samedi 21 mars 2020

Réfléchir en temps d'épidémie

L’épidémie du Covid-19 (ou Covid-2) a ruiné en quelques semaines la plupart des dogmes libéraux. Tous les « savants » de l’économie, c’est-à-dire les valets de plume de Sa Majesté le Capital, ont tenu le haut du pavé depuis plus de quarante ans en affirmant que le marché était, dans tous les domaines, le meilleur moyen d’organiser l’affectation des ressources. Tout devait être privatisé, tout devait être soumis à la loi « naturelle » de la concurrence : la recherche scientifique ou l’adoption des enfants, le ventre des femmes ou les chefs-d’œuvre de la culture universelle, une seule réponse, le marché, le marché vous dis-je !
Les grands prê­tres du néo­li­bé­ra­lisme se cachent : leurs fidè­les d’hier récla­ment tou­jours plus d’inter­ven­tions de l’État, du défi­cit bud­gé­taire (comme de vul­gai­res key­né­siens) et même, que c’est hor­ri­ble à enten­dre ! des natio­na­li­sa­tions ! Macron, Trump et Merkel, logés à la même ensei­gne. La « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse » vantée par le « cercle de la raison » devient une véri­ta­ble catas­tro­phe. Les avions sont cloués au sol, les fron­tiè­res se fer­ment les unes après les autres. La « démon­dia­li­sa­tion » récla­mée par cer­tains (Montebourg, Sapir, Nikonoff) devient réa­lité au milieu de la pani­que géné­rale. Emmanuel Macron l’a dit, sans trop savoir ce qu’il disait cer­tai­ne­ment, le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. Nul ne sait quand la crise sani­taire sera jugu­lée—il y a encore un mois et demi les res­pon­sa­bles fran­çais annon­çaient qu’il ne se pas­se­rait rien—mais après le coro­na­vi­rus plus rien ne sera comme avant.

I

Tout d’abord l’épidémie elle-même vient après quel­ques autres qui avaient sonné l’alarme : H1N1, SRAS, Ebola, etc. Nous avions cru que le temps des gran­des pestes était passé. La der­nière, la tris­te­ment célè­bre « grippe espa­gnole » aurait tué entre 20 et 50 mil­lions de per­son­nes dans le monde entre avril 1918 et novem­bre 1919, pour s’en tenir aux esti­ma­tions basses, mais les grands pays étaient affai­blis à tous égards par une guerre ter­ri­ble et les sys­tè­mes de santé étaient encore bien rudi­men­tai­res et plus sou­vent inexis­tants. Nous avons éradiqué les gran­des épidémies. La variole a dis­paru de la sur­face de la Terre, la tuber­cu­lose, si elle fait par­fois retour dans le contexte de la pau­vreté crois­sante, est tout de même endi­guée. Voici que ces nou­vel­les épidémies vien­nent ébranler la confiance des « pro­gres­sis­tes ». Dans sa der­nière confé­rence au Collège deFrance, le 16 mars 2020, le pro­fes­seur Philippe Sansonetti, dit deux choses impor­tan­tes : (1) cette épidémie sera suivie d’autres — d’où l’urgence de trou­ver et mettre en œuvre un vaccin— et (2) c’est une « épidémie de l’anthro­po­cène », c’est-à-dire une épidémie qui ne peut être aussi rava­geuse que par les échanges mon­dia­li­sés, les quatre mil­liards de voya­geurs en avion, les échanges com­mer­ciaux et indus­triels. La carte de l’épidémie est d’ailleurs frap­pante : elle touche d’abord les lati­tu­des tem­pé­rées non à cause de la tem­pé­ra­ture, mais d’abord à cause de l’inten­sité des échanges.

II

Nous, nous pro­gres­sis­tes libé­raux ou marxis­tes, nous avions pensé que la mon­dia­li­sa­tion ren­for­çait la puis­sance glo­bale des forces pro­duc­ti­ves de l’huma­nité. Dépasser les fron­tiè­res natio­na­les, cela ne pou­vait appor­ter que plus de bien-être, même si par­fois cela s’accom­pa­gnait de guer­res, de crises et d’iné­ga­li­tés mons­trueu­ses qui devaient trou­ver leur solu­tion non pas dans moins, mais plus de mon­dia­li­sa­tion, que ce soit la « fin de l’his­toire » à la Fukuyama (démo­cra­tie + marché libre) ou le socia­lisme uni­ver­sel. Patatras, nous nous aper­ce­vons que les béné­fi­ces de cette mon­dia­li­sa­tion se payent d’une fra­gi­lité accrue de l’ensem­ble de la civi­li­sa­tion humaine. Et tout natu­rel­le­ment, les nations fer­ment leurs fron­tiè­res et les peu­ples atten­dent de leurs États qu’ils fas­sent ce que doit faire un État hob­be­sien : pro­té­ger les citoyens qui lui ont trans­féré leur droit de se défen­dre eux-mêmes.
La lettre quo­ti­dienne de Laurent Joffrin (Libération,17 mars 2020) dit plutôt bien les choses. L’indi­vidu isolé dans sa bulle et qui tutoie le monde entier vient de s’évanouir, comme un holo­gramme quand on a coupé l’ali­men­ta­tion de la machine. Les égoïstes qui veu­lent tirer leur épingle du jeu en se moquant du bien des autres sont mon­trés du doigt. Confinés, chacun chez soi, nous redé­cou­vrons que l’homme est un animal social ! et que le plus grand bien que nous puis­sions avoir, c’est la com­pa­gnie des autres humains. Et que, comme le disait Spinoza, si je sais qu’une chose est bonne pour moi, je dois la vou­loir pour tous les autres… Joffrin, cepen­dant, s’arrête à mi-chemin. Que veut dire « animal social » ? En fait, Aristote disait « animal (ou vivant) poli­ti­que », ce qui veut dire animal vivant dans une cité gou­ver­née par des lois. Et la cité (la polis) des Grecs elle a pour nom aujourd’hui « État-nation ». Comment les Italiens cher­chent-ils à garder le moral dans ce confi­ne­ment strict où ils sont main­te­nus ? En chan­tant Fratelli d’Italia, l’hymne natio­nal ita­lien, et nous sommes ici dans une jeune nation, où les régio­na­lis­mes res­tent puis­sants ! Ni le monde ni l’Europe ne peu­vent nous pro­té­ger : tout le monde le sait ! Les Allemands ont bloqué toute expor­ta­tion de maté­riel (mas­ques, etc.) et le seul secours qu’ont reçu les Italiens est venu de Chine. Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a manœu­vré et manœu­vre encore pour s’assu­rer le mono­pole du vaccin contre le Covid-19. On peut déplo­rer que le monde ne soit pas assez mon­dial, mais on doit cons­ta­ter que les seules réa­li­tés à peu près sta­bles sont les nations. On peut déplo­rer que les nations édifient des murs, mais Hannah Arendt disait qu’elles sont les murs qui sou­tien­nent le monde.

III

Il faudra nous y faire : en nous cloî­trant chez nous, le coro­na­vi­rus nous apprend que nous ne sommes pas chez nous par­tout ! L’idéal d’un monde mobile, d’un monde de flux per­ma­nents, flux de mar­chan­di­ses, flux d’infor­ma­tions, flux d’hommes, res­sort de ces pre­miè­res semai­nes d’épidémie sérieu­se­ment abîmé. Il nous faut des stocks (de mas­ques, de médi­ca­ments, etc.). Il nous faut arrê­ter d’avoir la bou­geotte (le « bou­gisme » si bien ana­lysé par Pierre-André Taguieff) et, à tous les niveaux, nous occu­per de nos voi­sins.Triste à cons­ta­ter quand on rêve de cos­mo­po­li­tisme, quand on se croit « citoyen du monde ». Mais là encore le réel nous rat­trape. Il est pos­si­ble que dans six mois tout cela soit oublié et que nous repre­nions notre marche folle vers l’abîme : tou­jours plus de tout, jusqu’à ce que mort s’ensuive — il faudra bien faire de la « relance » pour sortir de la crise, puis­que dans ce sys­tème on ne sait rien faire d’autre.
Pourtant l’épidémie nous apprend ce qui nous manque vrai­ment, ce dont on ne peut se passer et, d’un autre côté, ces masses d’emplois qui sont à peine du tra­vail et donc on se passe sans la moin­dre gêne. Là aussi, nous devrions en tirer les leçons. Beaucoup d’emplois ne sont pas du tra­vail, mais de l’occu­pa­tion para­si­taire sou­vent gras­se­ment payée — pour ne fâcher per­sonne, ne citons pas de noms — dont la société pour­rait par­fai­te­ment se passer sans que le niveau de vie glo­bale en souf­fre, bien au contraire. Peut-être même une grande partie de ce qui peut se faire en « télé­tra­vail » est-elle fon­da­men­ta­le­ment ce qu’il y a de moins impor­tant. Pas de maçon­ne­rie en télé­tra­vail, ni de nour­ri­ture et de soin des vaches, ni de soins hos­pi­ta­liers, ni de pro­duc­tion d’électricité, d’entre­tien des réseaux,etc. en télé­tra­vail.Il y a un moment où on doit se confron­ter à la matière, au réel, qui résiste à la « société numé­ri­que », une société numé­ri­que qui d’ailleurs ponc­tionne une part consi­dé­ra­ble de l’énergie mon­diale. L’épidémie est une leçon d’économie, au sens pre­mier du terme, l’art de gérer sa mai­son­née, en bon « père de famille », c’est-à-dire en fai­sant des économies, en réglant de la manière la plus économique nos rap­ports avec la nature.

IV

Ces ques­tions et quel­ques autres doi­vent être mises sur la table et débat­tues. Le confi­ne­ment des per­son­nes n’est pas celui de la pensée. Toutes concou­rent à une remise en cause radi­cale et de notre sys­tème économique et de l’idéo­lo­gie qui le sous-tend. C’est d’autant plus néces­saire que la situa­tion sani­taire va débou­cher une crise pro­fonde et vio­lente, une crise dans laquelle la survie de la grande masse exi­gera que soient portés des coups de hache dans la pro­priété capi­ta­liste. Les 50 mil­liards du CICE devront passer de la poche des patrons à celle des tra­vailleurs dépen­dants et indé­pen­dants — d’ailleurs on va avoir à mesu­rer l’ampleur des dégâts pro­vo­qués par l’ubé­ri­sa­tion - les pro­lé­tai­res embau­chés par Uber n’ont rien de la pro­tec­tion des sala­riés. Les action­nai­res qui se sont sucrés abon­dam­ment ces der­niè­res années vont être mis au régime amin­cis­sant. Beaucoup de gran­des entre­pri­ses vont devoir être natio­na­li­sées, sauf à dis­pa­raî­tre. Les gou­ver­ne­ments libé­raux eux-mêmes annon­cent quel­ques-unes de ces mesu­res ; ils font du socia­lisme sans le dire, dans le but de sauver le capi­ta­lisme. Mais ce qui s’impo­sera, c’est du socia­lisme pour nous sauver du capi­ta­lisme. « Socialisme ou bar­ba­rie », disait Rosa Luxemburg. Nous y sommes.
Le 19 mars 2020, cent qua­rante-neuf ans et un jour après la pro­cla­ma­tion de la Commune de Paris. Denis Collin

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