Si l’on voulait faire une classification générale des
corps (un peu comme on fait une classification générale des êtres vivants),
c’est certainement la division entre corps vivants et corps inertes qui
s’imposerait en premier lieu. Les autres critères de distinction, par exemple
solide, liquide et gazeux, sont éminemment contestables : ce ne sont que
des états du corps et non des propriétés substantielles. Cette division entre
corps vivants et corps inertes apparaît d’autant plus évidentes que les
adjectifs « vivant » et « inerte » apparaissent comme des
antonymes. Du reste les sciences de la nature semblent bien se diviser en deux
grandes branches, la physique qui s’occupe des corps inertes et la biologie qui
s’occupe des corps vivants. Cependant, on ne peut que constater le caractère
problématique de cette grande césure dès qu’on cherche à sortir des
dénominations purement formelles pour saisir conceptuellement ce que sont le
vivant et l’inerte.
§1. Commençons par le plus simple. Ce qui est inerte est
ce qui est soumis au seul principe d’inertie : un corps sur lequel ne
s’exerce aucune force extérieure persiste dans l’état dans lequel il se trouve.
S’il est au repos (relativement à un certain référentiel) il demeure au repos
et s’il est en mouvement il demeure en mouvement rectiligne uniforme. Aucun
corps inerte ne se meut qu’il n’est été mis en mouvement par une force
extérieure – on retrouve tout cela chez Galilée, Descartes et Spinoza et c’est
le principe fondamental de la mécanique. La relation fondamentale F=mg qui lie la force à l’accélération que subit
un corps de masse « m »
exprime mathématiquement cette loi fondamentale. Inversement un corps vivant
apparaît comme un corps capable de se mouvoir de lui-même, comme s’il possédait
une force propre, indépendante des forces qui s’exercent sur lui. Cette
première opposition ne résiste cependant pas à l’examen. Les plantes qui sont
bien des corps vivants ne se meuvent point d’elles-mêmes et nous avons du mal
parfois à distinguer une plante comme un lichen de la coloration de la pierre
due à l’oxydation. Inversement, nous savons construire des machines qui se
meuvent d’elles-mêmes (elles sont automobiles !) et peuvent même accomplir
toutes sortes de mouvements compliqués (comme les robots).
Il faudrait donc étendre la notion de mouvement au-delà du
mouvement de translation pour revenir à la définition aristotélicienne qui
incluait sous le concept de mouvement le déplacement local, mais aussi la
croissance (ou son contraire) et l’altération. Mais si nous croyons toucher ici
une vraie césure entre vivant et inerte, nous devons vite déchanter. Les
programmes informatiques sont des machines qui peuvent se reproduire (un virus,
par exemple !), croître ou se modifier en fonction de l’environnement.
Elles peuvent simuler un certain nombre de traits propres aux êtres vivants.
§2. Si le mouvement, même dans son acception étendue
aristotélicienne, n’est pas un critère décisif de séparation entre corps
vivants et corps inertes, il nous faut approfondir notre recherche. Le
biologiste Henri Laborit définissait ainsi un être vivant : c’est une
structure qui préserve sa structure : « La seule raison d'être d'un
être, c'est d'être. C'est-à-dire de maintenir sa structure. C'est de se
maintenir en vie. Sans cela, il n'y aurait pas d'être. Remarquez que les
plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur
nourriture directement dans le sol, à l'endroit où elles se trouvent. Et grâce
à l'énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans
le sol en leur propre matière vivante. Les animaux, eux, donc l'homme qui est
un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu'en consommant cette énergie
solaire qui a donc déjà été transformée par les plantes. Et ça, ça exige de se
déplacer. Ils sont forcés d'agir à l'intérieur d'un espace. » Au
contraire, en première approche, il semble que les corps inertes n’ont aucun
principe interne, aucun conatus qui les pousse à persévérer dans leur être.
Laborit reprendrait ici un principe spinoziste mais en l’appliquant seulement
aux êtres vivants, alors que Spinoza ne fait pas cette distinction entre vivant
et inerte.
Qu’est-ce qui permet à cette structure qu’est le corps
vivant de préserver sa structure ? Un corps vivant est un corps qui a un
« milieu intérieur » (cette définition est due à Claude Bernard). La
plus élémentaire des bactéries sépare les corps qui la composent des corps
extérieurs par une membrane, une membrane qui n’est pas étanche et sert aux
échanges avec le milieu environnant, auquel ce corps vivant est soumis en
dernière analyse. Une machine n’a pas de « milieu intérieur » :
enlever le capot n’affecte nullement le fonctionnement du moteur. Les liens
entre les parties d’une machine ne sont pas organiques mais purement mécaniques
comme le sont les branchements d’un ordinateur que l’on peut modifier à
souhait. Un corps vivant est un corps
qui dispose de mécanisme d’auto-régulation internes assurant une relative
autonomie par rapport au monde environnant alors qu’un corps inerte est
entièrement soumis à son milieu environnant.
