Toute une partie de l’opinion publique
républicaine, socialiste, communiste, progressiste (employons tous les
qualificatifs que nous jugerons bons) est paralysée par la crainte d’être taxée
d’islamophobie et de racisme à chaque fois qu’il s’agit de parler des multiples
provocations organisées par les réseaux islamistes, fréristes ou salafistes.
C’est pourquoi le ministre Blanquer qui se veut un républicain impeccable ne
veut pas prendre de circulaire interdisant aux femmes voilées d’accompagner les
sorties scolaires. Il se contente de dire que les accompagnatrices voilées,
« ce n’est pas souhaitable. » Tout cela lui a cependant une volée de
bois vert de la part des spécialistes de l’islamophilie. Il avait pourtant
entre les mains tous les outils juridiques pour trancher une bonne fois pour
toutes la question. Interrogée sur France-Inter, la sénatrice socialiste
Laurence Rossignol finit par dire que « les professeurs n’ont qu’à se
débrouiller », cri du cœur qu’elle a ensuite tenté, en vain, de rattraper.
On déploie des trésors d’ingéniosité pour garder un jugement balancé
(« oui, mais les catholiques, hein, ils n’en font pas autant ») et
éviter de regarder en face la bête qui s’apprête à nous dévorer tout crus. Tous
se sentent obligés de prendre des tas de précautions oratoires (variations sur
le mode « pas d’amalgame »), si bien que ce brouhaha des bonnes
intentions antiracistes est devenu inaudible et que le seul à parler clair est
le RN/FN. Et quand une provocatrice vient voilée dans une assemblée politique,
le seul à lui faire remarquer qu’elle contrevient à la loi est un élu RN qui va
devenir le bouc émissaire parfait. Dans une tribune, 90
« intellectuels » dénoncent la haine contre les musulmans au lendemain
de l’attentat islamiste qui coûte la vie à quatre policiers. On finit par se
demander si on ne vit pas dans un cauchemar où toute la réalité aurait été
inversée. Car les propagateurs de la haine, aujourd’hui, ce sont d’abord les
prédicateurs salafistes et fréristes, qui enseignent que toutes les idées et
valeurs des républicains sont haïssables et que les seuls purs, les seuls
dignes d’estime sont les musulmans. Et leurs prédications sont suivies
d’effets. Aurions-nous déjà oublié « Charlie », ce massacre inouï de
la rédaction d’un journal ? Et le Bataclan, serait-ce le fait des
évangélistes ou des chrétiens intégristes ?
Nous sommes paralysés parce que nous croyons que le
capitalisme, l’économie de marché et la « démocratie » (c'est-à-dire
la domination de l’oligarchie avec mise en scène pseudo-démocratique) dominent
le monde et que les conflits entre peuples, nations, civilisations ne peuvent
plus exister. Nous sommes victimes de ce que Jean Birnbaum appelle « la
religion des faibles » : « ils » veulent devenir comme nous
et s’« ils » ne nous aiment pas, c’est de l’envie que nous pourrons
finalement extirper avec de la bienveillance – le coup de la « maman
voilée » est un grand classique.
Il serait plus utile de regarder la réalité globalement,
dans l’espace et dans le temps. Le temps de la domination totale des
impérialismes occidentaux est terminé et l’utile contrepoids qu’était le
« socialisme réellement existant » a disparu. Nous vivons l’émergence
de nouveaux impérialismes et de nouvelles puissances qui cherchent à leur tour
l’hégémonie au moins régionale. La Chine est la deuxième puissance mondiale et
peut-être la première sur le plan économique et elle avance, selon son génie
propre, ses pions sur la grande scène du monde. En Inde, Modi, rompant avec
tous les poncifs occidentaux sur l’Inde, « la plus grande démocratie du
monde », fait carburer le « nationalisme » hindouiste à plein
régime et envie son voisin chinois. L’Iran se souvient d’avoir été l’empire
perse et cherche une hégémonie régionale et se heurte au néo-ottoman Erdogan.
Tous ces gens-là ne sont pas des « pauvres opprimés » mais des
leaders de grands ensembles à qui l’Occident ne fait plus peur. La
condescendance méprisante (pléonasme) avec laquelle l’intelligentsia
bobo-parisienne traite de l’islam est celle des aveugles qui aiment s’aveugler
et croient ou font semblant de croire qu’ils appartiennent toujours à la classe
des maîtres du monde. Mais voilà, Trump bat en retraite et ne veut plus envoyer
les « boys » se battre aux quatre coins de la planète parce que, plus
ou moins clairement, il sait que la puissance absolue des USA, c’est fini.
« L’Europe puissance » a toujours été une mauvaise blague et les
Européens ne dominent plus, sans espoir d’inverser le cours des choses, les
autres nations. Il va leur falloir apprendre à vivre en milieu hostile !
Défendre pied à pied ce à quoi ils croient, s’ils croient encore à quelque
chose, ce qui n’est pas garanti.
