Comment la gauche a-t-elle pu
perdre une élection « imperdable » ? Cette question, ne concerne
pas seulement les barons du PS. Elle concerne aussi tous les groupes et
courants qui ont joué un rôle important dans la bataille pour le « non au
TCE » et se sont retrouvés marginalisés, alors même que le caractère
ultra-droitier de la candidate socialiste aurait dû leur ouvrir un large
espace. À cette situation, on peut trouver évidemment de nombreuses
explications. Mais il en est une, presque toujours passée sous silence,
l’incapacité de la gauche, toutes tendances confondues ou presque, à affronter
la question de la nation.
Le
vote contre le TCE a confondu deux types d’oppositions : une opposition
populaire - les ouvriers, les employés, les jeunes et les cadres moyens ont
massivement voté non - et l’opposition d’une gauche dite
« antilibérale », regroupant les tendances « gauche » du
PS, les communistes et d’autres groupes trotskystes ou alternatifs. La « gauche
du non » a eu tendance à croire que le peuple avait voté « non »
pour les raisons développées par ses ténors ou ses sites internet.
Schématiquement, la « gauche du non » n’était pas anti-européenne
mais opposée à la troisième partie du TCE, parce que celle-ci entérinait les
principes économiques et sociaux du « néolibéralisme ». Sauf pour
quelques petits groupes, les motifs nationaux ne jouaient aucun rôle dans le
« non de gauche » au TCE. Il n’en va pas de même pour le vote
populaire exprimant le ressentiment à l’égard de l’Europe en tant que telle, en
raison des coups subis du fait de la libéralisation du commerce et des
mouvements de capitaux, de la désindustrialisation et de la mise en pièces de
l’État « modèle 1945 ». Le vote « non » massif chez les
ouvriers et particulièrement dans les régions les plus pauvres, celles où
l’électorat PCF s’est trop souvent transformé en électorat FN aurait dû attirer
l’attention. Défendre ses acquis sociaux, c’est aussi être maître chez soi. Le
FN avait réussi à détourner ce sentiment sur le bouc émissaire de
l’immigration. En 2005, il a touché sa
véritable cible. Que cela plaise ou non, la question sociale et la question
nationale ont été confondues et la revendication d’une Europe fédérale pourvu
qu’elle soit « sociale » était en fait inaudible. La « gauche du
non » n’a été capable que de décrire le sentiment populaire sans en
comprendre la portée ni la signification, confondant systématiquement nation et
nationalisme (et même lepénisme).
Il
serait intéressant de revenir en détail sur la manière dont cette question de
la nation a travaillé la campagne présidentielle en dépit des railleries ou des
cris d’orfraies des esprits forts. La gauche a depuis longtemps un problème
avec la nation. Le ralliement de la social-démocratie traditionnelle à
l’impérialisme français – la SFIO joua un rôle décisif dans les dernières
grandes aventures coloniales – entraîna par contrecoup une méfiance
systématique à l’égard de la nation et des revendications nationales, si bien
que l’internationalisme, qui suppose l’existence de nations séparées, comme le
mot l’indique, a été remplacé par un antinationalisme ou un cosmopolitisme qui
en est peut-être l’exact opposé. Pourtant, les traditions révolutionnaires et
ouvrières sont intimement liées à la question de la nation, depuis la première
République (la nation s’oppose aux émigrés de Coblence) jusqu’à la Libération,
en passant par la Commune de Paris. Certes, lors de la première guerre
mondiale, le patriotisme de la gauche, devenu nationalisme, l’a emporté sur l’internationalisme
et l’a conduite à soutenir la grande boucherie. Mais les chefs de la SFIO et la
CGT n’ont pas défendu les intérêts de la nation, mais ceux de leur propre
classe dominante, tout comme ils se sont ralliés à la défense de l’empire
colonial. Confondant nation et impérialisme, exactement comme la gauche
« social-chauvine », la gauche internationaliste ne sut pas tirer les
bonnes leçons de cette tragédie du mouvement ouvrier. En 1939, le pacifisme
paralysa nombre de militants parmi les plus radicaux qui refusaient de prendre
part à un conflit entre impérialistes... sans comprendre qu’alors défendre la
nation, c’était tout simplement défendre la liberté des organisations ouvrières
et les acquis de la démocratie.
