lundi 9 juin 2008

Le caractère fétiche de la marchandise

L’un des chapitres philosophiquement les plus importants du Capital de Marx porte sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (Livre I, première section, iv). Ce texte propose une analyse subtile des formes sous lesquelles l’échange marchand est pensé permettant de comprendre les processus spontané par lesquels se forme l’idéologie, au sens marxien du terme. Mais il débouche aussi sur une véritable métaphysique de l’argent.

Une chose pleine de subtilités métaphysiques

Bien que d’apparence triviale, une marchandise est en réalité « une chose complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques ». Elle recèle un secret. Celui-ci n’est ni dans la valeur d’usage de la marchandise ni dans le fait que ses propriétés soient des produits du travail humain.
Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus dès que le travail humain n’est plus le travail immédiat pour la satisfaction des besoins, mais le travail pour la production de valeur d’échange. Si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandise, cela provient d’une triple métamorphose : « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. » Dans cette métamorphose, les produits du travail se transforment ainsi en marchandises, c’est-à-dire, dit encore Marx, « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». En cherchant à percer le mystère de la marchandise, c’est l’ensemble des relations sociales qui pourront alors être appréhendées.
Marx remarque que même les choses physiques ne se donnent pas directement à nous. C’est l’excitation subjective du nerf optique qui se présente comme la forme sensible d’une chose extérieure à l’œil. Ce que notre esprit (ou notre cerveau) perçoit c’est toujours l’effet des choses extérieures sur notre propre corps et c’est effet qui est transformé en objet extérieur par l’activité du sujet. Mais immédiatement après, Marx assure que cette conception, valable pour les «choses physiques» ne l’est plus dès qu’on aborde les choses sociales. Car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. » Le pain ou l’habit en tant que choses physiques singulières n’ont rien à voir avec ce qui en fait des marchandises. Les marchandises s’échangent selon un règle d’égalité ( X marchandise A = Y marchandise B) fondée sur l’égalité des travaux incorporés respectivement par chacune des marchandises ; mais « l’égalité des travaux qui diffèrent entièrement les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers. »

Introduction au fétichisme

Arrivée sur le marché, la marchandise cache ce qu’elle est. La valeur est celle de la marchandise, mais elle masque la réalité sociale : les travaux des uns et des autres ont une propriété commune (ils sont une dépense de force de travail) et s’insèrent dans une division du travail. Mais « le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique. » Autrement dit, c’est par un processus tout à fait naturel que la réalité sociale disparaît du « cerveau » des actes pour n’apparaître que sous la forme mystifiée d’un rapport entre les choses.
Pour comprendre comment un rapport social peut prendre la forme d’un rapport entre les choses, il faut chercher une analogie dans un autre domaine, dans «la région nuageuse du monde religieux». Marx développe ainsi la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
Qu’est-ce que le fétichisme ? Introduit par Charles de Brosses en 1760, ce terme est censé désigner le culte primordial de l’humanité. Il s’agirait de la vénération d’objets matériels, plus ou moins aléatoires qui précèderait le développement des figures  représentant les dieux. Cette théorie du fétichisme n’a aujourd’hui pratiquement plus aucune place en ethnologie, mais elle a trouvé un pendant psychanalytique assez important, désignant toutes les formes de déplacement de l’objet du désir sexuel vers un fétiche. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans ce sens ethnologique premier que Marx emploie ce terme.
Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui saisit les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Comprendre les rapports entre les hommes, cela nécessite donc d’avoir élucidé le caractère « religieux » que ces rapports prennent dans la conscience des individus. L’étude des formes de la conscience religieuse dans ses rapports avec le monde réel sert de modèle, pour toute étude concernant les formes de la conscience. Ainsi « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste  à comparer les valeurs de leurs produits, et ,sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » Cela signifie que les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent, même sous une forme mystique, quelque chose d’essentiel dans la réalité sociale, la manière dont elle se dissimule aux yeux des acteurs.

Fétichisme et réification

Comment les choses se passent-elles ? Dans l’échange, ce qui intéresse les échangistes, c’est seulement de connaître la proportion dans laquelle les produits peuvent être échangés. Que ces produits soient le résultat de l’activité subjective d’individus vivants, qu’ils représentent de la sueur et de la souffrance cristallisées, que les travailleurs qui les ont produits aient bien payés ou surexploités, tout cela a disparu. La proportion dans laquelle s’échange les produits semble maintenant à appartenir à leur nature, de la même manière que les propriétés chimiques du carbone ou de l’hydrogène déterminent les possibilités de leur combinaison. Autrement dit l’échange marchand opère un véritable miracle, du genre de ceux qui s’opèrent quand on veut se venger d’un ennemi en plantant des aiguilles dans une statuette en bois. Les rapports entre les hommes, rapports de production et d’échange prennent la forme de rapports entre les choses. Les choses se trouvent du même coup dotées d’un pouvoir surnaturel. La généralisation de l’échange marchand, la stabilisation des rapports sociaux et l’habitude prise de régler les rapports entre les diverses branches de la production et entre producteurs et consommateurs par l’intermédiaire de l’achat et de la vente sur un marché, tout cela concourt à créer une situation « cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler ».
Plusieurs commentateurs nomment « réification » ce processus. Il s’agit bien, en effet, d’une transformation, dans la conscience des acteurs, des rapports sociaux en choses de la nature. Du même coup, ces choses acquièrent des propriétés propres aux êtres vivants. Sous la forme de capital, la marchandise devient apte à se reproduire elle-même, à croître et à se multiplier. C’est une inversion radicale du réel, comme dans une camera oscura, dit Marx. Et c’est exactement cela que Marx nomme idéologie. L’idéologie, ce n’est ni une doctrine, ni un corpus d’idée ayant une audience assez large dans une sphère bien déterminée : ni les religions, ni les grandes théories morales ou économiques, ne sont des idéologies en ce sens précis. L’idéologie est ce renversement du monde réel dans la conscience, qui naît spontanément sur le terrain même des rapports sociaux.

