Recension parue dans Actuel Marx par Tony Andréani
Denis Collin, Le cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Editions Marx Milo, 2009, 318 p.
Auteur de nombreux ouvrages de philosophie (notamment La théorie de la connaissance chez Marx, Questions de morale, La matière et l’esprit), de philosophie politique ( Morale et justice sociale), d’essais politiques (L’illusion plurielle, La fin du travail et la mondialisation,), chroniqueur infatigable de l’actualité politique et sociale (sur le site La sociale), Denis Collin s’attaque, dans son dernier livre, à la grande question à laquelle devraient s’affronter tous les héritiers du marxisme : pourquoi le capitalisme paraît-il une ‘histoire sans fin’, pourquoi le « mouvement réel » n’a-t-il nullement enfanté cette société communiste qu’il semblait, d’après Marx, porter dans ses entrailles ?
Le paradoxe est en effet énorme. Les analyses de Marx sont aujourd’hui encore l’instrument le plus puissant, le plus acéré, pour comprendre la crise majeure que connaît le capitalisme. Collin le montre avec précision et rigueur dans la première partie de son livre, quand il reprend les pages extraordinaires de Marx sur les contre-tendances à la baisse du taux ce profit ou quand il met l’accent sur la théorie de la suraccumulation du capital. Alors il faut expliquer pourquoi le capitalisme néo-libéral a pu prendre un tel essor, et là Denis Collin touche juste : en faisant miroiter l’abondance, en exploitant le désir de liberté tant comprimé par le taylorisme et d’autres disciplines sociales, en révolutionnant en permanence techniques et modes de vie, le capitalisme a repoussé ses limites, abondé dans le fétichisme, créé un nouvelle religion de la marchandise avec la publicité désormais placée au cœur de son fonctionnement. Tel est le « c auchemar » de Marx : la dictature du prolériat est devenue celle des fonds de pension.
Or, entre temps, il y a eu ‘les illusions mortelles’ du socialisme et du communisme du siècle passé. C’est l’objet de la deuxième partie du livre, où Denis Collin tente un bilan, particulièrement sévère, de ces expériences, avec des thèses provocantes, appuyées sur de nombreux repères historiques. La social-démocratie n’a en fait, selon lui, jamais voulu dépasser le capitalisme : c’est justement dans la mesure où ces partis étaient des partis ouvriers qu’ils se sont contentés ‘d’organiser l’intégration des ouvriers au sein du mode de production capitaliste’, avant de les délaisser pour défendre les classes moyennes. Quant au ‘socialisme réel’, son échec ne vient pas de ce que la révolution a été prématurée (comment pouvait-elle avoir lieu autrement que dans des maillons faibles du système capitaliste mondial ?), mais de ce qu’il s’est nourri des illusions du communisme selon Marx, partant de l’idée que le développement du salariat conduisait au communisme, alors que le salariat signifiait tout autant la concurrence entre salariés, croyant que la classe dominée, parvenue au pouvoir, ne connaîtrait plus la domination, alors qu’elle a accouché d’une élite de permanents, d’experts et de bureaucratie qui l’a dominée d’une autre façon, et maintenant que que l’Etat pourrait dépérir, alors qu’il ne faisait que le renforcer. A partir de là, Denis Collin revient sur la nature de l’URSS : « ni capitalisme d’Etat, ni socialisme, ni communisme », mais un Etat centralisé, essayant de mettre en œuvre une impossible planification. Cette partie, qui comporte des arguments très forts (tels que la grande faiblesse de la théorie marxienne de l’Etat, qui certes ne dénie pas l’existence de fonctions d’intérêt général dans le communisme, mais leur retire, avec l’abolition des classes, tout caractère politique), est un peu moins convaincante. L’histoire de la social-démocratie fut plus contrastée. Le « socialisme réel », qu’on ne peut se contenter de caractériser de manière négative, a bel et bien, selon moi, suivi une trajectoire différente de celle du capitalisme et comporté, par-delà des illusions mystificatrices, des éléments de communisme, il est vrai déformés, et les socialismes du XX1° siècle ou bien en gardent des traces, ou bien en renouvellent la perspective. Quoiqu’il en soit, il est bien vrai que l’avenir est sombre.
D’où tout l’intérêt de la troisième partie du livre, intitulée « Comment sortir du cauchemar : le communisme avec ou sans Marx ». Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse, cette partie est passionnante. Il faut d’abord féliciter Denis Collin d’asseoir le communisme du possible sur une base anthropologique nouvelle, rejoignant tout un courant de pensée qui se fait jour aujourd’hui (par exemple dans un livre comme La dissociété, de Jacques Généreux, bien que ce dernier ne soit pas mentionné), ainsi que sur des principes moraux, qui, loin de s’éloigner de la nature humaine, s’ancrent en elle et donnent toute leur force aux révoltes anti-capitalistes, par exemple dans les revendications concernant la dignité des personnes. Ensuite on peut se retrouver dans les grands traits de ce qu’il appelle un communisme non utopique (avec la reprise des principes de la République , les références à des organisations de travail associé, et une très intéressance discussion sur une autre croissance allant de pair avec des décroissances). Il s’agit dans tous les cas non d’annuler des contradictions profondes, puisqu’elles sont de nature anthropologique, mais de les assumer. Cette repensée, qui n’en est qu’à ses débuts, serait plutôt, selon moi, à inscrire dans la perspective d’un nouveau socialisme que dans celle, devenue sujette à mésinterprétation, du communisme, mais c’est là une question finalement secondaire.
Ce livre, qu’on le critique ou non, est le livre courageux et lucide dont nous avions besoin. Il reste à espérer qu’il suscitera le débat qu’il mérite.
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