Il
est à craindre qu’on soit retombé dans les mêmes ornières. Et cela expliquerait
la coupure de la gauche et d’une large fraction d’une classe ouvrière
martyrisée par la « mondialisation » et la « concurrence libre
et non faussée » imposée par l’UE, c’est-à-dire par les gouvernements capitalistes. Les ouvriers ont voté
« non » au TCE parce que la nation est le seul cadre protecteur pour
les dominés, alors que le démantèlement de tous les acquis et de toutes les
protections sociales est conduit au nom de l’UE ou de la « mondialisation »,
« inévitable » et même « heureuse ». Si la gauche avait
présenté un candidat représentant le « non au TCE », un candidat
défendant les revendications ouvrières contre les règlements de l’UE, il
aurait, à coup sûr, battu Sarkozy. Au lieu de cela, elle a laissé le champ
libre au candidat du grand capital. Son tropisme atlantiste, ses convictions
« néolibérales », sa volonté d’en découdre avec les acquis sociaux et
ses liens ostentatoires avec les couches supérieures du capital financier
auraient dû éloigner de lui les classes populaires. Il a eu l’habileté
d’enfourcher le discours « gaulliste » concocté par Guaino et il a pu
passer pour un défenseur des travailleurs en développant une rhétorique
nationale et en s’annexant les héros de la gauche, de Jaurès à Guy Môquet. La
mécanique même de cette tromperie devrait
donner à penser.
L’agenda
politique nous confronte à nouveau à ces questions. Le
« mini-traité », reprenant feu
le TCE mais sous une forme qui permettra de le soustraire au verdict populaire,
est clairement un affront à la souveraineté du peuple. Comment combattre ce
traité sans clarifier les orientations stratégiques ? D’un côté, on a la
position, très minoritaire, de rupture radicale avec l’UE, incluant le retour
au franc et la dénonciation de tous les traités, y compris celui de Rome.
Position manifestement irréaliste et donc les conséquences, si elle était
suivie, seraient catastrophiques. D’un autre côté, les nombreux tenants de
« l’Europe sociale » proposent une politique européenne de gauche en
faisant l’impasse sur la nation. La question se pose cependant très
concrètement : peut-on renationaliser ce qui doit l’être, restaurer les
services publics, etc., sans violer le dogme de la concurrence libre et non
faussée, c’est-à-dire sans regagner des marges de souveraineté nationale ? En
réalité l’Europe fédérale et sociale est aussi utopique, aussi éloignée de
toute politique réelle que le retour au « concert des nations » que
Schivardi défendait pendant la campagne 2007.
Le
seul cadre dans lequel le peuple peut agir et affirmer sa souveraineté reste le
cadre de la nation. L’alternative à la nation, aujourd’hui, c’est l’empire. Du
reste, l’UE n’existe que par les Etats-nations et ses directives ne
s’appliquent que par l’action des États – pour l’excellente raison qu’il n’y a
pas de force armée européenne, ni de police européenne, etc.. D’un autre côté
la coopération européenne s’impose à la fois pour défendre la paix et garantir
la prospérité. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes
de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans
détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne. Dans
mon Revive la République (Armand Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un
tel programme. Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un
super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale,
c’est-à-dire d’une union de nations libres.
Cette union reposerait sur trois principes :
1) La constitution républicaine de chacun des États partie
prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme
souveraineté populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des
libertés individuelles.
2) La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui
reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant
de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle
a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers: ne
déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau
supérieur.
3) La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à
tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de
circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre
nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans
un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour
faire respecter ses droits fondamentaux.
La
construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points,
et encore très partiellement et à condition que les droits en question ne
soient pas des droits sociaux... Si,
ensuite, on veut définir une politique commune et éventuellement aller plus
loin dans l’intégration, il est nécessaire de commencer par la politique
internationale. Mais il ne peut pas y avoir de politique internationale commune
tant que l’Europe est accrochée au char de l’empire américain. Sortir de
l’OTAN, s’engager solennellement à répudier toute politique de la canonnière
(fût-ce pour imposer « nos valeurs »), reconnaître
inconditionnellement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce sont là
des mesures élementaires pour construire une Europe juste et pacifique.
Il
y a beaucoup d’autres questions à aborder. Mais il faudrait que la discussion
s’engage enfin et que les propositions puissent être confrontées.
Denis
Collin, philosophe, auteur de Revive la République (Armand Colin
2005) et Comprendre Marx (Armand
Colin, 2006)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire