J’ai eu l’occasion, en 2013, de soutenir que le problème n’était pas à proprement parler celui du mariage des homosexuels – le PACS était déjà un contrat civil qui pouvait, moyennant quelques inflexions devenir l’équivalent du mariage, lequel est d’abord un contrat d’union civile – et ce depuis le code civil dit « code Napoléon ». Le problème réel posé était celui de la filiation et finalement du mode de reproduction des humains. Les partisans de la « manif pour tous », de ce point de vue, avaient parfaitement raison et les dénégations de la « majorité » de gauche étaient tout à fait hypocrites.
Je voudrais revenir sur ces questions en soulignant que
les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs
ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage
social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême
gauche ont voulu le placer. Les « progressistes » en matière de
procréation sont en réalité l’avant-garde d’une nouvelle manière de fabriquer
des humains, une manière contrôlée selon des procédures technocratiques et
technologiques. Ce qui suppose une mise en coupe réglée de la sexualité – et
non pas une plus grande liberté sexuelle. Sous le règne de l’équivalent général
(l’argent) tous les individus doivent être conformes aux normes vigueurs et
indéfiniment substituables les uns aux autres. Pour comprendre ce qui est en
cause, il faut se détourner des théories post-modernes et revenir à des bons
vieux auteurs, comme Marcuse : désublimation répressive et modelage d’un
homme unidimensionnel,voilà ce dont il s’agit.
Homosexualité et mariage. Perversion et normalisation
Commençons par dissiper les équivoques et prévenir les
coups bas qui ne manqueront pas d’être portés par les belles âmes de la lutte
contre toutes les discriminations. L’homosexualité n’est pas « contre
nature » et c’est même « naturellement » si l’on peut dire que
tous les individus humains peuvent prendre pour objet libidinal aussi bien une
personne du sexe opposé qu’une personne du même sexe. Contrairement d’ailleurs
à ceux qui veulent à tout prix figer les uns et les autres dans des catégories
bien établies, personne n’est homosexuel et personne n’est hétérosexuel. Tous
les humains sont les deux à la fois, dans des proportions variables suivant les
circonstances ou les époques de leur vie. Quiconque a ouvert un livre de Freud
une fois dans sa vie le sait. Que la répression et même les simples
discriminations à l’encontre de ceux qui se sont fixés sur des pratiques
homosexuelles soient ignobles, cela devrait aller de soi. Et ce pour une raison
de fond : la vie intime n’a absolument pas à tomber sous le coup de la loi
et tout ce qui se fait entre adultes consentants ne regarde qu’eux. C’était
d’ailleurs un principe fondamental affirmé par la révolution française qui a
non seulement autorisé le divorce, mais aussi fait disparaître l’homosexualité
et l’inceste du code pénal[1]. C’est
seulement au lendemain de la Première Guerre Mondiale qu’ont été adoptées des
lois réprimant l’homosexualité dans le pays qui pourtant avait été la terre
d’accueil d’Oscar Wilde, emprisonné pour son homosexualité par la justice
britannique. Ces lois ont d’ailleurs été toutes abrogées pendant le premier
septennat de François Mitterrand.
Ainsi la discrimination à l’encontre de l’homosexualité
doit-elle être combattue énergiquement – et peut-être devrait-on d’ailleurs combattre
avec la même énergie les discriminations liées à la couleur de peau, à
l’origine, etc. À bien des égards, du reste, les discriminations à l’encontre
des homosexuels ne sont guère qu’un fantasme. Même le « numéro deux »
du Front National est un homosexuel assumé. C’est tout dire.
On peut également considérer que ce premier contrat
d’union civile qu’est le PACS a été une bonne chose puisqu’il a permis aux
couples homosexuels de mener vie commune aux yeux de la loi. Le PACS ne réglait
pas tous les problèmes et depuis quelques années on n’a pas manqué de
propositions visant à l’améliorer et sans aucun doute, une réforme du PACS
n’aurait rencontré aucune résistance dans la population. Mais la question du
« mariage pour tous » est fort différente et n’est pas une simple
extension de ce qui avait été acté par le PACS. C’est qu’il ne s’agit plus
seulement de savoir si les individus ont le droit de mener la vie sexuelle,
amoureuse et amicale qui leur plaît, il s’agit des fondements anthropologiques
de nos sociétés, puisque le mariage n’est pas une question d’amour ou de
relations sexuelles : son objet n’est rien d’autre que la reproduction de
la société ou, pour parler comme Pierre Legendre, l’institution de la vie.
La question de la filiation et non celle de la sexualité
Car ce qui a cristallisé le malaise et les oppositions,
c’est la perspective d’un bouleversement des principes de la filiation. Le
mariage homosexuel se double en effet de l’ouverture de l’adoption plénière aux
couples homosexuels « légaux » et, en perspective, même si le
gouvernement a mis l’affaire sous le boisseau pour l’instant, il s’agissait de
légaliser la PMA pour les couples de
lesbiennes – elle n’est légale que pour les couples « hétérosexuels »
– et la GPA, des pratiques autorisées souvent
hors de France : Belgique, Pays-Bas, Irlande, Roumanie, Slovaquie,
Royaume-Uni et Pologne admettent la GPA qui n’est cependant explicitement
autorisée qu’aux Pays-Bas et en Roumanie, alors qu’elle n’est simplement pas
interdite dans les cinq autres. Elle est légale aux États-Unis mais aussi en
Inde où une partie de la production des bébés pour les couples des pays riches
a été délocalisée pour les raisons ordinaires de coûts « salariaux »
nettement moins élevés.
La PMA (ou AMP) est une très vieille affaire qui se
pratique depuis la naissance du premier « bébé éprouvette » à la fin
des années 70. Sous ce terme on regroupe des pratiques très différentes depuis
la fameuse FIVETE jusqu’à la simple insémination artificielle. Ces pratiques
sont partout légales dès lors qu’il s’agit, pour un couple composé d’une femme
et d’un homme, de remédier à une infertilité reconnue.
