Avoir le droit pour soi, c’est affirmer la légalité de son
comportement et l’on peut affirmer avec Aristote que la justice légale réside
dans l’obéissance à la loi. L’homme juste légalement a le droit pour lui-même
puisque, premièrement il se conforme aux obligations, interdits et permissions
définis par la loi de la cité. Il est juste pour deux raisons : d’abord parce
qu’il agit selon le droit et que l’on peut rien lui reprocher et ensuite parce
qu’il peut exiger son dû tel que la loi le définit. Il s’agit à la fois d’être
à l’abri des rigueurs de la loi et de pouvoir faire faire valoir ses droits
(subjectifs). Ainsi avoir le droit pour soi, c’est entendre le droit comme
ensemble des lois (law en anglais) et
faire valoir ses libertés (rights). C’est
la condition pour vivre en sécurité sous la protection de l’ordre commun.
On objectera que la loi peut n’être pas juste et qu’alors
l’obéissance à la loi ou la revendication de ses droits légaux propres
pourraient ne pas être justes non plus ! Mais cet argument a assez peu de
poids contrairement à ce que nous croyons ordinairement. Le juste et l’injuste
sont définis par la loi positive et non par le jugement de chacun. Si on prend
la définition traditionnelle de la justice, « rendre à chacun le sien »
(suum quique tribuere) on voit
immédiatement que c’est la loi commune de la cité ou de l’État qui définit ce
qu’est le bien légal de chacun. Un Athénien propriétaire d’esclaves ne trouvait
nullement injuste le fait de posséder des esclaves. Il existait même de très bonnes raisons pour
justifier l’institution esclavagiste : certains hommes ne sont-ils pas
esclaves par nature, ceux qui par exemple qui vivent dans des pays ou le
monarque considère son peuple comme sa propriété, soumise à son caprice
(régimes despotiques). On pourrait aussi croire que la nature est bien faite
que certains hommes sont voués à commander (c’est là leur excellence propre) et
d’autre excellents dans l’obéissance… On aura ainsi le plus grand mal à trouver
des règles communes à toutes les sociétés et à toutes les époques. Le droit
auquel on obéit comme les droits subjectifs de chacun sont donc soumis à la
loi. Voter semble être pour chaque citoyen son droit et l’en priver serait
injuste… Mais en vérité, il n’en a pas toujours été ainsi (les femmes ne
votaient pas en France avant 1945) et le périmètre des ayant-droit est
uniquement déterminé par la loi positive ; jusqu’en 1974, il fallait avoir
21 ans pour bénéficier du droit de vote ; en 1974, la limite de la
majorité civique a été abaissée à 18 ans. Il n’est ni plus ni moins de fixer l’âge
légal de l’exercice des droits civiques à 21 ans ou à 18 ans. C’est parce que
le législateur a fixé cette limite à 18 ans qu’il est devenu juste de voter dès
cet âge-là !
(2)
Cependant cette position de bon sens pourrait nous laisser
insatisfaits. Il existe de nombreux cas où la loi peut nous paraître injuste et
où même nous n’avons aucun doute quant à son caractère injuste. Le droit ne
peut pas être un alibi pour renoncer à l’exercice de son jugement moral. Avoir le droit
pour soi signifie que l’on est dans la légalité (juridique), mais toute loi
est-elle légitime (moralement) ? Quand les Blancs qui refusaient le
mélange avec les Noirs en Afrique du sud, à l’époque de l’apartheid, ils avaient
le droit pour eux, mais étaient-ils justes ? Que le droit ne fonde pas sur
la morale comme l’affirment les doctrines du positivisme juridique ne signifie
absolument que notre comportement à l’égard des lois puisse se passer de
jugement moral. Socrate, considéré comme l’homme le plus sage et le plus
juste de son époque, a accepté sa condamnation à mort plutôt que de fuir, afin
de ne pas enfreindre les lois de la cité athénienne. Mais n’était-ce pas aussi
pour montrer qu’il était victime d’une injustice et faire de sa condamnation un
acte philosophique majeur, à partir duquel la philosophie a été refondée ?
Socrate a été légalement condamné, il avait le droit contre lui, mais en
acceptant sa condamnation, il montre la possibilité de l’antagonisme violent
entre droit et morale, en la loi et la vertu.
