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G.W.F. Hegel |
La philosophie de la nature constitue le deuxième
temps de l’exposé de la science hégélienne. Bien que les commentateurs s’y
soient, en règle générale, assez peu attachés, elle joue cependant un rôle
important dans le système d’ensemble de Hegel : la philosophie de la
nature est en effet très proche des origines de la philosophie qui se situent
dans l’ancienne physique des Grecs ; ce point de départ ne peut pas être oublié,
ni exclu de la philosophie au bénéfice des sciences modernes de la nature.
Rendant raison des choses qui tombent sous le sens, la philosophie de la nature
pose également le problème de la vérité de l’expérience ; Hegel ne dit-il
pas que « la naissance de la philosophie a pour
point de départ l’
expérience ».
Comme il le remarque : « Ainsi le savoir portant sur Dieu, comme sur
toute réalité suprasensible en général, implique de façon essentielle un
dépassement de la sensation ou de l’intuition sensible ; il implique par
conséquent une attitude négative à l’égard de cette première réalité, mais par
là même la médiation »
.
La philosophie de la nature apparaît ainsi comme une médiation essentielle dans
le chemin qui conduit de la logique, c’est-à-dire de la science de l’idée
auprès d’elle-même et pour elle-même à la philosophie de l’esprit. En même
temps, Hegel démontre tout à la fois les limites de l’entendement, c’est-à-dire
de la manière de penser des sciences de la nature et de l’empirisme et réfute
ce matérialisme dont les marxistes diront qu’il est la philosophie spontanée
des savants. Dans la philosophie de la nature, Hegel n’établit pas les
fondements métaphysiques d’une physique ; la philosophie de la nature
n’est pas une science seconde, située après l’idéalisme transcendantal. Bien au
contraire, dès les prodromes du système hégélien
,
Hegel refuse, contre Fichte, cette séparation et cette hiérarchisation. La
philosophie de la nature procède à une véritable annihilation de la matière,
non pas une pure négation au nom d’un arrière-monde des Idées, mais un
processus qui, à partir du recueil empirique, à travers des métamorphoses
successives, dépouille la nature des apparences où l’enfermait la science
« barbare » et révèle son essence qui est l’Esprit.
Or par un curieux paradoxe le marxisme orthodoxe, en
prétendant remettre Hegel sur ses pieds, c’est-à-dire en affirmant que
l’essence de l’Esprit est la matière, reprend presque intégralement à son
compte la dialectique de la nature qui est alors appelée à former l’ossature du
matérialisme dialectique. Par l’expression « marxisme orthodoxe »
nous désignons ce corpus doctrinal, plus ou moins formalisé qui finit par
constituer une « Weltanschauung », dont les théoriciens principaux
sont le Engels de la « Dialectique de la nature », Plekhanov et
Kautsky, à qui il faudrait ajouter le Lénine de « Matérialisme et
empiriocriticisme ». En cernant ainsi le marxisme orthodoxe, nous
affirmons du même coup qu’il ne doit pas être confondu avec la philosophie de Marx ;
comme le dit Michel Henry, le marxisme n’est peut-être que l’ensemble des
contresens faits sur Marx. Or, le marxisme orthodoxe en faisant de la
dialectique de la nature de Hegel le noyau matérialiste de la pensée de Hegel,
commet d’abord un formidable contresens sur le système hégélien ; du même
coup, illusionné par la métaphore du renversement qu’il prend pour un simple
retournement — un peu comme on retourne un sablier — il commet une méprise
fondamentale sur la pensée de Marx parce qu’il ne comprend pas quel est le sens
de la critique marxienne de Hegel.
Peut-être semblera-t-il inutile de démontrer
l’incohérence fondamentale du « matérialisme dialectique » ;
l’histoire est passée par là qui semble avoir rendu obsolètes bien des
disputes. Cependant, on ne peut pas renvoyer simplement aux « poubelles de
l’histoire » le marxisme en général ni laisser à la critique des souris la
réflexion sur rapports entre la science et la philosophie d’un Engels
qu’on aura bien soin de ne pas confondre avec les épigones et encore moins avec
les épigones des épigones, thuriféraires de la « science
prolétarienne » ou apôtres d’un rationalisme des plus étriqués. Car le
problème posé par Engels dans ses dernières recherches théoriques est ni plus
ni moins que donner un cadre philosophique général aux déploiement des sciences
de la nature ; or ce problème général reste un problème actuel. Parmi les
grandes figures des sciences contemporaines de voix s’élèvent pour demander une
véritable philosophie de la nature, seule apte à donner un sens, à rendre
compréhensible le travail de la physique ou de la biologie moléculaire. Citons
ici René Thom, qui tourne son regard vers la physique d’Aristote ; citons
également Ilya Prigogine qui, avec prudence, affirme que ses travaux réclament
une « dialectique de la nature »
. On
pourrait poursuivre ainsi la liste : les savants de plus en plus nombreux,
ne s’intéressent plus seulement aux questions d’épistémologie, mais cherchent à
fonder philosophiquement leur démarche, parce que la science telle qu’elle est
pensée par les méthodes de l’entendement menace de sombrer dans le formalisme
abstrait et apparaît de plus en plus souvent comme étrangère à la Raison
humaine en général. Nous nous retrouvons donc dans un débat qui date du siècle
dernier et qui n’est pas si dépassé qu’il pourrait sembler au premier abord.
1. La place de la philosophie de la nature dans le système hégélien
Pour comprendre la place et la fonction de la
philosophie de la nature dans le système hégélien, il est d’abord nécessaire de
remarquer qu’il ne s’agit pas d’une question particulière, secondaire, ni d’une
verrue sur le système qui pourrait facilement être écartée, comme l’ont cru
certains hégéliens. La réflexion sur la philosophie de la nature parcourt
l’oeuvre de Hegel d’un bout à l’autre : de la collaboration avec Schelling
et de la dissertation de 1801 sur « Les orbites des planètes »
jusqu’à l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Si le réflexion hégélienne
s’infléchit nettement entre les premiers écrits — notamment à l’époque de sa
collaboration avec Schelling — et la rédaction de l’Encyclopédie, elle-même
remaniée plusieurs fois, l’inspiration fondamentale reste. La réflexion
hégélienne s’inscrit en outre dans une situation philosophique particulière.
Depuis deux siècles un mouvement de rupture entre les sciences de la nature et
la philosophie s’est amorcé. Les sciences ont pris leur autonomie par rapport à
la philosophie. La hiérarchie traditionnelle, issue d’Aristote, qui faisait des
sciences de la nature des sciences secondes, subordonnées à la philosophie
première, à la science de l’être en tant qu’être, cette hiérarchie n’existe
plus. Philosophes, mathématiciens, physiciens, Descartes, Newton, D’Alembert,
tous ont contribué à l’ébranlement de l’antique système jusqu’au point où la
philosophie, abandonnant toute prétention à être la maîtresse des sciences
naturelles, se met humblement à leur école et se construit à partir de
« prototypes » gnoséologiques issus des sciences. En un sens la
« Critique de la Raison Pure » est la marque la plus évidente de
cette irruption de la nouvelle force propre des sciences de la nature et des
mathématiques — ou encore des sciences empirico-analytiques pour reprendre une
expressoin chère à Habermas — dans le domaine de la philosophie. Plus : la
« Critique de la Raison Pure » conclut chez Kant une longue réflexion
qui incluait un retour sur ses propres tentatives dans le domaine de la
philosophie de la nature, commencées à l’âge de vingt trois ans avec les
« Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräfte », puis,
huit ans plus tard, par « Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des
Himmels ». La « Dissertation de 1770 » en affirmant que l’espace
et le temps n’expriment pas quelque chose existant objectivement mais seulement
les conditions subjectives de toute intellection sensible, fait pleinement
droit à la science physico-mathématique de cette époque. Ce faisant Kant tout à
la fois construit le champ philosophique où s’affirme l’autonomie des sciences
et en même temps renverse l’ordre traditionnel puis ce n’est plus désormais la
philosophie première qui gouverne la physique, mais bien la physique qui sert
de paradigme à la philosophie critique.
De ce point de vue, le hégélianisme peut apparaître
comme une — ultime ? — tentative pour redonner à la philosophie en tant
que science totale la place qu’elle occupait au sommet de la hiérarchie des
savoirs, pour en faire véritablement cette science architechtonique à la quête
de laquelle Aristote s’était lancé dans la « Métaphysique ». Pour ce
faire, il pose tout à la fois la philosophie de la nature comme un moment de
l’aventure de l’Esprit et l’entendement, c’est-à-dire la méthode des sciences
empirico-analytiques, comme un moment de la véritable science. Or, il est à
remarquer que l’une comme l’autre sont des moments négatifs, des moments où
l’Esprit se perd en se posant dans l’altérité. C’est bien pourquoi, si Hegel
veut faire toute sa place à l’expérience et intégrer à sa philosophie les
résultats des sciences de la nature et des mathématiques, il doit montrer
comment seule la philosophie donne un sens aux recherches empiriques mais
encore doit les guider et permet de déterminer la bonne voie. C’est la
signification de la dissertation sur « Les orbites des planètes »,
mais c’est aussi le sens du chapitre III de la « Phénoménologie de
l’Esprit » consacré à la critique de la théorie newtonienne des forces. La
nature du point de vue de la Science hégélienne ne peut être conçue qu’en tant
qu’esprit.
1.1. Le concept de la nature
Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques »,
la philosophie de la nature est exposée dans la deuxième partie de l’ouvrage et
suit immédiatement la partie consacrée à la logique. La philosophie de la
nature constitue en effet le second mouvement puisque, de la nature, Hegel dit
qu’elle est « l’idée sous la forme de l’altérité », en d’autres
termes qu’elle est extérieure à elle-même. Et, par conséquent, « ce que la
nature montre dans sa présence n’est point liberté, mais nécessité et contingence ».
Il faut comprendre quel est le propos de Hegel. Si la nature est présentée
comme l’Idée sous la forme de l’altérité, cela signifie qu’il expose non une
physique, au sens ancien du terme, mais, dans le même mouvement l’idée de la
nature et la critique des sciences qui posent la nature comme leur objet. Or
dans ces sciences, il y a de la nécessité et de la contingence comme il y a des
chiens des chats.
