Philosophie et Politique

Blog de Denis Collin

lundi 1 janvier 1996

Un centenaire: Engels

Nous avons la manie des commémorations, mais elle est sélective. Le 5 août 1895 mourait Friedrich Engels ; conformément à sa demande, il fut incinéré et ses cendres jetées à la mer. Riazanov rappelle que « quelques camarades allemands étaient de l’avis de ceux qui veulent maintenant transformer la place Rouge de Moscou en un cimetière avec des monuments funéraires par-dessus le marché. Par bonheur d’autres camarades insistèrent pour que la volonté du défunt fût respectée[1]. » Celui qui fut l’ami fidèle de Marx, l’éditeur du Capital, l’organisateur de la IIe Internationale et le mentor du SPD s’éteignait. Pour les organisateurs du « Congrès Marx international » qui se tient en septembre 1995 : « C’est à compter de cette date que l’on peut vraiment parler de marxisme.[2] » ainsi nous aurions à commémorer en cette année non seulement le centenaire de la mort de Engels, mais aussi le premier siècle du marxisme. 


Cette conjonction, qui n’est pas fortuite, nous oblige non seulement à rendre hommage à un des grands du mouvement ouvrier, mais aussi à apprécier son rôle dans l’élaboration de la pensée de Marx et dans celle du marxisme – ce qui n’est pas nécessairement la même chose.  

Vis-à-vis de Engels, nous sommes en effet dans une situation inconfortable. D’un côté la tradition du marxisme orthodoxe, renforcée par le stalinisme, en fait purement et simplement un double de Marx. Nous n’avons plus affaire à des individus concrets vivants, mais à cette improbable chimère nommée Marx-Engels. D’un autre côté les critiques du marxisme orthodoxe, de Lukacs à Colletti en passant par Sartre et Rubel, ont tendance à faire porter sur Engels tous les péchés du marxisme. La transformation de la pensée de Marx en un dogme figé, la mécompréhension de la dialectique, une certaine propension au fatalisme (et donc au réformisme), tels seraient les défauts essentiels de Engels, père putatif d’un marxisme qui trahit Marx.
Ces deux attitudes sont évidemment aussi mauvaises l’une que l’autre. Je voudrais profiter de l’occasion et notre goût de chiffres ronds pour tenter une réévaluation de l’apport de Engels.

Repères biographiques

Je suis d’accord avec Trotsky, qui projetait d’écrire sa biographie, pour dire que Engels est sans aucun doute l’une des figures les plus attachantes du mouvement ouvrier. On approche le « Docteur Marx » avec timidité, mais on aurait aimé rencontrer Engels et déguster avec lui quelque bon bordeaux.[3] Comme le dit Trotsky, « à côté de l’olympien Marx, Engels est plus ‘humain’, plus approchable. »[4]

Engels est né le 20 novembre 1820 à Barmen d’une famille bourgeoise. Son père fondera bientôt une entreprise (Ermen & Engels) qui établira son siège à Manchester. Le jeune Engels commence ses études au lycée d’Elberfeld, mais en septembre 1837 il est brutalement retiré du lycée par son père et doit renoncer à tout avenir universitaire pour « entrer dans la vie active » comme commis dans une maison de commerce de Brême. Ce qui l’amènera à s’intéresser de près à la science économique et d’une manière pratique dont Marx tirera le meilleur parti. Malgré ses occupations professionnelles, il poursuit sa propre éducation en autodidacte. De 1838 à 1841, ce sont les préoccupations religieuses qui tiennent la plus grande part. La critique de la religion le mène à la philosophie, et d’abord à celle de Hegel. Engagé dans l’artillerie, il arrive à Berlin, ce qui lui permet de suivre, en auditeur libre, les cours de l’Université et de participer au mouvement de la gauche hégélienne. Sous le nom de Friedrich Oswald, il commence à publier. Riazanov[5] dresse ce portrait : "Engels, en 1842, avait 22 ans. Ainsi, de très bonne heure, il est un écrivain démocratique, radical, complètement formé. Comme il dit lui-même dans un poème plaisant où il se dépeint, il était un jacobin ardent. Sous ce rapport, il rappelle fortement les quelques Allemands qui avaient adhéré à la Révolution française. D’après ses propres paroles, il a constamment aux lèvres La Marseillaise, il réclame la guillotine et rien de plus." 
En 1842, il se fixe à Manchester comme employé dans firme paternelle. Il peut y constater par lui-même la situation épouvantable dans laquelle l’industrie capitaliste la plus développée a jeté les ouvriers. Cette expérience décisive le conduit, avant Marx, au communisme. Il entre en relation avec des militants ouvriers (chartistes, socialistes, owenistes), lit tout ce qui est écrit sur la condition du prolétariat. C’est ainsi que naîtra le premier grand ouvrage de Engels : La situation de la classe laborieuse en Angleterre (paru en 1845), à la fois réquisitoire impitoyable contre la domination du capital et ouvrage de combat qui trace les premières perspectives du mouvement ouvrier.
En septembre 1844, Engels rencontre Marx à Paris et les deux amis constatent leur complet accord sur les questions essentielles. De cette rencontre va sortir le premier ouvrage commun, La Sainte Famille, attaque en règle contre Bruno Bauer et ses disciples. Ils entreprennent ensuite la rédaction de « L’Idéologie Allemande » qui ne devait être « le règlement de compte avec notre ancienne conscience philosophique » et dont le manuscrit sera abandonné à la « critique rongeuse des souris. »
De 1845 à 1847, Engels vit à Bruxelles et Paris. C’est là qu’il entre relation avec la Ligue des Justes qui se transforme en Ligue des communistes dont Marx et Engels rédigent le célèbre Manifeste. Cet épisode sera raconté par Engels en 1885 dans sa Contribution à l’histoire de la ligue des communistes[6].
Avec la révolution de 1848, Engels et Marx retournent en Allemagne, où ils prennent la direction de la Nouvelle Gazette Rhénane. Mais la bourgeoisie démocratique allemande est incapable de conduire à son terme une révolution démocratique. C’est bientôt l’échec. Marx est expulsé et doit se réfugier à Londres. Engels prend part à l’insurrection armée dans le Palatinat et le pays de Bade[7]. Il participe au dernier combat de l’armée badoise, à Rastatt. Après la défaite, il se réfugie en Suisse puis regagne l’Angleterre. Il s’installe de nouveau à Manchester, comme employé puis comme associé de Ermen & Engels. Il y travaillera jusqu’en 1870. À partir de cette date, il se fixe à Londres. Il participe activement à la construction du parti socialiste allemand, le SPD et à la mise en place, à partir de 1889, de l’Internationale ouvrière, la IIe Internationale qui prend le relais de l’AIT « mise en sommeil » après l’écrasement de la Commune de Paris. Après la mort de Marx en 1883, Engels consacrera une énergie infatigable à la publication des manuscrits du « Capital » que Marx avait laissé inachevé. Nous lui devons les livres II et III du « Capital ». 

Marx et Engels

L’amitié de Marx et Engels est entrée dans la légende, à l’égal des amitiés antiques. Toujours modeste, Engels n’a cessé de répéter qu’il n’avait eu qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de la pensée de Marx. C’est à la fois vrai et faux. Engels a une pensée qui lui est propre et des centres d’intérêt qui ne sont pas toujours ceux de Marx. Sa culture encyclopédique lui a permis d’aborder des domaines que Marx n’a jamais abordés ou seulement de manière incidente – par exemple les questions militaires ou l’histoire des langues – et son expérience pratique du fonctionnement du mode de production capitaliste a été précieuse en quelques points délicats du travail de Marx. On ne peut réduire le travail d’Engels à l’appui « logistique » apporté à la famille Marx dans le besoin ni à la vulgarisation de la pensée de son ami.
Je voudrais aborder ici trois questions qui mettent en évidence le rôle et la personnalité propres de Engels. La première concerne les années de formation et le rôle spécifique de Engels qui, modestement,  s’est toujours présenté comme « second violon ». La deuxième concerne les problèmes de stratégie et de tactique du mouvement ouvrier. La troisième abordera la contribution de Engels à la théorie du matérialisme historique.
Si on suit l’exposé de Georges Labica[8], on doit admettre que Engels a d’abord précédé Marx. Analysant l’évolution philosophique de Engels à partir de la critique de la philosophie de Hegel, G. Labica écrit :

Critique de la religiosité et de la théologie, principe de l’identité d’essence entre humanité et divinité, idée que « l’histoire universelle c’est le développement du concept de liberté » : tels sont les thèmes cardinaux qui emportent l’adhésion du jeune Engels. Ils s’inscrivent dans une pensée plus militante que spéculative, plus orientée vers l’action politique que vers le questionnement philosophique, une pensée avide d’efficacité, pressée qu’elle est de changer le monde – et que Marx ralentira.[9]