Il existe enfin de nombreux cas où l’on peut s’abriter derrière
le droit pour profiter d’une injustice. « L’optimisation fiscale » n’est
pas contraire au droit : les avocats fiscalistes ne violent pas la loi
mais utilisent ses failles et ses astuces pour la contourner et diminuer la
contribution fiscale de leur client, au détriment de la grande masse des
citoyens qui payent leurs impôts. Avoir le droit pour soi, ce n’est donc pas
nécessairement être juste. Ce peut être l’alibi de l’indifférence à l’égard des
autres : « j’ai le droit pour moi, et si c’est gênant pour toi, c’est
ton problème » ! Le créancier qui exige son dû même si la famille du
débiteur meurt de faim n’est pas un juste, mais un homme excipant de son bon
droit pour croître et prospérer sur la misère des autres. Les Thénardier dans Les Misérables de Victor Hugo ont le droit pour eux et Jean Valjean a le droit
contre lui. Pourtant personne ne fera des premiers des parangons de la justice
alors que Jean Valjean est l’archétype de l’homme juste persécuté par une société
injuste. Le juste c’est celui qui est capable d’aller à l’encontre de son droit
afin de parvenir à plus d’équité.
(3)
Est-il alors possible de concilier ces deux approches,
celle qui fait de l’obéissance à la loi le réquisit de la justice et celle qui
fait du jugement moral de chacun l’autorité en dernier recours. Chacun sait que
si l’on jouit d’un droit alors même que d’autres individus, dans la même
situation, n’en jouissent pas, on n’est pas vraiment dans son droit mais,
éventuellement, le profiteur d’une situation injuste. Être juste c’est donc d’abord
se soucier se soucier de l’égalité de traitement – tous ceux qui ont les mêmes
droits que moi doivent pouvoir en bénéficier.
En second lieu, la « justice légale », aussi « juste »
soit-elle ne peut jamais être parfaitement juste pour chaque particulier
puisque la loi, par nature, est générale. Être juste c’est donc faire preuve de
cette vertu individuelle qui n’est qu’un autre nom de la justice et qui se
nomme équité. L’homme équitable peut renoncer à son droit pour venir au secours
de celui qui en vraiment besoin. Le riche juste accepte de bon cœur de cotiser
plus à la caisse commune de la cité avec que les plus déshérités ne soient pas
encore plus déshérités.
Enfin quand la loi est mal faite provoque dans la cité la
discorde entre les citoyens, il est nécessaire d’œuvrer pour réformer la loi et
rétablir la paix et la concorde, même et surtout si l’on fait partie de ceux
qui profitent de l’injuste. Il est à peine besoin de développer tant tout
cela fait partie du fond commun de sentiments moraux dans lequel, jusqu’à une
époque récente, les hommes étaient presque tous éduqués.
On objectera qu’il n’est pas toujours possible de réformer
les lois et que parfois on peut être obligé d’obéir à une loi manifestement
injuste. SI nous suivons la leçon de Socrate, celle qui est développée par
exemple dans Le Gorgias, nous
admettrons qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Évidemment, le
mieux et de n’avoir pas à choisir ! Mais si avoir le droit pour soi
revient à commettre l’injustice et si désobéissant aux lois je m’expose à subir
l’injustice de la loi de cette cité injuste, alors peut-être vaut-il mieux ne
pas « avoir le droit pour soi » et accepter d’être victime de l’injustice
plutôt que d’en être le complice.
Giambattista Vico dans La
Science Nouvelle faisait remarquer qu’une bonne législation n’a besoin que
d’un petit nombre de lois, parce que l’édifice des lois repose alors uniquement
sur la vertu des citoyens et les valeurs communes qui fondent la cité. Le droit se défait toujours quand chacun n’est
plus préoccupé que de « son » droit… Leçon à méditer !
En conclusion, avoir le droit pour soi est un bon argument
pour se défendre dans un conflit ou pour plaider l’obtention de son dû. Mais
cela ne saurait définir la justice. La définition consiste à articuler
correctement droit et morale. La confusion du droit et de la morale est éminemment
dangereuse. Mais le droit sans morale conduit à la dislocation de tout véritable
sentiment d’appartenir à une communauté.
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