Commençons par la GPA. La pratique des
« mères-porteuses » que défendent, par exemple, Mme Badinter et le
philosophe de la morale minimale Ruwen Ogien, suppose qu’un couple ait passé
contrat avec une femme qui accepte de porter un enfant qui sera à sa naissance
abandonné au couple commanditaire et sera dès lors réputé l’enfant de ce
couple. On voit immédiatement de quoi il
s’agit : la transformation de la procréation en une activité salariée
comme les autres – ce que Pierre Bergé, une des vedettes de la gauche-caviar –
n’a pas manqué de souligner : « un ouvrier loue bien ses bras,
pourquoi ne pourrait-on pas louer son utérus ? » Ce faisant, Pierre
Bergé confortait sans le savoir Marx qui dénonçait dans le mode de production
capitaliste la prostitution généralisée de l’humanité. Ce n’est pas un hasard
du reste si la Roumanie, l’un des pays les plus pauvres de l’Union Européenne
tolère la GPA. On aura également beaucoup de mal à expliquer pourquoi les
socialistes qui prônent l’éradication de la prostitution veulent légaliser la
GPA. Si une femme peut disposer de son corps librement pour porter l’enfant
d’un couple, pourquoi ne pourrait-elle pas disposer de son corps pour procurer
ces « services à la personne » que vendent les
péripatéticiennes ? Certes les Pays-Bas ne sont pas la Roumanie mais la
misère y est aussi bien présente et
personne ne peut croire que les femmes qui s’exposent dans les vitrines
du quartier chaud d’Amsterdam le font par suite d’un choix délibéré… Bref, la
GPA s’appelle location de ventres ! C’est une nouvelle extension de la
colonisation des humains par le mode de production capitaliste : la
gestation devient une activité marchande qui entre dans le cycle de circulation
des marchandises et de l’argent. La réification de l’individu y est
complète : la « productrice » y est un simple moyen (en
attendant l’utérus artificiel, cf. infra) et l’enfant à naître est un produit.
Les belles âmes de gauche (Élisabeth Badinter et tutti quanti)
protestent : non il ne s’agit pas de la marchandisation des corps ;
il faut une loi pour encadrer la GPA et en faire « un authentique pratique
altruiste ». C’est une plaisanterie sinistre : tout le monde sait que
les dames riches, ayant déjà un enfant, iront bénévolement subir tous les
ennuis de la grossesse pour faire le bonheur d’un couple sans enfant et
qu’inversement toutes les pauvres refuseront les dessous de table de la
« pratique authentiquement altruiste »… De quelque manière qu’on
prenne le problème, la GPA est une forme odieuse de l’exploitation et une
allégorie du capitalisme. Pour justifier la légalisation de la GPA, on avance
le fait que sa légalisation hors de nos frontières rend son interdiction impossible à mettre réellement en œuvre. Ce
genre de sophisme par lequel on veut rabattre le droit sur le fait est
particulièrement inacceptable. On pourrait appliquer le même raisonnement aux
salaires et aux droits sociaux des travailleurs : puisque les ouvriers
chinois travaillent pour dix fois moins cher que les Français, on devrait
ramener les conditions sociales françaises au niveau chinois pour éviter le
chômage…
La question de la GPA ne concerne pas seulement les gays
puisque de nombreux couples hétérosexuels y ont recours. Sa logique est tout à
fait claire et quelques affaires juridiques aux États-Unis l’ont montré. À
partir du moment où il y a un contrat, les deux parties doivent exécuter leur
part du contrat selon les stipulations du contrat. La GPA suppose donc que la
mère-porteuse ne puisse en cours de route changer d’avis et décider de garder
l’enfant qu’elle porte. Elle doit non seulement rembourser l’argent qu’elle a
déjà encaissé mais aussi dédommager les demandeurs – les clients. En outre,
rien n’interdit d’exiger que le « produit fini » réponde à certaines
normes de qualité. On a vu un couple refuser l’enfant en raison de la couleur
imprévue de sa peau. Pour reprendre la distinction marxienne, on peut dire
qu’immédiatement la GPA est la subsomption formelle de la reproduction –
l’enfant devient un produit marchand – mais cette subsomption formelle rend
possible la subsomption réelle, c’est-à-dire l’application des procédés et des
normes du capitalisme à la reproduction et notamment le développement de ses
moyens techniques. Il y a là un cadre qui ouvre la voie à l’intégration
complète de la reproduction humaine dans le cycle de la reproduction du
capital.
Certains disent : « non à la GPA, oui à la
PMA ». La PMA pose a priori moins
de problème que la GPA puisque la mère de l’enfant à naître n’a nulle intention
de le vendre le jour de sa naissance ! Si la PMA est admise pour les
couples hétérosexuels, elle ne l’est pas enocre pour les couples homosexuels.
La PMA, telle qu’elle existe en France, se conforme à l’adage aristotélicien
selon lequel « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas
la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature. »
(Physique, II, 8, 199-a) En autorisant la PMA pour les couples de lesbiennes –
c’est-à-dire par l’utilisation de l’insémination artificielle – on proclamerait
donc que deux femmes suffisent pour enfanter, elles en auraient la puissance
sans pouvoir concrètement la rendre effective. Cette dénégation juridique de la
fonction paternelle et la division sexuelle de l’humanité, si elle ne conduit
pas à la même aliénation que les « mères porteuses » est tout aussi
dangereuse sur le fond. Ce qui se profile, c’est l’indifférenciation des sexes,
là aussi dans la logique profonde du mode de production capitaliste qui produit
des individus abstraits interchangeables.