Pendant que Marx – qui est son aîné de deux ans et demi – se pose encore les questions de la « réalisation de la philosophie », Engels s’oriente déjà pratiquement vers le mouvement pratique des ouvriers et place l’analyse des contradictions sociales au cœur de la démarche théorique. En 1843, Engels écrit son Esquisse d’une critique de l’économie politique (« Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie ») que Marx qualifiera de « géniale esquisse d’une critique des catégories économiques.[10] » Marx confie qu’à la même époque, sollicité pour donner son avis sur les questions économiques, il se trouvait embarrassé.[11] C’est seulement en avril-mai 1844 que Marx se mettra sérieusement à l’étude de l’économie politique. C’est encore Engels qui écrit à Marx en novembre 1844 pour formaliser les grands traits du tournant qui est pris avec la « Sainte Famille » et « l’Idéologie Allemande » et qui conduit la rupture complète avec la philosophie spéculative allemande : 

Bref, nous devons prendre l’empirisme et le matérialisme pour point de départ, si nous voulons que nos pensées et plus particulièrement notre « homme » devienne une réalité vraie ; nous devons déduire le général du particulier, et non pas de lui-même ou à partir de rien, à la Hegel.[12]

La vigueur avec laquelle Engels situe les enjeux philosophiques de ce renversement que lui-même et son ami sont en train d’accomplir indique clairement que si Engels ne contribue que pour une douzaine de pages à la Heilige Familie, il n’est pas seulement le second violon de la collaboration qui s’engage entre les deux jeunes hommes. Engels peut bien dire, en 1888, que pour ce qui concerne sa contribution personnelle à l’avancée théorique, « Marx aurait bien pu l’accomplir sans moi »[13], Rubel n’a sans doute pas raison d’en conclure que Engels est le « gardien et continuateur d’un enseignement à l’élaboration duquel il n’avait contribué que pour une part modeste.[14] » Je suis bien plus convaincu par les conclusions de l’étude de Georges Labica :

Plaçons-nous, une fois n’est pas coutume, du côté d’Engels. Son apport paraît décisif tant en ce qui concerne  la dénonciation de la société bourgeoise et l’analyse de son procès, y compris dans ses formes idéologiques, religieuses notamment, qu’en ce qui concerne la connaissance du socialisme et du communisme et l’adoption des déterminations théoriques fondamentales (matérialisme).[15]

Et effectivement, les quelques pages de la Sainte Famille, rédigées par Engels figurent parmi les plus radicales de l’ouvrage. Je n’en donnerai qu’un exemple à méditer.

L'histoire ne fait rien, elle ne possède pas « de richesse énorme », elle « ne livre pas de combats » ! C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[...] ce n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour œuvrer et parvenir - comme si elle était un personnage à part, - ses fins à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme poursuivant ses fins.[16]

C'est une destruction en règle de la philosophie de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le « matérialisme historique » n'est pas une philosophie de l'histoire, mais d’abord une critique des fondements de toutes les philosophies de l'histoire. Ce qui permet de régler, ou à tout le moins de nuancer, les attaques contre un Engels qui aurait déformé le marxisme en le conduisant sur le chemin d’un déterminisme scientiste ou d’un nouveau système  à la Hegel. Or ce texte du jeune Engels – mais on pourrait on citer des dizaines d’autres bien postérieurs – place l’accent décisif de la conception matérialiste de l’histoire sur ce point que les hommes font leur propre histoire, qu’ils sont actifs, qu’ils ne sont pas de simples « noeuds » de structures sociales existant en dehors d’eux.
Il faudrait – mais ce pourrait être l’occasion d’une autre étude – étudier les contributions de Engels à l’anthropologie (par exemple avec « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ») ou à l’histoire (« La guerre des paysans en Allemagne »). Je m’en tiendrai à sa pensée politique proprement dite, car il est clair que Engels, dans les dernières années de sa vie a fortement œuvré pour donner chair et sang aux perspectives tracées  par Marx et lui-même dans les années antérieures. Il a en effet joué un rôle central dans la construction de la IIe Internationale et dans les débats internes au mouvement ouvrier européen, au sein du SPD bien sûr, mais aussi au sein du mouvement socialiste en France.
Alors qu’on trouve souvent dans les textes de Marx des formules algébriques générales (l’expropriation des expropriateurs, l’association des producteurs, la dictature du prolétariat) en conclusion d’analyses théoriques approfondies, dans les dernières années de sa vie, Engels s’est consacré aux problèmes tactiques de développement d’un mouvement ouvrier de masse au sein même de la société bourgeoise. L’article de Jacques Texier, « les innovations d’Engels, 1885,1891, 1895 »[17], montre la précision des analyses d’Engels dans le cas français et la souplesse de ses propositions politiques. Mais il ne s’agit pas seulement de tactique. Ce qui est en question c’est, d’une part, le type de pouvoir d’État que doit être un pouvoir ouvrier, d’autre part la stratégie politique de conquête du pouvoir. Sur le premier point, Engels n’hésite pas à critiquer et à corriger les formules les plus discutables des textes les plus anciens de Marx. Ainsi dans « L’adresse du Comité central de la Ligue des communistes », on trouve des formules de Marx qui prônent « la centralisation la plus rigoureuse du pouvoir » révolutionnaire et demandent de « ne pas se laisser égarer par les discours démocratiques sur la liberté des communes, l’autonomie, etc. » Dans l’édition de 1885, Engels ajoute une note qui vaut d’être citée intégralement :

Il convient de rappeler aujourd’hui que ce passage repose sur un malentendu. Il était alors définitivement admis – grâce aux falsificateurs bonapartistes et libéraux de l’histoire – qu’en France la machine administrative centralisée avait été introduite par la Grande Révolution et utilisée notamment par la Convention comme une arme indispensable et décisive lors de l’écrasement de la réaction royaliste et fédéraliste et de l’ennemi extérieur. Mais c’est à présent un fait connu que pendant toute la révolution jusqu’au 18-Brumaire, l’ensemble de l’administration des départements et communes se composait d’autorités élues par les administrés eux-mêmes, qui jouissaient d’une complète liberté dans le cadre des lois publiques générales ; que cette Selbstregierung, cette administration autonome, provinciale et locale, semblable à celle qui existe aux États-Unis d’Amérique, devint précisément le plus puissant levier de la révolution et cela à un point tel que Napoléon, immédiatement après son coup d’État du 18-Brumaire s’empressa de la remplacer par le régime préfectoral aujourd’hui encore en vigueur et qui fut donc d’emblée un pur instrument de réaction.[18]

Chacun peut immédiatement voir en quoi ces analyses nous concernent, 110 ans après.
Conséquent avec cette analyse, Engels affirme catégoriquement que « le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation sociale, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il retourne, pour quoi elles sont censées intervenir corps et âmes. »[19] Cela ne fait pas Engels un partisan du « socialisme légal » purement électoraliste – Engels réaffirme dans le même texte que le « droit à la révolution » est le seul droit historique réel. Mais c’est une mise en garde contre toutes les tentatives sectaires et aventuristes de trouver un substitut à ce mouvement de masses qui leur permettra de comprendre « de quoi il retourne. » C’est précisément ce que ne comprennent pas ceux qui s’autoproclament « parti révolutionnaire » ou « parti des travailleurs » et prêchent que les résultats des élections sont indifférents aux travailleurs et que seules comptent « les luttes ». 

La dialectique et la « philosophie marxiste »

Il faut terminer par le point le plus délicat, celui de l’apport proprement philosophique de Engels et des relations entre la théorie de Marx et les derniers ouvrages de Engels qui ont servi pendant longtemps de base à l’exposé du « matérialisme dialectique. » Au cœur de ce « matérialisme dialectique » se trouve la tentative de penser une conception du savoir qui couvre tous les domaines de la connaissance, et constitue ainsi une nouvelle « Weltanschauung », une nouvelle conception du monde qui n’est pas autre chose que la reprise des systèmes anciens, dans le système hégélien fut selon Engels le dernier, à la fois le plus grandiose et le plus colossal avortement.
C’est la question de la dialectique de la nature qui constitue le fonds de l’affaire. On pourrait résumer ainsi l’alternative dans laquelle le débat a été posé par les marxistes : la dialectique – dont Marx dit qu’elle est sa méthode – est-elle quelque chose qui ne concerne que l’activité humaine, voire uniquement un procédé d’exposition des résultats de la pensée ou bien, au contraire, est-elle le mouvement même de la nature qui ne ferait que se refléter dans le cerveau humain ?
Ce débat, qui peut sembler très spéculatif, recouvre des enjeux théoriques et politiques qui sont loin d’être négligeables, du moins dans les termes dans lesquels il a été posé au sein du mouvement ouvrier. Les partisans de la « dialectique de la nature » sont en effet accusés de faire la part trop belle au « processus objectif » et finalement à ne considérer la conscience et la volonté des individus que comme des effets de surface d’un mouvement naturel et par là même à céder au volontarisme et à l’objectivisme. Inversement, ceux qui réduisent la dialectique à la relation sujet-objet, au rapport entre la conscience subjective et le monde objectif, sont accusés de sombrer dans le subjectivisme et le « gauchisme théorique. » On trouvera des traces de ces polémiques dans les premières années de l’Internationale communiste (à l’époque où il était encore possible de débattre sans risquer immédiatement le Goulag et le peloton d’exécution) ou, plus récemment, au sein du mouvement trotskyste.
Dans un ouvrage célèbre, qu’il devait renier par la suite, Georg Lukacs écrit ainsi :