Suivons donc la démarche de Hegel. Dans la
« Phénoménologie de l’Esprit », Hegel procédait à une critique de
l’entendement. Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques »
il va situer cette critique dans l’exposé d’ensemble de la science dont la
« Phénoménologie de l’Esprit » ne constituait que le préalable. La
philosophie de la nature pour Hegel n’est pas autre chose que la physique
et en tant que philosophie elle a pour objet l’universel pour lui-même. Chez
Hegel les introductions sont comme les ouvertures des opéras : on y trouve
tous les thèmes avec leurs variations. Attardons nous donc sur l’introduction
de la philosophie de la nature qui couvre les paragraphes 245 à 252 de
« L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques ».
La philosophie de la nature est confrontée à des
difficultés intrinsèques qui tiennent à cette « impuissance de la
nature » dont parle Hegel. Si la nature doit être considérée comme un
« système de niveaux », les différences sont séparées les unes des
autres et n’interviennent qu’à titre d’extériorité. Or dans le même moment,
Hegel doit noter « la difficulté, et dans de nombreux domaines l’impossibilité
de tirer de l’observation sensible de fermes différences pour les classes et
les ordres. »
Donc la nature peut être comprise effectivement, non à partir de la simple
observation, ni à partir des « nébuleuses représentations, foncièrement
sensibles » mais dans le mouvement de l’idée. Ainsi « La nature est
auprès d’elle-même, un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les
étapes est plus précisément que l’idée se
pose comme ce qu’elle est
auprès d’elle-même ; ou, ce qui revient au même, que à partir de son
immédiateté et de son extériorité qui sont la mort, elle va en elle-même pour
être d’abord à titre de
vivant , mais ensuite supprime aussi cette
déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à
l’existence de l’esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et
le vraie effectivité de l’être. »
Ce paragraphe méritait d’être cité en entier parce
qu’il résume non seulement le mouvement général de « L’Encyclopédie des
Sciences Philosophiques » mais aussi à l’intérieur de l’Encyclopédie le
mouvement de la philosophie de la nature. Le mouvement triadique exposé dans ce
paragraphe est celui que parcourt l’idée en tant que nature et qui détermine
division de la philosophie de la nature. A l’idée dans la détermination de
l’un-hors-de-l’autre correspond la matière et donc la mécanique. Le deuxième
moment est celui de l’individualité naturelle et le troisième moment
correspondant à la physique organique. Il est à remarquer que la division des
sciences naturelles est effectuée non à partir des objets et des méthodes
propres élaborées par chaque science mais bien à partir de la pensée
spéculative elle-même.
Mais d’emblée, Hegel nous prévient, la philosophie
de la nature pour l’homme n’est pas la connaissance d’une fondement ni d’une
origine. « Pratiquement, à l’égard de la nature [...] l’homme se comporte
lui-même comme un individu immédiatement extérieur, et par conséquent sensible
mais qui face aux objets naturels se prend en même temps et
à bon
droit [souligné pas nous] pour
but »
.
Cette extériorité pratique de l’homme à l’égard de la nature sera développée un
peu plus loin. Notons ici qu’elle exclut à l’avance toute tentative d’unifier
l’histoire humaine et l’histoire naturelle, de faire une histoire naturelle de
l’homme ou une anthropologie naturaliste au sens de Feuerbach. La nature n’est
qu’un moyen dont l’homme est le but et la science de la nature n’est qu’une
médiation sur le parcours de l’Esprit. Ou encore, ceci : la culture
humaine ne peut se constituer qu’en réduisant la nature à ce statut second,
qu’en la posant justement comme l’altérité et donc en refusant toute adoration
de « l’ordre naturel », de cet ordre qui mêle de façon extérieure
nécessité et contingence. Hegel explicite la contradiction entre ce qu’est la
nature en Idée et son existence déterminée comme nature et, ce faisant, il
oppose point à point ce qui est naturel à ce qui est humain en affirmant la
supériorité de l’oeuvre humaine sur ce qui est naturel.
La longue remarque du § 248 est pleine d’enseignements.
La nature, nous dit Hegel, « ne doit pas être divinisée » et les
objets de la nature « ne doivent pas être
considérés et cités, de préférence aux actes humains, comme des oeuvres
de Dieu ». Hegel ne s’oppose pas aux seules superstitions anciennes, qui
transforment les astres en dieux ou aux croyances animistes. Il s’oppose aussi
à un des arguments théologiques les plus courants qui veut que la perfection
de Dieu s’incarne dans la perfection de nature. C’est sa longue critique de
Leibniz et Wolff qui trouve dans ces remarques une nouvelle expression. Une
remarque avait préparé ce raisonnement : « On a fait gloire à la
richesse infinie et à la variété des formes, et fort déraisonnablement, à la
contingence qui se mêle à l’ordonnance extérieure des formations-naturelles,
d’être la plus haute liberté de la nature et même sa divinité ou du moins ce
qui est en elle de divinité »
.
Certes, selon Hegel,, « la nature est divine en
soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement,
en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Spinoza le disait:
« Deus sive natura ». Dans la tradition scolastique Dieu est la
nature naturante qui produit et se manifeste dans la nature naturée. Hegel ne
rejette pas purement et simplement cette idée ancienne. Mais il la relativise
et la place dans une structure profondément différente. Et si chez Hegel il y
de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine
conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à
son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction
non résolue ». Par cette affirmation, Hegel s’oppose directement à la
doctrine spinoziste de la nature qui identifie, sans contradiction, Dieu et la
nature.
Hegel rapporte sa notion de la nature aux Anciens.
Il nous dit qu’elle est « l’être-posé, le négatif, à la manière
dont les Anciens ont saisi la matière en général comme le non-ens. »
Le mot nature présente, et ce depuis les débuts de la philosophie, de nombreux
sens. La nature est souvent employée pour désigner l’essence des choses, leur
quiddité. Ce sens dérivé se comprend si on veut bien se rappeler que nature à
la même racine que naître (en latin nasci)
tout comme en grec jusiV est dérivé
d’un radical qui donne en français fécond, foetus, etc.. Or Hegel écarte ce
sens premier. La nature chez lui est saisie comme la matière. En renvoyant aux
Anciens, Hegel est cependant très général, car les Anciens ont des conceptions
très différentes de la nature comme de la matière. Aristote ne saisit nullement
la nature comme matière et si la nature est le principe du mouvement et du
repos des êtres, la matière des choses n’est pas leur nature. Mais la matière
s’identifie chez Aristote à la puissance. C’est pourquoi Hegel peut dire que
les Anciens saisissent la matière comme non-ens, autrement dit comme non-étant,
car ce qui est, ce qu’on peut qualifier d’étant, c’est ce qui est en acte, et
pas seulement en puissance.
Mais la nature n’est pas seulement l’être-posé;
elle est « également exprimée comme la chute de l’Idée à partir et
hors d’elle-même ». Si on suit le raisonnement de Hegel, cette notion de
chute serait également présente chez les Anciens. Or chez Aristote et chez la
plupart des Grecs classiques, la nature n’est jamais considérée comme chute. La
conception de la nature comme chute de l’Idée se développe avec le
christianisme d’un côté, avec les néo-platoniciens, c’est-à-dire
essentiellement Plotin de l’autre. On sait que le thème du monde naturel conçu
résultat de la chute est le thème central des cosmologies gnostiques. Encore
faut-il distinguer. Chez les chrétiens et les gnostiques, cette chute est
fortement contée négativement; la chute est d’ordre moral et la nature incarne
le mal, alors que chez Plotin, la chute n’est directement liée au mal; la
procession plotinienne découlant du mouvement spontané de l’Un. L’Idée de
Hegel, telle qu’elle se présente dans l’Encyclopédie, si elle est fortement
modelée par la tradition chrétienne, nous renverrait donc ici plus à
l’Intelligible plotinien qu’aux thèses mystiques. Et tout comme dans le système
plotinien la chute va être le point de départ d’une remontée, d’une conversion.
En effet, cette chute de l’Idée exprime le fait que
dans la nature, l’Idée est la « figure de l’extériorité » et donc elle
est « dans l’inadéquation d’elle-même par rapport à elle-même ».
Cette contradiction trouve sa solution dans la conscience, ou plus exactement
dans le mouvement par lequel l’esprit passe du sensible à l’intelligible. Du
concept de la nature, nous allons donc passer à la phénoménologie de l’esprit.
Car c’est seulement à la conscience sensible que la nature apparaît
« comme le terme premier, l’immédiat, l’étant. » Autrement dit, la
nature qui est non-ens n’apparaît comme n’étant que dans une conscience
elle-même extérieure, immédiate. Nous pouvons remarquer aussi la manière
caractéristiques dont Hegel use avec les philosophes anciens. Hegel ne fait
pas, à proprement parler, de l’histoire de la philosophie; ce qui l’intéresse
ce n’est pas de restituer la pensée aristotélicienne de la nature telle qu’elle
se développe dans le système d’Aristote ; bien au contraire, Aristote doit
être englobé dans un mouvement général où la pensée philosophique dans son
mouvement historique n’est pas autre chose qu’une façon d’exposer le mouvement
de l’Etre lui-même. Que les Anciens aient donc posé la nature comme matière et
comme non-ens n’est peut-être pas tout à fait exact du point de vue
d’une « vérité factuelle » de l’histoire empirique de la philosophie
mais est conforme à la logique de l’Etre.
A ce stade cependant, la nature reste une présentation
de l’Idée et donc, nous dit Hegel, « l’on peut bien et l’on doit bien
admirer en elle la sagesse de Dieu ». Mais on ne doit jamais oublier que
cette manière d’admirer la sagesse divine est la plus éloignée qui soit de son
objet. Hegel cite Lucilio Vanini, qui fut brûlé (à Toulouse en 1619) pour
blasphème, et qui affirmait qu’un fétu de paille suffisait à faire connaître
l’être de Dieu. Vanini partant d’un déterminisme strict cherchait à retrouver
dans le monde visible l’immanence de la vie divine. Sans contester directement
cette affirmation, Hegel lui oppose cette autre que « toute parole est,
pour la connaissance de l’être de Dieu un fondement qui l’emporte en excellence
sur n’importe quel objet de la nature. » Dans l’opposition traditionnelle
entre l’homme et la nature, Hegel affirme le primat de l’homme, y compris dans
« le jeu de ses lubies les plus contingentes ».