L’argument par lequel on est prêt, dans la gauche
française, à accepter la PMA mais pas la GPA est un argument implicite que
personne n’ose avouer : les femmes et les hommes, ce n’est pas la même
chose ! Une femme peut avoir un enfant avec une injection de gamètes ou un
amant de passage, mais un homme ne pourra jamais avoir d’autre enfant que celui
dont une femme lui aura fait cadeau. Et c’est précisément cette réalité essentielle,
irréductible que buttent toutes les constructions savantes de ceux qui disent
que la filiation n’est qu’une affaire de volonté et les rapports entre les
sexes de pures constructions sociales modifiables à volonté. Mais si on
reconnaît cette réalité, alors s’effondre toute l’argumentation selon laquelle
le mariage pour tous avait pour fonction de supprimer une intolérable
discrimination. Car si les femmes et les hommes ce n’est pas la même chose,
s’il y a une dissymétrie radicale entre celle qui peut porter un enfant et
celui qui ne peut qu’éjaculer son sperme, alors le mariage entre un homme et
une femme et le « mariage » entre deux hommes ou deux femmes, ce ne
sera jamais la même chose et donc c’en est fini avec le prétendu « mariage
pour tous ».
L’adoption homoparentale et la filiation reposant sur la volonté
Venons-en maintenant à la question de l’adoption.
Commençons par préciser que l’adoption d’un enfant par un couple demande que ce
couple soit marié. Mais rien n’empêche théoriquement qu’une personne non mariée
(concubin ou concubine) adopte un enfant – la seule condition est d’avoir plus
de 28 ans. C’est précisément pour rendre possible l’adoption que les groupes de
pression homosexuels tenaient au mariage et non à un simple contrat d’union
civile – un PACS amélioré. En ce qui concerne l’adoption on distinguera
l’adoption simple (qui maintient les liens de filiation de l’adopté[2]) et
l’adoption plénière qui efface les liens de la filiation pour les remplacer par
ceux qui unissent l’adopté aux
adoptants. L’adoption plénière produit un nouvel acte de naissance qui remplace
l’acte de naissance originel. La loi crée ainsi une filiation fictive :
l’enfant adopté est réputé être né de ses parents adoptifs. Mais cette
filiation fictive « imitait la nature » jusqu’à la récente loi sur le
« mariage pour tous » : il fallait indiquer qu’une femme et un
homme étaient bien requis pour faire un enfant ! Désormais, un enfant
pourra naître de Monsieur X et de Monsieur Y, comme si Monsieur X et Monsieur Y pouvaient concevoir un enfant
comme le fruit de leurs étreintes. Comme
on prétend que les systèmes de parenté et de filiation sont purement
conventionnels, on pourrait ainsi supprimer tout lien entre parenté biologique et
parenté sociale. Il suffit de vouloir être parent pour le devenir, soutiennent
les partisans du « mariage pour tous ». Alors que l’adoption était
conçue comme une manière de régler l’exception et qui, comme telle ne devrait
pas s’éloigner de la norme, les partisans du « mariage pour tous » y voient
au fond la nouvelle norme : les enfants doivent tous être adoptés de façon
à ce que puisse se manifester nettement la volonté d’être parent !
Effectivement, on peut trouver dans l’histoire des traces de cette idée :
à Rome comme à Athènes, le père de famille, à la naissance décidait s’il
voulait de cet enfant et dans le cas contraire il pouvait le mettre à la porte
de sa maison en attendant qu’une âme charitable le ramasse ou qu’il meure. Mais
il n’est pas certain que ce soit vraiment à ce modèle familial que songent les
défenseurs de « l’adoptionnisme ». Il existe quelques exemples de
sociétés dans lesquelles l’adoption joue un rôle au moins aussi important que
la filiation naturelle. Lévi-Strauss indiquait le cas de ces Amérindiens qui pratiquaient
massivement l’infanticide, semblant trouver répugnant de mettre des enfants au
monde : pour survivre ce groupe devait capturer les enfants d’une tribut
ennemie et ensuite les adopter. Dans le cas polynésien, le large vagabondage
sexuel s’accompagne d’un infanticide très répandu compensé par des pratiques
d’adoption très fréquentes. Cependant aucun de ces exemples ne vient corroborer
la thèse d’une filiation de choix. Ce sont pratiques sociales dictées par des
normes sociales extrêmement contraignantes.
C’est qu’en réalité l’idée que la filiation repose sur la
volonté est tout bonnement intenable, son revers est que le droit de refuser
les enfants que l’on par les moyens naturels. Les préceptes moraux auxquels
nous nous référons généralement et qui incluent l’idée de droits individuels
condamnent aussi bien l’infanticide que l’abandon d’enfant – même si cette
condamnation peut s’assortir de considérations
concernant la situation particulière de cet abandon. Nous admettons des
exceptions qui rendent permettant par exemple l’accouchement sous X. Mais ces
exceptions ne sont que des exceptions à la règle. Que les parents aient des
devoirs envers les enfants et que ces devoirs découlent tout simplement des
liens biologiques, et non de la « libre volonté », cela nous semble
tout à fait évident et c’est indispensable si on se préoccupe non des
« désirs » des militants gays, mais de la protection des plus
faibles.
Les postulats non questionnés du « mariage pour tous »
Le premier de ces postulats non questionnés, est qu’il n’y
a rien de naturel dans l’homme et que tout y est construction sociale. En
poussant à la caricature les thèses structuralistes des années 50/60 on
présuppose que la culture a remplacé la nature.
