Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la
langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend
à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous
devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à
considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune
dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des
hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est
heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux
humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains
sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à
part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer
les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux
non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par
cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer
leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y
parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche,
les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer
au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils
ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout
jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là,
me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des
pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les
choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas
imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est
une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).
Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux
non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes.
Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux
non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu
sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les
écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et
vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal »
est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions
prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie
chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a)
appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e)
sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente
classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés
avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de
casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »
Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux
sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non
sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une
discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que
la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux,
selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La
notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de
sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement
sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre
encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des
âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).
Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il
y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure
qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais
bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés
comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années.
Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont
propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage
articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et
inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la
comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles
et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation
biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique),
anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution
humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ».
Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal
ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.
Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin
est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de
conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens),
des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les
amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si
elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le
faisait justement remarquer Descartes.
Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les
bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations
anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel
humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du
mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre
humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui
n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les
animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et
nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux
non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les
lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne
sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des
droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des
espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits
sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes
et des punaises de lit.
Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et
les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique
de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les
médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la
vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu
difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.
Le 20 Juin 2022