Il m’arrive, comme ça arrive à tous ceux qui ont déjà quelques décennies derrière eux, de me lamenter de l’insouciance et de l’inculture de la « jeune génération » qui manifeste si souvent un dédain radical à l’égard de ce que les anciens pourraient enseigner. Mais je me ravise bien vite. D’abord parce que le problème de la transmission est le problème fondamental de toute société et il serait bien étonnant que la nôtre s’en sorte sans difficulté ; et, ensuite, on doit remarquer que « ma » génération, celle qui est née après la Deuxième Guerre mondiale, celle qui fut souvent « soixante-huitarde » (mais pas tant qu’on l’a dit, d’ailleurs) est la première génération de notre histoire à exclure par principe le problème de la transmission.
La transmission, problème fondamental
Que la transmission soit le problème fondamental de toute
société, c’est dit dans ce magnifique groupe sculpté par Bernini qui représente
Énée fuyant Troie, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils
Ascagne par la main (voir la reproduction dans l’article précédent, « Résolument conservateur »).
Porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement
assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage,
pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les
épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et
les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon
chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat
social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette
raison qu’il est un animal historique autant que social.
Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le
passé et vers l’avenir. Auguste Comte soutenait que la société comprend non
seulement les vivants, mais aussi les morts. Mais au fond, elle intègre aussi
ceux qui naissent — on doit à Hannah Arendt d’avoir insisté sur la place
essentielle de la natalité, et pas seulement de la mortalité, dans la condition
humaine. Conserver le monde pour que les nouveaux puissent y entrer, c’est
ainsi qu’Arendt définit la place de l’éducation. Toutes les sociétés humaines
ont une politique d’éducation, des connaissances et habitudes à transmettre,
des rituels à pratiquer pour que les nouveaux entrent dans la société des
anciens, pour que les enfants se préparent à l’âge adulte où ils devront porter
leurs parents sur leur dos en tenant la main de leurs propres enfants. On a
beaucoup étudié l’éducation dans les sociétés les plus archaïques. L’éducation
chez les Grecs et chez les Romains nous est assez bien connue — on lira avec
profit l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité d’Henri-Irénée Marrou.
L’humanisme renaissant fut d’abord une éducation. Le cartésianisme fut aussi
une théorie de l’éducation et c’est contre cette théorie de l’éducation que
réagit Giambattista Vico. Plus que les autres religions, le christianisme sous
toutes ses formes développa une politique éducative : on ne naît pas
chrétien, la foi ne réside ni dans les gamètes mâles comme dans l’islam ni dans
les gamètes femelles comme dans le judaïsme et donc il faut faire advenir les
jeunes chrétiens.
Transmettre, c’est aussi inculquer des habitudes, tant
est-il que la vertu morale est acquise par l’habitude comme nous l’a enseigné
Aristote. Outre la transmission du savoir, il s’agit aussi de transmettre un
certain type de comportements sociaux, un certain rapport à l’autorité, une
mise en conformité qui semble indispensable pour que les institutions sociales
puissent fonctionner convenablement. On ne peut sous cet angle que transmettre
le passé, la société d’hier et non celle de demain. Cette transmission semble
évidemment contradictoire avec la visée d’instituer des hommes libres. Kant
soulevait ce paradoxe d’une « éducation à la liberté ». Si éduquer,
c’est conduire sur des chemins que le petit d’homme n’aurait pas empruntés
spontanément, il peut sembler qu’on nie de cette manière sa liberté en tant que
spontanéité. Mais si on approfondit la réflexion, on comprend qu’il n’en est
rien. L’apprentissage des contraintes de la vie sociale ne diminue pas notre
liberté, mais en constitue la condition comme l’air permet à l’alouette de
voler, pour reprendre une image de Kant. Même une éducation autoritaire produit
autant de révoltés que d’individus soumis ! Certes, une éducation libérale
(au sens de Léo Strauss) est préférable, mais on ne doit jamais penser que
l’éducation est toute-puissante. Elle ne peut qu’une chose, avec beaucoup
d’efforts, préparer l’enfant à sa liberté d’adulte (voir D. Collin et M-P.