Malheureusement pour les « sociétaux
progressistes », on doit reconnaître que la vision qui coupe radicalement nature et culture est
fausse. Claude Lévi-Strauss, père putatif de ce structuralisme, n’a jamais dit
qu’il n’y avait pas de nature humaine. En bon élève de Jean-Jacques Rousseau,
c’est au contraire à la recherche de cette nature humaine qu’il a consacré sa
vie. Il suffit de lire ou de relire Tristes
tropiques pour s’en convaincre. L’importance que Lévi-Strauss accorde aux
systèmes de parenté tient précisément à ce qu’ils sont des lieux où s’articulent
nature et culture et non les lieux de l’abolition de la naturalité. Quelle que
soit la relation de parenté dominante dans un groupe, aussi bizarre qu’elle
puisse paraître, elle a toujours comme fonction unique d’organiser la
reproduction de l’humanité, c’est-à-dire d’organiser les modalités de rencontre
des hommes et des femmes en vue de faire des enfants.
À l’appui des thèses « culturalistes », les
défenseurs du mariage pour tous invoquent comme d’habitude toutes les
bizarreries possibles des sociétés humaines. Des ethnologues ont état de
sociétés qui donnaient un statut légal à l’homosexualité. En réalité, il
s’agissait soit de la tolérance habituelle à l’égard des relations
homosexuelles entre adolescents, soit purement et simplement de la pédérastie,
institution grecque, souvent propre aux sociétés de guerriers et qui serait
aujourd’hui condamnée irrémédiablement comme pédophilie. On citera le cas des
Nuers du Soudan : les femmes stériles y peuvent être considérées comme des
hommes et donc épouser une femme à qui des cousins ou des amis feront des
enfants. La femme stérile sera alors appelée père des enfants qui la
considéreront comme un père. Si on voit là les marques de l’extrême ingéniosité
des sociétés humaines dans l’art de faire de nécessité vertu, on aura tout de
même beaucoup de mal à faire de cet exemple une justification du recours à la
PMA pour les couples de lesbiennes. La fiction qui transforme une femme stérile
en homme est d’ailleurs parfaitement révélatrice de la permanence de la structure
sexuée fondamentale.
Comment peut-on annoncer la fin de la famille nucléaire et
en même temps se prononcer pour la famille nucléaire homoparentale ? Et
surtout, toute l’ethnologie du monde ne peut rien au fait que pour faire des
enfants, il faut d’abord une femme et un homme et que ni deux femmes ni deux
hommes ne feront des enfants – du moins à un horizon relativement proche.
Le deuxième postulat des partisans du « mariage pour
tous » est que toute discrimination est illégitime et qu’il y aurait discrimination
si on n’accordait pas aux homosexuels le droit d’avoir des enfants. D’une part,
il est faux de dire que toute discrimination est illégitime. Par exemple, le
mariage est interdit entre frère et sœur, bien que les relations sexuelles
incestueuses entre majeurs ne tombent pas sous le coup de la loi. On discrimine donc les conjoints légaux
possibles en fonction des relations de parenté. En second lieu, personne
n’interdit aux homosexuels d’avoir des enfants … pourvu qu’ils trouvent un
partenaire de sexe opposé ! Mais personne ne peut revendiquer un
« droit à l’enfant » car pour qu’il y ait droit il faut qu’il y ait
une autre personne qui soit garante de l’exercice de ce droit. Donc les lois
sur le mariage le définissant comme un rapport entre deux personnes de sexes
différents n’étaient nullement des lois discriminatoires injustes. La
conception de l’égalité sous-tendue est typiquement cet égalitarisme aveugle
que produit une société fondée sur l’échange de l’équivalent général :
tout ce qui s’oppose à mes désirs est injuste dès lors que j’ai les moyens
financiers de réaliser ces désirs.[3]
Le troisième postulat est celui qui accorde à l’homme le
pouvoir de fabriquer ses enfants à sa convenance et selon un
« projet ». Dans les temps anciens, souvent fort cruels, le seul
choix dont les hommes disposaient était d’abandonner ou de tuer les enfants non
désirés. Cette sélection purement négative a été peu ou prou abandonnée,
notamment dans les pays qui se sont progressivement émancipés des dominations
traditionnelles et notamment de la toute-puissance du père de famille. Ainsi le
christianisme en affirmant le caractère sacré de la vie humaine a largement
contribué à limiter cette toute-puissance des pères en les soumettant, non sans
mal, à la toute-puissance du père céleste. L’avènement du capitalisme s’est
accompagné de la volonté de gérer les populations – ici on pourrait renvoyer
par exemple aux travaux de Michel Foucault. L’un des aspects de la gestion
scientiste des populations a été le développement de l’eugénisme à la fin du
XIXe siècle et au cours du XXe siècle.
Le nazisme a largement ruiné la réputation de l’eugénisme – qui était
pourtant partagé par presque tous les « progressistes » au début du
siècle passé – la social-démocratie suédoise, c’est un exemple connu, fut
pionnière en matière d’eugénisme. La volonté de maîtrise a pris des formes plus
subtiles et plus individualistes : un enfant comme je veux quand je
veux ! La forme classique de ce désir est celle que manifeste le choix du
sexe de l’enfant – des FIVETE sont pratiquées aux USA uniquement à cette fin –
et au-delà se forment toutes sortes de fantasmes concernant la fabrique de l’humain telle que
les biotechnologies la rendraient possible. L’idée que les homosexuels puissent
avoir des enfants procède de la poussée d’une pensée qui fait de l’individu un
consommateur indifférencié : fabriquer des enfants sans s’encombrer de la
sexualité et des hasards de la procréation. Adoption, GPA et PMA permettent
précisément de commencer à mettre en œuvre ce pouvoir de choisir en fonction de
son « projet parental ». Ce
pouvoir est cependant un pouvoir purement imaginaire, il s’apparente au
fantasme de toute-puissance infantile analysé par Freud. L’homme qui se fait
lui-même, en bon américain le self made
man, voilà son arrière-plan idéologique.
