jeudi 15 novembre 2012

Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau

J'ai eu l'occasion  de dire ici tout le bien que je pense du livre de Christophe Miqueu et Gabriel Galice, PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau. Avec un sens du symbole qui n'échappera à personne, l'Académie de Dijon a décidé en cette année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau de décerner son grand prix à Christophe Miqueu et Gabriel Galice. Je publie ici les discours des deux lauréats à l'occasion de la cérémonie qui s'est tenue le samedi 10 novembre à l'hôtel de ville de Dijon.




Discours de réception de Gabriel Galice
Lors de la remise du prix Rousseau 2012
Académie des Arts, Sciences et Belles- Lettres de Dijon
Samedi 10 novembre 2012


Monsieur le Sénateur Maire,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames. Messieurs, en vos titres et qualités,
Chers amis,

Ma gratitude est immense pour l’honneur et le bonheur que vous me prodiguez, Mesdames et Messieurs les Académiciens, en couronnant notre livre Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau.

En 1750, votre Académie a couronné le discours de Jean-Jacques Rousseau sur les arts et les sciences. Sa prescience et la vôtre nous enseignent que La Toile, pour commode et rentable qu’elle soit, ne fait ni la  ni la félicité. De l’eau, depuis, a coulé dans l’Ouche mais certaines vérités sont indémodables précisément en ce qu’elles contournent le souci d’être à la mode.

Un mot latin de cinq lettres vient vous dire mon attachement à Jean-Jacques Rousseau : Liber. Ce mot veut dire livre et libre, et au pluriel, liberi, enfants[1]. Héritière de la latine, la langue française sépare d’une seule consonne l’adjectif libre du substantif livre. Autrefois libraires, nos  parents nous enseignèrent, à mes frères ici présents et à moi, les livres et la liberté.  

A 17 ans, élève au lycée Berthollet d’Annecy, Jean-Jacques est venu naturellement à moi, partager ma solitude, mes rêveries. Le Contrat social, le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité tombaient en plein mai 68. Je sortis de l’adolescence dans ce tumulte. Promeneur solitaire, j’allais devant le bassin mémorable surmonté de son buste, où Jean-Jacques rencontra pour la première fois Madame de Warens. J’aimais Jean-Jacques intime, j’admirais Rousseau penseur.

La commémoration du bicentenaire de sa mort, en 1978, allait m’associer à l’aventure collective du livre: Jean-Jacques Rousseau au présent édité par l’Association chambérienne des amis de Jean-Jacques Rousseau. J’avais 27 ans, j’étais coopérant « Volontaire du Service National Actif », enseignant l’économie politique à l’université de Constantine. J’avais du temps pour lire et méditer Rousseau et ses commentateurs marxistes, italiens et français.


Ma contribution s’intitule : « La démocratie, Rousseau, Marx et nous ». Permettez-moi d’en citer la conclusion, qui, à mes yeux, reste actuelle : « Rousseau et Marx, chacun à sa façon et à deux époques successives, nous ont fait progresser sur la voie de l’idéal démocratique. Ne leur demandons pas plus qu’ils ne peuvent donner. Les adorateurs d’idoles, les amateurs de certitudes et de vérités révélées, s’attacheront aux « modèles » sans comprendre que le « trésor » théorique des grands penseurs est dans le travail de la fable[2]. En l’occurrence, c’est d’un travail DANS et SUR l’Histoire dont il s’agit. (…) Comme certains morts nous sont proches, cependant que nous semblent morts tant de vivants. »

En 1979, je soutenais, à l’université de Grenoble ma thèse en études urbaines, avec Annecy pour champ d’étude. J’introduisais un chapitre par la citation du Contrat social : « La plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. » Monsieur le Sénateur-Maire François Rebsamen n’en disconviendra pas.

La vie intellectuelle et politique des années 90 m’a conduit à m’interroger sur la question républicaine au travers de la problématique nationale. Avec Rousseau pour référence majeure (p.26, 34,101, 102), l’ouvrage Du Peuple- – essai sur le milieu national de peuples d’Europe, est publié à Lyon, ma ville natale, en 2002.