Frondziak, La force de la morale, éditions
R&N). La transmission de toute façon se heurte à ceci que, comme le
souligne Freud, on ne réussira jamais à réduire les hommes à des termites et
les comportements antisociaux sont toujours prêts à ressurgir. On peut même
affirmer que ces comportements antisociaux sont ceux que l’on retrouve dans
tous les groupes qui visent à la domination absolue (groupes fascistes, sectes
en tous genres, etc.).
L’indéniable difficulté de la transmission explique
l’importante littérature consacrée à ce sujet et les innombrables recherches et
plans d’instruction des jeunes générations. La République de Platon
contient un plan d’éducation des gardiens et de formation des dirigeants de la
cité — l’éducation du peuple, voué à suivre les désirs de la partie inférieure
de l’âme n’y a pas de place. Dans Émile ou de l’éducation, Rousseau
propose une pédagogie adaptée à la formation du citoyen apte à vivre dans la
république du contrat social. Bien que violemment condamné par l’Église, le
livre de Rousseau eut un grand retentissement dans certaines couches de
l’aristocratie qui adoptèrent les préceptes de l’auteur du Contrat Social
pour l’éducation de leurs enfants ! L’ère des révolutions fut aussi celle
des pédagogies révolutionnaires : Maria Montessori, Célestin Freinet, A.S.
Neil, etc. Les mouvements révolutionnaires eux-mêmes accordaient une grande
importance à la transmission de la tradition révolutionnaire. Quiconque a
fréquenté ces mouvements sait l’importance qu’on y accordait aux grands
événements dûment commémorés : la Commune de Paris ou la Révolution d’octobre
étaient des épopées qu’on se transmettait de génération en génération. Les
maîtres à penser étaient honorés et leurs écrits étudiés, analysés et
commentés.
En finir
avec la transmission ?
Or c’est là quelque chose qui n’a pas été assez mis en
évidence, ma génération, après avoir absorbé ce qu’on lui avait transmis semble
avoir décidé qu’elle n’avait plus rien à transmettre, que l’idée même de
transmission devait être chassée de nos esprits, que nous devions apprendre du
futur et non pas du passé, proposition hallucinante qui n’a pas toujours été
admise explicitement, mais que nous retrouvons à l’arrière-plan de ce fait
social massif qu’est la dés-instruction des jeunes générations. C’est à
Jean-Luc Mélenchon que revient le mérite, si l’on ose employer ce terme,
d’avoir énoncé cette thèse de la manière la plus claire. Dans L’ère du
peuple, un livre publié en 2014, le futur candidat à la présidence de la République,
une section s’intitule « La fin du passé ». L’auteur constate que la
tradition a perdu son importance : « À présent, c’est un renversement
de perspective complet. Le passé est toujours dépassé. Il n’apprend rien sur la
façon d’utiliser l’environnement du présent. Au contraire, si nous en restions
à ce que nous savons, nous serions empêchés de faire fonctionner correctement
les nouveaux objets du présent ! » Il ne vient pas à l’esprit de
notre homme d’esprit que les objets du présent ont été inventés et fabriqués
par des hommes qui subissaient la tradition du passé et que si nos enfants
peuvent utiliser les objets du présent, c’est parce que la génération
précédente les a conçus et en a enseigné le fonctionnement… Mélenchon reconnaît
que cette focalisation de notre époque sur le désir du futur (pour un peu il
aurait parlé du « désir d’avenir », comme son ex-camarade Ségolène
Royal) peut poser problème, mais loin de voir dans cette « abolition du
passé » la grande figure de l’idéologie dominante à notre époque, il y
voit une tension féconde. La formule qu’il utilisera plus tard est que nous
sommes devenus « les héritiers du futur » : c’est ainsi qu’il
s’est exprimé à la tribune de l’Assemblée Nationale lors du vote enthousiaste
de la nouvelle loi bioéthique, une loi qui consacre la séparation radicale
entre couple et procréation, et rend possible la marche vers le dépassement de
l’humanité.
Mélenchon n’est pas qu’un politicien opportuniste et un
beau parleur. Sa pensée est structurée et parfaitement
« révolutionnaire ». C’est encore dans L’ère du peuple qu’il
pose la question de la fin de la mort : « Dans ce domaine aussi on
passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le
poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation,
enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au
contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pose. Voici pourquoi.
Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement
reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort
elle-même ? Condorcet paraissait si étrange quand il imaginait ce jour où
l’humanité éclairée par la science vaincrait la mort. Ce sera peut-être plus
vite fait que nous pouvons l’imaginer. » Ce texte halluciné pourrait être
le délire d’un gourou posthumaniste, d’un Raël de gauche. Mais en vérité, il
exprime d’abord le noyau même de la nouvelle idéologie progressiste, une
idéologie qui renouvelle les thèmes classiques du libéralisme tel qu’il a été
remodelé dans l’usine à fabriquer du rêve américain :
— L’homme doit se débarrasser du poids du passé. Il
est devenu l’héritier du futur et il peut dorénavant se faire lui-même. L’homme
qui se fait lui-même est bien connu : c’est le self made man dont
Mélenchon est le nouveau prophète.
— La technologie est toute puissante et elle accélère
l’histoire au point que plus aucun retour en arrière n’est possible et qu’il
faut s’y adapter parce qu’elle nous fera entrer dans un monde entièrement
nouveau, un monde que les idées du passé nous empêcheraient de gagner.
— Débarrassé de la mort, l’homme du futur sera
évidemment un surhomme. Mélenchon n’ajoute pas que ceux qui refuseront cette
marche vers le surhomme seront « les chimpanzés du futur », mais
l’idée est évidemment sous-jacente.
Avec une telle vision du destin de l’humanité, il n’y a
vraiment rien à transmettre. Et effectivement, la transmission n’est plus rien
d’autre que la mise en œuvre de l’aptitude à « abolir le temps »
(sic) que permet le stockage du savoir humain dans les big data. Sans
doute, à la lecture de Mélenchon sommes-nous tentés de dire : « Père,
pardonne-lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! », car ses paroles sont
en pleine adéquation avec ce qu’il prétend combattre. En effet, le capitalisme
d’hier, celui qui a achevé sa mue dans les années 1960 et 1970 était encore
un capitalisme tributaire du passé, un capitalisme portant encore les marques
de la société ancienne dont il était sorti quelques siècles plus tôt. Le
capitalisme de la fin du xxe siècle
est le capitalisme débarrassé de son passé, un capitalisme « enfin chez
lui » et qui ne doit plus rien aux valeurs de sociétés qui l’ont précédé.
« Du passé faisons table rase », disaient les paroles de l’Internationale.
C’est le capitalisme qui met tout cela en œuvre, ainsi que le disait Marx dans
le Manifeste du parti communiste. Lisons encore une fois ce passage
fameux que la plupart des « marxistes » ou prétendus tels n’ont
jamais lu, puisqu’ils ne l’ont jamais compris :
« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle
éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds
les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et
variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a
brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et
l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”.
Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme
chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du
calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur
d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement
conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place
de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle
a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les
activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un
saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en
a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui
recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples
rapports d’argent.
La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de
la force au Moyen âge, si admirée
de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse.
C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité
humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les
aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout
autres expéditions que les invasions et les croisades.
La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment
les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production,
c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de
l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes
industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce
bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le
système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent
l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés
et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et
vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant
d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en
fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin
d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des
yeux désabusés. »
Longtemps l’extrême gauche marxiste a reproché au
capitalisme d’être « réactionnaire », c'est-à-dire de n’être pas dans
le « sens de l’histoire », alors que Marx explicitement l’inverse. La
critique de la famille patriarcale la plus sérieuse n’est pas celle de nos
révolutionnaires, mais sa critique en acte, sa destruction active par le mode
de production capitaliste. La bourgeoisie patrimoniale à l’ancienne avait à
transmettre des biens et des valeurs. Mais pour transmettre, il faut stocker ce
qu’on va transmettre. Le capitalisme contemporain ne stocke rien. Les moyens de
production sont rapidement condamnés à l’obsolescence. La friche industrielle
est la seule trace que laisse le capital qui, lui, ne cesse de circuler. Il faut
même que le capital circule à la vitesse de la lumière : des câbles
transatlantiques et transpacifiques énormes ont été tirés pour que les places
financières puissent fonctionner de manière synchronisée et que les échanges se
fassent désormais à la nanoseconde. Le capitalisme vise à l’abolition du temps.
