À paraître au éditions Breal en février.
Vidéo d'une conférence sur le même sujet à l'Université Populaire de la Roya.
À paraître au éditions Breal en février.
Vidéo d'une conférence sur le même sujet à l'Université Populaire de la Roya.
Dans une publicité pour un numéro spécial de Valeurs Actuelles consacré au « wokisme », je lis :
Très lié à la religion séculière des droits de l’homme, dont il constitue le versant « agit-prop », le wokisme promeut une guerre des sexes et des races qui vise à l’éradication du mâle blanc occidental. Mélange de deux hérésies chrétiennes — la gnose et la (sic) millénarisme — il souhaite l’avènement d’un monde imaginaire débarassé (sic) de toute impureté, ce qui se passe par un mépris forcené du réel.
Ce court texte me donne l’occasion d’une mise au point. Je
veux bien admettre qu’il y a quelque chose comme une « religion séculaire des
droits de l’homme ». Après tout, les fameux droits de l’homme sont un pur produit
du christianisme. Seuls, les « bouffeurs de curés » professionnels ne veulent
pas le reconnaître. Comme le dit très bien Hegel, c’est le christianisme qui
nous apprend que l’homme en soi est libre, pas seulement le maître, pas
seulement le citoyen athénien. L’homme tout court. Comme le dit Paul, « Il n’y
a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus
ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates,
3, 28) Cette idée de droits naturels de l’homme n’a été proclamée qu’en pays
chrétien. Étant moi-même un chrétien athée (une des variétés possibles de
chrétiens, quand on a lu Ernst Bloch), je me fais volontiers adepte de cette « religion
séculaire ». En revanche, je comprends mal que des partisans (du moins en paroles)
des valeurs chrétiennes occidentales s’en prennent avec virulence à ces mêmes
valeurs…
Si je laisse de côté cette bizarrerie, j’en voudrais relever
une autre plus grave — bien que conséquence de la première. Beaucoup d’adversaires
du « wokisme » ont coutume d’y voir une nouvelle forme du marxisme. J’ai eu l’occasion
de montrer combien c’était erroné. En substituant la lutte des sexes ou des
genres ou des races à la lutte des classes, le « wokisme » est une arme de
guerre contre le marxisme — comme l’ont été les théories issues de la philosophie
française des années 1970, la fameuse « French Theory » des Foucault,
Derrida, Deleuze et autres « déconstructeurs ». J’avais eu l’occasion de m’en
expliquer dans une entrevue avec Le Figaro (« Le
wokisme est-il un produit du marxisme ? » [lefigaro.fr]). Pour raisons
différentes, mais qui se recoupent, on doit réaffirmer que le wokisme n’a rien
à voir avec le christianisme même sous la forme de ses hérésies gnostiques et
millénaristes.
Le « wokisme » en effet commence par nier l’universalité du
genre humain. Sous sa forme genriste, l’obsession de la destruction du mâle blanc
hétérosexuel me semble vraiment peu chrétienne. Ce frénétique « meurtre du père »
est seulement la preuve que quelque chose n’est pas passé dans formation du sujet…
D’autant qu’il s’agit du mâle blanc : le mâle noir ou arabe n’est pas mis
en cause. Il est parfait lui, et surtout pas patriarcal. Que les pays musulmans
emprisonnent ou pendent les homosexuels ne gêne pas la « religion des droits de
l’homme » du woke de base. La « religion des droits de l’homme » affirme que la
vie privée ne regarde que les individus et que leurs « orientations sexuelles »,
franchement, on s’en moque comme d’une guigne. Le woke au contraire est obsédé
par le sexe. Pour tout dire, il ne parle que de ça ! Pour un peu, qu’un homme
cède sa place à une dame dans les transports en commun, ce serait presque du
viol par intention. L’idéologie du genre fait du sexe la différence majeure
même si on fait mine de vouloir l’effacer. L’écriture inclusive nous apprend qu’en
toutes choses, il faut bien séparer les hommes des femmes et non les réunir dans
un seul groupe, les humains, qu’ils soient hommes ou femmes. Quant à la folie « trans »,
elle indique que nous avons affaire à des individus qui prétendent se faire
eux-mêmes, qui prétendent décider à volonté s’ils seront hommes, femmes ou « neutres »,
ou on ne sait quelle autre catégorie née de leur cerveau détraqué. Si les hommes
et les femmes sont considérés comme des égaux, toutes ces simagrées n’ont plus
aucun sens. C’est encore une preuve que le wokisme n’a rien à voir avec la
prétendue « religion des droits de l’homme ».
Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le « woke »
soutient un différentialisme rageur. Il n’y a pas d’hommes, il y a des blancs
et des noirs, des mâles et des femmes, des Occidentaux et des pas Occidentaux,
etc. Ce différentialisme, cette négation radicale de l’unité de la communauté
humaine fut longtemps le fonds de commerce d’une certaine droite qui utilisait,
comme les woke aujourd’hui, ces catégories en vue de hiérarchiser les humains
selon les classements de leurs idéologues. Il faudrait donc à nos journalistes
en quête d’arguments s’intéresser un peu plus à l’histoire des idées et ils
devraient conclure que le courant le plus proche des woke fut le fascisme. Le
woke est un fasciste qui met un plus là il y avait un moins et réciproquement.
Mais un fasciste retourné reste un fasciste. Du reste, comme tous les
fascistes, ils détestent la liberté, la liberté de réunion, la liberté de
discussion, la liberté d’enseigner, réclamant à corps et à cris des
interdictions, des censures, le contrôle des paroles et attaquant physiquement
les locaux et les personnes de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Que
les cervelles creuses de la France Insoumise abritent ces serpents dans leur
sein, en dit long sur ce qu’est devenu ce mouvement, mais ne saurait du mouvement
woke un produit des droits de l’homme.
Le 19 janvier 2023
La possibilité du communisme
Par Yvon Quiniou et Nikos Foutas. Éditions l’Harmattan,
2022, 192 pages, 20 €
La possibilité du communisme interroge une question
centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie
comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production
capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par
s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui
aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous
n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit,
le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé,
mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire
comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès
historique.
Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne
manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un
renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences
dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au
premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les
hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme
une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme
comme le papillon sort de la chrysalide.
Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui
empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de
l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou
n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants
prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la
réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi
particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est
privé de valeur.
Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du
marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat »,
Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que
rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En
tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le
prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social
dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.
Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur
les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas
impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne
comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ?
Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce
dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union
soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon
Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui
n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures
pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son
contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou
ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine
(ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup
plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il
y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste.
L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque
sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque
façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de
l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les
mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en
omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.
Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des
discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent
aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée,
je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il
faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier
(communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution
prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.
Le 14 janvier 2023.
Denis Collin
Christine de Suède et Descartes |
On peut considérer la bonté de chaque chose en elle-même, sans la rapporter à autrui, auquel sens il est évident que c’est Dieu qui est le souverain bien, parce qu’il est incomparablement plus parfait que les créatures ; mais on peut aussi la rapporter à nous, en ce sens que je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c’est perfection pour nous de l’avoir. Ainsi les philosophes anciens, qui, n’étant point éclairés de la lumière de la Foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie ; et c’était entre ceux-là qu’ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand.
Mais, afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. Et cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l’âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes ; mais que celui d’un chacun en particulier est toute autre chose, et qu’il ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. Car, pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous ; et ceux de l’âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l’un de connaître, l’autre de vouloir ce qui est bon ; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces ; c’est pourquoi il ne reste que notre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu’il soit possible d’en disposer mieux, que si l’on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. Et c’est en cela seul que consistent toutes les vertus ; c’est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire ; enfin, c’est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. Ainsi, j’estime que c’est en cela que consiste le souverain bien.
Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas de l’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement le pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que si on exécute quelque action de vertu et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qu’il en est, on n’agit pas en homme vertueux. Pour ce qui est de l’honneur et de la louange, on les attribue souvent aux autres biens de la fortune, mais, parce que je m’assure que votre Majesté fait plus de sa vertu que de sa couronne, je ne craindrai point ici de dire qu’il ne me semble pas qu’il y ait rien que cette vertu qu’on ait juste raison de louer. Tous les autres méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre. Car l’honneur et la louange est une espèce de récompense, et il n’y a rien que ce qui dépend de la volonté qu’on ait sujet de récompenser ou de punir.