Les malentendus qu'a suscités la manière engelsienne d'exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que  Engels — suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives  de la dialectique : action réciproque du sujet et de l'objet, unité de la théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans la pensée, etc., ne se retrouvent pas dans la connaissance de la nature.[20]

Lukacs en effet ne peut considérer que le dialectique soit ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D'où il déduira une opposition fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode « ne connaît pas de contradiction, d'antagonisme dans son objet»[21] et les sciences sociales où « ces contradictions ne sont pas les symptômes d'une  imparfaite appréhension scientifique de la réalité, mais appartiennent d'une manière indissoluble à l'essence de la réalité elle-même. »[22] Si je crois que la « Dialectique de la nature » est un texte critiquable, il me semble en revanche que Lukacs se méprend complètement sur le sens de ce texte et qu’une analyse sérieuse de ces manuscrits du vieil Engels conduit à une conclusion rigoureusement opposée à celle de Lukacs. 
L'exposé par Engels du matérialisme dialectique part de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée»[23]. Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance»[24] et qu'on retrouve à l'époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La première définition que nous en donne Engels est une définition négative : la dialectique s'oppose à la « philosophie moderne»  qui s'est « embourbée, surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle du moins dans leurs œuvres spécialement philosophiques ».[25] Cette méthode, ce mode de pensée « métaphysique » vient des sciences de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées... »[26] Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l'habitude d'appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d'ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. »[27]  Ce mode de pensée est ce que Hegel appelle « l'ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant la philosophie kantienne qui se caractérise par « la considération des objets de la raison du seul point de vue de l'entendement »[28]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l'empirisme dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes : 

Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.[29]

Il y a ici un véritable renversement au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais étaient considérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et en particulier des matérialistes français et ceux qui les premiers ont mis en cause la métaphysique. A l'époque de la « Sainte Famille », Marx et Engels tournent les empiristes, les matérialistes et les sciences contre la philosophie spéculative et contre Hegel. La construction du « matérialisme dialectique » consiste au contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers 1845, l'esprit « chimérique » est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manuscrits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la nature », Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique »:

Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre.[30]

Le renversement des références théoriques exprime un renversement de la problématique elle-même. Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans « L'Idéologie Allemande ». Ainsi la « Dialectique de la Nature » commence-t-elle par un exposé de la dialectique – qu'il faut exposer en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique » – et de ses « lois » qu'il réduit au nombre de trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l'interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[31]. Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est obligé au début de l'exposé de les priver du contenu systématique idéal qu'elles ont chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d'en haut  à la nature et à l'histoire comme des lois de la pensée au lieu d'en être déduites. »[32] 
Pourtant ce n'est pas ainsi que les choses se passent chez Hegel. Il faudrait ici expliquer les détails d’une pensée fort ardue (cf.§211 de « L’Encyclopédie…) La difficulté de la pensée hégélienne s'éclaire dans la remarque qui suit et qui est dirigée contre la philosophie atomistique. Or l'atomistique, dit Hegel, n'a pas que des implications en science physique, mais aussi dans le domaine politique :

Selon cette perspective, la volonté des êtres singuliers en tant que tels est le principe de l’État, l'attractif est la particularité des besoins, des inclinations, et l'universel, l’État lui-même, est le rapport extérieur que constitue le contrat ».[33]

Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi » qui chez Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie atomistique, alors même que le matérialisme historique s'est d'abord construit à partir d'une nouvelle interprétation de l'atomistique, depuis la dissertation de Marx sur la différence entre les philosophies de la nature de Démocrite et Epicure, jusqu'à la thèse de l'association des individus libres telle qu'elle est esquissée dans le « Capital ».
Considérons maintenant la « loi de l'interpénétration des contraires ». Engels renvoie sur ce point à la doctrine hégélienne de l'essence. Or la doctrine de l'essence ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l'inanité de l'opposition entre concepts prétendument contradictoires. » Hegel met en cause non la logique formelle en tant que telle, mais la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d'identité, que Engels reprend entièrement à son compte, ne porte pas sur le fait que le principe d'identité doit être remplacé par un « principe de contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d'identité, mais sur ceci : « Au lieu d'être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l'entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d'essai de la dialectique »[34] condamne le principe d'identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement, utilise lui aussi de nombreux exemples tirés de l'observation de la nature à l'appui de son propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à la « Phénoménologie de l'esprit ». Or cet exemple n'est pas tant utilisé pour critiquer le principe d'identité que pour réclamer la compréhension de la « fluidité » non seulement des mouvements organiques dans la nature, mais aussi des « mouvements organiques » dans la philosophie. La « vie », celle de la nature, est en quelque sorte un modèle théorique pour la pensée afin qu'elle apprenne à affranchir la contradiction de son unilatéralité et à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires ».[35] Cependant ce n'est pas l'étude de la biologie qui fonde la dialectique hégélienne. Du point de vue de l'histoire de la philosophie, Hegel s'enracine dans une tradition qui remonte aux Grecs - et en particulier à Platon et surtout Aristote - qui considèrent la nature et en fait le monde – le cosmos – comme une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence ésotérique dans l'alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation des éléments naturels les uns dans les autres. 
Mais l’essentiel est ailleurs. La critique du principe d'identité chez Hegel ne s'appuie pas sur des exemples empiriques, mais sur l'analyse de la structure de l'opération intellectuelle et de l'acte de langage qui consistent dans l'affirmation d'une identité. Il montre la forme contradictoire de l'affirmation du principe d'identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contradiction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu'exige sa propre forme ».[36] Il ne s'agit pas d'une réfutation du principe d'identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C'est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l'essence ce qui constitue le nœud de sa logique, « l'identité de l'identité et de la différence. » Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L'influence de Luther doit être signalée ; c'est lui qui propose de remplacer la copule « est » du syllogisme latin par l'allemand « werden » : l'essence des choses n'est pas l'identité, mais le devenir. Il faudrait également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l'on pourrait sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne.
Il apparaît que le principe de l'identité de l'identité et de la différence, qui est aussi le principe de l'unité des contraires s'est développé non à partir des sciences positives et de l'observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne – par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l'identité et la différence furent au centre de l'hérésie arienne et du concile de Nicée.[37]
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l'édification du système tout entier»[38]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la  « négation de la négation » dans l'accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d'utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n'utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c'est uniquement à la fin du livre I du « Capital », après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu'il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle – ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu'il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d'interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est bien proche de la nuit théorique où toutes les vaches sont noires. Marx a beaucoup mieux compris la logique hégélienne ; dans la première section du Capital, il a présenté son analyse de la marchandise à partir de cette logique hégélienne qui saisit la différence dans l'identité et l'identité dans la différence.  Mais il n'en a jamais fait un principe de la chose, mais seulement une méthode – on pourrait presque dire « procédé » – par laquelle la science peut exposer le mouvement réel, le reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien d'identifier les antagonismes réels dans les relations entre individus et les contradictions logiques que met en évidence la critique de l'économie politique. Engels au contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l'abstraction de l'étude du monde réel identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoint l'idéalisme hégélien.
La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu'il doit développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les réserves à l'égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la philosophie de la nature face à la science positiviste. Mais de proche en proche c'est l'ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison, Engels approuve la distinction hégélienne :

« Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens»[39].

Engels défend la « théorie du concept », telle qu'elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (Haeckel) dont il dénonce « l'absurdité ». La « charlatanerie de l'induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu'elle est exposée dans la troisième section de la Logique[40]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie » des Anglais et à « l'absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l'Idée en termes on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste : 

« L'idée peut être saisie comme la raison [...] ensuite comme le sujet-objet, comme l'unité de l'idéel et du réel, du fini et de l'infini, de l'âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d'elle-même [...] »[41].

Et c'est à partir de ce développement de l'Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l'idée qui saisit intuitivement.[42] Engels approuve également Hegel dans le refus de la chose-en-soi kantienne inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes»[43]. C'est là une remarque qu'on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel[44].
À partir de cet accord partiellement explicite sur les présupposés philosophiques – la critique de l'entendement et le retour à la doctrine hégélienne du concept – la dialectique de la nature développée par Engels prendra de plus en plus nettement l'allure d'une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l'attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l'affirmation que l'attraction est l'essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu'elle soit complétée par la répulsion»[45]. Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu'il déduit l'attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l'attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. »[46] Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives[47] (comme ici la dialectique de l'attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l'attraction. De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature»[48], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion. Or, le jeu des forces ou si l'on veut la dialectique action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin qui conduit, dans la phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère donc pas les catégories de la mécanique classique d'un point de vue épistémologique, immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même, mais plutôt d'un point de vue extérieur, en tant que moments d'une démarche qui conduit l'esprit à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences empirico-analytiques. Telle n'est évidemment pas l'intention de Engels qui veut, au contraire, transformer cette « dialectique » attraction-répulsion en principe épistémologique des sciences de la nature elle-même.
Engels prend également la défense de Hegel sur la divisibilité de la matière, dont il considère qu'elle est une question « pratiquement indifférente pour la science»[49] : 

Hegel se tire très facilement d'affaire sur cette question de la divisibilité en disant que la matière est l'un et l'autre, divisible et continue, et en même temps ni l'un ni l'autre, ce qui n'est pas une réponse, mais est presque prouvé maintenant.[50]

Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d'une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d'une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[51] En étudiant les catégories de la pensée - et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche - , la philosophie fournit à la science l'aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l'idée archétype existait bien avant l'espèce animale qui l'incarne, Engels commente ironiquement : « Si c'est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c'est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l'envers, c'est du mysticisme et un crime inouï. »[52] Engels envisage que la philosophie se perde dans la « science positive », mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée.[53] Or Engels considère que la science positiviste maintient en vie les déchets de l'ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu'il est défini par Engels n'est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il ne considère que les sciences n'ont d'avenir que pour autant qu'elles deviennent dialectiques, donc qu'elles se mettent à l'école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Sur toutes les questions essentielles soulevées par Hegel lui-même, Engels veut se situer dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu'il est que le danger le plus grand n'est pas la déduction a priori des lois de la nature, mais bien l'empirisme plat qui trouve son contrepoint dans le spiritisme et toutes les formes de l'irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent à ce que Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la métaphysique elle-même, mais la science basée tout à la fois sur le principe d'identité, le principe de non-contradiction et la place fondamentale de l'expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, l'entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat le dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.
Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la position de Engels dans les années 1880, est repris par Lénine – qui propose de créer « une société des amis matérialistes de Hegel » – et par la plupart des marxistes. C'est ce autour de ce socle bien fragile que se définit le « marxisme orthodoxe », même si souvent, chez ces marxistes, qui ne possèdent pas nécessairement de culture philosophique particulière, la dialectique de la nature n'est plus qu'un autre nom pour désigner les « sciences positives ». Le marxisme français, par exemple, pour autant qu'il se soit penché sur ces questions, s'est très souvent contenté de faire l'apologie avec des « mots dialectiques » de la science telle qu'elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français. 
Le paradoxe veut que le rejet de la dialectique de la nature soit souvent présenté dans la littérature marxiste comme une critique du positivisme et du matérialisme mécaniste qui aurait infesté le « marxisme orthodoxe », à quoi il faudrait répondre par un retour à la dialectique de Hegel dont la « fluidité » permettrait de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui prend pour une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature, moment essentiel de la réalisation d'une métaphysique non dogmatique, s'ajoute maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique objet-sujet (Korsch par exemple dans « Marxisme et Philosophie ») qui prennent pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme dialectique et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l'amputant d'un de ses moments essentiels.
Il ne s'agit pas dans l'étude des textes de Engels de mettre évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c'est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s'affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s'agence une conception théorique qui définit la « philosophie du marxisme » comme une sorte de « hégélianisme » corrigé et qui conduit à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la  philosophie de la nature, mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La « restauration hégélienne » aboutit à la mise en cause de toutes les spécificités de la théorie de Marx. Mais ce nouveau « hégélianisme » est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l'esprit et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l'application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les « épigones » on tombe dans ce « formalisme monotone » et 

Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n'est rien moins qu'un lumineux rapport sur l'organisme de l'univers, c'est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d'étiquettes qu'on trouve dans les boutiques de marchands d'épices[54].

On peut dire finalement que le « matérialisme dialectique » inverse exactement les buts qu'il s'était fixés. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel, mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.
La situation intellectuelle de la fin des années 1870  bien différente de celle des années 1840 et explique en partie cette involution de la pensée de Engels. « L'ennemi principal » n'est plus la philosophie spéculative, mais un positivisme qui s'oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques » de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l'œuvre théorique de Marx d'une part et celle de Engels dans les textes des années 1870-80 d'autre part, sont difficilement conciliables. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au « matérialisme historique » tel qu'il est exposé dans La Sainte Famille et dans l'Idéologie Allemande[55] et les présuppositions philosophiques du « matérialisme dialectique » telles qu'elles sont développées par Engels – avec l'accord explicite de Marx ! – sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine « marxiste » unissant « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique », quels que soient les « liens dialectiques » qu'on ait pu placer entre les deux, n'est qu'un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d'une problématique théorique cohérente. C'est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable. Les méprises marxistes au sujet de la dialectique de la nature résument les méprises des marxistes au sujet du lien entre Marx et Hegel et nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens se sont accumulés sur le sens de l'œuvre de Marx dans la mesure même où cette œuvre n'a été pratiquement connue qu'à travers une conception du monde qui lui est philosophiquement antagonique.
La responsabilité de cette situation ne pèse cependant que partiellement sur Engels. Son projet n’a jamais été achevé, puisque, la « Dialectique de la nature » n’est pas un ouvrage, mais une collection de manuscrits et de notes publiés bien après la mort de Engels et à un moment où la transformation du marxisme en dogme était déjà bien avancée. Ce projet dans ses intentions était loin d’être absurde : des auteurs contemporains comme Prigogine et Stengers affirment la nécessité d’historiser la physico-chimie et ils ajoutent : « Peut-être sommes-nous ici proches de ce qui fut la base de l’idée de « dialectique de la nature. »[56]
Cependant la tentative de reprendre appui sur la philosophie hégélienne de la nature pour lutter contre les défauts manifestes du scientisme et du positivisme était vouée à l’échec. La récupération de cette tentative malheureuse pour les besoins du « marxisme orthodoxe » jetait, par un effet retour, la suspicion sur Engels chez ceux qui avaient entrepris la critique des nouveaux dogmes.
Il est plus que temps, si on veut faire revivre la tradition issue de Marx et Engels, d’abandonner l’idée d’un « marxisme » comme conception globale de la nature et de la société humaine, c'est-à-dire en réalité comme système métaphysique, pour revenir au travail précis des « pères fondateurs » afin d’en faire l’inventaire. C’est le seul moyen de rendre à Engels la place qui lui est due : non celle d’un doctrinaire producteur de systèmes (fussent-ils « dialectiques »), mais celle d’un penseur puissant à qui il est arrivé, comme à tout le monde de se fourvoyer.

Notes

[1]David Riazanov : Marx et Engels (Conférences faites aux cours de marxisme près l’académie Socialiste - Éditions Anthropos - page 223)

[2]Pour la présentation de cette manifestation, voir « Actuel Marx n° 17 - Premier semestre 1995)

[3]Engels donna un jour sa réponse à un questionnaire à la mode en forme de « Confessions ». A la question « Votre idée du bonheur ? » Engels répondait « Château Margaux 1848 » …

[4]Trotsky : Journal d’exil - 13 Février 1935

[5]op.cit. pages 33-34

[6]Voir Marx : Oeuvres - Politique 1 - Édition de la Pléiade pages 1105 et sq.

[7]Engels fera l’histoire de cette lutte dans « La Campagne pour la constitution du Reich » 

[8]Georges Labica : « Le statut marxiste de la philosophie » (Édition Complexe 1976). Même si je ne suis pas d’accord avec la conclusion de ce livre (« pour un marxiste, pas de philosophie »), on peut y trouver des analyses très riches de la formation de la pensée de Marx et Engels.

[9]op.cit. page 57

[10]Marx : Critique de l’économie politique (1859) Avant-propos - Pléiade Tome 1 page 274

[11]ibid.

[12]Lettre de Engels à Marx - 19 Nov. 1844 (in Correspondance I - Éditions sociales)

[13]in Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[14]Oeuvres tome 3 « Philosophie » - Introduction page CXXIV (édition de la Pléiade)

[15]op.cit. page 64

[16]La Sainte Famille Chapitre VI,II PL 3 page 526

[17]Actuel Marx n° 17 - Sur l’importance politique actuelle de ces « innovations d’Engels », voir LMA n° 21

[18]in Marx- Oeuvre 4 - Pléiade (page 557)

[19]Introduction à ‘La lutte des classes en France, 1848 à 1850’ de Karl Marx (1895) in Marx : Oeuvres 4 - Pléiade page 1135 

[20]Georg Lukacs : « Histoire et Conscience de classe » Éditions de Minuit 1960 page 21. La position de Lukacs évoluera nettement après les années 20. Lukacs reviendra à la dialectique de la nature notamment dans ses dernières œuvres comme «Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein».

[21]Lukacs op.cit. page 28

[22]ibid.

[23]Engels : Anti-Dühring Éditions Sociales 1977 page 50 - Par la suite nous notons AD.

[24]ibid.

[25]ibid.

[26]A-D page 51 

[27]ibid.

[28]Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé  § 27 (noté ESP)

[29]A-D page 51

[30]Engels : Dialectique de la nature (Éditions Sociales 1968 page 57 - abrégé en DN)

[31]Ibid. page 69

[32]Ibid.

[33]Ibid.

[34]A-D page 52

[35]Phénoménologie de l’esprit (Édition JP Lefebvre page 28)

[36]ESP § 115

[37]On le voit, le parti pris de Lénine de lire Hegel en écartant les «bondieuseries» et tout ce qui se rapporte à l'Absolu revient à  ne pas lire Hegel du tout !

