Nous avons l’expérience des corps et celle de notre corps
en particulier. Pour tout dire, il n’y a guère que les corps et leurs
transformations qui puissent être l’objet d’expérience si l’expérience est la
mise en rapport de ma sensibilité avec les choses du monde. Peut-on parler d’expérience
en dehors de ce vécu qui est nécessairement enraciné dans le corps ? Mais
cette expérience du corps se pose immédiatement de manière double selon les
subtilités même de la grammaire et de la sémantique de la langue française. La préposition
« de », en tant qu’elle introduit le complément du nom, peut être
aussi bien une marque de possession (comme le génitif latin) ou une marque de l’origine
ou du lieu, etc. L’expérience du corps est ainsi l’expérience propre au corps,
l’expérience que fait le corps ou l’expérience que le sujet fait du corps posé
cette fois comme objet de l’expérience.
Nous n’en avons pas fini avec la polysémie de l’expression
« expérience du corps ». Avoir de l’expérience, c’est avoir vécu et
ne pas être confronté aux choses comme un néophyte. Nous apprenons de l’expérience
et notre corps mémorise cette expérience (comme apprendre à nager ou à faire du
vélo). Mais la connaissance expérimentale est autre chose : l’expérience
des miroirs de Fresnel corrobore la thèse de la nature ondulatoire de la
lumière. Ainsi, de la même manière que lorsque nous parlions du corps, on peut
distinguer une face subjective de l’expérience (le vécu, « Erlebnis » chez Husserl) et l’objectivation
qui s’opère dans la connaissance expérimentale.
Commençons par le commencement. Le corps fait l’expérience
de lui-même car être, c’est être affecté. Nous nous éprouvons-mêmes et c’est seulement
ainsi que nous parvenons progressivement à l’être-humain, à l’être-dans-le-monde.
La vie subjective, celle des premiers cris, celle de l’apaisement que donne le
sein de la mère, celle des premières douleurs et des premiers plaisirs, des
premières caresses, est d’abord l’expérience du corps au sens le plus simple,
le moins « épistémologique » possible, du terme. Nous savons, dès le
début, combien plaisir et souffrance sont de même nature. e
Méditation Métaphysique de Descartes. Si l’opération du « cogito » était la recherche de ce « j’existe »
comme certitude première, ce serait à la fois ridicule et inutile et, fort
heureusement, le sens du travail de Descartes est à chercher ailleurs. Cette expérience
que nous faisons de nous-même est, de part en part, une expérience charnelle. Elle
précède toute opération réflexive, toute induction, toute synthèse. « J’ai
fait l’expérience de la brûlure » : voilà une phrase qui ne se peut
prononcer qu’au passé, en « mettant des mots » sur des affects
corporels, ou plutôt sur les souvenirs de ces affects, mais au présent, au
moment où je me brûle, il n’y a pas de phrase, pas de mots, pas de
généralisation ni d’ambition cognitive, il n’y a que l’expérience pure de la
brûlure, l’expérience de la souffrance. La chair se révèle à elle-même.
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II
En deuxième lieu, le monde est donné au corps propre et
par le corps propre. Le monde « existe » précisément parce j’existe
comme corps placé au centre de ce monde et l’ordonnant. C’est en tant que je
suis ce corps, cette chair, que je me heurte au monde, que mon regard s’arrête
sur les choses, non pas en les survolant, en les décrivant « objectivement »,
du point de vue de nulle part, mais en percevant l’obstacle qui empêche le
regard de se perdre dans le pur néant. Et toutes les choses se disposent vis-à-vis
de moi, elles se situent par rapport à moi, par rapport aux possibles de mon
organisation corporelle, celles qui sont à portées de la main et celles qui
sont si floues dans le lointain que je les vois à peine. Devant, derrière,
droite, gauche, haut, bas, c’est mon corps qui organise tout cela. Il n’y a d’organisation
de l’espace et même d’espace tout court que pour un corps sentant, un corps
perceptif. Évidemment, je peux me situer moi-même (je suis au milieu de la
pièce, tourné vers la fenêtre) mais cette expérience-là, celle qui assigne à
mon propre corps des coordonnées spatiales, est une expérience seconde, où par
abstraction, j’essaie de me voir comme si j’étais ailleurs, comme si j’étais
dans n’importe quel lieu… Mais cette objectivation de moi-même est un processus
réflexif, c’est-à-dire strictement parlant un retour sur lui-même du regard que
j’ai lancé tout autour de moi. En dehors de ce processus d’abstraction, de ce
processus de fabrication dans la représentation d’une irréalité, je ne peux me
situer dans le monde, c’est au contraire moi qui situe le monde et l’organise,
lui donne consistance et réalité. Ainsi le monde est l’expérience du corps
parce qu’il est l’expérience que fait le corps.
