaient choisir le sexe de leurs enfants, au total, la répartition ne serait pas très différente de la répartition résultant des aléas de la méiose. Cependant, même si le ratio reste inchangé (105 garçons pour 100 filles en moyenne), la situation ontologique des hommes serait radicalement différente, puisque chacun serait au moins par un trait important, le produit d’un projet parental conçu sur le mode de la fabrication à la demande, comme lorsqu’on commande une automobile en choisissant la marque, le type et la peinture !
Nous n’en sommes pas encore là, mais ce n’est plus de la science-fiction. Puisqu’on peut introduire des gènes de résistance au froid ou aux pesticides dans les plantes, puisqu’on peut modifier génétiquement les porcs, rien n’interdit qu’on puisse en faire autant pour les humains dans un avenir proche. Bien sûr, la programmation génétique humaine est pour une part un fantasme. Il y a, à cela, une raison majeure : la métaphore de la programmation et du « code génétique » est fausse et les relations entre génotype et phénotype sont bien plus complexes que ne le laissait penser la génétique de la fin du XXe siècle.  Mais l’idée de modifier l’ADN humain en vue d’obtenir certaines propriétés phénotypiques est bien ancrée dans les esprits et pourra obtenir des résultats partiels qui peuvent intéresser les futurs parents, les laboratoires, les spécialistes en biotechnologies ou encore les responsables des politiques de santé.
Le clonage est souvent présenté comme le comble de la barbarie technoscientifique : il sert d’utile épouvantail à moineaux.  Le clonage reproductif en lui-même n’a aucun intérêt – non seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux – puisqu’il ne permet qu’une reproduction à peu près l’identique de l’être cloné alors que tout éleveur sérieux cherche en permanence l’amélioration des races. Mais le clonage thérapeutique ou reproductif sert de champ d’expérience pour des interventions décisives sur les animaux et demain sur les hommes. Sur ce plan les réticences tombent les unes après les autres. Les églises réformées accompagnent le mouvement et seule l’église catholique proteste encore, pour la forme. Car, comme le notent de nombreux observateurs, toutes les barrières que l’on opposait tant au clonage reproductif qu’aux modifications du génome humain sont en train de tomber. Jeremy Rifkin, Francis Fukuyama et bien d’autres essayistes à succès annoncent la production de bébés génétiquement modifiés aux alentours de 2030, demain matin. 
Le pas suivant a été détaillé dans un petit livre d’Henri Atlan consacré à « l’utérus artificiel »[4]. L’auteur y prévoit que la technique permettant de concevoir entièrement un enfant hors d’un ventre maternel pourrait voir le jour dans les cinquante prochaines années. Là aussi, comme pour le clonage ou la transformation génétique humaine, il est devenu presque inutile de protester : les réticences ne seraient que le fait d’esprits religieux attardés. L’utérus artificiel présente des avantages considérables du point de vue des principales revendications sociétales. Déchargeant les femmes de la maternité, l’égalité professionnelle des hommes et des femmes pourra devenir parfaite. Cela permettra aussi aux hommes de n’avoir plus besoin de trouver une compagne pour caresser l’espoir d’avoir des enfants. Et enfin les interventions sur l’embryon en vue d’assurer la meilleure qualité du produit seront grandement facilitées. Nous sommes dans Le meilleur des mondes.  