Le fétichisme de l’argent et le monde contemporain

L’économie politique classique, celle de Smith et Ricardo, par exemple, restait profondément centrée sur le terrain de la production. Les formes de l’échange ne se comprenaient que relativement aux processus fondamentaux par lesquels les richesses matérielles sont produites. C’est ce qu’exprime la théorie de la valeur-travail, reprise par Marx, selon laquelle, en moyenne, la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail social qui est condensé en elle. À la fin du xixe siècle, quand l’économie politique s’est définitivement muée en « science économique », la théorie de la valeur-utilité défendue par les néoclassiques, élimine la production comme objet pertinent, relativement indépendant de la sphère des échanges. Dès lors, le fétichisme de l’argent envahit complètement le champ de l’économie. La « création de valeur » est conçue comme quelque chose qui se passe entièrement dans le domaine de la circulation. Curieusement, on se souvient de temps à autre que la compétitivité des entreprises dépend de la productivité du travail, c'est-à-dire du temps de travail incorporé dans les marchandises, c'est-à-dire de la théorie presque unanimement rejetée de la valeur-travail. Mais ce type de réflexion, si importante du point de vue de l’industriel, semble n’avoir aucune incidence sur les grands postulats des théories économiques dominantes.
C’est pourquoi on a pu croire que les placements financiers, les opérations de fusion, rachat, restructuration, la spéculation sur les valeurs mobilières, etc., pouvaient être en eux-mêmes créateurs de valeur. Les signes de la valeur sont fétichisés au sens précis que donne Marx à ce terme. Si je place 100€ dans un fond de placement, cette somme ne me rapportera de l’argent que si le fond de placement l’a placée judicieusement, c'est-à-dire l’a investie dans une entreprise qui a fait du profit et donc a créé de la valeur réelle dans la production, en employant des travailleurs pour transformer des matières premières ou pour fournir des services. En elle-même, la circulation de l’argent n’a pas créé une once de valeur, même si cette illusion peut facilement dominer l’esprit de celui qui attend de son argent un rapport. Mes 100€ m’ont seulement donné un droit de tirage sur la plus-value dégagée dans la sphère de la production réelle.
Il faut encore pousser l’analyse. La valeur et le profit ne sont pas créés par les entreprises individuellement, pas plus que les marchandises ne sont produites par les travailleurs de l’entreprise considérés isolément. Les marchandises sont toujours produites socialement , à travers la division du travail. Il suffit de penser à l’importance qu’ont pour la production d’une entreprise tous les éléments de l’environnement social et culturel qui ne coûtent pas un centime à l’entrepreneur – moyens de transports, facilité de logement des employés, etc. Or, la forme argent de l’échange marchand masque complètement ce caractère social de la production dans son ensemble. La coopération des diverses entreprises et diverses branches de la production prend la forme extérieure d’une lutte sans merci, celle de la concurrence.
Plus se développe cette division du travail devenue pleinement une division mondiale du travail, plus l’intermédiation financière prend de place dans le processus d’ensemble de production de la richesse, plus le fétichisme de l’argent domine les pensées des acteurs de la vie économique. C’est la réalité s’ensemble de la vie sociale qui est transfigurée et rendue méconnaissable dans le règne sans fard de la finance. Jusqu’à ce qu’une crise vienne balayer brutalement ce monde illusoire et provoque un douloureux rappel au réel.

Une société transparente ?

La critique marxienne du caractère fétiche de la marchandise a évidemment une dimension normative. Si le propre du mode de production capitaliste est de renverser dans le cerveau des hommes la réalité et de mystifier les rapports sociaux réels, on en déduit aisément qu’une société dans laquelle les hommes entretiendraient des rapports immédiatement transparents serait une société préférable. Certains utopistes proposent de remplacer l’argent par des bons libellés en heures de travail. De tels bons auraient l’avantage de rappeler à l’acheteur l’origine de la marchandise. Mais si de tels bons peuvent éventuellement fonctionner comme unité de compte et comme moyen de paiement, ils auraient beaucoup de mal à fonctionner comme réserve de valeur – puisque une heure d’il y a dix ans et une heure d’aujourd’hui ne représentent plus du tout la même chose, en raison des gains de productivité, par exemple. Ainsi pour durer, une monnaie en bons représentant des heures de travail ne pourrait que se transformer à terme assez bref en une monnaie comme les autres dont l’origine du nom se perdrait dans les mémoires, comme nous avons oublié ce qu’étaient les sous, les deniers ou les francs.
En réalité, c’est la possibilité même d’une telle transparence sociale qui est problématique. La  visibilité directe des rapports entre les producteurs et les produits n’est envisageable que dans une société de taille réduite à la division du travail peu développée ou dans une société intégralement planifiée. Mais comme cette dernière est sans doute une impossibilité théorique, il est vraisemblable qu’on ne pourra guère sortir d’un système dans lequel les rapports entre les divers secteurs de la production et entre les différents acteurs sont réglés en monnaie (quelle qu’en soit la forme). Et par conséquent, nous devons sans doute nous faire à l’idée que la transparence sociale des échanges reste un chimère, historiquement dangereuse.

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