En troisième lieu, nous faisons l’expérience du corps d’autrui
comme nous sommes transformés en corps-objet pour autrui. Dans le monde, il y a
les autres corps, ceux des choses et ceux des êtres vivants et parmi les êtres
vivants, les autres humains. Dans les autres corps vivants, nous reconnaissons
spontanément les manifestations de la vie. Et de la même manière que le sujet n’est
jamais un sujet pur (une pensée en train de penser) qui pourrait prendre son
propre corps comme objet, comme le spectateur jette un œil sur le spectacle, de
la même manière nous ne pouvons pas nous comporter vis-à-vis d’autrui comme s’il
n’était qu’une chose parmi les choses. Il y a une expérience immédiate de l’inter-corporéité,
soutient Merleau-Ponty. Michel Henry fait de la sexualité ce qui nous révèle l’essence
de la vie et la marque de la subjectivité. Par la sexualité s’engage une
nouvelle forme de la vie corporelle qui fait non seulement l’expérience de soi
mais aussi et surtout celle d’autrui. Dans cette expérience, autrui n’est pas
posé comme différent et étranger mais comme la possibilité de rejoindre la vie
elle-même : « ce serait par son corps de nous aurions accès à autrui »
(M. Henry, Incarnation). Il faut
comprendre l’érotique ici comme la manifestation première, originelle de la
vie, avant toute représentation. La pornographie, étymologiquement « écrits
ou dessins des prostituées » procède au contraire de la « mise en
image », c’est-à-dire de la substitution de l’image à la vie. Dans l’érotisme,
l’accès à autrui ne se fait ni sur le mode de la séduction ni sur celui de l’emprise
(prise de guerre, violence) mais bien dans la recherche de la coïncidence.
À cette expérience du corps d’autrui fondée sur la
coïncidence, on pourrait opposer la thèse bien plus agonistique de Sartre qui
part du regard de l’autre. Je ne deviens moi-même – un être pour-soi – que par
l’autre. Mais dans le regard de l’autre, je suis objectivé. Je deviens un pur
en-soi. La honte fondamentale, est la honte d'être un objet pour autrui. L’expérience
de la honte est ici l’expérience première. La honte me révèle le regard
d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Pour me trouver moi-même, pour me
reconnaître moi-même, j’ai donc besoin de l’autre. Ce qui nous dérange c’est
que l’autre détienne la clé de ce que nous sommes et c’est de cela dont nous
avons honte. Nous avons honte de ne pas être à nous-même notre propre
fondement. D’où cette fameuse phrase à la fin de Huis clos : « L’enfer c’est les autres ». Non pas
parce qu’ils nous « pourrissent » la vie, parce qu’ils nous
dérangent, parce qu’ils s’opposent à nous, mais parce que nous ne pouvons pas
nous passer d’eux pour accéder à nous-mêmes, parce que le fondement de ce que
nous sommes se trouve dans leur regard. D’où la tendance à leur jouer la
comédie et aussi à se la jouer à nous-mêmes et ainsi à faire preuve de mauvaise
foi. Dualité donc que l’expérience du corps de l’autre : d’un côté la
recherche de la coïncidence et de l’autre l’impossible coïncidence.
En dernier lieu, nous faisons l’expérience objective du corps
en général, du corps qui n’est plus ni le mien, ni celui d’autrui, mais un
corps en général, un corps représenté, comme le corps des écorchés de Vésale
auteur de la première Structure du corps
humain. Ce corps objectivé est un corps irréel puisqu’il n’est qu’une
représentation ou idéalisation du corps. L’expérience du corps le découpe, le
tronçonne en unités fonctionnelles. C’est un corps en morceau, éclaté. Le regard
du médecin suppose cette décomposition du corps. D’un côté le médecin a un
patient, avec qui il parle, dont il essaie de comprendre la souffrance, mais de
l’autre, quand il passe à l’acte, le médecin n’a plus qu’une plaie à suturer et
non plus une chair vivante, sensible. Claude Bernard disait, peut-être en
plaisantant, qu’il n’avait jamais trouvé l’âme sous son scalpel. Mais sous son
scalpel, il n’a pas trouvé non plus la vie qui se dissout en processus
physico-chimiques. Le corps scientifique est un corps sans vie, une machine,
car l’a si bien deviné Descartes.
Aussi utile qu’elle soit, aussi vitale même, cette vision
scientifique, objective, du corps ne nous donne pas l’expérience de notre corps
à proprement parler mais celle d’un « simulacre biologique », pour
reprendre une formule de Merleau-Ponty.
Pour conclure, demandons-nous ce qu’il y a de si
fondamental sur le plan métaphysique dans cette expérience du corps. « Nous
sentons et expérimentons que nous somme éternels » dit Spinoza. Phrase mystérieuse qui s’éclaire si nous
prenons en compte cette définition tirée de l’Éthique : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même. »
Effectivement, l’expérience du corps, c’est l’expérience de l’existence
elle-même et jamais celle de la non-existence ! Spinoza dit encore que la
pensée de la mort est une pensée inadéquate, c’est-à-dire une pensée tronquée
et par là faussée. Pourquoi ? Tout simplement parce que, non seulement on
ne peut rien dire de sérieux concernant la mort, sinon des fadaises convenues
et des consolations pour les endeuillés, mais encore parce que nous n’avons
jamais aucune expérience de la mort. L’expérience de la souffrance, de la pire
des souffrances, est encore une expérience de la vie. Rien dans cette
expérience que nous avons de notre corps n’implique la cessation de l’existence.
Certes nous savons que nous mourrons, d’un savoir assez vague, mais nous ne
pouvons jamais savoir ce que c’est que mourir. Autrement dit, si nous sortons
des affects morbides, de tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir, nous
sentons bien que nous sommes éternels, non pas parce que notre âme serait
immortelle (ce qui ne se peut, selon Spinoza) mais bien parce que nous faisons
l’expérience de l’existence elle-même en tant que nous sommes corps.
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