Il est nécessaire de revenir à l’histoire, car le
contemporain n’est qu’un concentré d’une histoire très longue. Quand la crise
yougoslave a commencé, aboutissant à la disparition de ce pays, on sait le rôle
important qu’y ont joué la république musulmane de Bosnie et le Kosovo et,
comme si les années n’étaient pas passées par là, on retrouvait les lignes de
fracture entre les Ottomans et la chrétienté. Pendant longtemps les immigrés
turcs ou maghrébins n’étaient que de la main-d’œuvre, qu’éventuellement on
prenait en pitié. Aujourd’hui les immigrés de confession musulmane sont les
plus convaincus par l’islamisme pour lequel ils votent massivement. On l’a
vu : Erdogan n’a sauvé sa peau aux dernières élections générales que par
le vote massif des émigrés turcs en faveur de l’AKP. Les dernières élections
tunisiennes suivent un schéma analogue : Ennahda et Kaïs Saïed font carton
plein chez les émigrés de France. On a assez décrit les « territoires
perdus de la république » et gagnés par les islamistes (archétype :
la Seine-Saint-Denis) et on pourrait faire des constats semblables en Belgique
ou en Allemagne. Le djihad armé est l’arbre qui cache la forêt :
l’infiltration frériste est bien plus importante, bien plus insidieuse et
progresse presque à vue d’œil. Entre la « terre de l’islam » et la « terre
de la guerre », les frontières sont en train de changer. Les
revendications islamistes, de plus en plus insolentes, finissent toujours par
l’emporter et les islamistes – c'est-à-dire une part croissante des musulmans –
pensent que le moment est venu où ces vieux pays chrétiens deviendront enfin
« dar-al-islam ». En réalité, tout cela exprime la poussée de
nouveaux capitalismes, en Turquie, dans les pays du Golfe (pensons au poids d’un
petit pays comme le Qatar) ou en Iran. Le dynamisme de ces nations emprunte les
habits de l’islam comme les mouvements anticolonialistes d’hier avaient pris
les habits du marxisme.
L’image de l’immigré soumis est en voie de s’effacer.
Beaucoup se sentent maintenant des conquérants et à juste titre. En face
personne ne résiste. Erdogan peut faire ce qu’il veut : tout au plus, les
dirigeants européens froncent les sourcils. Nos hommes politiques courtisent,
qui le Qatar, qui l’Arabie Saoudite. « Nous » croyons avoir enrayé la
poussée des Frères Musulmans en Égypte en soutenant la dictature militaire de
Sissi. Encore une funeste erreur qui fait suite à un long cortège d’autres erreurs
aussi funestes.
Peut-être sommes-nous condamnés à commettre encore de
nouvelles erreurs et à perdre encore plus de terrain parce que nous n’avons
plus aucun objectif historique. Ravagées par l’individualisme et la
toute-puissance du fétichisme de la marchandise, nos sociétés semblent privées
de tout ressort vital. Qui croit encore à la raison, aux Lumières, à l’idéal
noble du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Qui exige
encore le gouvernement du demos ? Le peuple qui se fait peuple a
cédé à la place aux communautaristes les plus extravagants et aux théories les
plus folles – y compris chez les philosophes qui se veulent pourtant en quête
de sagesse (voir le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie
devenue folle). Dans le chaos et la décomposition actuelle, l’islam
apparaît comme un facteur d’ordre, comme une idéologie qui redonne sens à la
vie ! Quelle misère ! La soumission devient et deviendra sans doute
plus demain la voie du salut, ou du moins de ce que certains croient être leur
salut et le livre éponyme de Michel Houellebecq est d’un réalisme glaçant.
Une remarque en passant : sans doute existe un islam
non conquérant, un islam purement spirituel et prêt à faire sa réforme –
réforme toujours avortée jusqu’à présent. Nous connaissons d’assez nombreux
représentants de cet islam éclairé mais ultra-minoritaire. Et peut-être conviendrait-il
d’appuyer ces gens de bonne volonté, mais cela suppose qu’on reste ferme face
aux islamistes.
Chacun des points évoqués plus haut pourrait être développé
et étayé et ce pourrait être le travail d’une équipe ou le résultat d’une vaste
collaboration. On pourrait aussi remarquer combien le capital est malléable et
combien il peut s’adapter à toutes les situations. Un capitalisme avec
idéologie « communiste » s’est développé en Chine. L’islam est tout
autant une religion « pro-business », autant pro-business que le
protestantisme tel que l’avait analysé Max Weber. Il nous faudrait une analyse
précise des liens entre la remontée des religions fanatiques et le stade actuel
du capitalisme.
Dans l’immédiat, il faut nous demander si une issue est
possible ou si on doit attendre la catastrophe en reprenant à notre compte les
thèses de l’histoire cyclique et du déclin de l’Occident à la Spengler.
Machiavel disait que notre sort dépend pour moitié de la fortune mais que
l’autre moitié nous est laissée. Si on prolonge simplement les tendances
actuelles, la vérité est « qu’on est foutus » ! Mais il n’y a
aucune raison de se contenter de prolonger les tendances actuelles. Une
appréciation lucide de la situation permet de combattre pour défendre
l’essentiel, c'est-à-dire la liberté, la laïcité, l’égalité, égalité des hommes
et des femmes, mais aussi égalitarisme social, le recherche d’un monde
débarrassé de l’exploitation, parce que, finalement, c’est dans l’exploitation
et la domination que résident les principaux maux qui nous menacent.
Le 20 octobre 2019
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