§3. Comme nous avons dit qu’un corps vivant est une
structure, il faut prendre la chose au sérieux : il n’est qu’une
structure ! Les axiomes, postulats, lemmes, corollaires et scholies de la
partie II de l’Éthique de Spinoza
sont ici particulièrement éclairants. Un corps vivant peut grandir sans cesser
d’être lui-même. Il peut effectuer de même toutes sortes de mouvements et
remplacer toutes les parties qui le composent en puisant dans les corps
extérieurs et cependant ne change pas. Au contraire un corps inerte s’use sans
jamais pouvoir se reconstituer spontanément. Les Athéniens qui entretenaient le
bateau de Thésée, remplaçant chaque partie dès qu’elle commençait à se
corrompre et le maintenaient ainsi aussi neuf qu’a premier jour, devaient y
mettre du leur car le bateau de lui-même aurait eu tôt fait de devenir une
épave ! Leibniz ne fait remarquer : le bateau n’était plus
substantiellement le même.
Nous pourrions donc formuler une nouvelle différence. Les
corps inertes ne sont pas seulement ceux qui sont soumis au principe d’inertie,
ils sont aussi ceux qui sont soumis au second principe de la thermodynamique.
Leur loi est celle de la croissance de l’entropie, ou encore de la croissance
du désordre : la structure d’un corps inerte se défait spontanément. Au
contraire un corps vivant est un corps qui produit de l’entropie négative, de
la néguentropie. Ilya Prigogine, jadis prix Nobel de Chimie, a montré comment
des structures loin de l’état d’équilibre peuvent se maintenir en consommant de
l’énergie. Sa théorie des « structures dissipatives » permet de
donner un bon modèle du vivant comme système d’entropie négative à l’intérieur
d’un univers soumis à la loi de l’entropie croissante.
§4. Ces distinctions entre vivant et inerte gardent
cependant un caractère limité. Elles ne permettent pas de comprendre comme le
vivant peut naître de l’inerte. Or c’est bien ce qui se passe ! Nous
savons que la vie est apparue sur Terre voilà à peu près 4 milliards d’années à
partir de réactions chimiques complexes qui se sont produites dans les océans
primitives et une atmosphère surchargée en méthane. Ainsi la frontière entre
inerte est le vivant n’est-elle pas étanche ! Et le miracle, une fois
enclenché, se reproduit en permanence. La matière « inerte » est
transformée en composant du corps vivant. Mais dans le même temps les
frontières s’effacent progressivement entre la connaissance des corps inertes et
celle des corps vivants. Les progrès spectaculaires de la biologie moléculaire,
de cette chimie du vivant en attestent.
Peut-être est-il temps de faire le pas et de considérer
comme le laisse entendre Spinoza et comme le dit clairement Leibniz qu’il n’y a
pas de matière inerte mais seulement des corps vivants ! La matière inerte
n’est qu’une idée confuse que nous nous faisons à partir de nos perceptions.
Après tout, le corps inerte de cet homme qui vient de mourir n’est pas pour
autant privé de vie et d’ailleurs la vie va encore longtemps faire son œuvre en
lui… Mais prenons cette table : elle est privée de mouvement et tout ce
qui pourrait y faire voir de la vie. Et pourtant elle se tient par toutes
sortes de forces de liaison que nous ne percevons pas avec nos yeux mais qui
expliquent qu’elle ne s’effondre pas en poussière immédiatement. Au niveau plus
profond, ce sont les forces liaison ou interactions chimiques qui unissent les
atomes pour former des molécules et ce qui fait tenir les atomes ce sont
d’abord les interactions électrofaibles qui unissent les électrons aux noyaux
mais aussi les interactions électro-fortes qui assurent la cohésion des noyaux.
Ainsi cette table inerte est un concentré d’énergie. Elle n’existe que parce
qu’à tous les niveaux s’effectuent des processus qui la font exister et elle
n’existe que tant que ces processus sont en acte. Et donc tout ce qui est n’est
qu’effectuation de processus.
En conclusion, la distinction entre corps vivants et corps
inertes a évidemment sa pertinence mais elle doit être considérée non comme une
distinction absolue, établie une fois pour toutes mais comme un processus
dialectique. Elle établit des différences mais pose en même temps d’unité de
ces différences. En séparant absolument corps vivant et corps inerte comme on
l’a trop longtemps fait, on a été contraint de rechercher on ne sait quel
« principe vital » pour expliquer le vivant, un « principe
vital » qui a rejoint le phlogistique et l’éther au musée des
pseudo-concepts dont la science a dû se débarrasser pour progresser. Il est
sans doute nécessaire de revenir à l’intuition des Spinoza, Leibniz et Diderot
qui voient la matière comme vivante en chacune de ses parties.
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