Il me reste encore ici à prouver que c’est de ce bon usage du libre arbitre, que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie ; ce qui me semble n’être pas difficile, parce que, considérant avec soin en quoi consiste la volupté ou le plaisir, et généralement toutes les sortes de contentement qu’on peut avoir, je remarque, en premier lieu, qu’il n’y en a aucun qui ne soit entièrement en l’âme, bien que plusieurs dépendent du corps ; de même que c’est aussi l’âme qui voit, bien que ce soit par l’entremise des yeux. Puis je remarque qui puisse donner du contentement à l’âme, sinon l’opinion qu’elle a de posséder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une représentation fort confuse, et même que son union avec le corps est cause qu’elle se représente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que si elle connaissait distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procéderait. Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous les biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on, par exemple, que le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que ressentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison, plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs.
La philosophie est, pour les philosophes depuis la Grèce antique,
une discipline essentiellement pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de
déterminer quel genre de vie doit choisir « le sage », l’homme qui
veut vivre bien. La correspondance de Descartes avec la princesse Elisabeth ou
avec Christine de Suède s’inscrit pleinement dans cette tradition. Il s’agit de
déterminer en quoi réside le « souverain bien », le « summum
bonum », ce bien que l’homme sage ou prudent place au-dessus de tous
les autres biens, ce bien dont la possession suffit pour définir le bonheur. À
la différence de ceux qui, les uns, font résider le bien dans le plaisir ou,
les autres, dans la vertu, Descartes présente une hypothèse qui pourrait les
mettre tous d’accord. Si on place le souverain dans la « ferme volonté de bien faire »,
alors on aura à la fois le plus grand des contentements et la réalisation des
véritables vertus. Seront ainsi réconciliées les doctrines des épicuriens et
des stoïciens et même celle des aristotéliciens.
En premier lieu, il s’agit de donner une définition générale
du bien : un bien est quelque chose que nous possédons ou que nous pouvons
posséder : « Je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard,
que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. » Ce
premier point est aussi évident qu’essentiel. Comment pourrions-nous vivre
heureux si nous devions passer notre vie à courir après des biens
inaccessibles ? C’est ce que l’on a vu plus haut, sous une autre forme
dans le Discours de la méthode, en énonçant la « troisième
maxime » de la morale « par provision ». La citation, plus
complète est plus éclairante :
tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. (IIIe partie)
Maxime stoïcienne comme on l’a dit, mais qui rejoint aussi ce
précepte épicurien qui nous met en garde contre les « désirs vains »,
ce qu’on ne peut pas satisfaire et nous recommande de nous en tenir à ce qui
est à notre portée.
En deuxième lieu, cette définition très générale n’épuise
évidemment pas le sujet. « Il me semble », dit Descartes,
c’est-à-dire si on se contente d’observer ce que les hommes considèrent comme
le souverain bien, qu’on trouvera un « amas » de biens ou un
assemblage de tous les biens « tant de l’âme que du corps et de la
fortune » : être en bonne santé (un bien du corps), posséder de
vastes connaissances (ce que peut posséder une âme) et de, surcroît être riche
et honoré par ses concitoyens (un bien que seule la fortune peut procurer quand
elle est bonne fortune), seuls quelques hommes le sont. Mais ce ne peut être un
idéal que chacun puisse se donner. La santé du corps et la science ne sont pas
données à tous. La fortune – cette capricieuse déesse romaine – les distribue
sans raison particulière et sans que les mérites individuels y soient pour
grand-chose. Tel qui mène une vie sobre et saine mourra fauché par une maladie
ou un accident et tel autre, noceur surtout occupé aux plaisirs et à la
débauche fera un gaillard centenaire. Descartes évidemment est tout prêt à admettre
que l’on puisse souhaiter être honoré et en bonne santé, mais comme il s’agit
d’un bien qu’on ne peut jamais être assuré de posséder, ce ne peut pas être le
souverain bien.