Hegel explique immédiatement après la raison de
cette affirmation: dans la nature « chaque figure, pour elle-même, est
privée du concept d’elle-même ». C’est encore une autre manière d’affirmer
l’extériorité irrémédiable de la nature. Y compris la vie, qui constitue
« le sommet auquel atteint la nature en son être-là », est
« abandonnée à la déraison de l’extériorité ». « La vitalité
individuelle », nous dit encore Hegel, reste prise « dans une
implication avec une singularité qui lui est autre. » Pour dire les choses
autrement, la vie elle-même reste soumise à un déterminisme aveugle, à une
causalité extérieure qu’elle ne connaît pas. Inversement « dans toute
extériorisation spirituelle est contenu le moment d’une libre relation
universelle à soi-même ».
Il y a ici une opposition profonde, fondamentale,
entre ce qui est de l’ordre de la nature et ce qui est de l’ordre humain. Même
les pires errements de l’esprit humain participent de l’universel, car ils
s’inscrivent dans une histoire — la phénoménologie de l’esprit — comme des
moments qui conduisent à l’universel. La pensée de Hegel englobe. Mais à
l’opposé la nature n’a pas d’histoire. Elle est l’être-posé qui n’est appelé à
aucun devenir. La véritable histoire est l’histoire humaine. L’opposition entre
la nature et l’humain est si profonde que certains commentateurs — Kojève par
exemple — affirment que Hegel aurait du élaborer deux ontologies, une ontologie
concernant la nature, l’être-en-soi statique, et une autre concernant l’homme,
l’être-pour-soi. Cette division paraît assez étrangère à la volonté hégélienne
d’engober tout le savoir dans un système unique, mais elle trouve néanmoins un
début de fondement dans l’opposition tranchée et apparemment sans dépassement
entre l’homme et la nature que Hegel expose ici et à d’autres endroits de son
oeuvre. Notons aussi que cette idée des deux ontologies chez Hegel telle que
Kojève l’expose correspond aux lectures contemporaines de Hegel telles que les
lectures existentialistes ou les lectures marxistes dans la lignée de Lukacs ou
de l’école de Francfort.
Dans le développement qui suit, Hegel explicite
cette opposition. Les oeuvres de l’art humain, poursuit-il sont toujours
supérieures aux oeuvres de la nature. Hegel réfute l’argument qu’elles auraient
une sorte de faiblesse congénitale parce qu’elles empruntent leur matériau à
l’extérieur et donc ne sont pas vivantes. L’esprit contient en effet une
vitalité bien supérieure à la vitalité naturelle. La vitalité naturelle, on l’a
vu plus haut, reste soumise au déterminisme, elle n’a pas de but, elle ne sait
pas où elle va; elle connaît des changements, mais des changements qui n’ont
pas de sens intrinsèque; alors qu’inversement la vitalité de l’esprit est
histoire, elle vise l’Absolu en se connaissant elle-même. Hegel reprend la
distinction aristotélicienne de la forme et de la matière, mais il l’infléchit
en lui donnant une connotation de jugement de valeur, dont on chercherait
vainement les traces dans la métaphysique d’Aristote. La forme en général est
« plus haute que la matière ».
Mais cette opposition peu dialectique trouve sa
solution immédiatement après: car « dans tout ce qui est éthique »,
la matière appartient « totalement et uniquement à l’esprit ».
Autrement dit l’opposition matière-forme est dépassée par une sorte de
spiritualisation de la matière. La matière est devenue un produit de l’esprit.
La nature en tant que matière n’est plus posée, elle prend sens parce qu’elle
est posée par l’esprit. Et du coup Hegel renverse l’argument qu’il réfutait
plus haut. Ce n’est pas l’oeuvre de l’esprit humain qui emprunte sa matière à
l’extérieure d’elle-même, c’est bien au contraire la nature elle-même qui , en
tant qu’elle est vivante, emprunte à l’esprit son principe de vitalité:
« comme si dans le nature, le degré supérieur, le vivant, n’empruntait pas
non plus sa matière au dehors. » On retrouve les grands traits de ce qui
constitue la dialectique de la nature chez Hegel, c’est-à-dire le procès de
réduction de la matière à l’esprit, le passage du fini dans l’infini.
Le dernier argument que Hegel réfute est celui de
l’éternité des lois de la nature. Cette réfutation se fait sur deux plans. Dans
d’autres moments de l’Encyclopédie, Hegel montre que la nécessité des lois de
la nature est une nécessité extérieure qui ne saurait abolir la contingence
fondamentale événements de la nature. Dans ce passage, il montre inversement
que cette fidélité à des lois éternelles n’est pas propre à la nature. La
conscience de soi a aussi des lois — que la « Phénoménologie de
l’Esprit » a éclairées — et les hommes ont reconnu plus ou moins
clairement ces lois sous la forme de la Providence dirigeant les événements
humains. Les déterminations de cette Providence dans le champ des événements
humains ne peuvent pas être « contingentes et privées de raison ».
Les événements humains sont des étapes du voyage de l’esprit; leur logique est
la logique même du mouvement de la conscience de soi vers l’absolu. Ils
obéissent donc à des lois déterminées. Ils passent par des phases précises, ce
que la philosophie de l’histoire hégélienne se charge de montrer,
rigoureusement et systématiquement. Il y a certes dans le domaine des
événements humains un élément de contingence spirituelle que Hegel nomme le
libre-arbitre. Et c’est par cet élément que l’esprit peut aller jusqu’au Mal.
Mais, ajoute-t-il, cela même est encore quelque chose d’infiniment plus élevé
que le cours des astres qui est conforme à des lois ou que l’innocence de la
plante, car ce qui s’égare ainsi est encore esprit. » La nature ne s’égare
pas parce qu’elle ne va vers rien de son propre mouvement. Et dévaloriser
l’esprit au motif qu’il peut s’égarer dans le Mal, c’est faire preuve d’un
moralisme fade. Car le Mal lui-même n’est pas contingent. Il a sa propre
raison. Il est inclus dans le mouvement historique. Ce qui n’implique pas que
le Mal soit un « moment » du Bien, mais qu’on peut trouver les
déterminations rationnelles de cette déraison. Par cet aspect de sa philosophie
Hegel s’oppose donc aussi bien à une certaine partie des Lumières qu’aux
Romantiques qui postulent une sorte d’innocence naturelle dont ils font une
vertu.
Donc si la physique constitue bien l’origine
empirique de la philosophie, elle ne peut plus en être la base et donc on ne
peut comprendre la démarche de l’esprit en la ramenant au processus naturel.
Bien au contraire le soi-disant ordre naturel n’est pour Hegel que contingence,
arbitraire et désordre et c’est seulement dans le mode sensible de
représentation qu’on peut y voir liberté et rationalité. La démarche
scientifique traditionnelle, celle des sciences de la nature, est une démarche
réductionniste, visant à expliquer le plus complexe par le plus simple, le plus
spirituel par le plus matériel, la vie par la chimie et la chimie par le
physique. Hegel s’oppose au fond à cette démarche — ce qui ne veut dire qu’il
condamne les scientifiques et qu’il ne reconnaisse pas l’immense valeur de
l’expérimentation : bien au contraire, en héritier des Lumières Hegel
recollectionne tout les savoirs de son époque qui doivent être ordonnées selon
la Raison dans l’Encyclopédie — et met en avant une véritable ascension dans
laquelle la vérité du niveau inférieur est trouvée au niveau supérieur :
la vérité de la mécanique est dans la physique et celle de la physique dans la
physique organique et la vérité de la vie dans l’esprit. Or l’esprit ne
s’envole que dans la mort du naturel.
1.2. Conclusions sur la philosophie de la nature
1
La philosophie de la nature de Hegel est marquée par
une dévalorisation incontestable de l’élément naturel
.
La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. Il y aurait à
mettre en relation cette attitude à l’égard de la nature avec une tradition
étrangère à la celle de la philosophie grecque, nous voulons dire la tradition
biblique ; le peuple hébreu refuse le culte des éléments naturels (culte
solaire, théologies astrales, etc.) pour adresser ses prières à un Dieu
abstrait qui se présente non comme un étant mais comme le fondement de tout
être, de toute énonciation et de donc toute raison. Cette opposition recouvre
également l’opposition entre la création divine et l’éternité de la matière
chez les Grecs et les analogies sont superficielles qui comparent la Genèse et
les mythes explicatifs qui font naître le monde de l’apeiron. Hegel admet qu’on
peut bien admirer dans la nature si l’on veut la sagesse divine, mais cette
concession est de pure forme et tout le développement démontre que cette
admiration est sans objet. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie
parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose
à l’élément spirituel. Et Hegel s’oppose au réductionnisme qui vise à ramener
le vivant à la chimie. « Il faut, dit-il, tenir au surplus pour pleinement
étranger à la philosophie
et grossier le
procédé qui aux déterminations conceptuelles a substitué tout simplement le
carbone et l’azote, l’oxygène et l’hydrogène... »
En effet : « ce qui fait la barbarie du procédé est prendre pour
l’essence d’un organe vivant, disons même pour son concept, le
caput mortuum extérieur, la matière
inerte dans laquelle la chimie a tué pour la seconde fois une vie déjà
inanimée. »
Marcuse consacre de longs développements au concept de vie et à sa place
centrale dans l’ontologie de Hegel, ne montrant que ce concept jou un rôle
central dans les écrits de jeunesse de Hegel
.
Dans les écrits de la maturité, le concept de vie continue de jouer un rôle
important, unifiant la philosophie de la nature et la philosophie de l’Esprit.
C’est bien parce que la nature est vie qu’elle est un moment du parcours de
l’esprit. Or elle n’est vie qu’autant qu’elle est contradictoire, qu’elle se
nie elle-même, qu’elle est supprimée. La « dialectique de la nature »
hégélienne est la dialectique de l’abolition de la nature posée comme quelque
chose d’extérieur à l’esprit.
2
Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalorisation
des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. Les sciences de la
nature ne peuvent s’élever qu’au niveau de l’entendement et ne parviennent
jamais à la Raison tant qu’elles restent au niveau de la nature en elle-même.
