I Résumé de la partie I et exposition du problème
Depuis le début « Par ce qui précède » jusqu’à « autres choses de même genre ».
L’appendice vient clore la partie I (« Par ce qui précède j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés… »), ce premier moment de l’appendice résume l’acquis de la première partie.
- Dieu existe nécessairement (Dieu est la substance éternelle et infinie possédant une infinité d’attributs).
- Toutes les choses sont en Dieu et dépendent de lui (rien ne peut être ni ne peut être conçu hors de Dieu, répète Spinoza).
- Il n’y a pas de « volonté de Dieu » arbitraire, Dieu n’a pas de caprices : tout ce qui est procède de Dieu, est « prédéterminé » par Dieu selon sa nature absolue. « Prédéterminé » doit être compris correctement. Cela ne veut pas dire que les choses procèdent d’une volonté finalisée. « Prédéterminé » doit être compris non comme « prémédité » mais comme découlant de causes déterminées. La pierre tombe parce qu’elle est prédéterminée à tomber non parce que Dieu a « voulu » que la pierre tombe mais parce que les lois de la nature sont telles que la pierre tombe et rien d’autre. « La puissance infinie de Dieu », ce n’est rien d’autre que les lois de la nature qui sont aussi les lois de la nature divine.
La Partie I a permis d’examiner un certain nombre des préjugés qui interdisent de comprendre les démonstrations de l’Éthique. Il suffit de rappeler ici le scolie de la proposition XV (« Il en est qui se figurent Dieu composé tout comme un homme… ») qui s’en prend à l’anthropomorphisme, c’est-à-dire à cette conception de Dieu comme la projection d’une image de l’homme. Cette proposition se prolonge dans la proposition XVI et la XVII dont le scolie développe ce qu’il faut entendre par puissance de Dieu, refusant d’attribuer à Dieu une volonté et un entendement dans le sens même où nous employons ces termes quand nous les appliquons aux humains.
Il s’agit de dans cette appendice de poursuivre l’examen des préjugés qui ont été laissés de côté dans la première partie. Soumettre à l’examen de la raison ces préjugés qui « empêchent les hommes de saisir l’enchainement des choses » : voilà l’objet précis de l’appendice. Quel est donc le principal préjugé qui empêche les hommes de saisir correctement l’enchaînement réel des choses ? C’est le préjugé « finaliste », celui qui inverse justement l’ordre des causes et des effets et prétend que l’effet est la vraie cause : « les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent comme eux, en vue d’une fin, et bien plus ils considèrent que certain que Dieu dispose tout en vue d’une certaine fin. »
On peut d’ores et déjà pointer quelque chose : il ne s’agit pas seulement de dénoncer les préjugés comme irrationnels, mais surtout d’en comprendre les raisons, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels sont produits les préjugés (qui comme toutes choses sont « prédéterminés ») et également ce que produisent les préjugés qui comme toutes les idées sont aussi les causes d’autres idées.
Ce premier moment introductif de l’Appendice se clôt sur l’exposition d’un plan qu’on rappelle ici :
1) Pourquoi les hommes se plaisent à ce préjugé ?
2) Démonstration de la fausseté du préjugé ?
3) Examen de ses conséquences en tant matrice de toutes les croyances superstitieuse.
II. Pourquoi les hommes se plaisent au préjugé finaliste ?
A. Origine et nature du préjugé finaliste
Depuis « Ce n’est pas le moment de déduire ces choses … » jusqu’à « comme des moyens pour leur utilité propre »
Commençons par résumer la thèse essentielle soutenue ici par Spinoza : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir, donc de sa nature et par conséquent ce préjugé n’est nullement irrationnel en ce sens qu’il est « prédéterminé » dès que l’on connaît véritablement la nature humaine. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs.
L'argumentation est strictement démonstrative. Chaque vérité assurée doit produire tous ses effets puisque « il n'existe aucune chose dont la nature ne donne naissance à quelque effet » (Partie I, Proposition XXXVI). De chaque vérité sont déduites les propositions qui s'en suivent par inférence logique. Résumons cette argumentation en quelques propositions.