Le problème n’est pas pas de séparer le bon et le mauvais usage de la technique. Il est de savoir si un être produit selon les méthodes de la planification technique dans des dispositifs de culture industrielle – analogues aux cultures hors sols – pourra encore s’appeler « être humain ». Nous n’avons aucune attitude morale à l’égard des choses produites par notre industrie. Les choses, comme le disait Kant, ont un prix mais pas de valeur. Nous ne leur attachons de la valeur qu’en tant qu’elles servent de signe manifestant la puissance de l’esprit humain (par exemple, les œuvres d’art). Inversement, les êtres humains sont l’objet du respect parce qu’en chacun d’eux, dans sa spécificité même, s’incarne cette chose mystérieuse que l’on continue d’appeler humanité ou nature humaine, laquelle n’est pas réductible à ses caractéristiques physiques observables. Les produits de l’activité humaine sont en quelque sorte sans profondeur : que nous les ayons faits suffit pour nous assurer que rien en eux ne nous échappe et leurs imperfections relativement à nos attentes ne peuvent être mise qu’au compte d’un défaut dans notre technique ou d’un défaut de conception qui peut être corrigé. Rien de tel avec les humains dans le sens que nous donnons à ce terme, encore aujourd’hui, mais peut-être plus pour très longtemps. Le respect dû à tout être humain tient précisément au fait qu’il n’est pas nôtre, que nous ne pouvons nous l’approprier puisqu’il procède de Dieu ou de la nature (ce qui est la même chose pour un spinoziste) et qu’il est face à nous dans une contingence irréductible. Les anticléricaux méprisent souvent la tradition religieuse parce qu’ils en ignorent le contenu moral : quand la Genèse dit que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, on peut prendre l’expression au pied de la lettre et faire le malin en montrant que la théorie de Darwin a réfuté le créationnisme biblique, que l’hypothèse de Dieu est une hypothèse dont nous n’avons pas besoin. Tout cela est incontestable sur le plan des « sciences de fait ». Il est tout aussi incontestable que les vivants sur Terre sont tous constitués des mêmes matériaux de base (l’universalité de l’ADN en témoigne) et que ces matériaux eux-mêmes ne sont pas organisés par un mystérieux « principe vital » mais selon par des processus physico-chimiques qui, finalement, suivent les lois ordinaires de la physique et de la chimie et ne nécessitent aucun concours divin.  Pourtant, aussi importantes soient ces vérités – et elles sont importantes et méritent d’être défendues contre l’obscurantisme – elles ne sont encore que la moitié de la vérité. Car l’autre moitié est contenue dans la Genèse (et dans tous les « livres », même non écrits sur lesquels sont fondés les civilisations) : s’il a fallu un Dieu pour créer le monde et les hommes, c’est que les hommes et leur monde ont quelque chose de sacré, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, quelque chose qu’il faut respecter absolument. Si l’homme a des droits inaliénables par naissance – ainsi que l’affirme la Déclaration française de 1789 (ou son homologue américaine) – c’est qu’il doit être tenu pour sacré, ou encore, pour le dire comme Spinoza, que « l’homme est un dieu pour l’homme ». Il est un dieu parce qu’il procède de son mouvement propre et pas de mes projets, de mes actions ou de mes intentions. Un homme fabriqué industriellement en serait le complet opposé.
Admettons qu’un tel être voie le jour (comme le pensent de nombreux scientifiques) ; il pourrait avoir le même équipement cérébral que celui dont disposent les humains d’aujourd’hui ; mais subjectivement, il serait fondamentalement différent, non pour des raisons neurologiques, mais parce que la subjectivité se forme dans un rapport intersubjectif et que ce rapport intersubjectif serait fondamentalement différent de ce qu’il est quand il s’est formé entre une mère et son enfant. Habermas cerne le problème en se plaçant directement sur le plan moral : « À travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue.  Ce nouveau type de relation choque notre sensibilité morale parce qu’il représente un corps étranger dans les relations de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes. Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément à l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée. »[5]
Cela pourrait modifier profondément l’idée couramment admise de ce qu’est une personne et des raisons pour laquelle nous devons la considérer comme digne de respect. Affirmer le contraire, c’est penser que l’esprit n’a aucun rapport avec les processus de formation du corps, avec les rapports entre les corps, avec ce que chacun peut percevoir des attitudes des autres à son égard.