[38]DN page 69

[39]DN page 224

[40]ESP § 163

[41]ESP § 214

[42]cf. ESP § 244 

[43]DN op.cit. page 245

[44]Lénine : Cahiers Philosophiques (Éditions Sociales  1973)

[45]DN op.cit. page 248

[46]DN op.cit. page 248

[47]La physique moderne a définitivement fait voler en éclat toutes ces catégories métaphysiques artificielles d'attraction et de répulsion. Un électron n'est pas «attiré par le noyau» et les protons qui devraient se repousser l'un l'autre au sein du noyau sont liés par la plus forte des liaisons. Ces paradoxes ne peuvent être résolus qu'en abandonnant sans remord la «dialectique de la nature» et s'intéressant à la «minutie» de la science moderne dans l'étude des interactions.

[48]DN op.cit. page 248

[49]DN op.cit. page 249

[50]DN op.cit. page 249

[51]DN op.cit. page 211

[52]DN op.cit. page 207

[53]Cette vision est sans doute discutable, mais l'évolution de la philosophie, telle qu'elle peut-être constatée au XIXe et au XXe  siècle, n'est pas sans lui donner quelque raison.

[54]Phénoménologie de l’esprit LXIV - (op.cit. page 61)

[55]Les «thèses sur Feuerbach» qui se situent à la charnière entre ces deux ouvrages exposent une critique du matérialisme naturaliste qui est celui des Lumières aussi bien que de Feuerbach. Mais elles n'impliquent nullement le retour à une problématique idéaliste ou «dialectique», mais au contraire approfondissent la critique marxienne de la philosophie spéculative en dénonçant ce qu'il y a aussi de spéculatif dans le matérialisme passé.

[56]Isabelle Stengers et Ilya Prigogine : Entre le temps et l’éternité Flammarion 1992 page 181

 

 


 

- janvier 01, 1996 Aucun commentaire:
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Libellés : Marx, marxisme, philosophie allemande, socialisme

lundi 25 septembre 1995

Jon Elster et l’interprétation analytique de Marx


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Jon Elster dans Making sense of Marx (Karl Marx : Une interprétation analytique. Traduit de l’anglais par P.E. Dauzat, PUF 1989) se propose de donner une nouvelle interprétation de Marx à la lumière de la philosophie analytique. Transposé au domaine précis qui nous concerne, le propos de Jon Eslter viserait ainsi à récuser tout ce qui chez Marx renvoie à une sociologie « holiste » et à y substituer une interprétation qui ferait fonds sur l’individualisme méthodologique.

