vendredi 12 mars 2010

« Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »

Si on veut dater le monde dans lequel nous vivons, un monde dominé par le mode de production capitaliste, on peut suivre Fernand Braudel : dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, il situe le tournant entre le XVet le XVIIIe siècle. Sur le plan de l’histoire des idées, on peut, non sans arbitraire, fixer plus précisément les choses. Il y a, au XVIIe siècle deux auteurs, un Anglais et un Français, qui expriment avec une clarté absolue le programme scientifique, politique et économique du monde moderne : Descartes dans son Discours de la méthode (1637) et John Locke dans son Traité du gouvernement civil (1689)Locke est sans doute le véritable fondateur du  et l’inspirateur des pères de la constitution américaine. Mais le véritable noyau dur de son ouvrage est le passage sur la propriété (dans le chapitre V) : Locke y explique que, dans l’état de nature la propriété est limitée à l’étendue de terre que l’individu peut travailler et aux produits dont il peut faire usage. Mais l’invention de « l’argent monnayé » qui concomitante à celle de l’état civil permet de franchir une fois pour toutes ces limitations. Car « dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui a fait de tort, plus de choses qu’on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen d’est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer entre les mains d’un homme sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent agrandit, étend, augmente ses possessions autant qu’il lui plaît ». Là où la nature nous limite, les artifices humains (gouvernement civil et monnaie) ouvrent à l’accumulation illimitée de la richesse.
Bien que Locke sur le plan métaphysique comme sur celui de la théorie de la connaissance soit souvent aux antipodes de Descartes, il me semble qu’on ne peut éviter de mettre en rapport cet appel à l’accumulation illimitée de la richesse avec les dernières pages du Discours de la méthode, publié un demi-siècle auparavant. Il faut citer ce passage extraordinaire, où Descartes, après établi une nouvelle méthode pour atteindre la certitude objective, examine les avantages qu’on en pourra tirer. En effet, dit Le discours de la méthode, « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »Domination de la nature et accroissement illimité de la richesse, voilà l’équation du monde qui est le nôtre. Descartes et Locke sont de grands penseurs parce qu’ils saisissent ce qui sourd tout juste à leur époque et ils en projettent la ligne de développement. Le capitalisme est le mode de production qui accomplit à merveille ce double objectif. La mécanique même de la reproduction du capital suppose une reproduction toujours élargie, une accumulation du capital. La « croissance » est la condition de vie ou de mort du mode de production capitaliste : le capital produit de la plus-value, mais celle-ci n’est pas faite pour être consommée improductivement, elle doit être réinvestie pour produire encore et toujours plus de plus-value. C’est cette dynamique qui distingue fondamentalement le capitalisme de toutes les formations sociales antérieures. Mais cette accumulation illimitée du capital, à son tour exige que soient développées les forces de production du travail, cette «  infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre » dont parle Descartes. La manufacture (qui se contente de regrouper sous un même toit les anciens corps de métier) va bientôt céder la place à la fabrique moderne fondée le développement des machines mues par l’énergie de la vapeur. Cette accumulation de richesses demande aussi que de nouveaux espaces soumis à la production capitaliste soient ouverts en permanence. Les cinq derniers siècles montrent, sans qu’il soit besoin d’insister, les grandes lignes de ce développement. La Terre, tout entière, est soumise à l’industrie humaine et la population humaine a explosé. Les deux grands ressorts qui ont poussé la croissance sont là : toujours plus loin, et toujours plus nombreux, plus de besoins à satisfaire et plus de main-d’oeuvre à incorporer dans l’immense usine mondiale.