(1) Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits.
(2) L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres.
(3) Les hommes agissent toujours en vue d'une fin.
(4) Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales.
(5) Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Examinons maintenant le détail de l'enchaînement de ces thèses.
Dans les trois premières lignes est exposée la proposition selon laquelle les hommes naissent sans connaissance des causes des choses mais seulement avec l'appétit de ce qui leur est utile. Notons d'abord que l'appétit est l'appétit de ce qui est utile. Tout être tend à persévérer dans son être, dit souvent Spinoza. L'appétit n'est donc pas un quelque chose qui devrait être condamné ou maîtrisé comme le demande une tradition qui unit certains des philosophes grecs et la plus grande partie des chrétiens. Pour un platonicien ou un chrétien, l'appétit est non seulement mauvais parce qu'il se rapporte aux choses sensibles, mais aussi erroné ; il se trompe de but et nous conduit dans les souffrances. Pour Spinoza, il n'y a rien de tel. De plus, cet appétit de ce qui leur est utile n'est pas quelque chose de purement corporel, puisqu'ils en ont conscience ; c'est d'ailleurs en tant qu'il est conscient de lui-même que l'appétit est nommé Désir (cf. infra). L'appétit pour ce qui est utile et la conscience qui l'accompagne ne sont donc pas des accidents, ou des mauvaises tendances dont on pourrait se débarrasser par la méditation, l'ascèse ou la catharsis. Ils sont au contraire constitutifs de l'essence de l'homme. Il est impossible de penser l'homme spinoziste sans penser d'abord cette tendance fondamentale, cet « effort », ce conatus qui est à la fois impulsion irrésistible et visée consciente[1]. Mais cet appétit conscient existe chez un homme qui ignore les causes réelles des choses et singulièrement les causes qui font que lui-même existe, a tel ou tel désir, tel ou tel appétit. De ceci découlent un certain nombre de conséquences importantes, qui sortent du champ précis de notre étude mais doivent être notées immédiatement : ainsi, la volonté n'est pas une faculté humaine en tant que telle puisque les hommes déterminés à vouloir telle ou telle chose qui leur est utile.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté. Spinoza nous dit que « les hommes se figurent libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent ». Cette phrase d'abord est une polémique directe contre Descartes. Descartes, en effet, considère que la liberté est une évidence de la conscience. Dans les Principes de la philosophie, Descartes affirme que « La principale perfection de l'homme est d'avoir un libre-arbitre ». Que signifie ce libre-arbitre ? Dans une lettre au père Mesland, Descartes donne cette précision : « il est toujours possible de nous détourner de poursuivre un bien clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous considérions comme un bien d'attester ainsi la liberté de notre franc arbitre. » Sur quoi se fonde cette évidente ? Sur l'expérience intérieure que j'ai la possibilité d'affirmer ou de nier, selon ma volonté, dit Descartes. « Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre-arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite ; puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue qu'elle n'est enfermée dans aucunes bornes. »[2] Descartes fonde donc la liberté sur la conscience que nous avons de nos volitions. Or Spinoza renverse ici le cartésianisme. La volition n'est pas libre et si nous la considérons comme telle, c'est uniquement par ignorance, puisque, « même en rêve », les hommes ne pensent pas « aux causes qui les disposent à désirer et vouloir. » Désirer et vouloir sont en effet un seul et même acte et la volonté, conçue dans son autonomie, apparaît comme une illusion de l'imagination, ce qui ruine la conception de la liberté comme libre-arbitre qui est à la base de la philosophie cartésienne. En corollaire, est ruinée également la thèse de la volonté comme faculté de l'âme et plus généralement la théorie cartésienne des facultés de l'âme en général[3].
