La violence a partie liée avec l’histoire humaine. Problème complexe pour les philosophes qui ont tendance à la penser comme l’impensable rationnellement à moins que la rationalisant trop, ils la fassent disparaître en tant que telle, transformée en « ruse de la raison ». Georges Labica évite ces deux écueils avec sa Théorie de la violence. L’entreprise de Georges Labica pourrait étonner de la part de quelqu’un qui a voué une partie de sa vie à Marx, Engels et à la défense du marxisme : Engels n’avait-il pas réfuté la théorie de la violence de Dühring ? En vérité, Georges Labica n’a nullement l’intention de se livrer à l’art des généralités creuses sur la violence dont toute une littérature contemporaine nous abreuve. Alors que les classes dominantes usent de la « crainte de la violence », de la « montée de la violence », de la chasse aux « terroristes » comme autant d’arguments-massue pour amener les dominés à renoncer à la lutte et à faire bloc derrière l’appareil d’État, l’exploration des figures de la violence, à travers les récits religieux, les mythes, l’art, mais aussi l’analyse de la violence structurelle des sociétés modernes permet de mettre à distance ce discours idéologique et de revenir à la réalité, c’est-à-dire, selon le titre du chapitre de conclusion aux « résistances ».
La violence se conjugue d’abord du côté de ceux qui subissent la violence injuste, le malheur sans explication. On lira avec bonheur ce chapitre premier, « du coté du livre de Job », où Labica fait de Job le héros qui capitule pas. Il a été juste et le malheur qui l’accable est sans raison. Ensuite elle est du côté des martyrs et il faudrait, à partir du livre de Labica, confectionner un ouvrage reproduisant tous les tableaux qu’il évoque ou qu’il analyse plus longuement. « Avec le martyre, dit Labica, nous nous trouvons en présence d’un véritable compendium des violences, infligées ou subies, cruelles ou modérées, délibérées et improvisées, inventives et banales, et des émotions qu’elles provoquent, écartelées entre le paroxysme de la douleur et sa volupté, et déclinant la gamme contradictoire de la soumission, de la résignation, de la jouissance, de la stupeur, de l’incompréhension, de l’imprécation, de la colère, de la haine, de l’allégresse et de la révolte qui emporte les protagonistes – donneurs d’ordre, bourreaux, victimes proches, témoins, spectateurs dont la postérité sera inépuisable. » (p. 55). Après les martyrs, les déments et là encore Labica puise abondamment dans la tradition culturelle, dans le théâtre de Shakespeare si riche en tyrans, assassins, bourreaux et fous.
Cette réflexion conduit évidemment à interroger « l’épouvantable XXe siècle » qui, loin de réaliser les promesses des utopistes ou les rêveries des théoriciens de la paix perpétuelle, semble avoir battu tous les records, notamment grâce aux progrès des moyens d’extermination mais aussi de surveillance, de contrôle social et d’asservissement des hommes. Il y a cependant une véritable difficulté à déterminer un sens précis à la violence, la distinction entre violence et pouvoir et leurs rapports complexes, d’autant que les formes de la violence sont multiples et souvent même pratiquement ignorées : les relations de travail sont marquées presque toujours par une violence ouverte ou souterraine dont ne parlent guère ceux qui font profession de nous alerter contre la montée de la violence.
Labica interroge naturellement la non-violence. Sans oublier de saluer le courage d’un certain nombre de figures héroïques de la non-violence, il en montre les ambigüités – ces non-violents qui n’hésitent pas à faire la guerre – et aussi le caractère souvent velléitaire. La non-violence s’insère dans l’arsenal des armes de combat dont disposent les opprimés mais elle ne peut nullement être l’arme suprême. La non-violence ne l’emporte que sur des dominants affaiblis, des dominants peu sûrs de leur bon droit. Bref la non-violence est une solution à un problème déjà presque résolu. Par contraste la position de Labica à l’égard de la théologie de la libération est plus enthousiaste. Contre ceux qui dénoncent en bloc la violence, Labica entend réhabiliter la violence libératrice, celle qui permet de s’attaquer au système du capitalisme mondialisé. Il montre vigoureusement les tartufferies de la « pacification » libérale du monde et nous invite à comprendre les manifestations de violence réactionnelle, y compris les plus contestables : « nous sommes tous responsables : depuis Bandoeng, la conjonction des menées de l’impérialisme, du vie politique opéré par les régimes réactionnaires dans le monde arabe et les échecs des forces progressistes (communistes, socialistes, nationalistes, républicaines ou laïques), a fait le lit des radicalismes de substitution, et pas uniquement au Proche-Orient et au Moyen-Orient. » (p. 257) La violence n’est cependant pas une politique et même la violence des opprimés peut se révéler contre-productive.
Reste donc à élaborer une stratégie qui combine révolution et démocratie. La violence n’en sera supprimée mais fortement diminuée. Labica conclut en appelant à une « paix libératrice en lieu et place de la violence systémique. » (p.262)
Georges Labica, Théorie de la violence, Jean Vrin, Paris, La Città del sole, Naples, 2007, 264 pages
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