Au § 270 de la Philosophie de la Nature, Hegel peut ainsi opposer la
manière « sublime » dont Kepler a exposé les lois célestes à
« la prétendue force de gravité de Newton » qui n’est « mise en
lumière qu’à partir de l’expérience et par induction ». Kepler en effet
démontre ces lois en faisant uniquement appel à un raisonnement mathématique,
de manière spéculative alors que Newton, et avec lui toute la science moderne,
s’appuie sur l’expérience et intègre dans l’expression des lois physiques des constantes
qui selon Hegel expriment la réduction des lois naturelles à une contingence
empirique. Hegel connaît les développements des sciences de son époque, mais il
en refuse les implications philosophiques et cherche à intégrer ces développements
dans son propre système. Il refuse ce qui définit spécifiquement une
« théorie physique ». Ce qui le conduit à des positions un peu
surprenantes en matière de sciences physiques, qui semblent renvoyer les
sciences assez loin en arrière. L’opposition qu’il développe entre Kepler et
Newton recoupe l’opposition grecque entre les mondes célestes et les mondes
sublunaires. Ainsi Hegel donne un statut privilégié aux « corps
planétaires » car « en tant qu’ils sont
les corps immédiatement
concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur
existence »
.
En outre, Hegel aborde souvent la nature sous l’angle d’une métaphysique
substantialiste, au sens où Bachelard la définit. On en trouve des expressions
frappantes comme celles-ci « L’obscur qui est d’abord le négatif de la
lumière », expression qui renvoie incontestablement aux théories de Goethe
sur la lumière conçue comme élément simple, les couleurs étant le résultat du
conflit entre la lumière et l’obscurité. Ainsi les sciences de la nature
doivent, selon Hegel, non pas définir leur objet propre et leur méthode propre,
mais être intégrées dans la Science qui est nécessairement la science
philosophique.
3
Pour autant que la nature puisse être objet de
science — en réalité seul l’esprit est l’objet de la science — c’est en tant
que vie qu’elle l’est. Or les sciences fondées sur l’entendement ne saisissent
la nature que comme matière inerte, comme mort. La philosophie de la nature
suit le mouvement ternaire qui caractérise le système de Hegel. Dans un premier
temps, la nature est en soi; elle est dans l’état décrit dans ce texte du
§ 248; elle est alors mécanique. Dans un deuxième temps, elle est posée
sous forme de physique; en tant que forme matérialisée, la matière devient
forme ou « matière qualifiée ». Dans un troisième temps, cette
négation est à son tour niée et l’idée parvient à l’existence immédiate comme
vie; c’est le moment de la physique organique qui elle-même procède selon trois
phases (la vie comme structure dans la géologie, la vie comme subjectivité
formelle dans le monde végétal, la vie en tant que subjectivité concrète dans
le monde animal). La science de la vie animale apparaît comme le sommet de la
philosophie de la nature, et s’il en est ainsi, c’est parce que la vie n’est
déjà plus vraiment nature; elle emprunte sa matière en dehors de la nature,
dans l’esprit. La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement
vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la
science depuis le XVIIe siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à
l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à
la physique. C’est ce qui donne son sens au refus du principe d’inertie tel que
Hegel l’expose dans la dissertation de 1801 sur les orbites des planètes :
« Puisque la science mécanique reste étrangère à la vie de la nature, la
seule notion primitive qu’elle puisse appliquer à la matière, c’est la mort,
cela qu’on appelle la force d’inertie, c’est-à-dire l’indifférence au repos et
au mouvement. »
4
La philosophie de la nature oppose au réductionnisme
de la science moderne un réductionnisme inverse. Le but de la philosophie de
la nature est la dissolution de la nature posée hors de la conscience pour
parvenir à la vraie science qui est celle de l’esprit.
C’est ainsi qu’on peut expliquer cette
étonnante défense de Paracelse qui figure au §316
,
alors même que la chimie moderne était née avec Lavoisier dont Hegel
connaissait les travaux : La multiplicité empiriques des substances
élémentaires que révèle cette chimie entre difficilement dans le schème
hégélien. La philosophie de la nature ne prend son sens que comme procès de
négation du monde naturel et affirmation du seul caractère divin de l’esprit.
La dévalorisation de la nature saisie en tant que matière ou
non-ens, si
elle semble méconnaître tout le mouvement des sciences dont Kant fait la
théorie, n’en aura pas moins une imposante postérité, chez Marcuse ou chez le
Lukacs de « Histoire et Conscience de classe », mais aussi chez
Heidegger dont on n’a souvent retenu que le fameux « la science ne pense
pas » pour en développer une version anthropologique — ainsi chez
Sartre.
En posant simultanément le refus
de la nature et la méfiance à l’égard des sciences de la nature, cet héritage
de la pensée de Hegel se trouve peut-être au coeur de l’esprit de notre époque,
marquée et par l’apogée d’une civilisation purement urbaine et par les craintes
et l’angoisse de la crise écologique. Cependant, cette interprétation
anti-scientiste est opposée à la démarche hégélienne et nécessite l’abandon de
la philosophie de la nature. Il serait erroné, à partir des critiques de Hegel
lui-même, d’en conclure purement et simplement à l’oubli nécessaire de la
philosophie de la nature. La nature comme monde posé hors de la conscience et
saisi par l’intuition sensible ne peut être supprimée au profit de l’esprit que
si les sciences de la nature, conduites dialectiquement, sont donc intégrées
comme médiation du Savoir absolu.
5
Les bévues scientifiques de Hegel — sur les orbites
des planètes, sur la force centrifuge, sur la théorie de la lumière, sur la
conception du solaire,... — ont condamné pendant longtemps sa philosophie de la
nature. On oublie pourtant de signaler que cette même philosophie de la nature
lui a permis d’éviter quelques unes des plus grosses erreurs commises par la
science de son siècle, par exemple en ce qui concerne les thèses de Gall :
« vouloir ériger la physiognomonie voire entièrement la cranioscopie, au
rang des sciences, ce fut là une des plus creuses lubies, plus creuse encore
qu’une
signatura rerum, lorsqu’on
s’imaginait, à partir de leur structure, connaître la vertu curative des
plantes. »
Or cette prise de position sans équivoque est fondée, du point de vue de la
science positiviste sur un « postulat spéculatif » que Hegel exprime
ainsi : « pour l’homme, l’os n’est rien d’en soi ».
La philosophie de la nature apparaît comme un
ensemble bien encombrant ; il est semble difficile de la retrancher du
système de Hegel, sauf à considérer comme seule valable la lecture
« subjectiviste » de Hegel qu’a effectuée la tradition
existentialiste en déplaçant l’axe du système hégélien vers la
« Phénoménologie de l’Esprit ». En outre, il est difficile de
condamner l’ensemble de la philosophie de la nature au nom des bévues de Hegel,
dans la mesure où on n’est pas en mesure de démontrer que ce sont les
présupposés ultimes de cette philosophie de la nature qui conduisent par une
nécessité inflexible à ces bévues. Les présupposés ultimes de Hegel sont ceux
qui subordonnent la connaissance scientifique au mouvement du savoir absolu.
Autrement dit une rationalité effective est déniée aux sciences fondées sur
l’entendement qui ne peuvent atteindre que la rationalité abstraite, celle du
« tranquille royaume des lois »
.
Or les bévues scientifiques de Hegel ne découlent pas de ces présupposés
ultimes mais plutôt de présupposés intermédiaires, issus pour une part de la
tradition philosophique — la séparation entre la sphère céleste et le monde
sublunaire, la considération du cosmos comme corps vivant remontent au plus
loin dans la tradition philosophique occidentale — ou de l’ambiance culturelle
de l’époque marquée par les conséquences du «
Sturm und Drang » et le romantisme. Il reste que les questions
que la philosophie hégélienne de la nature pose à la science sont loin d’être
impertinentes. D’une part, l’opposition de la rationalité abstraite de
l’entendement à la raison effective, quels que soient les termes dans lesquels
on l’exprime, recouvre bien un des problèmes majeurs de la science
contemporaine, celui de son intelligibilité. Ainsi la physique est-elle
rationnelle en ce sens qu’elle est fondée sur une utilisation exhaustive de
l’outil mathématique mais comment peut-elle s’intégrer dans une compréhension
globale, dans cette revendication hégélienne qui reste toujours, à titre d’idée
directrice, la nôtre, savoir la revendication du droit du Savoir absolu ?
Quand Hegel nous invite à « prendre conscience de la submersion de la
mécanique physique sous une curieuse
métaphysique
qui — face à l’expérience et au concept — n’a d’autre sources que les
déterminations mathématiques »
,
c’est sans doute une question qu’il faut poser à notre physique actuelle.
D’autre part, si les sciences de la nature affirment haut et fort qu’elles disposent
de leur propre méthode et qu’elle sont émancipées de toute idée spéculative, de
toute philosophie de la nature, l’autoconception des sciences de la nature n’a
que des rapports lointains avec les pratiques scientifiques réelles qui se
ramènent le plus souvent, ou du moins dès qu’il s’agit d’une recherche de
quelque ampleur, à des philosophies explicites ou implicites.
Il est clair que l’enthousiasme de Hegel pour la
« Naturphilosophie » a bien baissé depuis l’époque de sa
collaboration avec Schelling. Un texte, dont ne sait s’il doit être attribué à
Hegel ou à Schelling, affirmait : « La philosophie de la nature est
donc en cette qualité, la philosophie totale et indivise ; dans la mesure
où la nature est le
savoir objectif
et où l’expression du point d’indifférence pour autant qu’il réside en elle,
est le
Vrai, pour autant qu’il réside
dans le monde idéel le Beau, le nom de philosophie de la nature convient à la
philosophie entière sous son aspect théorique. »
Loin d’être la philosophie entière entière, la philosophie de la nature n’en
est plus qu’un moment. Mais un moment essentiel : non seulement la
philosophie de la nature ne peut pas être supprimée du système hégélien, mais
elle peut rester en partie vivante si on s’attache non aux réponses particulières
qu’apporte Hegel mais aux questions qu’il pose et qui peuvent souvent être
posées à l’épistémologie contemporaine. On peut refuser en bloc le système
hégélien, mais difficilement échapper à ses questionnements.