Ce qui caractérise l'appétit et la volition des hommes, c'est qu'ils sont toujours dirigés vers un but, une fin particulière. L'action consécutive à la volition est donc toujours une action effectuée en vue de quelque chose qui soit utile. Le principe d'utilité est une conséquence de la définition de l'être comme effort, appétit ou désir. L'être vise ce qui lui semble utile pour persévérer dans son être. Dans les parties concernant les affections de l'âme ou la servitude de l'homme, Spinoza exposera toutes les conséquences éthiques de ce principe d'utilité, en particulier il exposera le Bien comme ce qui est utile véritablement, et le Mal comme ce qui nous nuit. Ici, ce principe d'utilité désigne la direction précise de l'effort et quels types de fins sont visés.
Les propositions précédentes permettent d'inférer cette quatrième thèse concernant la croyance aux causes finales. L'enchaînement du raisonnement peut être résumé ainsi :
(1) L'homme ignore les véritables causes.
(2) Consciemment lui-même agit en fonction d'un but qui lui est utile.
(3) Donc la seule causalité à laquelle il est amené spontanément à croire est celle qu'il éprouve lui-même, c'est-à-dire la cause finale.
Spinoza n'est pas le premier à dénoncer l'utilisation des causes finales comme contraire à l'exercice véritable de la raison. Les cartésiens, Descartes, Malebranche, sont catégoriques sur cette question. Mais Spinoza est le premier à aller jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. Précisons : il ne s'agit de mettre en cause la finitude de l'homme, sa faiblesse ou sa corruption, thèmes que l'on retrouve chez la plupart des philosophes, contempteurs de la nature de l'homme. Pour Spinoza, le préjugé et l'illusion ne sont pas des manifestations de l'imperfection humaine, qu'il s'agirait de critiquer, de condamner, de déplorer ou de dénoncer, mais des résultats du mouvement nécessaire dans lequel la Nature se produit. L'homme, nous dit encore Spinoza, n'est pas un « empire dans un empire » ; il est donc soumis à des lois nécessaires qui le déterminent à faire telle ou telle chose en conséquence de ce qu'il est par nature.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens pour leur utilité propre ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre[4], définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. » C'est bien cette expérience intérieure dont les cartésiens font le point de départ de toute véritable philosophie qui est ici réfutée comme connaissance par « expérience vague ».
Comprenons bien ce qui est en cause : le finaliste est celui qui considère que les choses sont ordonnées selon l’ordre dans lequel il les imagine. L’homme qui a soif imagine que boire un grand verre d’eau fraîche lui fera le plus grand plaisir et derechef il se dirige vers le réfrigérateur. Il croit donc que la cause de son mouvement vers le réfrigérateur est le but de mouvement (boire de l’eau fraîche) et donc il croit que la cause de son mouvement est un évènement qui se produira après (c’est-à-dire quand il aura ouvert la porte du réfrigérateur). Mais raisonner ainsi, c’est raisonner selon l’imagination et non selon l’enchaînement naturel des causes et des effets. L’enchaînement réel est le suivant : l’homme a soif et la soif déclenche une association d’idées (voir Partie II, proposition XVIII). L’image du bien-être procuré par le verre d’eau fraîche se forme dans son esprit et déclenche le mouvement vers le réfrigérateur. Il n’y a là-dedans aucune « cause finale ». La cause du mouvement n’est pas le fait de boire un verre d’eau (évènement postérieur) mais bien l’image formée dans l’esprit qui est un événement antérieur et déclencheur du mouvement. Le finalisme met donc bien tout cul par-dessus tête, inverse l’ordre réel en un ordre imaginaire.
B. Du préjugé à la superstition religieuse
Depuis « Et comme ils savent que ces moyens … » jusqu’à « les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; »
Ensuite Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes. L'accumulation des expressions finalistes, « des yeux pour voir, des dents pour mâcher », vise à l'effet rhétorique. Nous avons affaire à un monde de fantaisie pure où tout a été disposé pour l’homme ! La nature semble animée, les choses semblent douées d’intentions à notre égard.
De là découle une autre croyance : puisque cette agencement a l’air miraculeux, on suppose un faiseur de miracles, un « quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage ».