Le projet délirant de la fabrication de l’homme n’est pas simplement – ce qui serait rassurant – le fait de quelques cerveaux dérangés et bénéficiant du soutien de spécialistes de la provocation publicitaire. Il s’agit d’un projet sérieux qui pourrait devenir un champ d’investissement de capitaux dans les décennies qui viennent. Il bénéficie de soutiens nombreux et puissants – parmi eux quelques-unes des plus grandes sociétés spécialisées dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication et il est parfaitement dans « l’air du temps ». Ce qui est inquiétant, ce n’est pas son côté délirant, mais plutôt son côté « raisonnable », en tout cas rationnel par finalité dans un monde désenchanté où seules ont valeur normative les sciences naturelles. Même si le projet dans son extension maximale s’avère irréalisable (mais il commence d’être réalisé en partie dès aujourd’hui), l’essentiel est la vision de l’homme dont il est le porteur et les conséquences qui déjà s’en tirent. Partant simplement de la situation actuelle et sans envisager tous les scénarios, Anne-Laure Boch constate que les techniques de procréation médicalement assistée n’occupent qu’une place très restreinte et provoquent cependant des débats passionnés. Il en est ainsi parce que « L’important est la portée symbolique de ces quelques cas, portée qui dépasse largement leur faible nombre. L’atteinte à l’idée de filiation, de liberté, de gratuité, de déterminisme, de hasard, etc. n’attend pas la généralisation de ces pratiques pour pénétrer les esprits. »[6]
La technoscience « désymbolise » dit encore Anne-Laure Boch. Or la symbolisation est le propre de la subjectivité : j’ai quelque chose devant moi et cette chose physique « veut dire » une autre chose qui n’est pas présente directement, dans l’expérience sensible mais est pourtant présente autrement. La naissance d’un petit homme n’est pas un processus physique (même si c’est aussi un ensemble extraordinairement complexe de processus physiques), c’est la production d’une signification, de ce qui essentiellement fait la condition humaine. Sa réduction à une chaîne programmée de processus techniques signifierait la réduction de l’humanité à un objet manipulable et instrumentalisable.
Si un tel projet prenait définitivement corps, alors le programme hitlérien d’amélioration de l’espèce humaine, de production d’humains normalisés et d’extermination ou de réduction à l’état d’esclave des « sous-hommes », apparaîtrait alors comme une version frustre, coûteuse, inutilement sanguinaire, du projet de la technoscience moderne : les moyens n’étaient pas bons, mais les fins peut-être pas si mauvaises que ça ! Nous sommes dans le moment où une certaine conception de la science et de la technique fonctionne comme instance normative suprême, instance d’autant plus dangereuse qu’elle se dénie elle-même comme instance en prétendant ne parler que le langage des faits et de la neutralité technique. Les totalitarismes du siècle passé se sont légitimés du projet d’une nouvelle race humaine ou de la production d’un homme nouveau. La technoscience biologique pourrait bien vouloir accomplir ce projet, avec ses propres moyens. La fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté. »[7]
On le voit, les questions soulevées par ces débats sur la PMA et la GPA portent loin. Elles renvoient directement à la critique de ce système automatique destiné à produire de la valeur (le mode de production capitaliste) et au type humain que produit spontanément ce système, indépendamment des bonnes ou des mauvaises intentions des agents.

(D'abord publié dans L'Inconscient politique du corps , revue Quel Sport?, n°28/29 septembre 2015)



[1]              Ce qui est réprimé, c’est l’abus d’autorité par lequel un majeur impose des relations sexuelles à un mineur. Que le majeur soit le père ou le professeur, cela ne change pas la nature du crime.
[2]              Il devrait être possible pour l’un des membres d’un couple homosexuel de procéder à l’adoption simple de l’enfant légitime de son conjoint. Si cela ne l’était pas, un toilettage minime du code civil suffirait.
[3]              Personne ou presque ne s’avise de dénoncer l’injustice d’un système discriminatoire fondé sur les aptitudes physiques, tel que le sport…
[4]              H. Atlan, L’Utérus artificiel, Seuil, 2005
[5]              J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, p. 27
[6]              A-L. Boch, Médecine technique, médecine tragique, p. 75
[7]              Denis Collin, La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011

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