Si on écarte les idées communes sur le souverain bien,
alors, affirme Descartes, il ne reste plus qu’un seul bien qui soit à la fois
au-dessus de tous les autres et facile à obtenir et à conserver :
« une ferme volonté de bien faire » qui produit le
« contentement ». Le souverain bien ainsi défini présente donc un
double aspect : il réside dans un comportement (« ferme volonté de
bien faire ») et dans son résultat (« contentement »). La
formule réconcilie deux conceptions de l’éthique : celle qui juge l’action
morale à son principe (ici la volonté de bien faire) et celle qui la juge à ses
résultats (ici le contentement). Là encore, la première partie de la formule
serait plutôt stoïcienne et la seconde plutôt épicurienne. Toujours ce
syncrétisme dont Descartes se targue un peu plus loin dans la lettre à
Christine : « Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus
contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui
l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au
contentement auquel il a donné le nom de volupté. »
Descartes justifie maintenant cette affirmation. C’est là le
souverain bien car, premièrement, aucun bien n’est aussi grand et aucun n’est
aussi entièrement au pouvoir de chacun. Ce qu’une comparaison avec les biens de
cet « amas » de biens qui désirent généralement les hommes permet
d’établir aisément.
Commençons par le second aspect. Les biens du corps et de la
fortune ne dépendent « point absolument de nous ». Absolument, cela
veut dire en aucune manière. On peut évidemment suivre un bon régime, faire de
l’exercice, etc., la santé et la vie ne sont pas pour autant garanties. Quant à
la fortune, c’est par sa définition même qu’elle est indépendante de nous. Donc
ces biens sont à peine des biens si l’on s’en tient à la définition donnée au
début du texte.
Les biens de l’âme sont des biens réels puisqu'on peut les
posséder, durablement et ils dépendent plus directement de notre liberté. Or
ces biens doivent immédiatement être divisés en deux. Ceux qui relèvent de la
connaissance et « vouloir ce qui est bon ». Descartes distingue
clairement entendement et volonté. Mais la volonté peut être la volonté de mal
faire, la volonté de dominer, de faire souffrir ou de se damner. Donc
relativement au vouloir, on peut appeler « bien » seulement la
« volonté de bien faire » ou encore la bonne volonté. Donc le
souverain bien cartésien est un bien de l’âme. Pourquoi est-il le plus
grand ? Descartes donne ici la réponse : « La connaissance est
souvent au-delà de nos forces ». Notre entendement est fini et donc notre
connaissance est toujours finie, étroitement bornée. Au contraire nous
n’éprouvons jamais de limite à notre volonté. Notre volonté n’est certes pas
toute-puissante. Et nous pouvons vouloir des choses qui ne se réaliseront pas,
mais le vouloir lui-même ne rencontre aucune limite. Je ne suis pas assuré de
toujours posséder la vérité en quelque chose, mais il m’est toujours possible
de suspendre mon jugement, de refuser de donner mon assentiment à l’idée qui se
présente à moi. Nous faisons donc directement, en nous-même et donc de manière
absolument incontestable l’expérience de la supériorité de la volonté par
rapport à l’entendement. Nous pouvons donc bien, comme le dit Descartes
« absolument disposer » de notre volonté – même si nous ne disposons
évidemment pas des résultats des actions dictées par cette volonté. Il n’est
donc rien qui soit meilleur qu’une « ferme et constante résolution de
faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et
d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. » Certes,
pour faire les choses les meilleures, il faut les connaître. On peut se tromper, prendre pour une chose
excellente ce qui se révélera catastrophique. Mais dès lors qu’on s’est efforcé
de cerner ce qui est le meilleur, dès lors qu’on n’a été ni négligeant ni
indifférent, dès lors qu’on a fait preuve de sa volonté de connaître le
meilleur, on peut être assuré qu’on a fait le bien. « Fais ce que tu dois,
advienne que pourra » dit l’adage que Kant reprendra à son compte : nous
sommes comptables de nos engagements et non de leurs résultats.
Reste un dernier point à éclaircir : comment cette
morale du devoir, cette morale qui pose au sommet de la hiérarchie des biens la
bonne volonté, peut-elle encore se présenter comme une morale du bonheur ?
Descartes reprend en fait – mais sur ce point Kant ne le suivra pas – la notion
de bonheur moral. Le bonheur réside dans la pratique de la vertu et cette
pratique de la vertu est aussi ce qui procure le plaisir (le contentement) le
plus pur, une position que l’on trouvait déjà dans l’éthique aristotélicienne.