Suit ce qui apparaît comme une véritable généalogie des superstitions religieuses. Les hommes inventent des êtres dont ils ignorent évidemment tout et sur qui ils projettent ce qu’ils savent d’eux-mêmes. Ainsi ces « recteurs » de la nature doivent agir comme des hommes en vue de fins humaines et par le moyen d’une liberté humaine. Les hommes agissent en vue de leur utile propre. Si les dieux disposent la nature pour la convenance des hommes, ce doit être parce qu’ils en attendent quelque chose en retour, que les hommes les honorent et leur rendent un culte. Le passage décisif est celui-ci :
D’où il résulta que chacun d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi ce préjugé est devenu une superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ;
On remarquera que le moteur du préjugé et de sa transformation en superstition réside dans le désir et les fixations imaginaires du désir. Tout ce passage expose donc les causes (rationnellement compréhensibles) de la naissance des religions historiques que Spinoza assimile purement et simplement à des superstitions. Et ces superstitions, il les qualifie aussi de « délires ». Ceux qui veulent montrer que « la Nature ne fait rien en vain » « semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. » L’expression « la nature ne fait rien en vain » revient comme un leitmotiv dans les écrits d’Aristote pour la raison est fin et ici Spinoza assume clairement la polémique des rationalistes contre la philosophie aristotélicienne. La comparaison de la superstition religieuse au délire sera un thème fréquent des penseurs des Lumières. On la retrouvera aussi sous la plume de Freud qui, dans L’avenir d’une illusion définit la croyance religieuse comme « idée délirante ».
Pourquoi s’agit-il de délire ? Tout simplement parce qu’il y a dans la superstition un déni du réel. Évidemment, dans la nature beaucoup de choses vont contre les intérêts des humains (maladies, tempêtes, catastrophes naturelles, etc.) et de plus ces choses frappent indistinctement les hommes pieux et les méchants. Ce simple constat devrait suffire pour remettre en cause le préjugé selon lequel tout est ordonné en vue du bien des hommes. Mais « ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de loin la portée de l’intelligence humaine ». On attribue à l’un des pères de l’Église, Tertullien, la formule « je crois parce que c’est absurde » (credo quia absurdum) ! Sans aller à cette extrémité, il s’agit de la croyance sans preuve rationnelle et même au mépris des preuves rationnelles.
C. Les mathématiques indiquent la voie de la vérité
« et cette seule raison certes … » jusqu’à « les amener à la vraie connaissance des choses ».
La fin du paragraphe est consacrée à indiquer l’issue. En effet, si les hommes naturellement sont portés à tenir pour vrais les préjugés et sont ainsi conduits dans la superstition, il pourrait sembler que la voie de la vérité est obstruée et on se demanderait même comment les philosophes, étant des hommes, sont capables de reconnaître le préjugé et le délire dans l’opinion commune.
Les mathématiques sont la science qui permet de sortir des préjugés habituels, car elles s’occupent seulement des essences et des propriétés des figures et non des causes finales. Elles fournissent en outre des « règles de vérité. » Ces deux parties se comprennent sans difficulté.
1) Les mathématiques ne s’occupent pas des fins ! un triangle est un triangle et on sait tout de lui quand connaît son essence – sa définition qui est en même temps sa méthode de construction.
2) Les vérités mathématiques procèdent de démonstrations qui produisent la certitude.
Spinoza ne dit évidemment pas que toutes les vérités sont mathématiques – il garde bien d’affirmations aussi audacieuses et périlleuses que celles d’un Galilée qui dit que « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Spinoza se limite à dire que les mathématiques sont un modèle pour qui cherche la vérité. Comme les mathématiciens, il faut s’occuper de la nature des choses (et non de leur prétendue finalité) et procéder par démonstrations (« more geometrico »).
III. Le finalisme est faux
Depuis « J’ai suffisamment expliqué ce que j’ai promis … » jusqu’ à « j’en arrive à ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »
A. Le finalisme contredit la nécessité et la perfection de la nature
Depuis « Pour montrer maintenant que la nature … » jusqu’à « comme il est clair de soi-même. »
Ici Spinoza s’appuie sur ce qui a été montré précédemment.