Il veut d’abord épurer la théorie marxienne de toute la terminologie « collectiviste ». Marx en effet parle de la classe ouvrière, du capital, de la bourgeoisie et ces termes sont employés comme des sujets, grammaticalement pensons-nous, mais aussi effectivement affirme Elster. A la place de la classe ouvrière, Elster propose de mettre l’ouvrier Pierre ou l’ouvrier Paul. Nominalisme de bon aloi, conforme à une certaine inspiration de Marx dans les « textes de jeunesse » (Idéologie Allemande, La Sainte famille). Cependant, nous ne pouvons parler qu’avec des termes généraux ; difficulté que Aristote avait déjà soulevée. Ce n’est pas le fait d’employer, souvent comme métaphore, des termes génériques qui fait de Marx un « collectiviste méthodologique ». Ce qui en ferait un « collectiviste méthodologique », ce serait qu’il considère l’existence d’une «essence classe ouvrière» antérieurement à l’existence d’individus contraints pour vivre de vendre leur force de travail. Or sur ce plan, les indications de Marx sont sans équivoque : il sait très bien et le répète que ce n’est pas la classe ouvrière qui vend sa force de travail à la classe bourgeoise mais bien l’ouvrier individuel au capitaliste et c’est précisément la formation de capitalistes collectifs (par exemple dans les sociétés par action) qui fournit les prémisses objectives du socialisme.
Mais la thèse de l’individualisme méthodologique doit elle-même être soumise à la critique ; même si on admettait que la critique de Elster porte juste et qu’on doive imputer à Marx une sociologie de type durkheimien, la thèse de l’individualisme méthodologique n’est pas pour autant moins abstraite. Dès que Elster, comme tous les sociologues, produit une théorie sociale, ce n’est plus l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre, ce n’est plus cet homme que je connais, qui habite à deux pas de chez moi, c’est l’ouvrier X, l’individu ouvrier en général qui est supposé. Dans la théorie sociale, ce ne sont pas les ouvriers vivants qui sont le sujet, mais le concept d’ouvrier individuel, ce qui est tout aussi abstrait, tout aussi général, tout aussi peu substantiel que la « classe ouvrière ». Les termes « supposent » mais ne signifient pas jamais directement, ainsi que le dit Guillaume d’Occam. Le terme « ouvrier » ne signifie jamais clairement l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre avec qui je parle en ce moment. Il «suppose» pour l’ouvrier Paul que je vois devant moi, aussi bien que pour l’ouvrier « générique ». Comme le cheval aristotélicien suppose également pour le cheval et pour la «cabaléité », l’ouvrier marxien renvoie au prolétaire individuel, à ceux que fréquente Marx dans les réunions de l’Association Internationale des Travailleurs, aussi bien qu’au prolétariat en général, à « l’ouvrièrité », si l’on ose dire. L’individualisme méthodologique pourrait bien s’avérer tout aussi métaphysique que le holisme qu’il est censé combattre, en ceci que son individu n’est au fond qu’un prédicat mais n’est pas et ne peut pas être l’individu concret.
Ce n’est pas parce qu’on lie cet individualisme méthodologique à l’utilitarisme plus ou moins rénové par la théorie des jeux et à la rationalité imparfaite qu’on sort de ces apories. On peut opposer la théorie des jeux et de la rationalité imparfaite à une sociologie marxiste de la lutte des classes, ces deux théories se situent du point de vue de l’épistémologie sur le même plan et s’inscrivent dans l’opposition plus générale des conceptions holistes et des conceptions individualistes[1]. C’est un débat qui n’a pas attendu la philosophie analytique moderne pour être posé, et qui risque bien d’être sans solution, ou plutôt nous conduire à admettre les deux approches : le holisme et l’individualisme donnent chacun un certain type de description de la réalité sociale, que le spécialiste des sciences sociales utilisera tour à tour suivant ses besoins. Et dans ce débat Marx ne prend pas partie ; les textes de Marx peuvent même justifier l’un ou l’autre, suivant les cas.
Pour Marx, il faut tout à la fois partir de l’individu et des relations sociales dans lesquelles il est enserré. A cela il avance une raison de fond : l’individu, qui apparaît comme le point de départ historique dans les robinsonnades, est aussi, en réalité, le point d’arrivée dans la société dominée par les rapports de production capitalistes. Car
Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu producteur également – apparaît comme un être dépendant d’un ensemble plus grand ;[2]
Autrement dit l’individu n’est pas toujours le même et surtout il n’est pas toujours individualisé selon les mêmes modes, suivant les périodes historiques et les configurations singulières des rapports sociaux. L’individualisme méthodologique devrait être pratiqué aussi bien en synchronie qu’en diachronie. Il s’agit donc quand on parle d’individu de spécifier historiquement cet individu. C’est toujours un individu déterminé, un individu social, non un atome isolé se suffisant à lui-même. L’individualisme méthodologique présuppose un système d’explications intentionnelles ou une théorie des choix rationnels. Or, quels que soient les raffinements que les modernes ont pu lui apporter, ce système d’explication était déjà connu de Marx puisqu’il est le système d’explication des utilitaristes. Pour comprendre comment se pose effectivement du problème de l’individualisme méthodologique chez Marx, il suffit de considérer la manière dont il analyse l’utilitarisme, aussi bien en 1845 dans L’Idéologie Allemande que dans le livre premier du Capital. L’utilitarisme ramène toute production, toute activité, toute démarche intellectuelle à l’utilité pour l’individu ou pour la collectivité (ce qui est plus obscur). C’est incontestablement tout à la fois une certaine forme d’atomisme social et de matérialisme. Marx reconnaît que l’utilitarisme chez Hobbes, Locke ou les matérialistes français (d’Holbach, Helvétius) présentait une avancée pour la pensée. Cependant, cette avancée n’est vraie qu’à une certaine phase historique. Ainsi :
La théorie de d’Holbach est l’illusion philosophique, historiquement justifiée, que l’on peut nourrir au sujet de la bourgeoisie naissante en France, dont la joie d’exploiter pouvait encore être interprétée comme la joie éprouvée devant le plein épanouissement des individus..[3]
Dans le chapitre cité ci-dessus de L’Idéologie Allemande, Marx étudie précisément la transformation de l’utilitarisme en une simple apologie de l’ordre établi. Car le fond de la question peut être défini assez simplement :
Vouloir dissoudre l’ensemble des relations diverses entre les hommes dans l’unique relation d’utilité peut paraître une niaiserie, une abstraction métaphysique ; en vérité celle-ci s’explique par le fait qu’au sein de la société bourgeoise moderne toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic.[4]
L’utilitarisme n’est pas vrai ou faux ; ça dépend des périodes historiques. Mais ce qui est important c’est ramener la théorie à son fondement social. L’utilitarisme à certains moments s’est rempli d’un contenu scientifique – avec Locke, qui ouvre la voie à l’économie politique – mais il est en même temps l’idéologie des rapports capitalistes développés. C’est justement à cette dimension idéologique que se réduit l’utilitarisme avec Bentham, « le lieu commun raisonneur », « la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie »[5]. Or ce que font les individus ne s’explique ni uniquement par l’utilité, ni par la «nature humaine» mais bien par les rapports sociaux et les conditions générales dans lesquelles ils agissent, lesquels sont à leur tour des produits de l’activité humaine. Ainsi, pas plus que le «principe d’utilité», l’intention de l’individu ne peut être la base de la science sociale.
Il n’entre pas dans notre propos de faire une critique détaillée de l’intentionnalisme qui sous-tend le travail de Jon Elster ; Jean-Jacques Lecercle[6] a montré que cette méthode impliquait des suppositions fort problématiques en ce qui concerne le langage. Il faut cependant noter que Elster, finalement, revient par cette réduction de l’action de l’individu à cette seule « relation abstraite » de la société bourgeoise. Certes, Jon Elster prend de nombreuses précautions. Il met en garde contre un « réductionnisme prématuré » ; il admet que dans un certain nombre de cas, il soit difficile de réduire un phénomène complexe à des intentions individuelles atomiques et que, par conséquent, on doive se contenter temporairement d’explications de type « boîte noire ». Cependant il n’autorise pas Marx à recourir à ce type d’explications temporaires, même si Jon Elster a dû reconnaître que L’Idéologie Allemande fonde une conception profondément individualiste et anti-téléologique. Ainsi Jon Elster reproche-t-il à Marx cette tirade contre ceux qui, à l’instar de Ricardo, considèrent que la concurrence est le fondement du capital :
La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu’il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu’il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n’est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[7]
Jon Elster voit en ce passage l’expression la plus explicite du «collectivisme méthodologique» et oppose à cette méthode celle de John Roemer,
consistant à faire naître les rapports de classe et le rapport capitaliste des échanges entre individus diversement dotés dans un cadre concurrentiel.[8]
Avant d’aller plus loin, notons que dans l’édition française du livre de Jon Elster, ce passage est cité d’après l’édition de Jean-Pierre Lefebvre des Grundrisse. Or, cette traduction semble différer de celle de Maximilien Rubel[9] ou de celle de Roger Dangeville[10] sur un point important. Là où l’édition Lefebvre dit «La domination du capital présuppose la libre-concurrence», Rubel traduit «Le règne du capital est la condition de la libre concurrence» et, dans le même esprit, Dangeville traduit «La domination du capital est la prémisse de la libre-concurrence». Autrement dit, la traduction Lefebvre, telle qu’elle est citée dans l’édition française du livre de Jon Elster, paraît contredire explicitement le propos de Elster puisque, le début de la citation de Marx affirme, dans cette traduction, très exactement ce que Elster recommande, en opposition au «collectivisme méthodologique», à savoir faire naître le capital de la concurrence ! Le traducteur de Jon Elster ne s’est pas avisé de ce quiproquo qui rend une partie du raisonnement de Elster incompréhensible et transforme le propos de Marx en un propos incohérent.
Il faut reconnaître que l’ensemble du passage n’est pas de la plus grande clarté. Il y a d’abord un problème de traduction qui recoupe un problème théorique important. Michel Vadée a clairement montré la nature de ce problème[11]. Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien, et selon Michel Vadée, les traductions françaises par « condition » affadissent ce sens. Présupposer, c’est poser. C’est bien ce que Marx explique dans tout le passage cité par Jon Elster. Le capital dans son développement pose libre concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n’empêche pas le capital encore faible de s’appuyer sur les béquilles des anciens modes de production ; quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c’est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu’elles s’enchaînent dans le processus d’exposition et ordre réel de leur genèse historique. Car, si on se place sur le plan de l’ordre historique, c’est bien la traduction de Rubel ou de Dangeville qui porte le moins à confusion, quand on se réfère non seulement à tout ce que Marx écrit de la genèse du mode de production capitaliste dans Le Capital, mais aussi au contexte même de cet extrait dans lequel Marx souligne le caractère historique du mode de production capitaliste. En effet, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre concurrence entre les individus, mais c’est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n’est pas une condition du capital, mais c’est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre concurrence. La traduction de Roger Dangeville qui parle de « prémisse » ou de condition logique est parfaitement claire. S’agit-il pour autant d’un « collectivisme méthodologique» ? A notre avis, le «collectivisme méthodologique» n’a rien à voir ici. Marx évoque la genèse, le développement et le déclin historique du mode de production capitaliste. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l’économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? A cette question, Marx répond « non » avec la plus grande clarté, tout comme le fera un siècle plus tard Fernand Braudel[12], à l’inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Savoir si le capitalisme «présuppose» la libre concurrence ou s’il en est la « condition », c’est une question qui n’a pas de solution purement méthodologique, mais surtout une solution historique. Ce qui, du reste, est assez simple à comprendre pour qui s’intéresse un peu à l’histoire économique. On sait le rôle décisif des monopoles du commerce lointain (par exemple la Compagnie des Indes orientales) ou de la grande propriété foncière dans le développement du mode de production capitaliste. On peut également noter que, sur le marché mondial, les capitalistes sont favorables à la libre concurrence quand ils ont des chances sérieuses de l’emporter et se montrent aisément protectionnistes dans le cas inverse – comparons par exemple l’attitude de l’Allemagne en train de se faire sous Bismarck à l’attitude de l’Allemagne actuelle, deuxième puissance économique mondiale. Or c’est bien sur cette arène mondiale que se constitue le mode de production capitaliste et non dans la libre concurrence des producteurs de choux-fleurs sur le marché hebdomadaire d’une petite ville de province. Une fois acquis cet aspect historique de la génèse du mode de production capitaliste, il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s’exprime dans la libre concurrence et par conséquent les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c’est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital mais par la marchandise et par l’échange qui « présuppose » la libre concurrence. Les difficultés du passage incriminé nous semblent ainsi levées. Loin de prouver que Marx cède aux sirènes du « collectivisme méthodologique », ce passage des « Grundrisse » montre surtout que la pensée de Marx n’a pas encore atteint la précision et la fermeté du « Livre I » du Capital et que le vocabulaire hégélien obscurcit l’analyse de Marx et favorise les quiproquos.
Nous pouvons noter que Jon Elster ne s’intéresse pas à l’aspect historique ni aux questions de faits, vérifiables par une voie purement empirique. Il renvoie le lecteur aux analyses de Roemer qu’il développe à plusieurs reprises. Or le but de Roemer n’est nullement de savoir qui, du capital ou de la libre concurrence, est la présupposition de l’autre, mais de construire un modèle théorique qui permette d’expliquer le fonctionnement du mode de production capitaliste en partant de la concurrence entre les individus, ce qui n’est pas du tout la même chose[13]. Quand Marx parle de concurrence, le plus souvent il s’agit de la concurrence entre les capitaux, laquelle n’est nullement identifiable à la concurrence entre les individus. Ou plus précisément, c’est seulement dans le mode de production capitaliste que la concurrence entre individus – les compétitions, les rivalités aussi vieilles que l’humanité – peut sembler s’identifier à la compétition entre les capitaux[14]. Quand Jon Elster s’appuie sur les analyses de Roemer[15], il oublie que les analyses de Roemer supposent elles-mêmes la domination du mode de production capitaliste. Son « modèle simple de l’exploitation marxienne » considère « une société qui regroupe de nombreux producteurs produisant un bien : du blé »[16] et tente de montrer comment les différences de techniques entre ces divers producteurs et les différences de dotations initiales de chacun des producteurs permettent d’expliquer le mécanisme de l’exploitation capitaliste. Il faut remarquer que Marx lui aussi a analysé une société composée de nombreux producteurs de blés, une société ayant réellement existé et non une société théorique : il s’agissait de la paysannerie anglaise, la yeomanry qui a été détruite de la manière la plus violente – et non par des procédés purement économiques – pour permettre la domination du capital. La réalité historique ne se plie pas facilement à la modélisation de l’individualisme méthodologique.[17]