En 2007, j’étais directeur de l’Institut International de Recherches pour la Paix à Genève quand, tel Jean-Jacques parcourant Le Mercure de France en allant rendre visite à Diderot emprisonné au Donjon de Vincennes, je tombais sur un article de presse annonçant l’appel à projets de la Ville de Genève pour la commémoration du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.  D’emblée, je formais le projet de pointer, en un colloque, la filiation intellectuelle sur la paix perpétuelle conduisant de l’Abbé de Saint-Pierre à Emmanuel Kant en passant par Jean-Jacques Rousseau. De la paix, Rousseau écrit : « Quoique ces deux mots de guerre et de paix paraissent exactement corrélatifs, le second renferme une signification beaucoup plus étendue, attendu qu’on peut interrompre et troubler la paix en plusieurs manières sans aller jusqu’à la guerre.[3] » Veuillez croire, Mesdames et Messieurs, que ce propos importe à un chercheur pour la paix, un irénologue en terme savant. Par le truchement de notre ami commun, Denis Collin, Christophe Miqueu vint cordialement m’épauler de sa compétence philosophique et républicaine. Notre projet fut sélectionné. Il apparut à Christophe et à moi que l’ambition d’un Rousseau pour tous, selon l’enseigne du programme de la Ville de Genève, s’accommodait mal d’un cénacle strictement universitaire. Nous décidâmes d’un livre à quatre mains pour nous adresser aux citoyens, aux lycéens, aux étudiants. Puis vint l’invitation de votre Académie à concourir. J’y vis un signe, Mesdames et Messieurs les Académiciens.

Le colloque s’est tenu du 27 au 29 avril à Genève, dans la villa Sarasin, du nom de l’illustre famille genevoise. Issue de réfugiés huguenots ayant fuit l’intolérance politique et religieuse de la monarchie française, la branche genevoise de la famille Sarasin croise Rousseau et sa famille. Jean Sarasin dit l’aîné (1693-1760), est le fils de Vincent Sarasin, qui courtisa en sa jeunesse Suzanne Bernard, celle-là même qui, plus tard, devenue Madame Rousseau, conçut avec Isaac le bébé Jean-Jacques. Quand notre philosophe forma, en 1754, le projet de réintégrer la foi calviniste, Jean Sarasin fut l’un des six enquêteurs nommés par le Consistoire. Le rapport fut favorable. N’oublions pas, Mesdames et Messieurs, que le quartaïeul  français de Jean-Jacques, Didier Rousseau, originaire de Montlhéry, marchand de vin, s’exila semblablement en Suisse en 1549 « pour cause de religion ». Il s’installa cabaretier à Genève, puis se mit à vendre…des livres. Les livres, encore les livres…la liberté, toujours la liberté…
                                                                                    
Mesdames et Messieurs les Académiciens, vous avez eu la mansuétude de passer sur les imperfections du livre ; de cela aussi, je vous sais gré. La couverture de notre ouvrage rend hommage à un Dijonnais célèbre aux initiés de l’art pictural, Bénigne Gagneraux, auteur du tableau « Le Génie de la paix arrêtant les chevaux de Mars ». Gagneraux reprend habilement le thème des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Un chercheur pour la paix ne pouvait manquer d’y être sensible. Le génie de Rousseau, lui aussi, pénètre la réalité sous-jacente des évidences obscures.

En nos temps de troubles moraux, intellectuels, politiques, les propos de Jean-Jacques raisonnent avec une vraie fraîcheur. Etat de guerre, volonté générale, économie tyrannique et économie populaire, empire et argent, inégalités, peuple, intérêt général : vocables précieux quand le mot « peuple » est devenu au mieux suspect, au pire indécent, à telle enseigne que les avocats du peuple ont tôt fait de passer pour d’infâmes « populistes », puisque c’est ainsi que tant d’oligarques qualifient les partisans du bien public, les artisans inlassables de la res publica qui ne sont pourtant pas tous, heureusement, d’ignobles démagogues. En cette période de prolifération des Diafoirus de l’économie, je vous offre, Mesdames et Messieurs,  une pensée humaniste de Jean-Jacques : «Il serait donc à propos de diviser l’économie publique en populaire et tyrannique. La première est celle de tout Etat, où règne entre le peuple et les chefs unité d’intérêt et de volonté ; l’autre existera nécessairement partout où le gouvernement et le peuple auront des intérêts différents, et par conséquent des volontés opposées. Les maximes de celles-ci sont inscrites au long des archives de l’histoire et dans les satyres de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent réclamer les droits de l’humanité  Ce qu’il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Si, dans chaque , ceux à qui le souverain commet le gouvernement des peuples en étaient les ennemis par état, ce ne serait pas la peine de rechercher ce qu’ils doivent faire pour les rendre heureux.[4]» Fils du peuple, du peuple cultivé, du peuple des citoyens de Genève, marchant à pied, Jean-Jacques a un point de vue plébéien, à hauteur d’homme ; ce n’est pas celui d’un gentilhomme roulant carrosse. Nombre de révolutions se sont réclamées de lui, sa République, nom donné à la liberté collective, est à venir. Qu’on ne se méprenne pas sur sa conception de la liberté, toute républicaine. Je le cite: « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre.[5] »

Puisse votre Académie perdurer, continuer d’éclairer par le savoir, rendre durablement hommage à ce misanthrope ami du genre humain que fut Jean-Jacques Rousseau, qui préférait être homme à paradoxes qu’homme à préjugés.