En effet, la bonne volonté concentre toutes les vertus (celui qui n’agit qu’en
vue de faire de son mieux, sera honnête, courageux, généreux, etc.) du même
coup rend méritant – la vertu ne procure pas forcément les louanges ou la
gloire (on peut être un vertueux ignoré) mais elle en rend digne celui qui la
possède. Or, conclut Descartes, « de
cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de
la vie. »
Il y a donc une morale du devoir qui est en même temps une
morale du bonheur. Le bonheur le plus grand est celui qu’on trouve dans
l’accomplissement du devoir. Il n’est pas la récompense du devoir accompli, la
médaille remise au brave, car cette récompense ne dépend pas de nous mais de la
fortune ! Le bonheur réside tout simplement dans l’accomplissement même du
devoir, de la « volonté de toujours faire bien ». En ce sens il est
un bien facile à posséder : il suffit de vouloir se bien conduire pour
éprouver le contentement moral, ce qu’on appelle « la satisfaction du
devoir accompli ». Ainsi Descartes
pourrait réconcilier non seulement Zénon et Épicure mais encore Aristote
puisque cette union de la bonne volonté et du contentement apparaît bien comme
un eudémonisme.
Pour autant, on ne peut pas être certain que le contentement
résultant de l’accomplissement du devoir soit le plus grand des contentements
possibles. Il est bien possible que la conception cartésienne du souverain bien
soit d’un faible secours face à l’attrait des plaisirs égoïstes et même que le
contentement et le devoir n’aillent pas toujours très bien ensemble. Il est
même à craindre qu’une bonne volonté qui trouve du plaisir dans son
accomplissement ne soit pas aussi bonne qu’elle pourrait le sembler. C’est la
« dialectique de la raison pratique » qu’exposera Kant : la morale ne
rend pas heureux et une action dont la recherche du bonheur est la cause n’est
pas une action morale. Cette union du devoir et du bonheur peut aussi susciter
le soupçon à l’encontre de la bonne conscience satisfaite. Le contentement
qu’on éprouve à la contemplation de sa propre vertu n’est-il pas tout
simplement la bonne vieille vanité, l’amour exagéré de soi-même. Bref, on pourrait soumettre la morale de
Descartes à la critique d’un La Rochefoucauld.
Le 12 janvier 2023
La croyance dans LA science se porte bien. Les développements récents de l’IA (des machines passent le test de Turing) lui ont donné un nouvel élan. Mais ce n’est qu’une croyance, une opinion plus ou moins fondée, mais non pas une vérité et encore moins LA vérité. J’ai eu maintes fois l’occasion d’y revenir : LA science n’existe pas et la croyance en LA science est une expression aussi peu sensée qu’un cercle carré.
Tout cela atteste de la puissance de l’esprit humain. Mais
ce que saisissent ces sciences, physique, chimie et dérivés, ce n’est qu’une
mince couche du réel et non le réel. Et surtout ces sciences, de plus en plus,
formulent des équations qui permettent de prédire des événements sans que nous
soyons capables de définir leur sens physique. En fait, nous sommes souvent
réduits à des formules magiques (big bang, énergie noire, sombre, grise ou je
ne quoi encore), qui chantent à notre imagination, mais sont vraiment très
proches de la magie des premières sociétés humaines.
Nous avons le plus grand mal à admettre qu’une partie du
réel nous est à jamais inaccessible, alors que nous devrions méditer les leçons
de Kant : n’est connaissable que ce qui peut être l’objet d’une expérience possible. Tout le reste n’est qu’illusion. Nous pouvons connaitre le cerveau,
les neurones, toutes ces compositions de radicaux carbonés, mais jamais ces compositions
de radicaux ne pourront dire ce qu’est la pensée qui n’est pas une combinaison
de radicaux carbonés et que les composés carbonés sont des produits de la
pensée. Après tout, nous ne voyons jamais ni notre visage ni notre crâne, nous
n’en avons que des images (inversées qui plus est) ou des photos, des
simulacres, mais jamais nous-mêmes en personne. Le petit malin qui prétend
avoir découvert le siège de la conscience (par exemple) est un vantard qui
affirme avoir vu son propre visage ou observé ses propres pensées dans son
propre cerveau.
Le scientiste, celui qui croit en la science ou en LA
science est un théologien. Plus qu’un théologien : non seulement il
connait la réalité comme s’il était dieu (ou Dieu), comme s’il l’avait faite,
mais il se prend pour Dieu. Méfiez-vous de lui, cet homme est dangereux.