En réalité, il nous semble que le procès Elster contre Marx sur la question de l’individualisme méthodologique est un mauvais procès. La considération théorique fondamentale de l’individu vivant qui est la base de la pensée marxienne ne contredit nullement des explications partielles «holistes» ou «systémiques» dès lors qu’il s’agit non de revenir à chaque fois au fondement mais de présenter un résumé, une vue d’ensemble. Si Jon Elster ne parvient pas toujours à retrouver l’individu dont Marx parlait dans l’Idéologie Allemande, dans les analyses ultérieures, ce n’est pas que Marx ait changé de point de vue, qu’il soit passé de l’individualisme méthodologique au collectivisme méthodologique. C’est que ce que Elster s’attend à voir ne figure pas dans la problématique marxienne. Quand Marx en 1845 parle de l’individu, c’est l’individu vivant, saisi de manière subjective, disent les Thèses sur Feuerbach. Or Elster s’attend à voir surgir l’individu-type du modèle « marché concurrentiel » de la théorie des jeux. Mais, justement Marx montre que cet individu-type, cet atome social, n’est que la vision limitée que les savants bourgeois ont du fonctionnement de l’économie. Dans le rapport de production capitaliste, l’ouvrier se dépouille de sa puissance personnelle qui est transformée en puissance du capital, ce que Marx appelle aliénation, «pour être compris des philosophes». Mais ce processus est représenté sous la forme d’un contrat libre en individus sur un marché libre – l’ouvrier vient sur le marché du travail vendre sa marchandise force de travail comme le marchand de pommes vient vendre ses pommes et le marchand de chapeaux ses chapeaux. Mais cette représentation est un renversement de la situation réelle puisque ce libre contrat dissimule un rapport d’oppression et de violence dont Marx dit à plusieurs reprises qu’il est pire que l’esclavage. Là encore, pour comprendre ce dont il est question dans Le Capital, il ne faut pas se contenter des schémas théoriques, mais aussi étudier attentivement les analyses historiques, telles que celle de l’accumulation primitive. Contre les «manuels béats» de l’économie politique, Marx rappelle que
dans l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle.[18]
Il faut admettre, avec Marx, que l’expropriation du travailleur indépendant, l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel n’ont pas été des processus économiques explicables en termes de calcul rationnel des individus, mais bien une histoire «écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles».[19]
Le choix de Jon Elster d’épurer Marx de toute «métaphysique» et de tout ce qu’il considère comme du hégélianisme le conduit à rejeter quelques uns des principes fondamentaux de la théorie marxienne. Ainsi est-il conduit à dénier toute valeur à la théorie de la valeur-travail. Il considère que cette théorie est une
tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix.[20]
Or
cette application n’aboutit à rien.[21]
Il y a ici une double méprise. D’abord en tant que telle la théorie de la valeur-travail n’est pas une théorie propre à Marx. Elle est reprise pratiquement sans modification Smith et surtout de Ricardo. Ce n’est donc pas une «distinction hégélienne». Ce qui est l’apport propre de Marx à cette théorie, ce qui distingue fondamentalement Marx de Ricardo réside en ceci : ce que l’ouvrier vend au capitaliste, c’est non son travail mais sa force de travail. Le salaire n’est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n’avait pas vu ce « détai l» que Ricardo confond valeur et coût de production. Mais cette légère correction que Marx d’ailleurs mettra assez longtemps à formuler – ainsi dans le polémique contre Proudhon, l’ouvrier est encore censé vendre son travail – est l’élément central de la critique marxienne de l’économie politique.
Pour Elster, cette théorie n’est pas opératoire car elle butte sur l’hétérogénéité du travail et l’impossibilité d’effectuer l’opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. Or Jon Elster confond ici deux catégories qui ne sont absolument pas confondues chez Marx : le travail réel et le travail social. Le travail réel est le travail tel qu’il est vécu par l’individu, le travail qui demande certaines aptitudes et une habileté déterminée, une dépense d’énergie, une souffrance, une coordination précise entre la main et le cerveau, le travail donc particulier qui est l’activité produite par le besoin. Le travail social au contraire est une abstraction ; il n’apparaît que dans les relations entre les individus et comme résultat de ces relations. Un travail réel donné n’est « validé » comme travail social que pour autant que le produit de ce travail ait trouvé acheteur, c’est-à-dire ait une valeur d’usage pour les autres individus. Cette confusion entre le travail réel et le travail social (ou encore la valeur d’usage et la valeur d’échange devenues valeur d’utilité) est le propre de toutes les écoles marginalistes postclassiques.
La réduction du travail complexe au travail simple que Elster ne parvient pas à accomplir, les « managers » capitalistes, en hommes de pratique, la réalisent tous les jours. Quand ils comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon, ils réduisent d’un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous particuliers à une pure durée de travail et savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques «gains de productivité». Un économiste peut certes se passer de la valeur-travail. Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes. C’est ainsi que Elster écrit :
La théorie de la valeur-travail échoue puisque ce concept ne peut nous être d’aucune utilité[22].
Pour reprendre une comparaison de Marx, on peut aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n’est d’aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Jon Elster, en effet, montre que l’on peut expliquer les mêmes phénomènes économiques en faisant abstraction de la théorie de la valeur-travail. On peut en effet « faire comme si » la valeur-travail n’était d’aucune utilité : elle n’est d’aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et sans doute est-il vrai que le fameux problème de la conversion des valeurs en prix n’a pas trouvé de réponse réellement satisfaisante. Or la sphère de la circulation n’est qu’un aspect, ni secondaire, ni dérivé, mais seulement partiel  du mode de production capitaliste. L’objet de l’économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l’unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l’unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n’y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur est réduit au rôle de facteur travail au côté du facteur capital. Quant à l’ouvrier en tant que producteur, il n’entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l’objet des analyses du «Capital». Mais si on se refuse à ces réductions – qui peuvent être parfois utiles mais bien souvent n’ont qu’un caractère apologétique – la théorie de la valeur reste le modèle théorique à partir duquel on peut comprendre le mode de fonctionnement global du mode de production capitaliste mais aussi s’ordonnent les stratégies des capitalistes.
Mais ceci n’est qu’un premier aspect. La théorie marxienne de la valeur a son point de départ dans cette thèse : la transformation de l’argent en capital, ou la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe dans la sphère de la circulation et ne s’y passe pas ou plus exactement s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n’est possible que si l’homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail. Or
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant.[23]
Il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître cette marchandise «force de travail». La force de travail n’est pas n’importe quelle marchandise ; elle est une marchandise bien particulière, une marchandise qui représente l’aliénation de l’individu, au sens juridique du terme, mais aussi au sens philosophique. En vendant sa force de travail, l’ouvrier n’est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, il s’objective, en transformant sa «puissance personnelle» en une force de production. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n’apparaît que comme une quantité d’argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations ne rendent aucun compte de cette réalité fondamentale. Marx ne se soucie pas de l’économétrie ou plus exactement il s’intéresse à ce que la mesure économique masque, c’est-à-dire les rapports sociaux, la situation des individus. Sa réflexion est entièrement orientée autour du devenir de cette puissance de l’individu vivant. Dans les rapports capitalistes cette puissance ne se réalise qu’en s’objectivant et en devenant la propriété du capitaliste alors qu’elle devrait pouvoir réaliser librement toutes ses potentialités. Inversement le travail salarié, tout à la fois augmente de façon prodigieuse de la puissance de la société en dépouillant les individus de toute puissance.
Autrement dit la théorie de la valeur-travail est incompréhensible si elle n’est pas reliée à une théorie de l’exploitation et donc à une théorie des rapports sociaux qui rende compte des rapports de domination. Or Jon Elster refuse ce dernier point. Pour lui, rien ne prouve que «l’exploitation soit une condition de possibilité du profit»[24] et il résume le problème ainsi :
le profit, l’intérêt et la croissance économiques sont possibles uniquement parce que l’homme peut exploiter des sources extérieures de matière première et d’énergie.[25]
Il est remarquable qu’en posant ainsi la question du profit Jon Elster ramène toutes les catégories économiques à un pseudo-fondement naturel, à un rapport immédiat de l’homme et de la nature. Il n’y a plus de rapports sociaux ! Alors que Marx montre précisément, à partir de L’Idéologie allemande que les rapports entre les hommes et la nature ne sont pas des rapports immédiats, mais qu’au contraire ces rapports nécessitent la médiation d’une organisation de la vie sociale des individus, laquelle se manifeste clairement sous la forme de la division du travail, à l’inverse, en posant que toutes les catégories de l’économie reposent sur ce rapport immédiat de l’homme pouvant exploitant des ressources naturelles, Jon Elster retourne aux robinsonnades, si vigoureusement dénoncées par Marx, et fait des rapports sociaux, une couche superficielle secondaire, ce qu’exprime bien ceci :
Pour nous résumer, l’aptitude de l’homme à exploiter l’environnement rend possible un surplus au-delà de n’importe quel niveau donné de consommation. Que ce surplus doive être ou non consacré à augmenter la consommation ouvrière, la consommation capitaliste ou l’investissement est une toute autre question sans rapport avec celle de la «source ultime des profits».[26]
Par un renversement spectaculaire, l’individualisme méthodologique vient donc de faire disparaître les individus particuliers qui exploitent «l’environnement» pour le plus grand profit d’autres individus. On n’a plus affaire qu’à une vague «aptitude de l’homme à exploiter l’environnement» dont la vis dormitiva est censée expliquer l’essentiel des mécanismes de la croissance et du profit. En outre la naturalisation de l’économie est toujours plus ou moins liée au principe de la transformation des lois économiques historiques en lois naturelles, transformation qui, pour Marx, est le trait caractéristique de l’idéologie véhiculée par l’économie politique classique.
Autrement dit, de quelque manière qu’on aborde l’analyse de Jon Elster, on peut conclure d’une part que les reproches adressés à Marx de n’avoir pas été fidèle au paradigme individualiste exposé dans l’Idéologie Allemande ne sont pas fondés et que, bien au contraire, c’est l’individualisme de Jon Elster qui doit être questionné puisqu’il implique la substitution d’individus abstraits, «méthodologiques» pourrait-on dire, aux individus concrets et vivants et retourne au naturalisme avec quoi précisément Marx rompt dans L’Idéologie Allemande. Marx ne subsume pas l’individu sous un sujet collectif ; l’individu agissant reste la réalité fondamentale, mais il n’est pas une réalité indépendante mais une réalité connectée à d’autres individus de telle sorte que
les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n’ont aucun lien réel.[27]
Or cette connexion des individus à l’ensemble ne doit pas être posée comme un rapport naturel :
il est absurde de concevoir ces liens purement matériels comme issus de la nature, inséparables de la nature de l’individualité et immanents à celle-ci  par contraste avec le savoir et la volonté réfléchis. Ils appartiennent à une phase déterminée du développement individuel.[28]
Faire abstraction des conditions historiques déterminées du développement de l’individu pour présenter indépendant comme atome de l’organisation sociale, c’est oublier ce qu’est l’individu, un sujet qui se définit dans des conditions précises, conditions qui lui apparaissent comme des contraintes objectives précisément dans la mesure où il n’a pas encore les moyens de s’en affranchir.
Notre critique de Jon Elster n’est pas une critique générale et indifférenciée de « l’individualisme méthodologique ». Ce que nous contestons, ce sont, en premier lieu, les inconséquences d’un certain individualisme méthodologique qui ne part pas des individus dans leur singularité mais au contraire réduit tous les individus à l’exemplaire de « l’agent économique » – parfaitement ou imparfaitement rationnel, c’est ici secondaire – de l’économie libérale. C’est, en second lieu, l’imputation à Marx de positions holistes alors même qu’il développe des thèses individualistes conséquentes.
On peut cependant objecter qu’un individualisme qui refuse de considérer la réalité de l’individu isolé, qui ne conçoit l’individu que dans ses relations avec d’autres individus, n’est pas un individualisme mais au contraire un holisme, si le holisme consiste à dire que l’individu n’existe pas en dehors des relations dans lesquelles il est inséré. Selon nous, Marx n’est pas holiste, précisément parce que l’individu n’est pas réductible à ce noeud d’un réseau de relations. L’individu reste un individu parce que justement, si d’un côté il ne peut exister sans ce milieu social dans lequel il est immergé, d‘un autre côté il n’est pas réductible à un produit de ce milieu. Il existe par lui-même, de manière totalement singulière et irréductible. D’un certain point de vue, on peut noter chez Marx une évolution qui exprime non pas un affaiblissement de cet individualisme mais au contraire son renforcement. Ainsi dans l’Idéologie Allemande, Marx, dans passage bien connu, affirme que :
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils la produisent. Ainsi ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production.[29]
On a lu ce passage, le plus souvent, d’une manière réductrice : les individus ne pas autre chose que les individus d’un mode de production donné. « Ce qu’ils sont coïncide avec leur production » : n’est-ce pas faire disparaître l’individu comme sujet ou comme substrat fondamental de la société humaine ? Dans « Capital », Marx, vingt ans plus tard, désigne un substrat de l’individu, irréductible au mode de production :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent.[30]
En acte l’individu est ce qu’il manifeste dans un mode de production déterminé. Mais en puissance, il est un ensemble de facultés qui n’ont pas un caractère historique, il possède une « nature » faite de facultés qui sommeillent et qui sont mises en mouvement dans le procès de production. Et c’est précisément le communisme qui doit permettre la libération de toutes les facultés qui sommeillent dans l’individu.
Autrement dit, c’est la différence entre la puissance et l’acte qui permet de concilier, d’une part, le principe individualiste qui fait de l’individu vivant le fondement ontologique de la « société » et, d’autre part, l’idée que l’individu en acte, l’individu connu empiriquement, est un individu déterminé, enserré dans un réseau de relations sociales. Le renversement opéré dans « L’Idéologie Allemande », dans la mesure où il n’est encore que le renversement formel de la philosophie spéculative, ne pose l’individu comme fondement concret que formellement. Ce n’est encore qu’un renversement spéculatif de la philosophie spéculative. La solution réelle du problème posé dans « L’Idéologie Allemande » n’est ainsi donnée que dans « Le Capital ». D’une part, la « société » ou plutôt les rapports sociaux peuvent être considérés comme objets de la science et donc l’individu n’y apparaîtrait alors que comme noeud de relations sociales, comme terme d’un rapport, et d’autre part, la réalité que décrit cette science n’est jamais considérée comme la réalité ultime, c’est une réalité qui n’est qu’une expression de la puissance des individus. L’articulation de l’individualisme et du « holisme » peut ainsi être saisie comme articulation entre niveaux de réalité ontologiquement différents.