L’adresse électronique de votre Académie est « acascia ». Cet arbre est réputé imputrescible, ce qui est exagéré d’un point de vue organique mais éloquent d’un point de vue symbolique. L’arbre nous ramène au livre, par l’étymologie et l’usage. Jean-Jacques Rousseau aimait la nature et la botanique.

Mesdames et Messieurs les Académiciens, merci de votre très fine compréhension de notre ouvrage,
Mesdames et Messieurs, chers famille et amis, merci d’être ici aujourd’hui,
Merci Christophe, pour ton précieux et chaleureux compagnonnage,
Jean-Jacques, homme libre, frère rebelle, maître exigeant, merci à toi.



[1] Emile Benvéniste explique les dérivations de la racine commune leudh- signifiant « croître, se développer », in Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Les éditions de minuit, Paris, 1969, vol.1, p.321-333. Le livre était d’abord fait de bois « croissant » gravé. En allemand, le mot das Buch, le livre, vient de die Buche le hêtre.
[2] La Fontaine, Le laboureur et ses enfants.
[3] Principes du droit de la guerre, B. Bernardi et G. Silvestrini, Vrin, 2008.
[4] Article « Economie politique », OC III, p.247.
[5] « Lettres écrites de la montagne », OC III, p.841

Discours de Christophe Miqueu
Discours de réception de Christophe Miqueu
Lors de la remise du prix 2012
Académie des Arts, Sciences et Belles- Lettres de Dijon
Samedi 10 novembre 2012


Monsieur le Sénateur-Maire,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Président de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames, Messieurs, chers collègues, parents et amis,


C’est un immense honneur et un très grand privilège pour moi d’être aujourd’hui, aux côtés de Gabriel Galice, récompensé par ce prix si prestigieux pour les philosophes et particulièrement pour les spécialistes de la philosophie des Lumières et de Rousseau. Le citoyen de Genève a en effet si fortement marqué de son empreinte ce prix à nos yeux que l’on ne peut venir le recevoir, et en remercier, humblement et chaleureusement l’ensemble des membres du jury, qu’avec le souvenir vivace de ce qu’apportait le Discours sur les sciences et les arts en 1750 : je veux parler de l’esprit des Lumières dans toute sa radicalité, de la volonté de progresser dans le raisonnement sans concéder d’espace aux habitudes de pensée, et surtout, avant tout, du désir de partager avec le plus grand nombre cette capacité de s’interroger, de douter en homme éclairé, avec pour seul étendard cet esprit critique, celui qui, dénué de pouvoir, a pourtant la puissance de s’extraire par la pensée de toutes les tutelles. « Sapere aude », « Ose savoir », « Aie le courage de comprendre » nous exhortait le philosophe de Königsberg, Emmanuel Kant, pour résumer la philosophie des Lumières. Qui mieux que le si décrié Rousseau a su montrer, au cours du siècle, cette autonomie de la pensée, y compris par rapport aux convenances de son époque, et ses conséquences en termes d’émancipation, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif ?

Car ce n’est pas à proprement parler la démarche généreuse de l’encyclopédisme que l’on trouve dans le discours primé de Rousseau, mais bien plutôt le désintéressement incarné par la figure de Fabricius, héros de la République romaine, et pour aller un peu plus loin la valorisation de la  et la primauté donnée à l’intérêt général, que l’on retrouvera douze ans plus tard au cœur de l’œuvre politique centrale, le Contrat social. Après la phase naturelle d’étonnement, de surprise, puis de joie et de partage collectif de la nouvelle, la première chose qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai appris que notre ouvrage était courronné, c’est précisément la force propre à l’Académie de Dijon de ne pas célébrer ce qu’une doctrine officielle applaudirait, mais bien ce qui donne à penser. Nous vous sommes immensément reconnaissants, chers membres du jury, Mesdames et Messieurs les Académiciens, de mettre ainsi au cœur de votre belle et grande institution, ce qu’on appelait à l’âge classique la liberté de philosopher. Je crois qu’avec cet ouvrage, Penser la République, la guerre et la paix sur les traces de Jean-Jacques Rousseau (Slatkine), Gabriel Galice et moi-même nous sommes efforcés de satisfaire cette exigence première en faisant œuvre de réflexion critique et en donnant à voir, non pas le Rousseau attendu, mais celui qui nous interroge car il interroge continûment son présent et le nôtre.