L’idéal serait que le capital circule sans temps de circulation, notait déjà
Marx. Dans Accélération, Harmunt Rosa a montré comment l’accélération
continue, le prétendu « temps réel » qui est justement l’abolition du
temps, est consubstantielle au stade actuel du mode de production capitaliste
(Mélenchon consacre aussi un sous-chapitre à l’accélération, pour en faire un
fait incontestable et non une figure du mouvement du capital). L’abolition du
temps vise aussi à l’abolition de l’espace : le mythe de la téléportation
quantique dit justement que si on peut réduire le temps à zéro, l’espace
disparaît : je peux être en même temps ici et ailleurs. Toutes les
extravagances de la science-fiction ne font rien d’autre qu’aiguiser la
tendance la plus profonde de la dynamique du capital au xxie siècle.
Dans un tel monde, le passé n’a plus aucune utilité et
donc la transmission doit être abolie. Descartes, comme toujours, anticipe
l’époque moderne. Le Discours de la méthode révoque en doute tout ce
qu’on apprend dans les écoles et propose un nouveau plan d’acquisition du
savoir, un plan où chacun doit, pour son propre compte, tout reprendre à zéro.
Évidemment, Descartes entend ici la démarche philosophique et non l’éducation
en général. Mais on a tôt fait de faire cette hasardeuse généralisation et
c’est bien le mobile de la polémique de Vico contre les cartésiens. La méthode
de Descartes renverse l’ordre chronologique ancien. Le regard n’est plus tourné
vers le passé et la méditation des grandes œuvres et des grands auteurs puisque
ce passé n’a plus rien à nous apprendre. La science moderne est entièrement
tournée vers le futur, sachant que l’état actuel du savoir n’est qu’un état
provisoire, destiné à être englouti.
Il faut lire les transformations de l’école depuis plus
d’un demi-siècle à la lumière de ce bouleversement et de cette élimination du
passé comme quelque chose qu’il faudrait transmettre. L’enseignement des
langues anciennes, ultime vestige des « humanités » n’existe plus
qu’à l’état de traces. Significativement, en France, le CAPES de lettres classiques
(français, latin, grec) n’existe plus. L’anglais (ou plutôt l’anglais de
survie) a chassé le latin. L’enseignement du français par « genre »
(le genre épistolaire, le genre autobiographique, etc.) a complètement chassé
la vieille classification historique : on s’intéressait à la littérature
médiévale avant d’en venir en fin de cursus au surréalisme et au roman du xxe siècle… Le temps de
la culture est passé à la machine à concasser le temps. Mais ce n’est que la
moitié du chemin qui s’accomplit ainsi : la littérature elle-même est
vouée à la disparition au profit des techniques de communication. Toute la
pédagogie moderniste est fondée sur cette élimination de l’histoire :
l’élève n’a pas à faire l’effort d’écouter et de s’instruire de la parole du
maître. Jadis, ce maître n’avait d’autre fonction que de faire assister l’élève
au dialogue des grands esprits — le maître, en transmettant, s’efface devant
ceux dont il donne à entendre la parole. Plus rien de tous ces vestiges n’a sa
place à l’école. Depuis la réforme Jospin de 1989 — les mêmes
« réformes » se sont produites partout et d’abord aux États-Unis — il ne s’agit plus
d’enseigner aux enfants, car désormais l’élève est « au centre » (on
se demande bien de quoi !) et il doit construire lui-même son savoir. Le
professeur doit se taire ! Il est un « technicien de
ressources », disaient certaines instructions ministérielles du temps de
Mme Vallaud-Belkacem. Jadis l’école exigeait le silence des élèves —
silence indispensable à l’écoute et à la pensée — et désormais c’est aux
maîtres que l’on impose le silence. Normal : tout le monde en sait plus
que le maître. Les « parents d’élèves », espèce monstrueuse de
parents qui ont transformé leurs enfants en « élèves » font la loi,
prononcent des jugements, sur simple plainte de leurs chers petits et la
sanction doit tomber sur le professeur… jusqu’à la peine capitale comme l’a
appris Samuel Paty, professeur d’histoire géographie décapité par un tueur
excité par des « parents en colère ».