Le 10 janvier 2023
La nature n’existe que parce que l’homme existe ! Cette affirmation peut surprendre : la nature était là avant nous et sera encore là après nous, croit-on généralement. Peut-être serais-je devenu, à mon insu, un disciple de l’évêque Berkeley qui soutient que l’être n’est que l’être perçu ? Que nenni ! Ce que je mets en question, c’est l’idée de nature comme séparée et opposée à l’homme. Léo Strauss soutient à raison, selon moi, que l’idée de nature est une invention grecque, une invention corrélative à celle de la philosophie. Ce sont les philosophes grecs qui opposent la nature (physis) et la convention (nomos), la nature spontanée qui nait et meurt et la convention qui dépend de l’artifice humain. Suivre la nature, c’est alors refuser de suivre les conventions arbitraires des organisations humaines. Mais si utile pour la pensée qu’ait été cette séparation, elle n’est pas naturelle et procède d’un acte de la pensée.
Quand on dénonce le point de vue anthropocentré (on trouve
ça chez beaucoup d’écologistes), on ne voit pas bien ce qui est visé. Car, de
la réalité, nous n’avons qu’un point de vue anthropocentré ! Sauf ceux qui se
prennent pour Dieu, qui, lui, doit avoir un point de vue « théocentré », on ne
peut pas avoir d’autre point de vue qu’anthropocentré ! Même ceux et surtout
ceux qui essaient de penser la « nature sauvage » comme nature en dehors de l’homme,
restent parfaitement anthropocentrés. Parler de la nature en dehors de l’homme,
c’est encore la situer par rapport à l’homme, en donner une vision et un
concept humains.
Nous ne pouvons pas séparer la nature de l’homme pour une
autre raison : la nature est « le corps non organique de l’homme », comme
le dit Marx (Manuscrits de 1844), ce que Merleau-Ponty reprend à son
compte (voir son cours de 1956). L’homme nait, vit de la nature, meurt comme
toutes les choses de la nature. Il y a, dit Marx, un métabolisme entre l’homme
et la nature : nous respirons, nous restons cloués au sol, il nous faut boire
et manger, nous protéger du froid, etc. Les échanges en l’homme et son
environnement immédiat sont incessants et supposent une activité, une praxis,
pour produire les vêtements, les maisons, la nourriture et bien d’autres choses
encore.
En vérité, la nature n’existe pas. Ce n’est qu’une abstraction
qui résulte de l’activité humaine — mais une abstraction peut être utile pour
penser, à condition de ne pas l’hypostasier, d’en faire le fondement. Ce qui
nous importe, de manière vitale, ce n’est pas « la nature », mais notre écoumène,
le monde en tant que nous l’habitons, en tant que nous le façonnons pour le
rendre non seulement habitable, mais aussi agréable et beau. Nous voulons
préserver les paysages parce qu’ils sont beaux et pas encore salopés par ces
éoliennes qui poussent comme des champignons sur nos plateaux de Bourgogne. Mais
évidemment, il n’y a que des êtres humains qui peuvent trouver beau un paysage !
Le 7 janvier 2023
Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.
Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était
un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des
personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases
toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni
le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants
vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les
ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé,
une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait
justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité,
il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement
progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme
fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet
possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de
nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument
nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux,
elles aussi.
Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de
faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences,
est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que
nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons
scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les
desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.
Le 6 janvier 2023
« L’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours est l’histoire
de la lutte des classes » : tout individu qui se pique d’un minimum
de culture marxologique connaît cette phrase extraite du Manifeste. Faut-il
en déduire que les classes sociales font l’histoire ? ou encore que c’est
leur lutte qui fait l’histoire ?
Prenons l’exemple de l’analyse du bonapartisme. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte commence
par une réflexion générale sur le lien entre l’histoire réelle et les représentations
des hommes en train de faire cette histoire. Ce n’est évidemment pas un
hasard : l’une des énigmes que Marx, tout au long de son œuvre, s’efforce
de déchiffrer est celle des rapports entre les représentations spontanées que
les hommes se font du monde et de leur propre activité et la réalité. C’est
très exactement ce que Marx nomme « idéologie ». Ces questions sont
posées de manière très précise dans le manuscrit de L’Idéologie allemande :
La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.
La structure sociale n’est pas première, elle n’est pas la réalité,
mais seulement l’hypostase d’une réalité qui a son origine ailleurs, dans « le
processus vital d’individus déterminés ».