Ce Rousseau, nous le suivons en usant, dès les premères lignes, d’une boussole intellectuelle, nous menant vers deux directions convergentes : le républicain et le pacifiste. Nous ne cherchons donc pas le penseur d’une interprétation unique, tant sa philosophie prête à discussion. Nous trouvons néanmoins l’homme d’une synthèse philosophique, celle du républicanisme. Cette philosophie politique qui remonte à l’Antiquité met au premier plan le combat contre la domination et pour la liberté commune. Elle a été redécouverte depuis une quarantaine d’années par les historiens des idées que l’on associe habituellement à l’Ecole de Cambridge, et qui ont voulu montrer combien une longue tradition de la pensée politique, celle du vivere civile, a précédé l’invention et l’hégémonie progressive de la pensée libérale, et le rôle que cette tradition a joué, aussi bien dans la lutte contre toutes les formes de despotisme, que dans des expériences concrètes depuis Rome jusqu’aux révolutions américaines et françaises, en passant par Venise, Florence et d’autres cités italiennes, mais aussi l’Angleterre et les Provinces-Unies à l’âge classique, et bien sûr Genève.
C’est cette philosophie républicaine qui, depuis près d’une dizaine d’années, est devenue mon objet central d’enseignement, aujourd’hui à l’université Montesquieu – Bordeaux IV (IUFM d’Aquitaine), mais également mon principal objet de recherche, aujourd’hui dans le cadre du laboratoire SPH (Sciences, Philosophie, Humanités, EA 4574). J’ai déjà consacré à ce thème plusieurs articles et deux autres livres : tout d’abord le livre issu de ma thèse, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération républicaine à l’aube des Lumières, paru également cette année aux éditions Classiques Garnier et qui s’intéresse à cette génération de philosophes républicains modernes qui plus d’un demi-siècle avant l’auteur du Contrat social ont articulé le principe individualiste de la philosophie moderne avec les schèmes classiques de la pensée républicaine ; ensuite un livre collectif, co-dirigé avec celui qui présida mon jury de thèse, le professeur Jean Terrel, consacré à ce républicain anglais auteur de Oceana, James Harrington, qui près d’un siècle avant Rousseau, au cœur de la révolution anglaise, proposa un modèle de société républicaine adapté à la situation politique de ses contemporains et en rupture avec l’ancienne constitution (à paraître prochainement aux Presses Universitaires de Bordeaux).
Je souhaite souligner ici l’importance de mon ami et collègue Denis Collin, que je remercie de sa présence aujourd’hui, dans mon parcours d’enseignant et de chercheur. Il n’est pas simplement celui qui nous a mis en contact, Gabriel Galice et moi-même, afin de travailler, depuis 2010, sur cette année de commémoration du tricentenaire. Il est aussi celui qui a suivi, comme tuteur pédagogique, mes premiers pas d’enseignant, et mes premiers cours sur le Contrat social de Rousseau, auquel je concacrais un mémoire de fin d’année de formation il y a dix ans, puis un article dans la revue l’Enseignement philosophique en 2008, pour expliquer combien cette œuvre a des vertus pédagogiques pour « apprendre à philosopher » et faire « découvrir la citoyenneté » à nos élèves de classe de terminale. Il est surtout de ces philosophes contemporains, penseurs du politique, qui m’inspirent et nourrissent au quotidien ma réflexion. Son Comprendre Machiavel, son Cauchemar de Marx et surtout son Revive la Républiqueont en particulier alimenté cette tension vers la République sociale, que nous retrouvons chez Rousseau, contempteur de la confusion des intérêts privés et de l’intérêt général, critique des oligarques et de la logique du profit. La République ne peut se contenter d’une paix d’apparence, qui nous réduit à l’état de « bête brute » au lieu de rendre possible « une vie humaine », comme le disait un des grands prédécesseurs de Rousseau, le philosophe des Lumières radicales Spinoza. Une vie humaine est celle qui demande bien plus que la simple « circulation du sang », car elle pose comme exigence une existence décente, digne d’être vécue. Comme Spinoza, Rousseau pense que la République ne peut négliger la question sociale si elle tient à marcher sur ses deux jambes. L’égalité formelle des citoyens est en permanence instable si la société qui l'établit laisse se répandre une inégalité insuportable des conditions. C’est ce caractère subversif, et ses échos pour notre monde contemporain, que nous avons notamment tenté de retrouver au cœur de ce livre.