Ces trois postulats (coupure absolue nature/culture,
égalitarisme aveugle, affirmation de la toute-puissance humaine) sont très
rarement explicités mais il suffit de gratter un peu les discours pour les y
retrouver. Ils signent tous les manifestations idéologiques de ce que l’on
nomme un peu vite le « néolibéralisme », même si, curieusement, mais
cela s’explique, on a retrouvé beaucoup d’antilibéraux dans les rangs des
défenseurs du mariage pour tous.
L’obsession du péché
Il convient tout d’abord de ne pas confondre le public et
le privé, le commun et l’intime. Le mariage en tant qu’institution appartient à
la sphère publique, il définit des droits et des devoirs qui règlent les
rapports entre parents et entre parents et enfants. La loi ne doit pas
s’étendre au-delà et ne doit donc pas se mêler des relations intimes, et
notamment des pratiques sexuelles.
Prétendre qu’on peut imposer la légalisation du mariage homosexuel au
prétexte que les homosexuels s’aiment, c’est mélanger les genres (si on ose
dire) et fonder le droit sur les sentiments.
Comment, si le sentiment gouverne le droit, pourrait-on s’opposer aux
mariages entre frères et sœurs, à la polygamie ou à la polyandrie ? La
revendication du mariage homosexuel demande en réalité une nouvelle extension
du domaine de la loi et une nouvelle incursion de l’État dans le contrôle de
l’intimité puisqu’en demandant une reconnaissance légale d’un certain type de
relations sexuelles on soumet du même coup les relations sexuelles aux
classifications légales. Ce qui finira automatiquement par la définition de
pratiques sexuelles non légales… Significative est l’introduction des
« bi » dans la liste des groupes de pression revendiquant le mariage
pour tous. Rien ne doit échapper à l’œil vigilant du législateur. Deux
conséquences s’en tirent. D’abord, on voit mal cependant quels arguments on
pourra opposer à ce qui revendiquent la légalisation de la polygamie, voire un
hypothétique « mariage communautaire » type communauté post-soixante-huitarde !
Si comme le dit Woody Allen, se masturber c’est faire l’amour avec la personne
qu’on aime le plus, alors peut-être faudrait-il instituer le mariage avec
soi-même, parachèvement de la transformation des hommes en atomes isolés et
autosuffisants. Mais, et c’est la deuxième conséquence, nullement hypothétique,
elle : la légalisation de ce que l’on considérait jadis comme des
perversions signifie la volonté d’éradiquer toute perversion. Ce n’est pas un
hasard si le mariage gay a d’abord été légalisé dans les pays à forte influence
puritaine. Si ajoute l’insistance sur la possibilité pour les couples
homosexuels d’avoir des enfants, la boucle est bouclée et on est revenu aux
versions les plus bigotes de la vie de famille.
Il y a encore un autre aspect ! La GPA et la PMA
consacrent le coupure définitive entre sexualité et procréation. Les
générations d’avant avaient voulu libérer la sexualité des ennuis de la
procréation tout en se réservant la possibilité d’avoir des enfants le moment
venu. Les progressistes sociétaux d’aujourd’hui veulent libérer la procréation
des à-côtés de la sexualité. C’est très exactement le vieux rêve de
l’Église : comment concevoir sans tomber dans le péché de la chair ?
La théorie du genre est une construction fantasmagorique
qui, sous prétexte d’éviter l’essentialisation biologique inhérente à la notion
de sexe la remplace par une typologie des genres encore plus essentialiste. Du
même coup est évacué tout l’héritage freudien – la théorie analytique étant la
bête noire des « transgenres » et autres partisans de la
« construction sociale » du genre. Au contraire, la théorie de la
sexualité chez Freud évite toutes ces classifications stupides en posant la
libido comme pulsion indifférenciée qui se fixe sur des objets selon les phases
d’un développement de la sexualité. Au lieu de figer des genres, elle permet de
comprendre l’intrication dans un sujet concret de tendances multiples. En
remplaçant la pulsion sexuelle par la construction sociale du genre, on
éradique la charge critique que contient la théorie analytique, c’est-à-dire
charge liée au caractère indestructible de la pulsion. C’est précisément parce
que la pulsion est indestructible que les montages du droit sont indispensables
à l’édifice de la vie sociale, quel que soit le mode de production. De ce point
de vue, le bricolage du mariage pour tous s’attaque à ces fondements de toute
vie sociale pérenne, procurant non une augmentation de la liberté individuelle
mais un enfermement dans des catégories arbitraires (LGBT …).
On pourrait assez facilement montrer que la substitution
du genre au sexe exprime aussi à sa manière l’obsession proprement protestante
du sexe. On sait comment les États des États-Unis ont multiplié les « sodomy statutes » permettant de
réprimer les pratiques sexuelles les plus diverses (et pas seulement la
sodomie) y compris entre conjoints légaux. Le sexe qui a partie liée avec la
nature doit être traqué, encadré et si possible éliminé. Sa transformation en
« construction sociale » sous le terme grammatical de
« genre » nous débarrasse de cette nature honnie avec tout qui marque
le sexe, le sang menstruel, le sperme, les corps mêlés et la sueur des amants.
Le genre est la dernière ruse du puritanisme.
L’homosexualité n’est pas équivalente à l’hétérosexualité.
