La première de ces ambitions n’est qu’esquissée. L'auteur rappelle fort justement combien la théorie des épistémès, qui s’appuie sur une idée floue de l’époque et de la période, est obligée de faire violence à l’histoire et aux faits. Cette théorie qui fit la gloire de Foucault dans Les mots et les choses fut péniblement corrigée dans L’archéologie du savoir avant d’être abandonnée par son auteur. L’auteur ne fait qu’indiquer les réfutations par les historiens de ces analyses alors même qu’on fait mérite à Foucault d’avoir fait entrer l’histoire et les archives au cœur même de la pensée philosophique. De la deuxième grande phase de la pensée de Foucault, celle qui s’articule sur les notions de « biopouvoir » et de « gouvernementalité », l’auteur ne fait qu’en souligner quelques confusions et banalités, mais manque évidemment une critique méthodique qui reste (peut-être) à faire. L’auteur fait un rapprochement intéressant : il faudrait poursuivre avec Foucault le travail déjà commencé par Sokal et Bricmont à propos de quelques spécimens de la « french theory » - il faudrait d’ailleurs y ajouter l’utilisation extravagante des mathématiques et de la théorie des ensembles par Badiou.
La deuxième des ambitions de l’auteur concerne le Foucault personnage public et figure éminente de la contestation de l’ordre établi dans les années 70. Mandosio procède à une salutaire opération vérité. Il rappelle que Foucault se montra toujours soucieux de sa carrière académique et administrative. Membre de la « commission Fouchet », mère de toutes les réformes de l’enseignement de la Ve République, il ne rallia le gauchisme qu’à la fin 68, à son retour de Tunisie où il enseignait. Suivant toutes les modes, il se rallia à la mode « mao » en devenant directeur du département de philosophie de l’Université ghetto de Vincennes (l’os à ronger que le pouvoir gaulliste jeta, après 68, aux gauchistes de tous poils, surtout mao-délirants avec une pincée de trotskysme). Il se rallia ensuite aux « droits de l’homme » en apportant son soutien aux « nouveaux philosophes » (BHL, Glucksmann, et tutti quanti) pour devenir à partir de 1978 le premier d’une longue lignée d’admirateurs, non pas de la révolution iranienne, mais du prétendu « chiisme révolutionnaire ». Il est resté relativement distant du pouvoir socialiste en 1981 – celui-ci ne lui ayant offert qu’un poste d’attaché culturel à New-York alors qu’il aurait souhaité être nommé ambassadeur...
Mandosio note ironiquement que « Foucault représente avec Pierre Bourdieu (professeur tout comme lui au Collège de France), la figure désormais fort répandue d’un intellectuel “engagé” dont la carrière académique n’a pas entamé la crédibilité contestataire – du moins aux yeux de ceux qui portent ces deux auteurs au pinacle dans la littérature consacrée aux mouvements sociaux » (10). L’auteur complète son travail par quelques pages consacrées aux disciples du maître. Il montre la filiation foucaldienne chez le prophète badiousien Mehdi Belhadj Kacem mais aussi dans la revue Tiqqun et la prose de L’insurrection qui vient attribuée à Julien Coupat et à son « comité invisible ». Spécialistes d’une rhétorique obscure, tous ces rebelles sont en vérité toujours « dans l’air du temps ». Il s’agit d’une fausse radicalité, radicalité verbale et purement médiatique. Et effectivement les médias font ce qu’il faut pour assurer la promotion de ce genre de rébellion si nécessaire au bon fonctionnement du mode de production capitaliste. L’auteur narre l’impossibilité dans laquelle s’est trouvé Filippo La Porta de publier en Italie son Foucault : par deux fois son livre, après avoir été approuvé pour le comité éditorial s’est trouvé bloqué par les services marketing des maisons-mères des éditeurs auxquels il avait confié son manuscrit. Mais laissons le mot de la fin à l’auteur qui nous livre un savoureux exemple de la « foucaulâtrie » :
« Post-scriptum. La publication du dernier volume des cours de Foucault a donné lieu à de nouveaux déferlements d’idolâtrie. À cette occasion, les bornes du ridicule, et même de l’indécence, ont été franchies par un certain Stéphane Legrand dans le journal Le Monde. Ce disciple extatique présente en effet Foucault comme un martyr de la philosophie, qui faisait ses cours au Collège de France « dans une constante souffrance », tant « il jugeait pénibles » sa « position magistrale » et son statut d'intellectuel vedette. Il est vrai que « le dispositif était impitoyable ». Rendez-vous compte : « Foucault aura enseigné vingt-six heures par an (à l'exception de 1977) » ! Dans un « cadre privilégié », qui plus est ! Il ne fait aucun doute qu'être si bien installé « dans la plus prestigieuse institution universitaire de France » devait être une véritable torture pour « ce penseur des marges, de la folie et de la délinquance ». On se demande évidemment, s'il trouvait si pesante la condition « du professeur, qui ne peut que faire passer une tradition d'une conscience à l'autre, moyennant quelques émoluments — sans risque ni éclat », pourquoi il ne la quitta pas pour s'en aller mener une vie plus éclatante et plus risquée. Mais justement, précise Legrand, « telle fut peut-être sa manière d'être courageux : assumer jusqu'au bout une telle “contradiction performative”, ce type de parole dans laquelle le contenu de ce qui est dit est en contradiction avec la manière dont cela est dit, où le sujet qui parle est contesté, voire aboli, par la teneur de son propre discours : je vais vous enseigner pourquoi il faudrait enseigner autrement que je ne puis le faire ».
Je dois avouer que cette description de la Passion du philosophe, crucifié en public pendant ses vingt-six heures de cours annuelles, m'a arraché des larmes. C'est en tout cas une belle leçon de courage et de ténacité pour tous les exploités, les laissés-pour-compte, les désespérés de la vie, qui pourraient être tentés de se plaindre de leur sort : vous ne connaissez pas votre bonheur ! Imaginez la « constante souffrance » que vous éprouveriez si vous étiez professeur au Collège de France ! » (pp. 109/110)