Entretien avec Denis Collin auteur de - La longueur de la chaîne 

Au micro, Pascal Clesse, responsable de la commission philosophie.
1- Aujourd’hui nous recevons le Philosophe D.Collin. Vous avez publié de nombreux ouvrages sur Marx, Machiavel etc… Dans votre dernier ouvrage intitulé, La longueur de la chaîne, vous vous proposez d’examiner les différents usages du mot liberté, et surtout de dresser l’état des lieux de ce qu’il en est effectivement de la liberté, des dangers qui la menacent en ce début du XXIème siècle. Tout d’abord, pourquoi ce titre La longueur de la chaîne pour un ouvrage qui traite de la liberté ?
C’est la fable de La Fontaine, le Loup et le Chien, qui m’a inspiré ce titre. L’animal moral, dans cette fable, c’est le Loup qui préfère sa liberté à la pitance que les maîtres du chien lui prodiguent. Nous n’avons jamais tant parlé de liberté, jamais ce n’a été une valeur aussi unanimement revendiquée en parole, et jamais son sens n’a été aussi restreint. Nous ne voulons plus assumer notre liberté et nous nous contentons de négocier la longueur de nos chaines et la quantité des croquettes !
2- Premier axe de votre réflexion : la liberté politique. Vous partez d’un constat : nous sommes passés de l’idéal de la démocratie « le gouvernement du peuple pour le peuple » à la mise en place d’une oligarchie au niveau international, c’est à- dire « du gouvernement du petit nombre pour les intérêts du petit nombre ». Comment expliquer l’émergence de ces nouvelles élites, et surtout comment rétablir la démocratie ?

L’émergence des nouvelles élites est le produit direct du développement du mode de production capitaliste. Il n’y a pas un super-capitalisme mondial, mais c’est le développement d’un processus aussi vieux que le mode de production capitaliste (on peut voir ça à l’œuvre dès le XVe siècle !), un processus de « trans-nationalisation » du capital. Vous vous souvenez qu’Engels dirigeait déjà la filiale de Manchester de la firme paternelle… S’est formée dans ce processus une véritable classe capitaliste transnationale dont Leslie Sklair a bien montré la réalité et l’action. Cette classe « hors sol » n’est évidemment plus liée avec un territoire national particulier. Elle n’a aucun compte à rendre, à la différence du patron d’antan qui pouvait croiser « ses » ouvriers et elle n’a plus aucune responsabilité sociale (à la différence des anciennes classes dominantes qui légitimaient leur domination en assumant par exemple le maintien et le développement de la culture, etc.)
Vous remarquez que, dans ce déni de sa propre responsabilité, cette oligarchie, surtout en France, s’en prend « aux idéaux égalitaristes de la Révolution Française qui auraient, selon elle, handicapé ce pays en sapant à la base la culture de la responsabilité ( … ) les pauvres sont pauvres par leur propre faute, et par conséquent les systèmes nationaux de solidarité n’ont plus raison d’être, d’autant qu’ils se révèlent comme des freins au développement du seul stimulant du progrès qu’est la compétition. »
Dans ce contexte de remise en cause de tous les acquis sociaux, de tous ce qui est de l’ordre de la protection sociale, comment rétablir la démocratie ?
C’est la question difficile. Nous savons bien que dans les relations internationales actuelles les gouvernements nationaux se sont volontairement lié les mains par toutes sortes d’accords internationaux. Mais l’expérience de l’Argentine il y a une dizaine d’année montre qu’on peut envoyer paître le FMI et répudier sa dette et s’en porter mieux ! Une  sûre d’elle-même peut rompre les chaînes dans les quelles son propre gouvernement l’a ligotée. Les traités européens sont l’exemple typique de cette « servitude volontaire » à laquelle on nous invite à nous soumettre. Bref, pour reconquérir sa liberté à l’intérieur, il faut vouloir être  libre – les deux aspects sont, pour un républicain, les deux faces de la même médaille.
Une façon de rétablir la démocratie serait donc de refuser de payer la dette qui n’est pas celle du peuple !
Tout à fait oui !
3- Vous établissez très clairement que cette destruction de la démocratie s’accompagne de la mise en place d’une société de surveillance généralisée. On confond alors savamment, « sûreté » et « sécurité »…Pouvez-vous revenir sur cette confusion et ses conséquences ?
La sureté est effectivement un des droits de l’homme fondamentaux ! Mais la sureté, c’est d’abord l’assurance que le citoyen ne sera soumis à l’action arbitraire du pouvoir politique. En 1789, revendiquer la sûreté, c’est exiger qu’on ne soit plus embastillé sur une simple lettre de cachet ! On voit qu’avec l’extension incessante des pouvoirs de la police et la multiplication des lois les plus invraisemblables pour contrôler, surveiller, fouiller, garder à vue les citoyens, la sûreté n’a cessé de reculer au cours des dernières années.
Bien évidemment il ne faut pas sous-estimer les revendications populaires concernant la sécurité prise dans le sens ordinaire qu’elle a aujourd’hui. Mais sur ce point, il faudrait montrer que les discours des gouvernants qui prônent la fermeté s’accompagnent d’une politique de destruction de toutes les autorités légitimes, je pense en particulier à ce qui se passe à l’école. Quand les professeurs – les maîtres disait-on jadis – deviennent les cibles préférées des gouvernements, il ne faut pas s’étonner que certains jeunes se mettent à tout casser. L’exemple vient d’en haut.
Enfin, la sûreté, c’est l’assurance qu’on pourra mener une vie décente en travaillant. Comment parler de sûreté ou de sécurité quand en cinq ans on fait monter de 1 million le nombre de chômeurs, ou quand on détruit la seule propriété de ceux qui n’ont pas de propriété, savoir la protection contre la maladie et la retraite ?
4- Autre facteur de servitude : l’aliénation du travail dans le cadre du salariat. Vous dénoncez alors l’absurdité du mot d’ordre « Travaillez plus », mais vous précisez en même temps que « la seule critique véritable du travail suppose la capacité de rompre (…) avec le préjugé qui distingue radicalement le travail de l’activité libre conçue comme loisir » (p163). Si de plus, le travail est, comme vous le reconnaissez avec Marx, de l’ordre de la nécessité éternelle, ne faut-il pas au contraire, maintenir l’opposition entre travail et loisir ?
Le travail est une servitude. Mais toute activité productrice n’est pas un travail ! La production n’est devenue un travail que lorsqu’elle a été réservée aux classes dominées (esclaves, serfs, ouvriers) et que le travail est devenu la marque de cette servitude. Qu’aujourd’hui, dans la société dans laquelle nous vivons, il faille maintenir la distinction travail/loisir, c’est évident et il faut lutter contre les empiètements du travail sur le temps de repos. Mais en rester là, c’est encore se limiter à négocier la longueur de sa chaîne. D’ores et déjà beaucoup de gens ont des activités productrices qui ne sont pas du travail : de l’artiste au jardinier du dimanche ! S’occuper de son jardin peut être autant un loisir que jouer à la belote. Donc il faut reprendre la perspective d’une société libérée du travail comme servitude et non se laisser enfermer dans l’idée que le salariat est éternel. Évidemment, cette liberté ne viendra pas du jour au lendemain et elle passe aujourd’hui par une réduction drastique de la journée de travail – ainsi que Marx le demandait déjà.
5- Enfin, vous voyez dans la prétention de la biotechnologie à vouloir fabriquer l’homme, une grave menace pour la liberté. Vous vous référez, dans cette critique, au caractère sacré de l’homme. (p 226) Mais c’est au nom de ce même caractère sacré de l’homme que l’église catholique veut interdire toute recherche sur l’embryon humain et les cellules souches…
L’Église catholique veut garder le contrôle des esprits par les moyens qui sont les siens depuis toujours. Elle est en concurrence avec un capitalisme qui a de moins en moins besoin d’elle et qui veut lui aussi coloniser les consciences avec d’autres moyens, ceux d’un scientisme échevelé qui fonctionne comme une nouvelle religion. Ce qui me semble très grave dans certaines orientations des biotechnologies – qu’il ne faut pas confondre avec la connaissance scientifique du vivant – c’est la volonté de planifier la production de l’humain, un humain « zéro défaut », conforme aux normes de qualités ISO !
Vous insistez très justement dans votre livre sur le fait que ce projet de normalisation de l’homme conduit nécessairement à la destruction de la subjectivité et à la transformation de l’individu en un être manipulable et prévisible. Mais alors, au nom de ces réels dangers, faut-il poser des limites à la recherche ?
Le problème n’est pas la recherche en elle-même. La recherche pour la recherche a son intérêt. Si les recherches sur les cellules souches permettent de guérir des cancers, c’est parfait. Mais le problème est celui de la planification des caractéristiques de l’individu à naître en fonction du « projet parental » (quelle expression horrible !). On sait par exemple qu’il existe des cliniques spécialisées dans le choix du sexe de l’enfant à venir. Il me semble sur ces questions que le vieux cléricalisme – qui a beaucoup de plomb dans l’aile – pourrait n’être qu’un épouvantail. Car derrière ce vieux cléricalisme il y en a un nouveau, en quelque sorte, celui des Dr Folamour qui travaillent pour les trusts de la pharmacie et des biotechnologies.
C’est sur cette menace du Dr Folamour que nous allons clore notre entretien, en laissant ouverte la discussion. Cela me conduit à annoncer les banquets traditionnels du 21 janvier, date anniversaire de l’exécution de Louis XVI. Il est en effet de tradition républicaine et libre penseuse de fêter non la mort d’un homme mais l’affirmation de la République. Si comme nous, chers auditrices et auditeurs vous êtes attachés à la République Une et Indivisible, participez au banquet républicain de votre département. Vous pouvez contacter la Libre Pensée pour vous inscrire.