2. La philosophie de la nature hégélienne et les méprises marxistes
L’attitude du marxisme à l’égard de la philosophie
de Hegel est fondamentalement ambiguë. Marx lui-même dans ses écrits de
jeunesse s’affirme dans une rupture avec Hegel qui est tout autant, sinon plus,
une rupture avec les « Jeunes-Hégéliens ». Le rejet de la spéculation
hégélienne est total en particulier dans « L’Idéologie Allemande » ou
dans la polémique contre Proudhon, « Misère de la Philosophie ». Les
textes dits de la maturité, sans revenir à une forme de hégélianisme, affirment
à l’égard de « ce philosophe éminent » une attitude beaucoup plus
nuancée. Face à la mode anti-hégélienne qui sévit chez de nombreux
intellectuels allemands, Marx n’hésitera pas à se proclamer
« disciple » de Hegel et affirmera que la dialectique constitue le
noyau rationnel du système qu’il faut extraire de sa « gangue
mystique » ou encore qu’il retourner le hégélianisme, le remettre sur ses
pieds pour lui trouver une figure tout à fait raisonnable. Hegel, dit encore
Marx a été le premier à exposer correctement le mouvement d’ensemble. Mais, en
appliquant les principes recommandés par Marx, il n’est pas nécessairement
judicieux de juger la pensée de Marx réelle sur ce qu’il en dit lui-même.
Cependant, le marxisme, tel qu’il s’est constitué après Marx comme corpus
doctrinal achevé, a pris ce parti : reprendre la méthode hégélienne mais
non le système pour l’appliquer aux sciences positives dans une perspective
matérialiste, ce qui a donné naissance au fameux « matérialisme dialectique »
dont on serait bien en peine de trouvé un exposé quelconque dans les textes de
Marx lui-même. L’expression de « matérialisme dialectique » elle-même
ne figure pas chez Marx, et n’apparaît
que tardivement chez Engels — qui parle d’abord de « dialectique de la
nature » puis de
« matérialisme dialectique dans « Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie classique allemande », en 1888 ; avec Plekhanov, qui la
reprend dans un article consacré à Hegel, l’expression passera chez les
social-démocrates russes.
Ainsi, il apparaît que le matérialisme dialectique,
cette introuvable philosophie du marxisme, résulte d’une double méprise :
méprise quant à la problématique philosophique fondamentale de Marx, méprise
quant à la philosophie de Hegel. Nous laisserons ici de côté la première de
ces méprises que certains auteurs ont développées de manière tout à fait
convaincante
pour nous concentrer, à partir de l’exposé par les marxistes de la
« dialectique de la nature » sur la deuxième méprise.
2.1. Hegel et le matérialisme
Qu’est-ce que le matérialisme ? La
considération de la nature sans adjonction extérieure, répondent la plupart
des marxistes. Or le matérialisme dialectique sur ce plan s’éloigne d’emblée
du matérialisme puisqu’il adjoint la dialectique à sa considération de la
nature. On peut se demander si l’expression « matérialisme
dialectique » n’est pas une contradiction in adjecto. En effet l’idée de faire de la dialectique hégélienne
l’âme d’une philosophie matérialiste est à bien des égards une idée étonnante,
car « par construction » pourrait-on dire, la dialectique hégélienne
est radicalement anti-matérialiste.
Lorsqu’il considère l’histoire de la philosophie,
Hegel est de la plus grande sévérité à l’égard des divers matérialismes, mais
aussi de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait conduire au matérialisme
.
Les critiques souvent violentes qu’il émet contre Newton vont dans ce sens. Il
lui reproche sa théorie corpusculaire de la lumière et la théorie de la gravitation.
La première présente la grave défaut de réduire la couleur à des obscurités
,
ce qui est selon Hegel d’un « caractère barbare ». Pour ce qui est de
la théorie newtonienne de la gravitation, ou, pour reprendre l’expression de
Hegel, « la prétendue force de gravité », « elle n’est mise en
lumière qu’à partir de l’expérience et par induction »
et Hegel ajoute ceci : « ce que Kepler a exprimé d’une manière simple
et sublime sous la forme des lois du mouvement céleste, Newton en a fait la
forme réflexive d’une force de pesanteur, cette même forme sous laquelle se
présente dans le cas la chute la loi des grandeurs de cette chute ».
Autrement dit, la faute de Newton est de ramener les lois célestes aux lois
terrestres, de ramener le mouvement « sublime » des planètes au
mouvement trivial de la chute, ou encore, dit autrement, de déduire les lois
célestes des lois terrestres. La méthode de Newton est présentée et critiquée
comme empirisme mais pour Hegel un « empirisme logique avec
lui-même » est pour Hegel un véritable matérialisme
.
Ce qui, notons le, est aussi l’avis de Marx qui dans « La Sainte
Famille » place les empiristes anglais, Hobbes et Locke en particulier,
parmi les pères fondateurs du matérialisme moderne et qui citera régulièrement.
L’appréciation de Hegel sur la philosophie anglaise (et plus généralement
cette culture anglaise dans laquelle Marx puisera abondamment) est presque
toujours négative. Ainsi « la philosophie expérimentale est la seule
intelligible pour le tempérament anglais, pour Newton, pour Locke, pour tous
ceux dont les écrits ont permis d’exprimer ce tempérament et la faiblesse d’une
telle philosophie apparaîtra dans un exemple qui touche à notre sujet »
.
Et cette faiblesse est illustrée par une expérience de Newton... où Hegel
montre d’ailleurs qu’il ne comprend pas la distinction entre masse et poids.
Le hégélianisme se définit lui-même comme un système
qui veut réaliser l’idéalisme, car l’idéalisme est seul véritablement
philosophique. On trouve certes chez Hegel une critique de l’idéalisme qui a pu
faire dire que le système hégélien se situant au delà de l’opposition
idéalisme-matérialisme ou idéalisme-réalisme. Mais la critique hégélienne ne
porte pas sur l’idéalisme en général mais bien sur l’idéalisme que Hegel
appelle « mauvais idéalisme ». « La raison est la certitude
qu’a la conscience d’être toute réalité : c’est ainsi que l’idéalisme
formule le concept de la raison. »
Si l’idéalisme doit être critiqué c’est en ce qu’il ne pose cette affirmation
que comme affirmation immédiate : l’idéalisme est ce moment où « la
conscience qui entre en scène comme raison a immédiatement cette certitude de
soi »
Le défaut de cet idéalisme est qu’il est oublie le chemin qui conduit à cette
certitude « car c’est ce chemin oublié qui est la compréhension conceptuelle
de cette affirmation exprimée immédiatement »
.
Ayant oublié le chemin, l’affirmation que la conscience est toute réalité
devient une simple assurance « qui ne se conçoit pas elle-même ni ne peut
se rendre concevable à d’autres »
et donc c’est à bon droit que peuvent lui être opposées l’assurance d’autres
certitudes comme « Il y a de l’AUTRE ». La critique de Hegel se
concentre donc non sur l’idéalisme en général mais sur le mauvais idéalisme
unilatéral. Or ce mauvais idéalisme trouve son dépassement dès qu’il cherche
à saisir la différence. Ayant exposé comment l’idéalisme vide se trouve être
nécessairement un empirisme absolu, Hegel montre que la raison « a
conscience dans ce concept, en tant que certitude, en tant que Je, de ne pas
être encore la réalité en vérité »
et donc « elle est poussée à élever sa certitude à la vérité et à remplir
le Mien vide ».
Ce qu’un idéalisme pose de manière unilatérale, Hegel veut lui donner sa
vérité absolue en unissant la démarche spéculative et la recollection d’un
savoir encyclopédique issu de l’expérience. Si le système accueille
l’empirique c’est dans la mesure où la connaissance empirique est une étape sur
le parcours de l’esprit — et Hegel souligne l’apport fondamental de la philosophie
critique de Kant — mais une étape qui doit être dépassée. Une lecture matérialiste
de Hegel apparaît donc un projet philosophique des plus hasardeux dans la
mesure même où chez Hegel prime la volonté de dépasser les oppositions traditionnelles
de la métaphysique, qui constitue le moteur même de la dialectique,
et cette volonté ne peut être mise en oeuvre
que sur le plan fondamental de l’idéalisme.
2.2. La dialectique comme méthode
La lecture matérialiste dialectique de Hegel
s’appuie sur la séparation du système et de la méthode, la méthode pouvant être
transférée sans dommage à une conception matérialiste. Or cette séparation de
la méthode et du système est impossible, sauf à réduire la dialectique
hégélienne à quelques prétendues « lois générales de la pensée ». Si
dans toute philosophie, c’est le système qui est périssable, avec Hegel nous
avons un problème particulier puisque le système est précisément l’objectif
central de toute l’oeuvre de Hegel. La systématicité n’est pas quelque chose
qui vient après, qui résume et organise un ensemble de résultats acquis par la
pensée. Au contraire la pensée n’a de sens, de vérité que si elle est une
pensée du système. Dès le début de son oeuvre, Hegel fixe son objectif. Si la
philosophie consiste à se frayer un chemin jusqu’au moment où le limité se
rapporte à l’Absolu, ce chemin conduit nécessairementà ceci : « On
doit éprouver le besoin de produire une totalité du savoir, un système de la
science. »
Dans la philosophie allemande (depuis Kant) les mots « systématique »
et « scientifique » sont employés pratiquement comme des
synonymes ; le système de la science n’est pas différent de la science
elle-même. Cependant ce système ne doit pas se transformer en système
dogmatique ; la dialectique n’est donc, sous un certain angle, pas autre
chose que la construction non dogmatique du système. Faute de mettre ce système
au centre de toute analyse de l’oeuvre, on fait de Hegel « le créateur
d’une méthode passe-partout, claudication se dépassant en unijambisme, la trop
célèbre trilogie dialectique : thèse — antithèse — synthèse. »
Kojeve insiste à juste titre sur le fait que la dialectique chez Hegel n’est en
rien une méthode. Chez Kant le terme de dialectique ne désignait que la logique
générale considérée comme organon et ne pouvait en aucun cas être un instrument
pour élargir les connaissances. La dialectique est la nature propre, véritable
des choses elles-mêmes et en même temps est la science elle-même, la science
devant être ici entendue dans le sens que Hegel donne à ce mot et non dans le
sens des sciences empiriques. Ainsi que le dit Kojève, la « Logique »
de Hegel « n’est pas une logique au sens courant du mot, ni une
gnoséologie, mais une ontologie ou Science de l’Être pris en tant
qu’Être »
et il ajoute en parlant des trois aspects de la logique — abstrait ou
accessible à l’entendement, dialectique ou négativement rationnel, spéculatif
ou positivement rationnel — que « ce sont des catégories
ontologiques et non logiques ou
gnoséologiques ; et ce ne sont certainement pas de simples artifices de
méthode d’investigation ou d’exposé. »
Dans cette dernière expression c’est incontestablement la « méthode
dialectique » de Marx qui est visée. Les marxistes aiment à citer le § 81
de l’Encyclopédie : « Le dialectique constitue donc l’âme motrice du
progrès scientifique, et il est le principe qui seul confère au contenu de la
science
corrélation et nécessité
immanentes ». Ce qui pourrait se rapprocher de Marx pour qui la
dialectique ne subsiste que comme « méthode d’exposition », venant
après l’analyse qui a fait sienne la matière
,
mais de son côté Marx ajoute qu’en procédant ainsi on peut donner l’illusion
que le mouvement est un produit de la pensée. Chez Hegel, la dialectique n’est
pas une simple méthode d’exposition même si le moment dialectique vient après
que le penser, à titre d’entendement ait séparé les déterminations finies. Or
si « le moment dialectique est l’acte par lequel de telles déterminations
finies se suppriment elles-mêmes et passent dans leur contraire »
,
ce moment dialectique ne s’arrête pas à un « art extérieur », à une
pure exposition « liée » ou « balancée » des résultats de
l’entendement, elle n’est pas non plus le scepticisme qui « contient la
pure négation comme résultat du dialectique », mais au contraire ce moment
dialectique est celui en qui réside « la véritable élévation au dessus du
fini, l’élévation qui n’est pas extérieure. »
Et cette élévation fait que le moment dialectique n’est qu’un moment qui
conduit au spéculatif qui « saisit l’unité des déterminations dans leur
opposition »
.