Mais si la paix est bien plus que l’absence de guerre, c’est aussi parce qu’elle est une construction politique longue qui n’est pas affaire simple. La guerre vise la destruction du contrat social républicain, elle se nourrit du conflit des intérêts privés et de l’expansion immodérée des ambitions. Intérêt particulier et intérêt général ne font pas, là aussi, bon ménage. Si l’on veut l’un, on ne peut le combiner avec l’autre. Si l’on veut la paix, on ne peut laisser les motifs de conflits entre intérêts personnels gouverner. L’attention de Rousseau à l’égard de la question européenne est alors des plus singulières pour son époque, mais également des plus avant-gardistes pour la nôtre aujourd’hui. Sa méfiance s’inscrit dans la nécessité de penser la solidarité d’un peuple, et la fraternité au sein d’une République, au lieu de laisser place aux déclamations hypocrites de ceux qui n’ont d’autre patrie que leur propre personne et « se vantent d’aimer tout le monde pour avoir le droit de n’aimer personne » (Manuscrit de Genève). Une assocation européenne qui irait à l’encontre des peuples serait bel et bien une contradiction dans les termes. Toute recherche de paix qui se ferait au détriment du plus grand nombre serait vouée à la perpétuation de la guerre. La paix est une œuvre politique de longue haleine qui n’admet pas l’approximation ou l’amateurisme, et qui doit intégrer la claire conscience des objectifs collectifs à atteindre. La  républicaine, celle de la  des citoyens, est sans doute le noyau de base pour toute association internationale, et c’est bien dans une articulation des peuples souverains que se comprend l’idée de coopération politique, économique et sociale. Nous avons pu développer de manière plus ample et détaillée ces questions lors du colloque « Rousseau, la République, la paix », que nous coorganisions, Gabriel Galice et moi-même, avec le soutien de la ville de Genève, du 27 au 29 avril 2012. Les actes de cette rencontre pluridisciplinaire et internationale devraient paraître d’ici quelques mois aux éditions Honoré Champion.

Enfin, cet ouvrage, s’il définit une orientation interprétative qui donne à penser et permet le débat, n’en est pas moins porteur d’une méthode. Et celle qui nous est chevillée au corps est de rendre populaire la philosophie. De ce point de vue, notre livre est celui de deux rousseauphiles plus que celui de deux rousseaulogues. Comme Gabriel et moi le répétons souvent lors de nos présentations, ce livre n’aspire pas à donner une interprétation de l’ensemble de la philosophie de Rousseau. Se présentant plutôt comme une introduction à sa pensée républicaine pacifiste, il ambitionne, plus modestement et démocratiquement, de permettre l’accès à ses textes politiques et à leur actualité pour le plus grand nombre de nos concitoyens. Cette dimension civique, d’utilité publique, a vraiment été au cœur du processus d’écriture à quatre mains. Je soulignerai donc pour finir le plaisir immense qu’a été pour moi cette expérience de travail en duo avec cet objectif premier en tête. L’harmonie intellectuelle est rare dans nos domaines de recherche, elle a ici véritablement existé. Partageant les mêmes principes et la même finalité, nous avons, de manière tout à fait complémentaire, rédigé ces six chemins parcourant une partie de l’univers de Rousseau, mais aussi cette terminologie empruntant des citations de l'auteur et un ensemble de repères chronologiques facilitant ainsi le partage public de sa pensée.

Mes derniers mots iront pour ceux qui ont accompagné ce travail : nous n’étions pas que deux à travailler, car autour de ce livre, il y a eu notre participation au programme de la ville de Genève « 2012 – Rousseau pour tous », grâce au GIPRI, support institutionnel essentiel et dont Gabriel Galice est le vice-président, et à ceux qui travaillent dans cette Fondation qui par son engagement joue un rôle majeur d’éducation populaire. C’est aussi de cela dont nous pouvons être fiers, d’avoir contribué par ce livre au projet d’un intellectuel collectif, se reconnaissant dans des principes communs et visant ce bel objectif de rendre la philosophie politique de Rousseau populaire.

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