Chez les éleveurs, on appelle bête de réforme une vache
trop vieille pour avoir encore des veaux et donner du lait. Elle est vouée à
l’abattoir pour finir en plats préparés, boulettes de viande et croquettes pour
chiens et chats. Pour les professeurs, les réformes doivent être entendues en ce
sens : ils sont des bêtes à « réformer », des bêtes devenues
bonnes à rien. Mais la maladie de la réforme ne concerne pas que l’école. Tout
est à réformer, toujours, et chaque réforme elle-même doit céder la place à une
nouvelle réforme, au même rythme que celui de l’obsolescence des gadgets
électroniques. Tout doit disparaître au grand magasin de la société
contemporaine. Tout, vraiment ? Non pas tout, car la domination du capital
est éternelle. Il est vrai que le capital est présent partout, il sait tout, il
peut tout, il est donc Dieu.
Même les révolutionnaires ou plutôt ceux qui se disent
révolutionnaires ont donné leur concours à cette entreprise de destruction de
la transmission, confirmant qu’ils n’étaient bien, le plus souvent, que
l’extrême gauche du capital. Ce sont de jeunes « gardes rouges »,
gardes rouges d’opérette sortis de l’école
normale supérieure qui ont sonné l’offensive contre les « maîtres
penseurs » : ainsi les « nouveaux philosophes » ont-ils
connu leur heure de gloire. Les militants qui hier encore transmettaient
pieusement les textes sacrés de la tradition révolutionnaire, la discutant sans
cesse tels des talmudistes, ont pratiquement disparu de la scène politique ou alors
se sont eux-mêmes convertis en « bougistes » jamais en mal d’une
innovation décoiffante.
Tout ce qui est traditionnel, partis traditionnels,
syndicats traditionnels, etc., semble voué à la disparition. Ne reste que le
folklore — il suffit d’avoir visité une « fête de l’Huma » de ces
dernières années pour voir comment tout s’est « folklorisé » tout en
laissant de plus en plus de grands vides. De même, les monuments historiques,
les centres historiques, les sites historiques perdent progressivement toute
vie, car ils ne veulent plus rien dire, pour la bonne raison qu’ils n’ont rien
à dire à une époque où seul compte le nouveau. L’histoire ne subsiste que sous
forme de parc d’attraction. Ainsi se prépare le posthumain, c’est-à-dire
l’éclipse de l’homme. Mais comme le passé s’est effacé, le futur suit la même
voie. On nous fait miroiter des nouvelles technologies merveilleuses, mais la
place pour un futur humain est réduite comme peau de chagrin. La transmission
nourrissait des espoirs, transmettait aussi des tâches à accomplir, un monde à
construire, un monde que nous pourrions construire puisque le vieux monde était
fermement établi et qu’on pouvait prendre appui sur lui. La crise de
l’espérance révolutionnaire est donc d’abord une conséquence, pas inattendue du
tout, de la fin de la transmission.
C’est jusque dans le substrat anthropologique que cette
révolution s’accomplit. Encore aujourd’hui, la vie humaine se transmet, de
génération en génération, et les humains procréent. Mais le monde qui s’annonce
est tout autre. La fabrique des bébés qui se mijote dans les fourneaux de la
« PMA pour tou.te. s » nous dit que l’homme n’a pas vocation à
transmettre la vie, donc à se laisser dominer par les générations passées, mais
doit au contraire fabriquer des humains entièrement nouveaux, des humains qui
ne devront rien à leurs géniteurs, ceux-ci étant réduits à des gamètes prélevés
dans des banques de gamètes. La PMA, technique thérapeutique jadis, est devenue
par le miracle de la nouvelle loi bioéthique le réacteur biologique du passage
de l’humain au posthumain. « Tout ce qui est possible doit être
fait », disent les technophiles ou les penseurs désespérés. L’Ancien
testament fait la liste des engendrements (tôledôt) et place ainsi la
question de la filiation au centre de la structure qui institue la société — la
nôtre — et c’est cela qui est en train d’être renversé, ce fil qui est en train
d’être brisé. Peut-être faut-il s’abstenir de porter sur cette question un
jugement normatif, mais il serait bon que l’on prenne vraiment conscience de ce
qui est en cause et qu’on ne déguise pas des bouleversements aussi profonds en
simples techniques. Sauf à faire advenir la technoscience comme une théologie
nouvelle.
