dimanche 21 janvier 2018

Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?

Lorsque l’on prétend avoir le droit pour soi, on entend par droit, le droit positif, c’est-à-dire celui qui définit les lois et prescrit ce que l’on peut faire ou ne pas faire au regard des règles de la cité. Face à ce droit positif, nous pouvons avoir deux attitudes : soit respecter les lois, soit les enfreindre. Cependant, respecter les lois, c’est finalement avoir pour fin le respect de l’ordre établi dans la société. Pour autant, est-ce parce qu’on vit dans la légalité, que l’on peut être qualifié de juste ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’affirmer que lorsqu’on respecte les lois, on ne fait que se conformer aux règles de la cité, on ne fait qu’obéir ? La vertu morale qui est le propre du juste ne dépasse-t-elle pas cette simple conformité à la loi ?
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Avoir le droit pour soi, c’est affirmer la légalité de son comportement et l’on peut affirmer avec Aristote que la justice légale réside dans l’obéissance à la loi. L’homme juste légalement a le droit pour lui-même puisque, premièrement il se conforme aux obligations, interdits et permissions définis par la loi de la cité. Il est juste pour deux raisons : d’abord parce qu’il agit selon le droit et que l’on peut rien lui reprocher et ensuite parce qu’il peut exiger son dû tel que la loi le définit. Il s’agit à la fois d’être à l’abri des rigueurs de la loi et de pouvoir faire faire valoir ses droits (subjectifs). Ainsi avoir le droit pour soi, c’est entendre le droit comme ensemble des lois (law en anglais) et faire valoir ses libertés (rights). C’est la condition pour vivre en sécurité sous la protection de l’ordre commun.
On objectera que la loi peut n’être pas juste et qu’alors l’obéissance à la loi ou la revendication de ses droits légaux propres pourraient ne pas être justes non plus ! Mais cet argument a assez peu de poids contrairement à ce que nous croyons ordinairement. Le juste et l’injuste sont définis par la loi positive et non par le jugement de chacun. Si on prend la définition traditionnelle de la justice, « rendre à chacun le sien » (suum quique tribuere) on voit immédiatement que c’est la loi commune de la cité ou de l’État qui définit ce qu’est le bien légal de chacun. Un Athénien propriétaire d’esclaves ne trouvait nullement injuste le fait de posséder des esclaves.  Il existait même de très bonnes raisons pour justifier l’institution esclavagiste : certains hommes ne sont-ils pas esclaves par nature, ceux qui par exemple qui vivent dans des pays ou le monarque considère son peuple comme sa propriété, soumise à son caprice (régimes despotiques). On pourrait aussi croire que la nature est bien faite que certains hommes sont voués à commander (c’est là leur excellence propre) et d’autre excellents dans l’obéissance… On aura ainsi le plus grand mal à trouver des règles communes à toutes les sociétés et à toutes les époques. Le droit auquel on obéit comme les droits subjectifs de chacun sont donc soumis à la loi. Voter semble être pour chaque citoyen son droit et l’en priver serait injuste… Mais en vérité, il n’en a pas toujours été ainsi (les femmes ne votaient pas en France avant 1945) et le périmètre des ayant-droit est uniquement déterminé par la loi positive ; jusqu’en 1974, il fallait avoir 21 ans pour bénéficier du droit de vote ; en 1974, la limite de la majorité civique a été abaissée à 18 ans. Il n’est ni plus ni moins de fixer l’âge légal de l’exercice des droits civiques à 21 ans ou à 18 ans. C’est parce que le législateur a fixé cette limite à 18 ans qu’il est devenu juste de voter dès cet âge-là !
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Cependant cette position de bon sens pourrait nous laisser insatisfaits. Il existe de nombreux cas où la loi peut nous paraître injuste et où même nous n’avons aucun doute quant à son caractère injuste. Le droit ne peut pas être un alibi pour renoncer à l’exercice de son jugement moral. Avoir le droit pour soi signifie que l’on est dans la légalité (juridique), mais toute loi est-elle légitime (moralement) ? Quand les Blancs qui refusaient le mélange avec les Noirs en Afrique du sud, à l’époque de l’apartheid, ils avaient le droit pour eux, mais étaient-ils justes ? Que le droit ne fonde pas sur la morale comme l’affirment les doctrines du positivisme juridique ne signifie absolument que notre comportement à l’égard des lois puisse se passer de jugement moral. Socrate, considéré comme l’homme le plus sage et le plus juste de son époque, a accepté sa condamnation à mort plutôt que de fuir, afin de ne pas enfreindre les lois de la cité athénienne. Mais n’était-ce pas aussi pour montrer qu’il était victime d’une injustice et faire de sa condamnation un acte philosophique majeur, à partir duquel la philosophie a été refondée ? Socrate a été légalement condamné, il avait le droit contre lui, mais en acceptant sa condamnation, il montre la possibilité de l’antagonisme violent entre droit et morale, en la loi et la vertu.