C’est d’ailleurs ce concept d’hétérosexualité qui paraît étrange : La
sexualité présuppose quelque chose comme des sexes différents. Dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle
Freud caractérise l’homosexualité comme perversion. Il ne s’agit pas d’une
perversion au sens moral – il n’est pas « mal » de fixer son désir
sur une personne du même sexe ! Mais il s’agit tout de même d’une
perversion en ce que, pour Freud, l’homosexualité serait une fixation de la sexualité
à un stade primaire, infantile ou post-infantile – on pense à l’homosexualité
des adolescents. Il y a, pour Freud, une voie « normale » qui
débouche sur la sexualité entre adultes de sexes différents. On retrouve la
même idée chez Wilhelm Reich. Tout cela vaut à ces maîtres vénérables d’être
aujourd’hui considérés comme de vieilles ganaches réactionnaires et
bourgeoises… Ce qu’il y a dans la pensée analytique classique, c’est au moins
l’idée que l’homosexualité est une transgression de la Loi (avec « L »
majuscule), et c’est précisément cette idée d’une Loi qui ne serait pas que
pure convention entre les mains des individus que refusent les partisans du
mariage homosexuel.
Dans Éros et civilisation, Marcuse a développé le
concept de « désublimation répressive ». Partant de la théorie
freudienne de la sublimation – répression de la pulsion pour en la détournant
vers objets « idéaux », comme le travail et la création artistique –
Marcuse soutient que la société industrielle moderne organise au contraire une
désublimation – on fait une bien plus large place à l’expression des pulsions
sexuelles – mais tout aussi répressive puisqu’elle soumit directement la
pulsion sexuelle au « principe de rendement » (exploitation de la
sexualité dans la publicité, dans le sport, pornographie commerciale, etc.). Le
couple mariage homosexuel/GPA-PMA est typique de cette configuration :
d’un côté on reconnaît officiellement certains aspects de la sexualité
« hors normes » pour les réintégrer dans un cadre légal (le mariage)
et leur appliquer immédiatement les procédures techniciennes marchandes en
matière de reproduction. L’homosexualité qui pouvait être vécue comme une
révolte contre le mariage bourgeois, contre la reproduction, celle qui découle
du vieux « Famille, je vous hais » d’André Gide, n’a plus de place
dans la société normalisée à l’extrême qu’est la nôtre.
Ainsi la dialectique de l’intime et du droit, de la loi et
de la transgression par quoi toute société vivante existe doit-elle être
abolie.
Le capitalisme reproductif
Quand Énée fuit Troie en flammes, il porte sur son dos son
père Anchise et tient son fils par la main. Cette image rapportée par Virgile
dans l’Énéide, résume la vérité
effective de la chose en matière de filiation.
Elle est le paradigme « notifiant l’obscure question de
l’Ancêtre », comme le dit si justement Pierre Legendre. Question
inéliminable. Ceux qui ont adopté des orphelins et ont cherché à les élever
comme s’il s’agissait de leurs propres enfants, savent combien c’est difficile,
car la question de l’Ancêtre, ils la portent sur leur dos. Qui est le
père ? De quel ventre suis-je sorti ? Ils chercheront toujours à
répondre à ces questions. Ce que proposent les partisans du mariage homosexuel
avec la PMA ou la GPA, c’est la fabrication d’orphelins pour satisfaire le
« désir d’enfant » de ceux qui ont fait le choix d’une situation
sentimentale qui ne leur permet pas d’en avoir. Cette liberté de la volonté
illusoire n’est rien d’autre que la prétendue liberté de celui qui vend
librement sa force de travail à celui qui librement l’achète pour l’employer à
ses propres fins. Bref, se parachève ici l’introduction des rapports
capitalistes jusque dans une sphère qui, jusqu’à présent, leur était encore
fermée.
Et comme toujours, « le mort saisit le vif ». Si
le propre du mode de production capitaliste, c’est la substitution du travail
mort au travail vivant et la transformation du travail vivant en travail mort,
son introduction dans la sphère de la reproduction humaine suppose un
changement du mode de production. Il ne suffit de transformer les enfants en
marchandises, il faut encore que ces marchandises soient produites selon les
méthodes du capitalisme. Le développement des « biotechnologies » (ou
plutôt des « thanatotechnologies », car il s’agit des
technologies de la mort) est donc le complément nécessaire des transformations
« sociétales » en cours. L’idée d’une fabrication de l’être humain,
très vieux songe, prend corps, le capitalisme s’appuyant, comme toujours, sur
l’indéracinable fantasme de toute-puissance infantile.
Nous ne sommes qu’aux débuts encore tâtonnants de la
fabrication des humains. L’insémination artificiellement ne semble pas un acte
hautement technique mais elle est déjà une prise en charge dans un cadre médicalisé
et elle fait entrer de la technique où elle n’est absolument pas nécessaire. La
FIVETE est déjà nettement plus complexe et elle se répand même en dehors des
cas d’infertilité reconnus. À toutes ces procédures techniques, faites dans un
milieu technique, s’appliqueront les normes de qualité imposées dans les
chaînes de production industrielle en vue d’obtenir la satsifaction maximale du
client. Ainsi, le choix du sexe paraît en lui-même une revendication sans
grandes conséquences. Dans les sociétés occidentales où le capitalisme a balayé
la tradition, on peut faire l’hypothèse raisonnable que si les parents
pouvaient choisir le sexe de leurs enfants, au total, la répartition ne serait
pas très différente de la répartition résultant des aléas de la méiose.
Cependant, même si le ratio reste inchangé (105 garçons pour 100 filles en
moyenne), la situation ontologique des hommes serait radicalement différente,
puisque chacun serait au moins par un trait important, le produit d’un projet
parental conçu sur le mode de la fabrication à la demande, comme lorsqu’on
commande une automobile en choisissant la marque, le type et la peinture !
Nous n’en sommes pas encore là, mais ce n’est plus de la
science-fiction. Puisqu’on peut introduire des gènes de résistance au froid ou
aux pesticides dans les plantes, puisqu’on peut modifier génétiquement les
porcs, rien n’interdit qu’on puisse en faire autant pour les humains dans un
avenir proche. Bien sûr, la programmation génétique humaine est pour une part
un fantasme. Il y a, à cela, une raison majeure : la métaphore de la
programmation et du « code génétique » est fausse et les relations
entre génotype et phénotype sont bien plus complexes que ne le laissait penser
la génétique de la fin du XXe siècle.
