Colin Crouch, [1] a publié en 2004 [ [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century (...)">2] un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au coeur des interrogations des militants de gauche désarçonnés par la dislocation qui suit la défaite de la dernière élection présidentielle.La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.
De son petit livre dense, nous extrayons ces quelques passages qui appartiennent à un chapitre intitulé « Le parti politique dans la post-démocratie ».
« Les manuels de science politique modélisent habituellement les rapports entre les partis et leurs bases électorales en termes de séries de cercles d’une taille de plus en plus grande : le plus petit comprend le noyau dirigeant, avec ses conseillers. Ensuite viennent les représentants parlementaires ; ensuite les membres actifs, les gens qui donnent une partie de leur temps en travaillant pour le parti, comme les élus locaux, les militants, le personnel permanent ; ensuite les membres ordinaires qui font peu de choses pour le parti mais veulent avoir un attachement symbolique avec lui, l’aident occasionnellement et paient une cotisation régulière en tant que membres ; ensuite les partisans ou les électeurs loyaux qui ne font virtuellement rien pour le parti excepté lui renouveler leur confiance lors des élections ; enfin le large cercle de tous ceux qui constituent la cible électorale que le parti cherche à gagner.
Dans le modèle pur d’un parti démocratique, ces cercles sont concentriques. Les leaders sont sélectionnés parmi les militants, les militants dans les rangs du parti qui est lui-même une partie et par conséquent reflète les intérêts et les préoccupations de ces fractions de l’électorat que le parti cherche à représenter. La fonction majeure des cercles intermédiaires est de lier les dirigeants politiques à l’électorat dans une interaction double, à travers les divers niveaux du parti.
Ce type de modèle est particulièrement important pour la représentation d’eux-mêmes des partis de la classe ouvrière, aussi bien que des partis régionalistes ou séparatistes, mais aussi de certains partis chrétiens démocrates ou fascistes. De tels partis tirent leur origine en dehors du parlement, en tant que mouvements sociaux et ensuite ils développent leurs armes parlementaires. Durant le cours du XXe siècle, cependant, les racines sociales sont devenues importantes également pour les vieux partis qui avaient leur origine dans l’élite politique et qui ont dû par conséquent se mettre à fabriquer pour eux-mêmes un mouvement national à mesure l’époque de la démocratie s’imposait à eux. Ironiquement, ces partis se sont de plus en plus présentés eux-mêmes comme des partis du mouvement précisément dans la période où l’avancée de la post-démocratie rendait plus réaliste leur premier modèle d’une élite politique désincarnée.
Comme tous les idéaux, le modèle démocratique des cercles concentriques n’existe jamais effectivement. Cependant, il peut y avoir des mouvements s’en rapprochant ou s’en éloignant à différents moments et il est instructif de les observer. Des tensions se produisent à l’intérieur de toute organisation ressemblant à la base au modèle démocratique quand la direction suspecte que les militants représentent de façon très biaisée même l’électorat loyal ; dans la mesure où ils se sont eux-mêmes sélectionnés, cela peut paraître vrai. On peut donc s’attendre à utiliser d’autres méthodes pour découvrir les opinions des électeurs. Jusqu’à la première moitié du 20e siècle et l’invention des sondages d’opinion, cela était très difficile à faire et les militants pouvaient faire valoir leur prétention à interpréter les positions des électeurs. Aujourd’hui, les choses sont très différentes.
Les tensions s’aggravent quand les dirigeants croient que la base fournie par l’électorat loyal est trop étroite et qu’ils cherchent des voix dans l’ensemble du corps électoral. Si ceci implique de se rapprocher de groupes étrangers aux intérêts des militants, non situés dans les cercles d’influence concentriques, il y aura conflit. Si on réussit à intégrer quelques-uns des membres de ces nouveaux groupes dans les rangs du parti, il y aura conflit parmi les militants, mais le parti aura été renouvelé de manière constructive. Si les nouveaux groupes sont seulement concernés par les sondages d’opinions et les autres méthodes non-partidaires, il y a la possibilité d’un bond curieux entre le plus intérieur et le plus extérieur des cercles concentriques aux dépens des relations intermédiaires.

Le défi de la post-démocratie

De récents changements, incluant ceux dont nous avons discutés dans les chapitres précédents concernant la montée de la firme et la confusion de la structure de classe, ont eu des implications majeures pour le modèle des cercles concentriques. Un autre changement a été la vaste extension des cercles de conseillers et lobbyistes autour des groupes dirigeants. Bien qu’on puisse distinguer trois groupes (les conseillers, les lobbyistes et les dirigeants), en pratique les individus se déplacent entre ces positions et tous ensemble tiennent les occupations spécialisées de la politique.
Ce processus change la physionomie du noyau dirigeant en relation avec les autres cercles du parti. Il devient une ellipse. Celle-ci commence, comme toujours, avec les leaders du parti et les militants professionnels au coeur du parti cherchant comme récompense soit l’avancement dans la hiérarchie du parti, soit la récompense psychologique du succès politique. Mais il y a aussi ceux qui, même s’ils sont sympathisants du parti et de ses objectifs, travaillent pour lui pour d’abord pour gagner de l’argent. Au-delà, il y a les purs professionnels qui sont embauchés par le parti pour faire un travail mais peuvent très bien ne pas être ses supporters politiques. Plus important : tous ces groupes qui recouvrent et inter-agissent avec les groupes de lobbyistes qui œuvrent pour les firmes qui ont un intérêt dans les affaires gouvernementales et cherchent à établir des contacts avec les politiciens. Comme cela a été discuté dans le chapitre 2 et comme cela le sera plus en détail dans le chapitre 5, un parti au gouvernement ou éligible aujourd’hui est lourdement impliqué dans les privatisations ou la sous-traitance. Des liens avec le personnel gouvernemental peuvent être vitaux pour les firmes qui en attendent des gains. La sous-traitance est le plus important car elle concerne des services qui sont au coeur de l’action politique, et, par conséquent, qu’on ne peut jamais complètement privatiser et avec des contrats soumis à un renouvellement périodique. Les firmes qui veulent une part de cette activité sont donc bien avisées de maintenir un contact permanent avec le noyau des décideurs politiques d’un parti de gouvernement. Des membres de ces firmes passent un certain temps dans les cercles des conseillers et des membres des cercles de conseillers des partis obtiennent des emplois en tant que lobbyistes de ces firmes. Dans cette situation, le noyau intérieur du parti s’étire pour se transformer de cercle intérieur du parti en ellipse englobant bien au-delà des rangs du parti.
Tous les partis font l’expérience de cette vulnérabilité. On le retrouve derrière beaucoup de scandales de corruption qui ont affecté les partis de toutes couleurs dans les sociétés avancées d’aujourd’hui. Une fois que le concept de ce qui fait la spécificité du service public a été tourné en ridicule avec cynisme, une fois que la poursuite des gains personnels a été élevée au rang de but suprême de l’humanité, on peut seulement s’attendre à ce que les politiciens, les conseillers et autres vendent leur influence politique pour un gain considéré comme un aspect majeur et totalement légitime de leur participation à la vie politique. Mais le problème général des élites politiques « elliptiques » présente de difficultés spéciales pour les partis sociaux-démocrates, dans la mesure où leurs membres et leur noyaux électoraux sont autrement éloignés des élites que ceux des partis de droite ou de centre-droit. Particulièrement problématiques pour eux ont été les conséquences des changements post-années 80 dans la structure de classe (voir discussion chapitre 3). Comme la classe des travailleurs manuels a diminué numériquement, les militants du parti qui étaient largement tournés vers cette classe ont perdu de l’intérêt comme lien vers l’électorat aux yeux de la direction. La direction, naturellement, a cherché à échapper à cette trappe historique et s’est tournée de manière croissante vers les canaux des experts en opinion publique. Tandis que ce genre de tensions sont endémiques dans le modèle des cercles concentriques, elles deviennent ingérables dans une période de changement majeur dans les classes sociales. Les processus utilisés pour déceler les opinions des nouveaux groupes ont été descendants et passifs et très peu le résultat de la mobilisation de ces groupes eux-mêmes. Et le résultat de l’utilisation des experts a été de faire bouger la structure de la direction du parti des cercles du parti vers l’ellipse.
La principale valeur historique des militants, pour la direction du parti, avait été leur contribution au regroupement électoral soit directement à travers leur temps non rémunéré, soit indirectement par les cotisations et les campagnes pour lever des fonds. À cela, le nouveau modèle de l’ellipse étendue essaie de procurer ses propres alternatives partielles. Les firmes qui, de manière croissante, se rapprochent des groupes dirigeants du parti peuvent offrir de l’argent qui peut être utilisé sur un plan national, notamment à travers les campagnes à la télévision qui ont largement remplacé le militantisme local pour rassembler les suffrages.
Du point de vue de la direction du parti, les relations avec la nouvelle ellipse sont bien plus aisées, mieux informées et mieux récompensées que celles avec les vieux cercles de militants. L’expertise de l’ellipse est de loin plus utilisée que l’enthousiasme amateur qui est tout ce que le militant ordinaire du parti peut offrir. Si nous extrapolons les tendances récentes, le parti politique du XXIe siècle comprendra une élite intérieure auto-reproductrice, éloignée de la base des mouvements de masse mais carrément liée avec un certain nombre de corporations qui fourniront des sondages d’opinion, des conseils politiques et de la propagande électorale en échange pour d’une influence politique favorable à leurs buts quand le parti est au gouvernement.
À présent, il n’existe qu’un seul exemple pur d’un tel parti, et c’est un parti de droite et non un parti social-démocrate : Forza Italia en Italie. À la suite de l’effondrement en raison des scandales de corruption des partis démocrate-chrétien et socialiste, au début des années 1990, l’entrepreneur Silvio Berlusconi - qui, en fait, avait été étroitement lié à l’ancien régime - remplit rapidement le vide qui autrement aurait assuré un passage aisé pour le parti communiste, en mobilisant les ressources de son réseau étendu d’entreprises. Celles-ci comprenaient des chaînes de télévision, une maison d’édition, un important club de football, un empire financier, une chaîne importante de supermarchés, etc. En l’espace de quelques mois, il a construit l’un des partis leaders de l’État italien qui, en dépit de diverses vicissitudes largement liées à des affaires de corruption. l’est resté. Initialement, Forza Italia n’avait ni membres ni militants ni rien de tel. Beaucoup des fonctions normalement remplies par des volontaires étaient accomplies par les employés des diverses entreprises de Berlusconi. Il n’était visiblement pas nécessaire de chercher des fonds à l’extérieur et un homme qui possède trois chaînes de télévision nationales, un quotidien national et un magazine hebdomadaire populaire n’a pas besoin d’un parti de militants pour faire passer son message.
Forza Italiaest un exemple de parti politique produit par les forces identifiées au chapitre 2 : c’est essentiellement une firme ou un réseau de firmes plus qu’une organisation de type parti classique. Il n’a pas émergé de la formulation des revendications d’un groupe social mais une construction réalisée de part en part par l’élite politique et financière. Il est aussi basé sur la personnalité d’un leader plus que sur un quelconque programme politique. Comme on l’a noté au chapitre 1, ceci est également hautement caractéristique de la post-démocratie.
Cependant l’histoire de Forza Italia nous montre aussi que le temps n’est pas encore complètement arrivé pour un parti totalement de cette sorte. Avec les années, il est devenu plus ressemblant à un parti classique : il a acquis des membres et un structure locale basée sur le volontaires et il en a résulté plus de succès. L’élément crucial a été ici l’importance en Italie du gouvernement local comme premier lien entre le peuple et les politiques et comme sang vivifiant les partis. Forza Italia a dû acquérir une base locale et des membres réels de manière à avoir une présence réelle et non virtuelle dans l’électorat, à la fois une présence quotidienne et une présence pour les phases électorales. En procédant ainsi il a réussi sur le plan local à égaler ses succès sur le plan national - bien qu’en partie, l’usage par Berlusconi des chaînes nationales de télévision a fait des élections locales pas beaucoup plus d’une projection de la politique nationale. Qu’il soit encore prématuré de se dispenser des partis politiques, c’est aussi ce que montre l’expérience du New Labour. Le parti a fait un effort majeur et couronné de succès pour attirer les fonds des entreprises et remplacer la dépendance à l’égard des syndicats et des adhérents. Cependant cette nouvelle manière de faire de la politique qui fait fonds sur une pesante représentations dans les mass-medias et l’emploi de services professionnels est très coûteuse. Les besoins en argent du parti sont devenus énormes. Les millionnaires n’ont pas remplacés les adhérents et les syndicats parce que le New Labour ne peut se permettre de se dispenser d’aucune sorte de soutien financier maintenant que les élections sont devenues si coûteuses. Mais les actions nécessaires pour attirer de nouveaux et fortunés donateurs des milieux d’affaires peut aussi dissuader ces autres genres de supporters. Un des facteurs derrière la montée récente des scandales de corruption politique dans les partis de tous genres dans un grand nombre de pays incluant la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Espagne a été cet énorme appétit de fonds pour alimenter les campagnes électorales contemporaines. Ce serait un parti téméraire que celui qui voudrait passer de la dépendance à l’égard des membres à la dépendance à l’égard des entreprises quand il est nécessaire au contraire qu’il reçoive de l’argent des deux. Ironiquement, le coût élevé de la professionnalisation des élections renvoie les partis aux armes des militants traditionnels et en même temps offre des tentations pour des pratiques douteuses. À présent toutes ces forces coexistent malaisément et dans une suspicion mutuelle.
On a défendu l’idée, dans le chapitre introductif, que la période post-démocratique combinait les caractéristiques des périodes démocratique et pré-démocratique avec celles qui la caractérise distinctement. C’est le cas en ce qui concerne le parti politique contemporain. L’héritage du modèle démocratique survit et continue de remplir une part vitale, bien que sans beaucoup de moyens de se renouveler lui-même, dans la dépendance persistante des dirigeants à l’égard des cercles du parti de masse traditionnel. La nouvelle ellipse qui va de la direction, à travers ses consultants, jusqu’au lobbies extérieurs, paradoxalement, constitue à la fois la part pré-démocratique et la part post-démocratique. Elle est post-démocratique en tant qu’elle est concernée par la recherche de l’opinion et le travail d’expertise politique caractéristique de cette période. Elle est pré-démocratique dans la mesure où elle offre des accès politiques privilégiés aux firmes individuelles et aux intérêts commerciaux. Les tensions à l’intérieur du parti contemporain de centre-gauche sont les tensions de la post-démocratie elle-même. Le fait que les nouvelles classes n’aient pas été mobilisées crée un curieux mixte de vieilles sections et d’argent nouveau. » (pp. 70-77)

[1] Ancien responsable du département de Sciences politiques et sociales et professeur de sociologie à l’European University Institute de Florence, actuellement professeur à la Warwick Business School
[2 [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century »