On ne peut qu’être saisi de vertige devant ce développement. De vertige ou d’admiration : l’éloge le plus dithyrambique du capitalisme se trouve dans les premières pages du Manifeste communiste de Marx. Mais ce développement illimité ne cesse de rencontrer des limites, des obstacles qu’il renverse pour les retrouver devant lui, plus formidables encore. J’ai expliqué ailleurs pourquoi, cependant, on ne peut pas penser le capitalisme comme une histoire sans fin (cf. Le cauchemar de Marx). Je voudrais seulement dire ici quelques mots de l’objectif cartésien de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». On remarquera que Descartes dit « comme » : en bon chrétien, il ne pouvait dire « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature », car Dieu est seul dans ce rôle et l’homme, fait à l’image et la ressemblance de Dieu ne peut donc être que « comme maître et possesseur ». Mais cette précision n’atténue en rien la dimension prométhéenne du projet cartésien. Évidemment, en général, et Descartes le sait bien, nous ne serons jamais les maîtres et possesseurs de la nature dont la puissance surpasse infiniment la puissance de l’homme. D’autant que Descartes, fidèle disciple de Galilée, appartient à un monde où l’on a découvert que la Terre n’était qu’une petite planète gravitant autour d’un étoile parmi des myriades dans un univers infini. Le propos de Descartes est plus précis : il s’agit 1° de jouir sans peines des fruits de la terre ; 2° de garantir la santé du corps et 3° de « trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici » et « c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
Il y a dans ces quelques phrases les grandes lignes d’une utopie qui ne cessera de hanter les chantres de l’industrialisme autant que les socialistes utopiques ou les marxistes. L’endroit où l’on peut « jouir sans aucune peine des fruits de la terre »: ce n’est rien d’autre que le paradis terrestre, le monde d’avant la chute. Si la santé est le plus grand de tous les biens, la science permettra-t-elle d’éliminer ce mal qu’est la mort ? Enfin Descartes esquisse une hypothèse extraordinaire : grâce à la médecine, on peut espérer améliorer l’esprit humain, c’est-à-dire rendre les hommes meilleurs. J’insiste sur cette utopie cartésienne, car nous voyons bien que c’est elle qui sert d’horizon, d’espérance aux Lumières et aux positivistes du XIXE siècle, et c’est encore elle qui légitime toutes les aventures techno-industrielles les plus risquées de notre époque. Mais il s’agit bien d’une utopie. On a beaucoup brocardé, au cours des dernières décennies, l’utopie communiste, responsable, dit-on, des plus grandes tragédies. Mais l’utopie communiste – c’est-à-dire l’utopie de ce communisme particulier qu’a été le communisme du XXe siècle – n’est qu’une variante de l’utopie sur laquelle est fondée toute la modernité.
Il y a sur le plan philosophique le plus fondamental, quelque chose qui rend le programme de maîtrise de la nature difficile à comprendre. Il repose, en effet, sur une métaphysique qui place l’homme en extériorité par rapport à la nature. Là encore, il faudrait aller au fond des présuppositions sur lesquelles se fonde la philosophie du sujet (le fameux « ego cogito ») et la recherche de la certitude dans l’objet qui structure la pensée de Descartes. Disons seulement que c’est à cause cet arrachement de l’homme à la nature qu’il est conduit à considérer la nature comme un simple instrument à disposition de l’action technique guidée par la science. Mais l’homme est et reste un être naturel, un être différent des autres naturels les plus proches – et encore il faudrait mesurer précisément cette différence – mais il est un être naturel, même si ses capacités créatrices lui donnent la possibilité et même l’obligent à réaménager à sa façon (et il y a des très différentes) sa place dans la nature et ses rapports avec son habitation. Si on se place de ce point de vie, c’est-à-dire si on refuse cet arrachement du moi, la question réelle qui se pose n’est donc pas celle de la maîtrise de la nature, mais plutôt celle qu’on pourrait appeler la question de l’habitation de la nature.
Pourquoi maintenant peut-on considérer que le programme de Descartes est une utopie ? La première raison que l’on peut avancer tient au rapport entre connaissance scientifique et activité technique. Nous avons pris la mauvaise habitude d’identifier ou au moins de fusionner science et technique. Mais la science ne peut avoir d’applications techniques systématiques que dans la mesure où elle permet des prévisions et des prédictions. « Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique », dit Galilée et pour cette raison il devient possible non seulement de simplifier notre connaissance de la nature en la ramenant à des lois mathématiques mais encore de construire des dispositifs dont on peut définir les lois d’évolution. La physique mathématique est ainsi conçue comme la reine des sciences et c’est d’elle viendront les applications les plus remarquables. Mais le doute quant à la toute puissance de la science conçue sur le modèle de la physique mathématique s’est insinué depuis longtemps déjà. On connaît de nombreux systèmes physiques (même assez simples) dont les évolutions à long terme sont imprévisibles. On parle parfois de systèmes chaotiques bien qu’il s’agisse d’un chaos déterministe. Dans les systèmes intrinsèquement complexes, comme les êtres vivants, il est encore plus difficile de prédire les effets combinés à long terme d’une action intentionnelle. Descartes qui pensait que le vivant pouvait se ramener à du purement mécanique pouvait concevoir la médecine comme un prolongement de la mécanique mais nous ne le pouvons plus guère. La vérité est que, comme le disait Husserl dans La crise des sciences européennes, la physique mathématique ne nous fait connaître qu’une mince couche superficielle du réel. Il y a donc d’abord une surestimation manifeste de notre pouvoir de connaître et de notre capacité à transformer cette connaissance en prédictions.
Certes, nous ne pouvons pas fixer à l’avance les limites de nos connaissances. Mais le programme de la maîtrise de la nature dès lors que l’on a affaire à des systèmes complexes semble se heurter à l’impossibilité d’éliminer l’inattendu et en particulier l’inattendu désagréable ou catastrophique. On vend les OGM au motif qu’ils permettraient de « nourrir la planète ». Sans doute nourrissent-ils les firmes du type Monsanto. La planète, c’est une autre affaire. Quand bien même nous serions assurés qu’ils sont absolument sans nocivité pour la santé, l’expérience nous apprend que les gains de productivité ne sont pas au rendez-vous et que l’inattendu ne cesse de se produire, comme les 80 000 ha de maïs sans grain en Afrique du Sud l’an passé. Paradoxalement, nous pourrions dire que le programme de maîtrise de la nature induit des comportements à l’égard de la vie absolument irrationnels. Sans qu’on puisse développer dans le cadre restreint qui est le nôtre, posons que le programme de maîtrise de la nature est un programme qui substitue le mort au vivant. Les biotechnologies devraient bien plutôt s’appeler « thanato-technologies ».
Il peut sembler étrange de caractériser de cette manière la tentative que nous ne cessons de renouveler de triompher des forces de la mort. Car les technologies qui visent à mettre la vie en coupe réglée se proposent bien de rendre nos vies meilleures et de plus en plus longues. L’agroalimentaire, la biologie et la médecine doivent collaborer en vue d’une prolongation indéfinie de la vie humaine. Il y a là un problème difficile : d’une part, naturellement nous désirons vivre et notre effort pour prolonger notre propre vie s’identifie avec notre être propre. Mais d’un autre côté nous nous savons mortels et nous savons que nous devons nous faire à l’idée qu’il nous faudra mourir, comme nous devons faire face à la mort des proches. Dans les milieux des biologistes et des médecins, les avis sont partagés. Les uns pensent que la durée de la vie est à peu près programmée et que si le nombre des centenaires va exploser, il est peu probable que la durée maximale de la vie augmente de manière significative. Les chances de passer les 110 ans semblent minces. D’autres pensent que nous allons trouver les moyens pour atteindre des âges beaucoup plus élevés, de l’ordre de 150 ans. Mais, quoi qu’il en soit, la question de la mortalité de l’être humain est inéliminable. Mais en attendant nous payons d’un prix élevé cette obsession de la prolongation de la vie, cette volonté absurde d’éliminer la mort.
Il nous faut aussi considérer l’autre extrémité de la vie, puisque selon Hannah Arendt, c’est peut-être plus la natalité que la mortalité qui caractérise l’être humain. Là aussi on voit se déployer dans toutes ses dimensions même et surtout les plus inquiétantes le programme de maîtrise de la nature. Nous ne voulons plus être simplement des procréateurs. Les enfants s’appellent maintenant « projet parental » et c’est à la réussite de ce projet parental qu’est vouée l’AMP. De la lutte contre l’infertilité et des diverses méthodes pour satisfaire le désir d’enfant on est passé au choix du sexe de l’enfant, un choix fait massivement dans certains pays comme l’Inde grâce à la combinaison des techniques de détection précoce du sexe et à la banalisation de l’IVG. Un eugénisme sournois commence à envahir tout ce qui tourne autour de la naissance. Ainsi Francis Crick déclare en 1998: « Il faudra que certains aient le courage d'intervenir sur la lignée germinale sans être sûr du résultat. De plus, et personne n'ose le dire, si nous pouvions créer des êtres humains meilleurs grâce à l'addition de gènes (provenant de plantes ou d'animaux), pourquoi s'en priver ? Quel est le problème ? ». Henri Atlan a consacré voilà quelques années un livre à la perspective de « l’utérus artificiel » nous invitant à considérer que la faisabilité de cette méthode de reproduction des humains par ectogenèse n’est qu’une question de quelques décennies et qu’il faut seulement nous y préparer. Au secours d’Atlan, ont déjà été publiés des livres nous invitant à considérer l’ectogenèse comme un bienfait qui délierait enfin le lien (réactionnaire) que la nature a mis entre la femme et la procréation.
D’autres prophètes nous annoncent la venue du « transhumain », d’un être amélioré continûment par des artifices techniques : implantation de « puces » informatiques dans le cerveau, par exemple. D’autres ont la recette de l’immortalité : des cellules pour conserver l’ADN et le stockage informatique du contenu de la conscience permettraient de recréer l’individu qui vient de mourir. Il y a, là-dedans beaucoup de science-fiction délirante, beaucoup de franches absurdités (comment stocker un contenu de conscience, le « moi » sur un disque dur ?) mais tout cela découle en ligne directe du programme scientifique qui anime notre soif de connaissance depuis le XVIIe siècle. Nous voyons quels abîmes s’ouvrent sous nos pieds. Le programme de maîtrise de la nature atteint son point ultime : l’homme affirme sa prétention à se faire lui-même. Il se veut « causa sui », cause de soi-même, une expression qui jadis désignait Dieu (cause de lui-même et cause de toutes choses).