La difficulté vient de ceci : nous n’avons accès à la
réalité humaine qu’à travers les paroles, les actions, les œuvres des acteurs
eux-mêmes, qui sont autant de représentations de la réalité et non la réalité
elle-même. La connaissance historique suppose donc que l’on comprenne 1° quelle
est la structure réelle de la société, structure qui découle du processus vital
des individus ; 2° comment cette structure réelle permet de comprendre les
représentations que les acteurs s’en font ; et 3° quel effet ont ces
représentations sur les actions des individus. On part des individus et on
retourne à l’activité des individus qui se déterminent eux-mêmes, en dernier ressort.
On présente souvent la pensée de Marx comme un
« déterminisme historique » qui laisserait peu de place à la liberté
humaine, puisque le cours des évènements serait régi en dernière analyse par la
dynamique des forces productives et des rapports de production, forces
impersonnelles dont les individus ne seraient finalement que les jouets. Or,
dans les premières lignes du chapitre I, Marx d’emblée réfute cette
conception :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.
Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc
pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose
au matérialisme classique, c’est-à-dire celui qui considère que la seule
réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par
l’usage des sens Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme qui eût une
si grande influence sur la philosophie du xviiie,
l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui
fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx,
il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité
subjective. Par conséquent :
La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. (Thèses sur Feuerbach)
L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il
réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple
manifestation du mouvement des idées.
L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité. (Idéologie Allemande)
Il s’agit donc, pour Marx, de dépasser l’opposition entre
l’idéalisme et ce matérialisme ancien pour fonder une nouvelle pensée :
matérialiste en ce sens qu’elle doit s’en tenir à la réalité que nous avons
sous les yeux, mais qui prend en même temps en compte comme objet premier les
individus vivants, agissant, souffrant, et finalement donc se déterminant
eux-mêmes, subjectivement. Faire des classes sociales des acteurs historiques,
c’est retomber dans « l’histoire fantomatique » !
Toute l’analyse de Marx dans le 18 brumaire est d’ailleurs
l’analyse des comportements des individus, de ce Louis Bonaparte, de ses
partisans, de ses adversaires, de tous ces républicains bavards qui ont fini
par lui faire la courte-échelle. Ce n’est
pas une histoire de fantômes, mais une histoire d’individus qui font leur
propre histoire sans toujours savoir quelle histoire ils font. Citons encore ce
passage de l’Idéologie allemande :
Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations,
de leurs idées, etc., mais les hommes réels, œuvrant, tels qu'ils sont
conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du
commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La
conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient…
L’idée de faire des classes sociales des choses,
indépendantes du psychisme des individus est radicalement étrangère à l’esprit
de Marx. Les individus qui portent les intérêts de telle ou telle classe sont d’abord
des individus, avec leur propre façon de voir les choses, leur propre caractère
et, si leurs pensées sont conditionnées par leur « appartenance de classe »,
elle n’est nullement déterminée. De Gaulle, par exemple, était typiquement un
représentant de classe dominante, officier, membre du cabinet de Pétain au
ministère de la guerre, mais il ne réagit pas à la défaite comme la majorité de
« sa » classe ! L’histoire des débuts de la Résistance est l’histoire
d’individus qui, chacun avec son propre parcours, vont se retrouver dans une
lutte commune. Le républicain, radical, orienté à gauche qu’est Jean Moulin va
prendre comme secrétaire un jeune homme issu de l’Action française, Daniel
Cordier. Henri Frenay, issu lui aussi de l’extrême-droite va constituer un
réseau important de la résistance avant de devenir député socialiste à la Libération.
Des individus dont l’action va avoir une portée sociale, certes, mais des
individus vivants. Dans « l’action de classe » par excellence qu’est
la grève, il y a autant de positions que d’individus, ceux des ouvriers qui ne
veulent pas faire grève, chacun avec des raisons différentes, et parfois tout
simplement parce qu’ils sont contre la grève et pensent que les grévistes sont
des fainéants, ceux qui adoptent une position modérée, les plus radicaux qui
veulent tout casser, etc. La « ligne de classe », la « position
de classe » ne sont jamais la ligne ni la position de la « classe
ouvrière », mais seulement la ligne que le groupe dirigeant du parti ou du
syndicat estime devoir être celle de tous à un moment donné. Mais il semble
toujours plus efficace de subsumer tous les individus sous « la classe »,
de tous les ramener à une exemplification de cette abstraction qu’est la
classe.