Il existe enfin de nombreux cas où l’on peut s’abriter derrière le droit pour profiter d’une injustice. « L’optimisation fiscale » n’est pas contraire au droit : les avocats fiscalistes ne violent pas la loi mais utilisent ses failles et ses astuces pour la contourner et diminuer la contribution fiscale de leur client, au détriment de la grande masse des citoyens qui payent leurs impôts. Avoir le droit pour soi, ce n’est donc pas nécessairement être juste. Ce peut être l’alibi de l’indifférence à l’égard des autres : « j’ai le droit pour moi, et si c’est gênant pour toi, c’est ton problème » ! Le créancier qui exige son dû même si la famille du débiteur meurt de faim n’est pas un juste, mais un homme excipant de son bon droit pour croître et prospérer sur la misère des autres. Les Thénardier dans Les Misérables de Victor Hugo ont  le droit pour eux et Jean Valjean a le droit contre lui. Pourtant personne ne fera des premiers des parangons de la justice alors que Jean Valjean est l’archétype de l’homme juste persécuté par une société injuste. Le juste c’est celui qui est capable d’aller à l’encontre de son droit afin de parvenir à plus d’équité.
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Est-il alors possible de concilier ces deux approches, celle qui fait de l’obéissance à la loi le réquisit de la justice et celle qui fait du jugement moral de chacun l’autorité en dernier recours. Chacun sait que si l’on jouit d’un droit alors même que d’autres individus, dans la même situation, n’en jouissent pas, on n’est pas vraiment dans son droit mais, éventuellement, le profiteur d’une situation injuste. Être juste c’est donc d’abord se soucier se soucier de l’égalité de traitement – tous ceux qui ont les mêmes droits que moi doivent pouvoir en bénéficier.
En second lieu, la « justice légale », aussi « juste » soit-elle ne peut jamais être parfaitement juste pour chaque particulier puisque la loi, par nature, est générale. Être juste c’est donc faire preuve de cette vertu individuelle qui n’est qu’un autre nom de la justice et qui se nomme équité. L’homme équitable peut renoncer à son droit pour venir au secours de celui qui en vraiment besoin. Le riche juste accepte de bon cœur de cotiser plus à la caisse commune de la cité avec que les plus déshérités ne soient pas encore plus déshérités.
Enfin quand la loi est mal faite provoque dans la cité la discorde entre les citoyens, il est nécessaire d’œuvrer pour réformer la loi et rétablir la paix et la concorde, même et surtout si l’on fait partie de ceux qui profitent de l’injuste. Il est à peine besoin de développer tant tout cela fait partie du fond commun de sentiments moraux dans lequel, jusqu’à une époque récente, les hommes étaient presque tous éduqués.
On objectera qu’il n’est pas toujours possible de réformer les lois et que parfois on peut être obligé d’obéir à une loi manifestement injuste. SI nous suivons la leçon de Socrate, celle qui est développée par exemple dans Le Gorgias, nous admettrons qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Évidemment, le mieux et de n’avoir pas à choisir ! Mais si avoir le droit pour soi revient à commettre l’injustice et si désobéissant aux lois je m’expose à subir l’injustice de la loi de cette cité injuste, alors peut-être vaut-il mieux ne pas « avoir le droit pour soi » et accepter d’être victime de l’injustice plutôt que d’en être le complice.
Giambattista Vico dans La Science Nouvelle faisait remarquer qu’une bonne législation n’a besoin que d’un petit nombre de lois, parce que l’édifice des lois repose alors uniquement sur la vertu des citoyens et les valeurs communes qui fondent la cité.  Le droit se défait toujours quand chacun n’est plus préoccupé que de « son » droit… Leçon à méditer !
En conclusion, avoir le droit pour soi est un bon argument pour se défendre dans un conflit ou pour plaider l’obtention de son dû. Mais cela ne saurait définir la justice. La définition consiste à articuler correctement droit et morale. La confusion du droit et de la morale est éminemment dangereuse. Mais le droit sans morale conduit à la dislocation de tout véritable sentiment d’appartenir à une communauté.

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