Mais l’idée de modifier l’ADN humain en vue d’obtenir certaines
propriétés phénotypiques est bien ancrée dans les esprits et pourra obtenir des
résultats partiels qui peuvent intéresser les futurs parents, les laboratoires,
les spécialistes en biotechnologies ou encore les responsables des politiques
de santé.
Le clonage est souvent présenté comme le comble de la
barbarie technoscientifique : il sert d’utile épouvantail à moineaux. Le clonage reproductif en lui-même n’a aucun
intérêt – non seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux – puisqu’il ne
permet qu’une reproduction à peu près l’identique de l’être cloné alors que
tout éleveur sérieux cherche en permanence l’amélioration des races. Mais le
clonage thérapeutique ou reproductif sert de champ d’expérience pour des
interventions décisives sur les animaux et demain sur les hommes. Sur ce plan
les réticences tombent les unes après les autres. Les églises réformées
accompagnent le mouvement et seule l’église catholique proteste encore, pour la
forme. Car, comme le notent de nombreux observateurs, toutes les barrières que
l’on opposait tant au clonage reproductif qu’aux modifications du génome humain
sont en train de tomber. Jeremy Rifkin, Francis Fukuyama et bien d’autres
essayistes à succès annoncent la production de bébés génétiquement modifiés aux
alentours de 2030, demain matin.
Le pas suivant a été détaillé dans un petit livre d’Henri
Atlan consacré à « l’utérus artificiel »[4].
L’auteur y prévoit que la technique permettant de concevoir entièrement un
enfant hors d’un ventre maternel pourrait voir le jour dans les cinquante
prochaines années. Là aussi, comme pour le clonage ou la transformation
génétique humaine, il est devenu presque inutile de protester : les
réticences ne seraient que le fait d’esprits religieux attardés. L’utérus
artificiel présente des avantages considérables du point de vue des principales
revendications sociétales. Déchargeant les femmes de la maternité, l’égalité
professionnelle des hommes et des femmes pourra devenir parfaite. Cela permettra
aussi aux hommes de n’avoir plus besoin de trouver une compagne pour caresser
l’espoir d’avoir des enfants. Et enfin les interventions sur l’embryon en vue
d’assurer la meilleure qualité du produit seront grandement facilitées. Nous
sommes dans Le meilleur des mondes.
Le problème n’est pas pas de séparer le bon et le mauvais
usage de la technique. Il est de savoir si un être produit selon les méthodes
de la planification technique dans des dispositifs de culture industrielle –
analogues aux cultures hors sols – pourra encore s’appeler « être
humain ». Nous n’avons aucune attitude morale à l’égard des choses
produites par notre industrie. Les choses, comme le disait Kant, ont un prix
mais pas de valeur. Nous ne leur attachons de la valeur qu’en tant qu’elles
servent de signe manifestant la puissance de l’esprit humain (par exemple, les
œuvres d’art). Inversement, les êtres humains sont l’objet du respect parce
qu’en chacun d’eux, dans sa spécificité même, s’incarne cette chose mystérieuse
que l’on continue d’appeler humanité ou nature humaine, laquelle n’est pas
réductible à ses caractéristiques physiques observables. Les produits de
l’activité humaine sont en quelque sorte sans profondeur : que nous les
ayons faits suffit pour nous assurer que rien en eux ne nous échappe et leurs
imperfections relativement à nos attentes ne peuvent être mise qu’au compte
d’un défaut dans notre technique ou d’un défaut de conception qui peut être
corrigé. Rien de tel avec les humains dans le sens que nous donnons à ce terme,
encore aujourd’hui, mais peut-être plus pour très longtemps. Le respect dû à
tout être humain tient précisément au fait qu’il n’est pas nôtre, que nous ne
pouvons nous l’approprier puisqu’il procède de Dieu ou de la nature (ce qui est
la même chose pour un spinoziste) et qu’il est face à nous dans une contingence
irréductible. Les anticléricaux méprisent souvent la tradition religieuse parce
qu’ils en ignorent le contenu moral : quand la Genèse dit que Dieu a fait
l’homme à son image et à sa ressemblance, on peut prendre l’expression au pied
de la lettre et faire le malin en montrant que la théorie de Darwin a réfuté le
créationnisme biblique, que l’hypothèse de Dieu est une hypothèse dont nous
n’avons pas besoin. Tout cela est incontestable sur le plan des « sciences
de fait ». Il est tout aussi incontestable que les vivants sur Terre sont
tous constitués des mêmes matériaux de base (l’universalité de l’ADN en
témoigne) et que ces matériaux eux-mêmes ne sont pas organisés par un
mystérieux « principe vital » mais selon par des processus
physico-chimiques qui, finalement, suivent les lois ordinaires de la physique
et de la chimie et ne nécessitent aucun concours divin. Pourtant, aussi importantes soient ces
vérités – et elles sont importantes et méritent d’être défendues contre
l’obscurantisme – elles ne sont encore que la moitié de la vérité. Car l’autre
moitié est contenue dans la Genèse (et dans tous les « livres », même
non écrits sur lesquels sont fondés les civilisations) : s’il a fallu un
Dieu pour créer le monde et les hommes, c’est que les hommes et leur monde ont
quelque chose de sacré, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, quelque
chose qu’il faut respecter absolument. Si l’homme a des droits inaliénables par
naissance – ainsi que l’affirme la Déclaration française de 1789 (ou son
homologue américaine) – c’est qu’il doit être tenu pour sacré, ou encore, pour
le dire comme Spinoza, que « l’homme est un dieu pour l’homme ». Il
est un dieu parce qu’il procède de son mouvement propre et pas de mes projets,
de mes actions ou de mes intentions. Un homme fabriqué industriellement en
serait le complet opposé.
