Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien (La Découverte, 2005, collection « Recherches - MAUSS ». ISBN 2-7071-4612-9) : Voilà un livre philosophique bien impur qui mêle l’analyse des doctrines morales classiques (La Rochefoucauld, Hutcheson, Shaftsbury, Kant, Sidgwick, Lévinas), le récit et le témoignages historiques (Franz Stangl, le chef du camp d’extermination de Treblinka, le couple Trocmé et des habitants du Chambon-sur-Lignon, Giorgio Perlasca, sauveur des Juifs de Budapest) et les compte-rendus des travaux de psychologie expérimentale (la fameuse expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité, l’expérience de la « prison de Stanford », etc.). Le propos de l’auteur est cependant parfaitement clair. Il s’agit de réfuter l’opposition égoïsme/altruisme comme problématique fondamentale de la philosophie . Les « moralistes » classiques qui ramènent toutes nos conduites – y compris celles qui sont en apparence les plus altruistes – à l’égoïsme et à l’amour-propre qui ne se confond pas avec les intérêts matériels. L’auteur souligne que cette thèse est d’une part l’une des plus faciles à accepter – car tout le monde trouve normal et naturel de rechercher son bien propre – et en même temps l’une des plus infalsifiables au sens poppérien du terme. À l’opposé, il est impossible de faire du comportement absolument désintéressé, du sacrifice total de soi, le prototype du comportement moral. Ce qui intéresse l’auteur, ce sont précisément tous ces cas où se mêlent altruisme et égoïsme, en proportions variables. L’un des intérêts de l’ouvrage de Terestchenko est qu’il montre combien les comportements moraux sont inséparables de la manière dont les individus sont insérés dans des relations sociales déterminées – Franz Stangl et André Trocmé sont tous deux des croyants. Mais le premier veut faire carrière, il entre dans la police autrichienne et se fait ensuite admettre au service des nazis après l’Anschluss et finira, sans l’avoir vraiment voulu, parce que, dit-il, il ne pouvait « pas faire autrement », comme l’un des grands criminels nazis, responsable direct, en un an et demi, de la mise à mort de 900.000 personnes (l’estimation basse donne 2000.000 de Juifs gazés à Treblinka entre 1941 et 1943). Trocmé devient pasteur et défenseur de la non-violence et à la tête de la  du Chambon-sur-Lignon – un village des Cévennes, majoritairement protestant – il va organiser le sauvetage de plus de 5000 Juifs. Mais l’auteur refuse cependant tout déterminisme social, même si le type d’éducation, la manière dont les valeurs morales sont transmises, jouent un rôle essentiel.
Montrant comment les grandes doctrines morales classiques (tant l’impératif moral kantien que l’utilitarisme de Sidgwick) sont impuissantes à définir véritablement ce qu’est la moralité et à en comprendre les ressorts, l’auteur substitue à l’opposition égoïsme/altruisme l’opposition entre l’absence à soi et la présence à soi. L’individu obéissant qui devient un tueur de masse (comme dans l’histoire du 101e bataillon de réserve de la police allemande, l’un des groupes les plus tristement célèbres de la « shoah par balles ») est un individu absent à soi. Il est déterminé par les circonstances et s’y laisse porté. Le « juste », celui qui ouvre sa porte au persécuté parce qu’il ne pouvait « rien faire d’autre », n’a pas réfléchi préalablement à ce que la raison dictait (soit en  de l’impératif catégorique, soit en  du principe d’utilité). Il ne se laisse pas porter par le circonstances.
La lecture de Michel Terestchenko pourrait éclairer et être éclairée à la lumière de Hegel. Présence à soi et absence à soi, c’est bien une autre manière de formuler le concept d’aliénation comme « Entfremdung ». Dans sa critique des morales abstraites enracinées dans le sujet pur, on pourrait retrouver aussi la critique hégélienne de l’abstraction de la Moralität et la défense d’une  spontanée, enracinée dans l’éducation et l’ethos social, ce qu’est la Sittlichkeit qui va bien au-delà de la légalité abstraite.