La pensée de
Hegel
est dialectique parce que le réel est
dialectique. La dialectique n’est ni une méthode ni le « liant » ou
la sauce accompagnant les mets présentés par l’entendement. Elle est
essentielle au système hégélien en ce qu’elle est précisément ce qui permet
d’aller de la pure identité du sujet et de l’objet telle qu’elle est simplement
posée comme dans le système de Fichte à une identité effective qui correspond
au savoir absolu. Alors que pour un matérialiste conséquent l’identité du sujet
et l’objet est une rêverie métaphysique dépourvue de tout contenu, elle est le
principe même de l’idéalisme que Hegel veut non renverser mais débarasser de
ses oppositions abstraites et si chez Hegel le réel est dialectique, c’est
fondamentalement parce que le réel n’est réel que comme réel pensé ; un
réel impensé est une expression dépourvue de sens.
La majorité des commentateurs s’accorde pour
affirmer cette unité indissoluble du système et de la méthode. Bernard Bourgeois
rappelle que « Hegel réfute une telle possibilité de l’éclatement de la
méthode et du système en montrant que la méthode absolue
d’une part, en tant que pure méthode — c’est-à-dire en tant
qu’absolue médiation avec soi —
a
néanmoins
déjà un contenu dans son
commencement le plus formel et indéterminé dont il est la négation,
d’autre part en tant que mémoire du
système déterminé, est néanmoins encore absolue médiation avec soi, car
l’identité nécessaire, au sein de l’Idée, entre la fin et le commencement de
la progression, entraîne aussi la négation de la détermination dans le retour
de celle-ci en celui-ci. »
Ce qui souligne « l’identité de l’intériorité méthodique de l’Idée et de
l’extériorité de son contenu »
.
François Châtelet souligne de son côté : « Il n’y a pas, répétons-le,
de
méthode dialectique ; il y a
la réalité du discours qui, confronté à ce qu’il désigne, est contraint de se
développer selon une logique qui doit conférer aux oppositions :
immédiat-médiation, identité-contrariété, substance-sujet, leur signification
effective. »
Lucio Colletti, qui adopte un point de vue très critique à l’égard de la
philosophie hégélienne, identifie la dialectique et plus précisément la
dialectique de la matière comme le point central autour duquel est construit le
système hégélien
.
Kojève, quant à lui, ajoute qui si on veut parler de la
méthode hégélienne, cette méthode n’est nullement dialectique mais
« contemplative et descriptive, voire phéménologique au sens husserlien du
terme. »
Revenons sur ce qui fonde l’idéalisme hégélien,
qu’on peut résumer comme la thèse de l’idéalité du fini. Il s’agit d’abord de
surmonter l’opposition du fini et de l’infini ; dans la logique de Hegel
« l’infini est l’affirmatif et seul le fini est supprimé »
.
Si dans l’entendement la finitude est dès l’abord dans la détermination de la
réalité. Mais Hegel ajoute : « L’infini conçu par l’entendement et
qui, placé à côté du fini, n’est lui-même que l’un des deux finis, n’est pas
moins, lui aussi, quelque chose de non vrai un idéel. Cette idéalité du fini
est le principe capital de la philosophie et toute véritable philosophie
est pour cette raison un
idéalisme. »
Or cette dialectique qui supprime le fini en en affirmant l’idéalité est
justement cette même dialectique dans laquelle l’être est toujours le
« passer dans le néant et le néant le passer à l’être », ce qui est
le principe même du
devenir auquel
s’oppose « le principe selon lequel
rien
ne vient du néant, «un aliquid ne vient que d’un aliquid», le principe de
l’éternité de la matière, du panthéisme. »
Autrement dit séparer la méthode dialectique du
système idéaliste c’est ruiner la dialectique elle-même ; la méthode est
alors appliquée abstraitement à un contenu qui lui est extérieur. C’est très
exactement ce que fait le « matérialisme dialectique » qui ressuscite
toute la philosophie spéculative de la nature.
2.3. Le matérialisme dialectique
L’exposé par Engels du matérialisme dialectique part
de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme
à la forme suprême de la pensée »
.
Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot
commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance »
et qu’on retrouve à l’époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La
première définition que nous en donne Engels est une définition négative :
la dialectique s’oppose à la « philosophie moderne »
qui s’est « embourbée, surtout sous
l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi
presque sans exception les Français du XVIII
e siècle du moins dans leurs oeuvres
spécialement philosophiques ».
Cette méthode, ce mode de pensée « métaphysique » vient des sciences
de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses
parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en
classes déterminées... »
.
Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l’habitude
d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en
dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur
mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement
variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. »
Ce mode de pensée de métaphysique n’est pas autre chose que ce que Hegel
appelle « l’ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant le
philosophie kantienne qui se caractérise par la considération des objets de la
raison du seul point de vue de l’entendement »
.
Avec cette ancienne métaphysique on trouve l’empirisme dit encore Hegel. Or les
adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes : « Et
quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la
nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des
derniers siècles, le mode de pensée métaphysique. »
Il y a ici un véritable renversement au sein du
« marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte
Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais étaient considérés comme
les véritables ancêtres du matérialisme et en particulier des matérialistes
français et ceux qui les premiers ont mis en cause la métaphysique. A l’époque
de la « Sainte Famille », Marx et Engels tournent les empiristes, les
matérialistes et les sciences contre la philosophie spéculative et contre
Hegel. La construction du « matérialisme dialectique » consiste au
contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers 1845, l’esprit
« chimérique » est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un
des manuscrits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la
nature », Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique:
« Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons
le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non
pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la
nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le
cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans
cette direction qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite
la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans
la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre. »
On pourrait continuer assez longtemps. Le renversement des références
théoriques exprime un renversement de la problématique elle-même.
2.4. Les lois de la dialectique
Et de fait, Engels abandonne les points de départ
empiriques revendiqués dans « L’Idéologie Allemande ». Ainsi la
« Dialectique de la Nature » commence-t-elle par une exposé de la
dialectique — qu’il faut exposer en tant que « science des connexions, en
opposition à la métaphysique » — et de ses « lois » qu’il réduit
au nombre de trois : loi du passage de la quantité en qualité et
inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la
négation
.
Laissons ici de côté cette « loi de l’interpénétration des
contraires » qui paraît bien peu hégélienne. Le problème tient en ce que
Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou
compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des
lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est
obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique qu’elles ont
chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière
idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en
ce que ces lois sont imposées d’en haut
à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en
être déduites. »
Pourtant ce n’est pas ainsi que les choses se
passent chez Hegel ; le passage de la quantité en qualité et inversement
qui est affirmé, par exemple, au § 111 de l’Encyclopédie, n’est nullement
présenté comme une « loi de la pensée » mais comme la conclusion de
la doctrine de l’être. Pour Hegel c’est d’abord la qualité qui passe dans la
quantité. Ce passage conclut le passage de l’un aux nombreux uns et découle de
l’identité de la répulsion et de l’attraction. « La déterminité
qualitative qui dans l’un a atteint son
être-déterminé-auprès-de-et-pour-soi,
a donc passé dans la déterminité en tant que supprimée, c’est-à-dire à l’être à
titre de
quantité. »
La difficulté de la pensée hégélienne s’éclaire dans la remarque qui suit et
qui est dirigée contre la philosophie atomistique selon laquelle les nombreux
uns ne pas rassemblés par l’attraction mais par le hasard. Or l’atomistique,
dit Hegel, n’a pas que des implications en science physique mais aussi dans le
domaine politique : « Selon cette perspective, la volonté des êtres
singuliers en tant que tels est le principe de l’Etat, l’attractif est la
particularité des besoins, des inclinations, et l’universel, l’Etat lui-même,
est le rapport extérieur que constitue le contrat ».
Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi » qui chez
Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie
atomistique, alors même que le « matérialisme historique » s’est
d’abord construit à partir de l’atomistique, depuis la dissertation de Marx sur
la différence entre les philososphies de la nature de Démocrite et Epicure,
jusqu’à la thèse de l’association des individus libres telle qu’elle est
esquissée dans le « Capital »
.
Notons aussi ceci : Marx à plusieurs reprises rappelle que Epicure, qui
faisait preuve en physique d’une grande « nonchalance », fut le
premier à présenter une théorie politique du contrat et que ce fut là un de ses
mérites.