Admettons qu’un tel être voie le jour (comme le pensent de
nombreux scientifiques) ; il pourrait avoir le même équipement cérébral
que celui dont disposent les humains d’aujourd’hui ; mais subjectivement,
il serait fondamentalement différent, non pour des raisons neurologiques, mais
parce que la subjectivité se forme dans un rapport intersubjectif et que ce
rapport intersubjectif serait fondamentalement différent de ce qu’il est quand
il s’est formé entre une mère et son enfant. Habermas cerne le problème en se
plaçant directement sur le plan moral :
« À travers la décision irréversible que constitue l’intervention
d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne,
naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue. Ce nouveau type de relation choque notre
sensibilité morale parce qu’il représente un corps étranger dans les relations
de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes.
Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible,
touchant profondément à l’appareil organique de cette dernière, alors la
symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres
et égales se trouve nécessairement limitée. »[5]
Cela pourrait modifier profondément l’idée couramment
admise de ce qu’est une personne et des raisons pour laquelle nous devons la
considérer comme digne de respect. Affirmer le contraire, c’est penser que
l’esprit n’a aucun rapport avec les processus de formation du corps, avec les
rapports entre les corps, avec ce que chacun peut percevoir des attitudes des
autres à son égard.
Le projet délirant de la fabrication de l’homme n’est pas
simplement – ce qui serait rassurant – le fait de quelques cerveaux dérangés et
bénéficiant du soutien de spécialistes de la provocation publicitaire. Il
s’agit d’un projet sérieux qui pourrait devenir un champ d’investissement de
capitaux dans les décennies qui viennent. Il bénéficie de soutiens nombreux et
puissants – parmi eux quelques-unes des plus grandes sociétés spécialisées dans
les nouvelles technologies de l’information et de la communication et il est
parfaitement dans « l’air du temps ». Ce qui est inquiétant, ce n’est
pas son côté délirant, mais plutôt son côté « raisonnable », en tout
cas rationnel par finalité dans un monde désenchanté où seules ont valeur
normative les sciences naturelles. Même si le projet dans son extension
maximale s’avère irréalisable (mais il commence d’être réalisé en partie dès
aujourd’hui), l’essentiel est la vision de l’homme dont il est le porteur et
les conséquences qui déjà s’en tirent. Partant simplement de la situation
actuelle et sans envisager tous les scénarios, Anne-Laure Boch constate que les
techniques de procréation médicalement assistée n’occupent qu’une place très
restreinte et provoquent cependant des débats passionnés. Il en est ainsi parce
que « L’important est la portée symbolique de ces quelques cas, portée qui
dépasse largement leur faible nombre. L’atteinte à l’idée de filiation, de
liberté, de gratuité, de déterminisme, de hasard, etc. n’attend pas la
généralisation de ces pratiques pour pénétrer les esprits. »[6]
La technoscience « désymbolise » dit encore
Anne-Laure Boch. Or la symbolisation est le propre de la subjectivité :
j’ai quelque chose devant moi et cette chose physique « veut dire »
une autre chose qui n’est pas présente directement, dans l’expérience sensible
mais est pourtant présente autrement. La naissance d’un petit homme n’est pas
un processus physique (même si c’est aussi un ensemble extraordinairement
complexe de processus physiques), c’est la production d’une signification, de
ce qui essentiellement fait la condition humaine. Sa réduction à une chaîne
programmée de processus techniques signifierait la réduction de l’humanité à un
objet manipulable et instrumentalisable.
Si un tel projet prenait définitivement corps, alors le
programme hitlérien d’amélioration de l’espèce humaine, de production d’humains
normalisés et d’extermination ou de réduction à l’état d’esclave des
« sous-hommes », apparaîtrait alors comme une version frustre,
coûteuse, inutilement sanguinaire, du projet de la technoscience moderne :
les moyens n’étaient pas bons, mais les fins peut-être pas si mauvaises que
ça ! Nous sommes dans le moment où une certaine conception de la science
et de la technique fonctionne comme instance normative suprême, instance
d’autant plus dangereuse qu’elle se dénie elle-même comme instance en prétendant
ne parler que le langage des faits et de la neutralité technique. Les
totalitarismes du siècle passé se sont légitimés du projet d’une nouvelle race
humaine ou de la production d’un homme nouveau. La technoscience biologique
pourrait bien vouloir accomplir ce projet, avec ses propres moyens. La
fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de
liberté. »[7]
On le voit, les questions soulevées par ces débats sur la
PMA et la GPA portent loin. Elles renvoient directement à la critique de ce
système automatique destiné à produire de la valeur (le mode de production
capitaliste) et au type humain que produit spontanément ce système,
indépendamment des bonnes ou des mauvaises intentions des agents.
(D'abord publié dans L'Inconscient politique du corps , revue Quel Sport?, n°28/29 septembre 2015)
[1] Ce qui est réprimé, c’est l’abus d’autorité par lequel
un majeur impose des relations sexuelles à un mineur. Que le majeur soit le
père ou le professeur, cela ne change pas la nature du crime.
[2] Il devrait être possible pour l’un des membres d’un
couple homosexuel de procéder à l’adoption simple de l’enfant légitime de son
conjoint. Si cela ne l’était pas, un toilettage minime du code civil suffirait.
[3] Personne ou presque ne s’avise de dénoncer l’injustice
d’un système discriminatoire fondé sur les aptitudes physiques, tel que le
sport…
[5] J. Habermas, L’avenir
de la nature humaine, p. 27
[6] A-L. Boch, Médecine
technique, médecine tragique, p. 75
[7] Denis Collin, La
longueur de la chaîne, Max Milo, 2011
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