[1] voir sur cette question les travaux de Louis Dumont, par exemples les « Essais sur l’individualisme »..
[2] Introduction Générale à la Critique de l’Economie Politique - PL1 page 236
[3] L’Idéologie Allemande - PL3 page 1299
[4] L’Idéologie Allemande – Pléaide Œuvres 3 page 1297
[5] voir Capital I,XXIV,5 PL1 pages 1117 et 1118.
[6] Jean-Jacques Lecercle : L’individualisme méthodologique et la question du langage : une lecture d’Elster – Revue « Pour Marx » n°7 – 1990 (PUF)
[7] Grundrisse volume 2 – Cité dans l’édition 1980 des « Editions Sociales » (page 143).
[8] Jon Elster op.cit. page 22
[9] Principes d’une critique… (Grundrisse…) PL2 page 295
[10] Grundrisse.. Chapitre du Capital (volume 3 de l’édition) 10/18 page 261
[11] Michel Vadée op.cit. page 126
[12] voir Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie, capitalisme (op.cit.). Fernand Braudel situe le capitalisme comme une sphère particulière, située au dessus du marché et de la «libre concurrence». C’est au contraire à partir des monopoles ­ de fait ou de droit (comme la Compagnie des Indes) que se développe le capitalisme. Braudel écrit  : «les lois du marché n’existent plus pour les grandes entreprises (tome 2 : les lois de l’échange page 197). Le rôle du commerce lointain est ainsi décisif parce qu’il s’agit précisément de sphère où la concurrence peut être contournée. Si on compare les analyses de Braudel avec celles de Marx concernant l’accumulation primitive, on verra que la distance n’est pas énorme, et que, sur ce point comme sur les autres, ce qu’a écrit véritablement Marx est très éloigné de la vulgate marxiste. Ainsi, si bien des artisans et des marchands ont pu être des «capitalistes en herbe», Marx insiste sur le fait que cette marche «naturelle» se faisait à pas de tortue, et que ce qui a donné l’impulsion décisive au mode de production capitaliste, ce fut le capital commercial et le capital usuraire, formes de capitaux qui ont prospéré sous toutes sortes de régimes sociaux. (cf. Capital I,viii, 31 Pléaide, Œuvres 1 page 1211 et sq.)
[13] Nous reviendrons (cf.infra) sur le rôle spécifique des modèles et sur la nécessaire distinction entre modèle et théorie. Les modèles sont des auxilliaires de la théorie mais jamais la théorie elle-même.
[14] La suite du passage analysé par Jon Elster confirme notre interprétation. Marx y rappelle que « la libre concurrence n’est justement que la concurrence entre les capitaux » et il conclut tout le développement par ceci : « Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure, par la libre concurrence, qui nest rien que ce par quoi les capitaux, en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital. » (Grundrisse – Editon Lefebvre II page 143 – Rubel  : Pléaide Œuvres 2 page 295) – Tout ce passage et les précédents correspondent à la page 30 du Cahier VI du manuscrit original.
[15] Pour une présentation des thèses essentielles de Roemer, voir John E.Roemer, Une théorie générale de l’exploitation et des classes in Actuel Marx n° 7 Premier semestre 1990.
[16] John E.Roemer op. cit. p. 50
[17] Dans son livre Théorie de la modernité, Jacques Bidet consacre la deuxième partie (« Marx et le marché » à l’analyse de ce qu’il considère comme une incohérence de Marx, savoir le fait que la concurrence n’est exposée véritablement qu’au livre III alors qu’elle est la forme logique la plus générale dans laquelle les rapports capitalistes peuvent être compris et qu’elle est présupposée dans les analyses de la marchandise par lesquelles commence le livre I. Jacques Bidet se réfère explicitement aux analyses de Jon Elster. Le Capital apparaît effectivement comme un texte incohérent si on y cherche à tout prix la méthode d’exposition annoncée par Marx lui-même. Mais comme l’a montré Tony Andréani, c’est au contraire l’ordre d’analyse qui domine. Cette dualité ordre d’analyse – ordre d’exposition recoupe la dualité ordre historique – ordre logique et de, effectivement, de ce point de vue le plan du « Capital » n’est entièrement cohérent, mais cela n’implique pas qu’il y ait une incohérence conceptuelle chez Marx.
[18] Capital I,viii,26 PL1 page 1168
[19] Capital I,viii,26 PL1 page 1170
[20] Jon Elster : op.cit. page 171
[21] Jon Elster : op.cit. page 171
[22] Jon Elster : op.cit. page 186
[23] Capital Livre I,i,4 PL1 page 719
[24] Jon Elster op.cit. page 198
[25] Jon Elster op.cit. page 199
[26] ibid.
[27] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[28] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[29] Idéologie Allemande Pléaide Œuvres 3 page 1055
[30] Capital I, III,7 Pléaide Œuvres 1 page 727/728
- septembre 25, 1995 Aucun commentaire:
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