Au total donc, ce qui, fondamentalement, caractérise le projet de maîtrise de la nature, c’est sa démesure, ce que les Grecs anciens nommaient « hubris » et cette démesure n’est pas accidentelle mais elle en constitue dimension la plus essentielle. On cite souvent une phrase qu’on attribue à Socrate mais qui était, dit-on, inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même ». Mais ce n’est certainement une invite à se lancer dans une entreprise d’introspection psychologique, ni à prendre derechef rendez-vous avec son psy. Il s’agit fondamentalement de connaître sa mesure, et donc de développer la capacité à se réfréner soi-même, à se gouverner (ce que les Grecs nommaient « katechein ») afin d’empêcher la ruine commune qui ne manquerait d’arriver selon l’ordre du temps si l’action humaine ne reste pas dans la juste mesure (« metron »). C’est cette notion de « juste mesure » qui commande toute l’éthique d’Aristote, lorsqu’il soutient qu’elle est la véritable , parce qu’elle tient le « juste milieu » entre l’excès et le défaut. C’est encore cette notion qui commande l’opposition aristotélicienne entre l’économique – l’activité orientée vers la satisfaction des besoins humains – et la chrématistique – l’activité en vue de l’enrichissement illimité. Et c’est encore cette juste mesure qui définit la place des artifices humains, c’est-à-dire le rapport des techniques à la nature.
Aristote définit indirectement l’art ou la technique en ces termes : « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a). Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle permet l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne font que suppléer à la nature qui, seule, guérit. En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets.
Mais l’art est aussi imitation de la nature, dit Aristote. Puisque la nature est raison, l’homme ne peut que se mettre à son école. Cette thèse n’est pas une règle esthétique (l’artiste doit copier la nature) alors qu’il s’agit à l’évidence d’autre chose. Elle peut s’interpréter autrement : tout art (et pas seulement les beaux arts !) doit imiter les procédés par lesquels la nature produit les réalités du monde. Il y a aussi un autre aspect : si l’art est imitation, c’est-à-dire Mimesis, il est aussi un moyen de dissimulation, une ruse. Pour se déguiser, il faut imiter. Et ici Mimesis et Mêtis pourraient se rejoindre. L’ingéniosité d’Ulysse construisant son cheval de Troie est tout entière dans ce rapprochement : la « machine » (la ruse) d’Ulysse est un cheval artificiel, un cheval de bois qui doit imiter un véritable cheval. L’imitation a donc un double visage : d’un côté la reproduction selon des normes fixes – comme celles qui président à la poiésis de l’artisan – et d’autre part l’ingéniosité. Dans la tekhnê, il y a bien cette tentative humaine de ruser avec la nature – songeons à cette ruse qui permet de faire voler des objets plus lourds que l’air !
Tout cela est trop bref. Mais il semble clair que nous avons besoin d’une nouvelle éthique, une éthique adaptée aux temps qui sont les nôtres et que nous devons nous défaire de l’optimisme utopique qui a nourri la pensée scientifique, technique et politique depuis quatre ou cinq siècles. Sans doute, nourrissons-nous souvent des craintes irraisonnées devant l’avenir. Mais ces craintes irraisonnées sont peut-être tout simplement le revers de la confiance aveugle dans le programme de la maîtrise. Nous croyons être les maîtres et nous découvrons que nous ne le sommes pas et nous nous retrouvons dans une situation proprement infantile – la détresse de l’enfant, la Hilflosigkeit de Freud, est la conséquence paradoxale de son fantasme de toute puissance.
Il ne s’agit pas non plus de rêver d’un illusoire retour à quelque chose qui n’a jamais existé, une harmonie originelle entre l’homme et la nature. Tous les êtres vivants sont plus ou moins adaptés à leur environnement et tous ont à se protéger de prédateurs, de conditions climatiques défavorables, etc. L’homme de ce point de vue n’est pas aussi exceptionnel qu’on l’a trop souvent dit. La nature n’est pas aisée à habiter pour ce primate sans poils, à la mâchoire trop étroite, et qui a eu la mauvaise idée d’aller s’installer sous des cieux pas toujours très cléments. Si ni l’harmonie ni la maîtrise ne sont possible, reste à composer avec la nature. Renoncer au programme de la maîtrise, ce n’est pas renoncer à la science ni à la raison, c’est au contraire redonner à la science des objectifs raisonnables.

(Intervention conférence « développement durable » - UCANSS – 11 mars 2010)

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