Diego Fusaro revient ici sur la signification profonde de la "société permissive" comme société d'époque "sans pères", c'est-à-dire une société sans limites.
Il est évident que l’éthique protestante luthérienne influence grandement Kant, mais il semble pourtant qu’en faisant de la liberté de la personne et de l’autonomie des principes fondateurs Kant s’oriente dans une direction opposée à celle de Luther. Dans Qu’est-ce que les Lumières ? Kant fait de l’obéissance à l’autorité le caractère même de la « minorité ». Les figures de l’autorité – le père, le prêtre, le médecin, l’officier – sont toutes présentées comme opposées à la véritable liberté humaine. Il reste que la « société civile » exige de ses membres « majeurs » l’obéissance mécanique qui seule permet à cette société d’exister.
Kant aperçoit la contradiction qui existe entre une société de contrainte universelle et l’idée d’une individu « libre par nature ». La synthèse de la liberté et de la contrainte ne doit pas intervenir de telle sorte que la liberté originelle de l’individu se trouve sacrifiée à l’hétéronomie sociale. La contrainte ne doit pas être appliquée à l’individu de l’extérieur, la limitation de la liberté doit être une auto-limitation, l’absence de liberté doit être volontaire.[1]
Et
effectivement, chez Kant, la rébellion contre l’ordre établi ne peut avoir
aucune justification morale. D’où les contorsions auxquelle il se livre quand
il est confronté à cette question : on doit obéir au pouvoir politique
existant, mais s’il est renversé on doit obéir au nouveau pouvoir… Et par
ailleurs Kant approuve le nouveau pouvoir mis en place par la révolution en
France. En tout cas, l’homme « majeur » doit se contenter de faire un
usage public de sa raison afin défendre éventuellement des réformes nécessaires
qui convaincront le souverain. Mais rien d’autre n’est envisageable. En
théorie, Kant affirme la liberté de l’homme face à toutes les autorités mais en
pratique il semble bien qu’il n’en reste rien et qu’il faille continuer d’obéir
« comme si » l’ordre politique avait été voulu par Dieu. Comme le
note Marcuse, cependant :
Le « comme si » transcendantal représente à coup sûr un important déplacement du poids de l’autorité dans le sens de la reconnaissance de l’individu autonome, une rationalisation de la structure de l’autorité ; – les garanties érigées au sein même de l’ordre juridique contre la destruction du rapport d’autorité sont d’autant plus puissantes. [2]
Paradoxe
donc : l’affirmation la plus absolue de la liberté s’accompagne de
justifications juridiques plus puissantes du rapport d’autorité. On pourrait
donc dire que la soumission qui, dans les sociétés traditionnelles, n’était
guère garantie à long terme que par l’usage de la violence physique, laisse la
place à une soumission à l’autorité fondée sur l’auto-limitation de sa propre
liberté par le sujet. Marcuse montre que le centre de la solution kantienne à
cette contradiction entre liberté de la personne et contrainte sociale est la
question du droit de propriété.
L’avantage
de Hegel sur Kant, même s’il partage nombre de ses présuppositions, est qu’il
met en lumière « la négativité de cette société ». Les contradictions
de la société civile nécessitent son dépassement dans l’État. Hegel reproche
aux théoriciens du contrat de fonder l’autorité politique sur les intérêts
privés. Mais d’un autre côté, la position hégélienne conduit à une divinisation
de l’État. Au total, la philosophie allemande a montré la voie de la liberté
tout en l’obstruant. Ainsi Hegel saisit que le rapport maître/esclave – le
rapport de domination prototypique – est lié à un mode de travail déterminé, il
en expose la dialectique, celle qui conduit à reconnaître l’esclavage comme la
vérité de la domination :
Il se révèle que l’autorité de la domination dépend en dernier ressort de l’esclavage qui croit en elle et l’entretient.[3]
Si la
dialectique de Hegel se referme à un moment et se lit comme téléologie – la
dialectique fermée que critique Adorno – c’est en même temps à partir d’elle
que peut être pensée une critique radicale de la domination.
Le « socialisme scientifique » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...