Considérons maintenant la « loi de
l’interpénétration des contraires ». Engels renvoie sur ce point à la
doctrine hégélienne de l’essence. Or la doctrine de l’essence ne dit pas que
les choses sont contradictoires ; elle montre « l’inanité de
l’opposition entre
concepts prétendument contradictoires. Hegel met en
cause non la logique formelle en tant que telle mais la restriction de la
raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d’identité,
que Engels reprend entièrement à son compte, porte sur le fait non que le
principe d’identité devrait être remplacé par une « principe de
contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d’identité,
mais sur ceci : « Au lieu d’être une loi vraie de la pensée, ce
principe est seulement la loi de l’entendement abstrait ». Engels, faisant
de la nature « le banc d’essai de la dialectique »
condamne le principe d’identité à partir des difficultés de son application aux
phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il,
est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à
celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement, utilise lui aussi
de nombreux exemples tirés de l’observation de la nature à l’appui de son
propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à la « Phénoménologie
de l’esprit ». Or cette exemple n’est pas en tant que tel utilisé pour
critiquer le principe d’identité mais pour réclamer la compréhension de la
« fluidité » non seulement des mouvements organiques dans la nature
mais aussi des « mouvements organiques » dans la philosophie. La
« vie », celle de la nature, est en quelque sorte un modèle théorique
pour la pensée afin qu’elle apprenne à affranchir la contradiction de son
unilatéralité et à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel
et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires ».
Cependant ce n’est pas l’étude de la biologie qui fonde la dialectique
hégélienne. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, Hegel s’enracine
dans une tradition qui remonte aux Grecs — et en particulier à Platon et
surtout Aristote — qui considèrent la nature et en fait le monde — le cosmos —
comme une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence
ésotorique dans l’alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation
des éléments naturels les uns dans les autres.
Mais ceci n’est pas encore, en tant que telle, la
question du principe d’identité. Car la critique du principe d’identité chez
Hegel ne s’appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l’analyse de la
structure de l’opération intellectuelle et de l’acte de langage qui consistent
dans l’affirmation d’une identité. Il montre la forme contradictoire de
l’affirmation du principe d’identité : « Déjà la forme même de la
proposition est en contradiction avec elle, car une proposition promet aussi
une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce
qu’exige sa propre forme ».
Il ne s’agit pas d’une réfutation du principe d’identité, mais de la découverte
que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence.
C’est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de
l’essence ce qui constitue le noeud de sa logique, l’identité de l’identité et
de la différence. Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L’influence de
Luther doit être signalée ; c’est lui qui propose de remplacer la copule
«
est » du syllogisme latin
par l’allemand «
werden » :
l’essence des choses n’est pas l’identité mais le devenir. Il faudrait
également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l’on pourrait
sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne,
particulier sur cette identité de l’identité et de la différence. Chez Maître
Eckhart, c’est précisément la connaissance de Dieu qui nous révèle l’identité
de ce que nous croyions contradictoires. Maître Eckhart pose la Trinité comme
le moyen par lequel Dieu qui est unité simple peut manifester sa toute
puissance. Dieu est principe premier, mais en tant qu’Unique-Un il est dans
l’incapacité de rien manifester de soi-même. C’est pourquoi cette unité qui est
sa toute puissance ne peut sortir de l’impuissance qu’en se divisant. Mais les
trois personnes restent unies par leur essence. Donc si l’essence tient tout en
soi, ‘en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi ».
De cela, Maître Eckhart conclut que toutes choses sont à la fois finies — parce
qu’elles sont apparues dans le fleuve du temps — et infinies — parce que
demeurées dans l’Eternité. On pourrait continuer ainsi. Il apparaîtrait que le
principe de l’identité de l’identité et de la différence, qui est aussi le
principe de l’unité des contraires s’est développé non à partir des sciences
positives et de l’observation de la nature comme feint de la croire Engels,
mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la
révélation chrétienne — par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont
l’identité et la différence furent au centre de l’hérésie arienne et du concile
de Nicée.
La troisième loi de la dialectique, celle de la
négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour
l’édification du système tout entier »
.
Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez
Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où
Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la
« négation de la négation » dans
l’accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d’utiliser la
« négation de la négation » comme moyen de déduction
a priori du mouvement historique. Engels
fait justement remarquer que Marx n’utilise jamais cette « loi
fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c’est uniquement
à fin du livre I du « Capital », après avoir démontré quels antagonismes
travaillent le mode de production capitaliste, qu’il parle de la négation de la
négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle —
ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans
sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu’il
voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la
dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la
dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de
connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ;
bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est
bien proche de la nuit théorique où toutes les vaches sont noires. Marx a
beaucoup mieux compris la logique hégélienne ; dans la première section du
Capital, il a présenté son analyse de la marchandise à partir de cette logique
hégélienne qui saisit la différence dans l’identité et l’identité dans la
différence.
Mais Marx n’en a jamais fait
une principe de la chose mais seulement une méthode — on pourrait presque dire
« procédé » — par laquelle la science peut
exposer le
mouvement réel, le reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien
d’identifier les antagonismes réels dans les relations entre individus et les
contradictions logiques que met en évidence la critique de l’économie
politique. Engels au contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont
que le résultat de l’abstraction de l’étude du monde réel identifie le
mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoins
l’idéalisme hégélien. Si chez Hegel, « l’Idée logique s’expose,
en tant que logique, comme étant
immédiatement, identiquement, son Autre, la nature »
,
Engels renverse en quelque sorte cette proposition et donc la retrouve derechef.
2.5. La dialectique de la nature
La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels
note les points qu’il doit développer dans la préparation de sa
« dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les réserves
à l’égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la philosophie de la nature face
à la science positiviste. Mais de proche en proche c’est l’ensemble de la
philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos
de la distinction entre entendement et raison : Engels approuve la
distinction hégélienne. « Cette distinction hégélienne, selon laquelle
seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens »
.
Engels défend la « théorie du concept », telle qu’elle est exposée
dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque
(Haeckel) dont il dénonce « l’absurdité ». La « charlatanerie de
l’induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal
et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier,
particulier » telle qu’elle est exposée dans la troisième section de la
Logique
.
Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la
« charlatanerie » des Anglais et à « l’absurdité » de
Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l’Idée on ne peut plus
clairs et opposés à toute interprétation matérialiste : « L’idée peut
être saisie comme la raison [...] ensuite comme le
sujet-objet, comme l’
unité de
l’idéel et du réel, du fini et et de l’infini, de l’âme et du corps-vivant,
comme la
possibilité qui a son
effectivité auprès d’elle-même [...]
».
Et c’est à partir de ce développement de l’Idée que Hegel construit la nature
non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l’idée qui saisit
intuitivement.
Engels approuve également Hegel dans le refus du noumène kantien inconnaissable
et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que
les savants modernes »
.
C’est là une remarque qu’on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans
ses cahiers de lecture consacrés à Hegel
.
A partir de cet accord partiellement explicite sur
les présupposés philosophiques — la critique de l’entendement et le retour à la
doctrine hégélienne du concept — la dialectique de la nature développée par
Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la
philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois
dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de
l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation
repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est
nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée
par la répulsion »
.
Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction
comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système
solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur
la répulsion primitivement présente. »
Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le
plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des
lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme
ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la
Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode
« géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme
complément dialectique nécessaire de l’attraction. De la même manière, Hegel,
qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la
nature »
,
fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la
chaleur agit comme une force de répulsion. Il faut ici rappeler quel rôle joue
le couple attraction-répulsion dans la philosophie de Hegel. Le chapitre de III
de la « Phénoménologie de l’Esprit » s’intitule « Force et
entendement ». Hegel y expose comment les catégories de l’entendement sont
unilatérales et conduisent à leur propre dépassement. La loi newtonienne de
l’attraction universelle a mis en avant le concept de force ; or ce
concept de force se dédouble en un jeu de forces, car « le concept de
force devient effectif par le dédoublement en deux forces »
.
Hegel donc donne une analyse « métaphysique » des résultats que la
science obtient par l’expérience. Le magnétisme est ainsi conçu comme structuré
par une contradiction dialectique : Le concept « apprend donc par
l’expérience que c’est une loi du phénomène lui-même qu’adviennent des
différences qui ne sont pas des différences, ou que ce qui est de même nom se
repousse de soi-même ; et, pareillement que les différences ne sont que
des différences qui n’en sont pas et et qui s’abolissent ; ou encore que
ce qui n’est pas de même nom s’attire. »
Ainsi au « monde tranquille des lois » de l’entendement de la science
newtonienne se substitue la une nouvelle loi qui exprime « le devenir
non-identique de l’identique et, inversement, le devenir identique du
non-identique. »
L’entendement avait conduit à un premier monde supra-sensible. L’analyse du jeu
des forces conduit à un deuxième monde suprasensible qui est « le monde à
l’envers », l’aspect inversé de ce premier monde. Le jeu des forces ou si
l’on veut la dialectique action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin
qui conduit, dans la phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère
donc pas les catégories de la mécanique classique d’un point de vue
épistémologique, immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même,
mais plutôt d’un point de vue extérieur, en tant que moments d’une démarche qui
conduit l’esprit à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences
empirico-analytiques. Telle n’est évidemment pas l’intention de Engels qui
veut, au contraire, transformer cette « dialectique »
attraction-répulsion en principe épistémologique des sciences de la nature
elle-même. Si on ne se limite pas aux passages les plus durs de la critique de
Hegel contre l’entendement, on trouve chez lui, en même temps, notamment dans
« L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques » une volonté d’intégrer
les acquis des sciences de la nature ; on peut même parler comme François
De Gandt d’une sorte de « concordat entre raison et entendement »
qui permettrait aux sciences particulières d’alimenter la philosophie de la
nature. La position de Engels, au contraire, nous renvoie de fait à la lettre
de la dissertation de 1801 par sa volonté de voir les sciences de la nature
gouvernées par une philosophie, en quelque sorte imposée de l’extérieur. On
sait que Hegel a porté des critiques sévères contre la philosophie de la natue
de Schelling ; cependant Schelling a découvert un principe
essentiel : « Le mérite [est] d’avoir changé les catégories de la
pensée de la nature ; il a appliqué les formes du concept, de la raison à
la nature : par exemple dans le magnétisme la forme du syllogisme. Il n’a
pas seulement mis en lumière ses formes, il a aussi cherché à le construire, à
le développer à partir du principe.
»
Ce que Hegel reproche à Schelling, c’est d’être tombé dans le formalisme,
d’avoir remplacé les concepts par des formules. On peut dire que Engels cherche
comme Schelling à appliquer les formes de la raison à la nature à partir d’une
véritable métaphysique de la nature. Il faudrait se demander si ce n’est pas
chez Schelling plus que chez Hegel qu’il faut rechercher les origines véritables
du matérialisme dialectique
.
