dimanche 4 décembre 2022

L’idéalisme allemand: remarques sur Kant, Hegel et la question de la liberté

Il est évident que l’éthique protestante luthérienne influence grandement Kant, mais il semble pourtant qu’en faisant de la liberté de la personne et de l’autonomie des principes fondateurs Kant s’oriente dans une direction opposée à celle de Luther. Dans Qu’est-ce que les Lumières ? Kant fait de l’obéissance à l’autorité le caractère même de la « minorité ». Les figures de l’autorité – le père, le prêtre, le médecin, l’officier – sont toutes présentées comme opposées à la véritable liberté humaine. Il reste que la « société civile » exige de ses membres « majeurs » l’obéissance mécanique qui seule permet à cette société d’exister.

Kant aperçoit la contradiction qui existe entre une société de contrainte universelle et l’idée d’une individu « libre par nature ». La synthèse de la liberté et de la contrainte ne doit pas intervenir de telle sorte que la liberté originelle de l’individu se trouve sacrifiée à l’hétéronomie sociale. La contrainte ne doit pas être appliquée à l’individu de l’extérieur, la limitation de la liberté doit être une auto-limitation, l’absence de liberté doit être volontaire.[1]

Et effectivement, chez Kant, la rébellion contre l’ordre établi ne peut avoir aucune justification morale. D’où les contorsions auxquelle il se livre quand il est confronté à cette question : on doit obéir au pouvoir politique existant, mais s’il est renversé on doit obéir au nouveau pouvoir… Et par ailleurs Kant approuve le nouveau pouvoir mis en place par la révolution en France. En tout cas, l’homme « majeur » doit se contenter de faire un usage public de sa raison afin défendre éventuellement des réformes nécessaires qui convaincront le souverain. Mais rien d’autre n’est envisageable. En théorie, Kant affirme la liberté de l’homme face à toutes les autorités mais en pratique il semble bien qu’il n’en reste rien et qu’il faille continuer d’obéir « comme si » l’ordre politique avait été voulu par Dieu. Comme le note Marcuse, cependant :

Le « comme si » transcendantal représente à coup sûr un important déplacement du poids de l’autorité dans le sens de la reconnaissance de l’individu autonome, une rationalisation de la structure  de l’autorité ; – les garanties érigées au sein même de l’ordre juridique contre la destruction du rapport d’autorité sont d’autant plus puissantes. [2]

Paradoxe donc : l’affirmation la plus absolue de la liberté s’accompagne de justifications juridiques plus puissantes du rapport d’autorité. On pourrait donc dire que la soumission qui, dans les sociétés traditionnelles, n’était guère garantie à long terme que par l’usage de la violence physique, laisse la place à une soumission à l’autorité fondée sur l’auto-limitation de sa propre liberté par le sujet. Marcuse montre que le centre de la solution kantienne à cette contradiction entre liberté de la personne et contrainte sociale est la question du droit de propriété.

L’avantage de Hegel sur Kant, même s’il partage nombre de ses présuppositions, est qu’il met en lumière « la négativité de cette société ». Les contradictions de la société civile nécessitent son dépassement dans l’État. Hegel reproche aux théoriciens du contrat de fonder l’autorité politique sur les intérêts privés. Mais d’un autre côté, la position hégélienne conduit à une divinisation de l’État. Au total, la philosophie allemande a montré la voie de la liberté tout en l’obstruant. Ainsi Hegel saisit que le rapport maître/esclave – le rapport de domination prototypique – est lié à un mode de travail déterminé, il en expose la dialectique, celle qui conduit à reconnaître l’esclavage comme la vérité de la domination :

Il se révèle que l’autorité de la domination dépend en dernier ressort de l’esclavage qui croit en elle et l’entretient.[3]

Si la dialectique de Hegel se referme à un moment et se lit comme téléologie – la dialectique fermée que critique Adorno – c’est en même temps à partir d’elle que peut être pensée une critique radicale de la domination.

[Extrait de Collin, D. Comprendre Marcuse, éditions Max Milo

[1]             H. Marcuse, Pour une théorie critique de la société, Denoël ,1971, p. 57

[2]             H. Marcuse, Pour une théorie critique… oc. p. 58

[3]             H. Marcuse, Pour une théorie critique …  oc. p.94

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