- Proposition XVI : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini). » Cette proposition affirme l’infinie productivité de Dieu (ou la Nature). Celui recherche des causes finales le fait parce que l’infinité de choses qui procèdent de la nature divine lui échappe. Il lui faudrait un « entendement infini ». Or son entendement n’est que fini… En ramenant l’infini au fini, il est condamné à saisir de manière tronquée l’enchaînement des choses et donc il donne libre champ à son imagination.
- Proposition XXXII (corollaires) : Ces corollaires établissent que « Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté » (C1) et la volonté libre n’existe pas car la volonté doit à son tour être déterminée (C2).
L’appendice se propose seulement de compléter et illustrer ces propositions fondamentales.
La doctrine finaliste « met la Nature à l’envers ». Nous l’avons déjà souligné : elle inverse l’ordre réel puisqu’elle intervertit les causes et les effets : l’effet est pris pour la cause sous le nom de « cause finale ». Mais elle inverse également le plus parfait et le moins parfait. Tout ce passage est un peu complexe et mérite qu’on s’y attarde.
Les propositions XXI, XXII et XXIII auxquelles Spinoza se réfère portent sur la manière dont Dieu produit ses effets. La proposition XXI que ce qui découle absolue d’un attribut de Dieu a dû toujours exister et est infini. Si on y réfléchit un peu, c’est presque absolument évident. Si B procède de A et que A est éternel, B procède éternellement de A. On tient le même raisonnement si A est infini. Donc tout ce qui suit d’un attribut de Dieu est éternel et infini. Tout ce qui suit d’un attribut modifié de même tout mode qui existe nécessairement et est infini procède ou de la nature « absolue » d’un attribut de Dieu ou d’un attribut modifié. Bref tout ce qui procède immédiatement de Dieu (immédiatement, c’est-à-dire sans médiation) est infini. Dieu seul est « cause libre » et toutes les choses qui sont n’existent que comme affirmation de la puissance d’exister de Dieu. Les choses finies, celles qui n’existent pas immédiatement mais comme effet d’une autre chose, expriment une moins grande puissance d’exister et donc elles sont moins parfaites. Le finalisme au contraire fait de la perfection de Dieu une conséquence de l’existence de choses finies (par exemple des hommes créés là en vue de la plus grande gloire de Dieu.) Donc le finalisme fait dépendre le parfait de ce qui l’est moins ! Nouvelle inversion de la réalité.
Cette doctrine finaliste contredit donc l’idée de perfection divine. Si Dieu agit en vue de sa propre perfection (par exemple en créant les hommes), c’est donc qu’il lui manque quelque chose et qu’il n’est pas parfait – absurdité manifeste, selon Spinoza puisqu’il ne peut rien y avoir de plus parfait que Dieu, c’est-à-dire « une substance constituée par une infinité d’attributs , dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (Partie I, proposition XI).