Comment
continuer ?
Notre histoire a déjà connu des époques où la transmission
s’est interrompue. Vues de loin, les invasions barbares et la chute de l’Empire
romain ont dû ressembler à cela : effondrement de la population urbaine,
effondrement de l’instruction, guerres incessantes. Nous avons une petite idée
de ce qui s’est passé si on compare la population de Rome à l’apogée de
l’Empire à sa population au viie
ou viiie siècle.
Mais le fil ne fut pas rompu, sans doute en raison du rôle capital qu’a joué
l’église catholique (pour ce qui concerne l’Europe occidentale, au moins) qui a
transmis la langue latine et les manuscrits anciens, mais aussi le sens de la
dispute théologique qui devait ouvrir de nouveaux chemins à la philosophie. La
renaissance des villes et du commerce a assez tôt redonné vie à des traditions
anciennes — par exemple dans le vaste mouvement des communes qui a touché la
France, l’Allemagne, l’Italie ou la Baltique. En fait, les barbares n’étaient
pas si barbares que cela. Longtemps au bord ou même à l’intérieur de l’Empire
romain, ils en ont gardé des souvenirs et se les sont transmis. Cet
effondrement ne devait être que temporaire et le Moyen âge, qui ne fut pas un âge sombre, accoucha de la
Renaissance.
Si l’on peut être tenté d’utiliser la rhétorique des
invasions barbares (comme dans le film de Denis Arcand), l’analogie est très
trompeuse. L’effondrement de la transmission ne provoque pas de ruines, mais au
contraire accélère l’établissement d’un capitalisme sans limites et prêt à
utiliser tout ce que la technique lui offrira pour remodeler le monde. Nous ne
pouvons pas nous consoler en invoquant une conception cyclique de l’histoire à
l’instar de celle de Vico qui vit dans « l’âge des barbares » le
prélude à l’instauration d’un nouvel « âge des hommes ». Ce ne sont pas de nouveaux barbares qui
viendront enrayer la mécanique mortifère du mode de production capitaliste. Ce sont les conditions mêmes de son
développement, ses contradictions internes, qui conduisent fatalement à une
crise dont nous sommes incapables aujourd’hui de délimiter les contours exacts.
L’accumulation de capital en papier ne peut durer indéfiniment. Il faut
extraire de la plus-value de la production de marchandises. Or comme j’ai eu
plusieurs fois l’occasion d’y revenir, les conditions de l’accumulation du
capital à long terme sont en train de s’épuiser — les ressources de la terre et
les ressources de la fertilité humaine. L’énergie gratuite, ou presque, et
abondante, c’est, en gros, terminé, et la croissance exponentielle de la population
va nécessairement s’arrêter. Les deux sources de la richesse, disait Marx, sont
la Terre et le travail. L’une et l’autre vont se raréfier.
D’une manière ou d’une autre, nous allons être obligés de
faire demi-tour, de reprendre conscience de notre propre mesure, de revenir à
la vieille injonction socratique (« connais-toi toi-même ! ») et
ainsi penser à la préservation du monde avant de songer à le changer — même
s’il faut le changer.
Personne ne peut proposer l’abandon
des techniques qui ont permis de rendre souvent la vie plus confortable, de la
prolonger et de diminuer les souffrances des maladies. Mais il est temps
d’apprendre à en faire un usage modéré, ce qui ne peut être obtenu en
distribuant aux individus des leçons de frugalité, mais en redonnant sens à
notre existence, un sens qui peut plonger ses racines dans la culture héritée,
non seulement d’Athènes, Rome et Jérusalem, mais aussi de l’Europe médiévale et
moderne. En se souvenant d’où nous venons, en refusant de nous extasier devant
chaque prétendue nouveauté, en réapprenant que « tout ce qui naît mérite
de périr » et que la quête de l’immortalité est le plus sûr moyen de
transformer la vie humaine en enfer, nous pouvons rouvrir le futur.
Le 3 janvier 2021.
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