B. L’enchaînement des causes et des effet suffit à expliquer toutes choses naturelles
Depuis « Et il ne faut pas oublier ici que les partisans … » jusqu’à « ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »
La critique précédente du finalisme peut sembler comme une réfutation par l’absurde : admettre le finalisme revient à nier des propositions démontrées dans les pages précédentes. Il s’agit de montrer que le finalisme est inutile puisque ce qu’il prétend expliquer peut être expliqué autrement en faisant des hypothèses beaucoup moins coûteuses. Pour éviter de comprendre scientifiquement, dans l’ordre naturel (de l’antérieur vers le postérieur, des causes vers les effets), l’explication finaliste invente des hypothèses dénuées de tout fondement et qui se ramènent toutes à une mystérieuse volonté de Dieu dont Spinoza dit qu’elle est « l’asile de l’ignorance. »
Attardons-nous un instant sur un des exemples utilisés :
« De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s’étonnent et ignorant les causes de tant d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique mais à un art divin ou surnaturel, et qu’elle est formée de façon telle que nulle partie ne nuise à l’autre. »
C’est effectivement la tentative de connaître le vivant qui donne le plus souvent une apparence de bon sens aux préjugés finalistes. La complexité du vivant dépasse de loin notre capacité à saisir les enchaînements physico-chimiques des systèmes complexes et la tentation est grande d’imaginer dans ces extraordinaires agencements que sont les vivants une finalité ordonnée par quelque « grand architecte. » Ainsi, l’un des premiers savants qui conçut la parenté évolutive de tous les êtres vivants, Jean-Baptiste Lamarck, pensait-il qu’il existe une espèce de poussée à la complexification des êtres vivants qui cherchaient à s’adapter à l’environnement. Darwin au contraire chercha à s’en tenir à des mécanismes de causalité pure, sans faire intervenir ni tendance évolutive générale ni cause finale : seules modifications aléatoires de certains caractères permettent de comprendre l’évolution des êtres vivants quand ces caractères apparus sans plan déterminé se révèlent favorables ou non à la survie de l’individu. Les défenseurs de l’évolution de type lamarckien persistent pourtant à maintenir la nécessité de concevoir un « dessein intelligent » : un organe aussi complexe que l’œil, disent-ils, ne peut pas résulter d’un processus sélectif aléatoire comme le soutiennent les darwiniens.
Si dans la nature, tout évènement arrive en vertu de causes déterminées, il faut refuser la croyance aux miracles et si quelque chose paraît extraordinaire, on doit d’efforcer d’en trouver « les vraies causes » et « comprendre en savant les choses naturelles au lieu de s’en étonner. »
Spinoza termine ce développement en pointant la responsabilité de « ceux que le vulgaire adore comme les vrais interprètes de la Nature et des Dieux ». Théologiens, gourous, faux savants, imposteurs et charlatans de tous poils, ceux-là ne tiennent leur autorité que de l’ignorance du « vulgaire ». Si au contraire le savant éclaire le processus réel et dissipe la croyance aux miracles, ils le poursuivent comme impie. On peut penser qu’ici Spinoza pense aux persécutions que Galilée a dû subir pour avoir soutenu le mouvement de la terre et la nature physique commune de la terre et des « cieux ». Il y a donc bien à cette question de la superstition un enjeu politique : la connaissance rationnelle de la nature et la destruction des préjugés sapent les fausses autorités. Le lien entre progrès de la connaissance et émancipation politique va constituer un des thèmes principaux des Lumières et ce lien est déjà clairement établi chez Spinoza qui apparaît à tous égards comme le premier grand philosophe des Lumières.
IV. Conséquences concernant le Bien, le Mal, le Beau, le Laid, etc.
Depuis « Après s’être persuadé que tout ce qui arrive … » jusqu’à la fin de l’appendice.
Le préjugé finaliste consiste, on l’a vu, à tout ramener à soi. La nature est ordonnée par rapport à nous : « es nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes », fait dire Voltaire à son Pangloss ; ou encore selon Bernardin de Saint-Pierre (Harmonies naturelles), « Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins. » Ramenant tout à lui, le finaliste projette sur le monde extérieur ce qu’il sait de lui-même et juge de tout par rapport à lui et transforme en détermination de l’essence des choses ce qui appartient seulement à rapport subjectif qu’il entretient avec elles.
Spinoza termine l’appendice par une généalogie des valeurs communes dont il va montrer qu’elles n’ont aucun caractère objectif mais dépendent entièrement de notre imagination.
A. Relativité du Bien et du Mal
« Donc, tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien ; ce qui leur est contraire, ils l’ont appelés Mal. Et comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses sont incapables de rien affirmer sur elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc qu’il y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont et de la nature des choses et de la leur propre. »
Le Bien n’a donc aucune détermination objective : les hommes appellent ainsi ce qu’ils jugent leur être favorable et, encore selon ce qu’ils imaginent puisque la plupart du temps ils « prennent l’imagination pour l’entendement ». De même quand ils parlent d’ordre naturel, ils se contentent d’imaginer en fonction de leurs désirs. Mais objectivement, c’est-à-dire « en Dieu », il n’y a ni bien ni mal. L’extinction des grands sauriens fût un mal pour les dinosaures et un dinosaure finaliste aurait cherché quelque raison à ce malheur dans lequel les hommes seraient prompts à voir la preuve de la providence, ce qui n’est sans doute pas l’avis des espèces disparues de la planète par l’action humaine…
B. Extension de la démarche aux autres notions
Il en va évidemment de même en ce qui concerne les autres notions, comme le Beau et le Laid, etc.. Mais la beauté ne réside pas dans la nature mais seulement dans l’imagination : « l’harmonie a fait perdre la raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que Dieu aussi en était ravi ! Il y eut même des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. » Sont visés ici dans ce développement à nouveau très polémique l’idéalisme platonicien et l’augustinisme.
C. « Autant de têtes, autant d’avis »
Comme toutes ces notions de Bien et de Mal, de Beau et de Laid, sont subjectives, il est naturel que les hommes jugent chacun selon son naturel propre. L’un trouvera laid ce que l’autre trouve beau. De manière très matérialiste, Spinoza dit même que chacun juge « selon la disposition de son cerveau » et non d’après leur entendement ! En effet, les mathématiques montrent que tous tombent d’accord devant les démonstrations et donc que quand les hommes usent de leur entendement, ils peuvent tous être du même avis.
On voit s’esquisser ici un thème qui reviendra dans la troisième et la quatrième partie : tant qu’ils sont soumis à leurs affections – c’est-à-dire à la connaissance par l’imagination – les hommes sont souvent hostiles les uns en autres, alors qu’ils conviennent entre eux lorsqu’ils sont guidés par la droite raison.
En conclusion, donc toutes ces notions ne sont que des façons d’imaginer et non des connaissances objectives. Si on comprend ça on voit du même coup qu’il n’y pas d’imperfection dans la nature au sens vulgaire du terme. Il y a seulement des degrés de puissance qui découlent de la mise en œuvre des lois naturelles. Les animaux qui ne suivent que leur instinct animal sont à un degré de puissance inférieur à l’homme qui peut aussi suivre sa raison. Mais pour suivre sa raison il doit commencer à se défaire, autant qu’il est en lui des fantasmagories de la superstition.
[1]Le rôle de l'appétit est souligné dans le traité De l'Âme d'Aristote, Aristote note ainsi que l'objet de l'appétit est le point de départ de l'intelligence exécutive.
[2]Quatrième méditation (Méditations métaphysiques). Le problème du libre-arbitre est un problème essentiel dans la théologie et la philosophie chrétiennes. Saint-Augustin y a consacré un traité. C'est en effet parce que l'homme est libre qu'il peut pécher. Faute de reconnaître à l'homme le libre-arbitre, il faudrait faire de Dieu l'auteur du mal moral, ce qui est contradictoire avec l'idée d'un Dieu « infiniment bon ». Or le rationalisme cartésien de conduire à expliquer les actions humaines par l'enchaînement des causes efficientes et donc de nier le libre-arbitre. C'est pourquoi l'évidence du libre-arbitre, qui, selon Descartes, montre que nous sommes créés à l'image de Dieu, est le moyen de concilier le rationalisme cartésien en matière scientifique avec les thèses de la théologie chrétienne.
[3]Dans le scolie de la proposition XLVIII de la deuxième partie, Spinoza écrit ainsi : « il n'y a dans l'âme aucune faculté absolue de connaître, de désirer, d'aimer, etc. D'où suit que ces facultés et autres semblables ou bien sont de pures fictions ou ne sont rien que des êtres Métaphysiques, c'est-à-dire des universaux comme nous avons coutume d'en former des êtres particuliers. » Cette thèse strictement nominaliste découle de la thèse qui fait de l'homme un élément de la nature, déterminé à agir conformément aux lois de la nature.
[4] Dans L’Éthique, les deux premiers genre de connaissance distingués dans le Traité de la réforme de l’entendement sont regroupés dans le premier genre de connaissance.
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