Encore faut-il noter que chez Engels cette position n’est affirmée que
tendanciellement, Engels dans la matière de son travail s’appuyant sur les
travaux les plus avancés de son époque ; en outre il insiste souvent sur
le fait que la forme dialectique concerne l’exposition des résultats et qu’en
tant que telle elle ne produit pas des formules magiques pour la science. Chez
les épigones, il n’en ira pas de même.
Engels prend également la défense de Hegel sur la
divisibilité de la matière, dont il considère qu’elle est une question
« pratiquement indifférente pour la science »
:
« Hegel se tire très facilement d’affaire sur cette question de la
divisibilité en disant que la matière est l’un et l’autre, divisible et
continue, et en même temps ni l’un ni l’autre, ce qui n’est pas une réponse
mais est presque prouvé maintenant. »
Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou
inconsciemment, sous la coupe d’une philosophie et si elle le fait inconsciemment,
elle tombe sous la coupe d’une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent
le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes
vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »
En étudiant les catégories de la pensée — et selon Engels, Hegel est le premier
depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche — , la philosophie
fournit à la science l’aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais
qui affirmait que l’idée archétype existait bien avant l’espèce animale qui
l’incarne, Engels commente ironiquement : « Si c’est un savant
mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais
si c’est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une
chose juste, bien que présentée à l’envers, c’est du mysticisme et un crime
inouï. »
.
Engels envisage que la philosophie se perdra dans la « science
positive » mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la
dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure
de la pensée.
Or Engels considère que le science positiviste maintient en vie les déchets de
l’ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu’il est défini par
Engels n’est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions
philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire,
il ne considère que les sciences n’ont d’avenir que pour autant qu’elles
deviennent dialectiques, donc qu’elles se mettent à l’école de la philosophie
qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Sur toutes les questions essentielles soulevées par
Hegel lui-même, Engels veut se situer dans le cadre de la philosophie
hégélienne de la nature, convaincu qu’il est que le danger le plus grand n’est pas
la déduction a priori des lois de la
nature mais bien l’empirisme plat qui trouve son contre-point dans le
spiritisme et toutes les formes de l’irrationalisme moderne. La difficulté et
les méprises qui ont suivi tiennent en ce que Engels attaque, sous le nom de
métaphysique, non la métaphysique elle-même mais la science basée tout à la
fois sur le principe d’identité, le principe de non contradiction et la place
fondamentale de l’expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne,
la philosophie de l’entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la
métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat la dogmatisme
pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de
nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la
méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer
toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent devient chez Engels
tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique
de la nature.
2.6. Sur le « marxisme orthodoxe »
Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la
position de Engels dans les années 1880, est repris par Lénine — qui propose de
créer « une société des amis matérialistes de Hegel » — et par la
plupart des marxistes. C’est ce autour de ce socle bien fragile que se définit
le « marxisme orthodoxe », même si souvent, chez ces marxistes, qui
ne possèdent pas nécessiarement de culture philosophique particulière, la
dialectique de la nature n’est plus qu’un autre nom pour désigner les
« sciences positives ». Le marxisme français, par exemple, pour
autant qu’il se soit penché sur ces questions, s’est très souvent contenté de
faire l’apologie avec des « mots dialectiques » de la science telle
qu’elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français.
La réaction contre le marxisme orthodoxe qui s’est
manifestée au début des années 20 à travers les textes de Lukacs, Korsch ou
encore Gramsci a consisté d’abord à rejeter, plus ou moins explicitement la
dialectique de la nature hors du système marxiste. Au nom du retour à Hegel et
à la dialectique, est expurgée du marxisme cette partie qui est justement une
des héritages de la visée hégélienne de l’unification du savoir. Va dominer une
vision historiciste du hégélianisme qui sera transposée
mutatis mutandis dans la doctrine marxiste. On pourrait croire que
ce mouvement est une conséquence de la révolution russe. Les événements
historiques n’ont servi ici que de révélateur de mouvements intellectuels
antérieurs. L’interprétation historiciste de Hegel est, bien avant le Première
Guerre, au centre du dialogue en Croce, Sorel et Labriola ; la formation
intellectuelle de Gramsci est tributaire de la philosophie de Gentile. Dans la
sphère allemande, le « retour à Kant » a redonné vie à la philosophie
critique dans le même temps ou s’affirmait l’autonomie des « sciences
sociales » à l’égard des sciences naturelles : Lukacs suit les
enseignements de Max Weber
,
de Dilthey ou de Simmel. C’est dans ce contexte que Lukacs remet en cause le
« marxisme orthodoxe » et rejette en particulier l’enseignement de
Engels, alors que pour l’immense majorité des marxistes de l’époque, la seule
connaissance de Marx était une connaissance de seconde main à travers les ouvrages
de « vulgarisation » de Engels. Tout naturellement, c’est sur la
dialectique de la nature que se concentrent les questions, précisément parce
que les développements dans ce domaine sont l’apport le particulier de Engels à
la doctrine marxiste. Ainsi Lukacs écrit : « Les malentendus qu’a
suscités la manière engelsienne d’exposer la dialectique viennent
essentiellement de ce que
Engels —
suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la
connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives
de la dialectique : action réciproque du
sujet et de l’objet, unité de la théorie et de la praxis, modification
historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans
la pensée, etc., ne se retrouvent pas dans la connaissance de la nature ».
Très influencé par les néo-kantiens, Lukacs en effet ne peut considérer que le
dialectique soit ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D’où il déduira une
opposition fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode
« ne connaît pas de contradiction, d’antagonisme dans son objet »
et les sciences sociales où « ces contradictions ne sont pas les symptomes
d’une
imparfaite appréhension
scientifique de la réalité, mais appartiennent d’une manière indissoluble à
l’essence de la réalité elle-même. »
Le dualisme de Lukacs détermine une problématique qui est commune aux
philosophes de l’école de Francfort et aujourd’hui à Habermas. Il y a d’une
part le refus de la dialectique de la nature et donc la réduction de la
dialectique à la relation sujet-objet — c’est-à-dire un mouvement du
hégélianisme vers la philosophie critique — et une dépréciation des sciences de
la nature au profit des sciences sociales ou de ce qu’on appelait les
« sciences morales », ce qui inclut le refus d’une science naturelle
de l’homme dans l’optique positiviste, refus que Habermas justifie ainsi :
« Il manque à la science au sens strict précisément ce moment de la
réflexion par lequel est caractérisée une critique qui examine le processus
historique de l’autocréation du sujet social, et en rend aussi ce sujet
conscient. »
Le rejet de la dialectique de la nature dans la
problématique marxiste, tel qu’il est opéré par Lukacs par exemple, conduit
d’une manière ou d’une autre à rompre le lien fort, bien que confus et souvent
non explicité, qui unit un certain marxisme au hégélianisme, et conduit ainsi à
rattacher Marx directement à la philosophie kantienne
— la théorie marxienne est, selon Habermas, une « anthropologie
matérialiste de la connaissance » dans laquelle la synthèse par la pensée
est remplacée par la synthèse par le travail. Le paradoxe veut que ce rejet de
la dialectique de la nature soit souvent présenté dans la littérature marxiste
comme une critique du positivisme et du matérialisme mécaniste qui aurait
infesté le « marxisme orthodoxe » à laquelle il faudrait répondre par
une retour à la dialectique de Hegel dont la « fluidité » permettrait
de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui prend pour
une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature, moment
essentiel de la réalisation d’une métaphysique non-dogmatique, s’ajoute
maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique
objet-sujet (Korsch par exemple dans « Marxisme et Philosophie ») qui
prennent pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme
dialectique et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l’amputant
d’un de ses moments essentiels.
3. Conclusion
La philosophie de la nature n’est pas une partie
surajoutée mais bien une pièce essentielle du système de Hegel dans son
ensemble. Vouloir être dialecticien au sens de la dialectique de Hegel et
refuser en même temps la « dialectique de la nature » n’a aucun sens,
sauf à revenir à une dialectique sujet-objet de type kantien. De la même
manière, accepter le dialectique comme méthode et rejeter le système de Hegel,
c’est disloquer la dialectique elle-même. Si on accepte ce cadre théorique, la
tentative de construction d’un « matérialisme dialectique » ne
pouvait que conduire à une incohérence fondamentale.
Il ne s’agit pas dans l’étude des textes de Engels
de mettre évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases
isolées ; bien au contraire, c’est toute une problématique nouvelle (par
rapport à Marx) qui s’affirme, même si elle reste en partie masquée par les
dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de
la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et
Engels. Progressivement s’agence une conception théorique qui définit la
« philosophie du marxisme » comme une sorte de
« hégélianisme » corrigé et qui conduit, ainsi que le remarque
Colletti, à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et
simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la
philosophie de la nature mais dans un
contexte qui lui est radicalement étranger. La « restauration
hégélienne » conduit à la mise en cause de tous les spécificités de la
philosophie marxienne. Mais ce nouveau « hégélianisme » est amputé du
système qui fait de la dialectique le mouvement même de l’esprit et de la
culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l’application
extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente
encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan
scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les
« épigones » on tombe dans ce « formalisme monotone » et
« Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois
déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres,
sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette
manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers,
c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches
ou ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les
boutiques de marchands d’épices »
.
On peut dire finalement que le « matérialisme dialectique » inverse
exactement les buts qu’il s’était fixé. Au lieu de reprendre la méthode vivante
en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi
idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique,
laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue
un savoir.
Sans doute la situation intellectuelle de la fin des
années 1870 est-elle bien différente de celle des années 1840 et
explique-t-elle en partie cette involution du « marxisme » : en
effet « l’ennemi principal » n’est plus la philosophie spéculative
mais un positivisme qui s’oppose au marxisme y compris au sein du mouvement
socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques »
de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années
1845 et dans toute l’oeuvre théorique de Marx d’une part et celle de Engels
dans les textes de la fin des années 1870 d’autre part, sont difficilement
conciliables dans une même problématique théorique. Il faut bien admettre que
les présuppositions philosophiques qui conduisent au « matérialisme
historique » tel qu’il est exposé dans « La Sainte Famille » et
dans « l’Idéologie Allemande »
et les présuppositions philosophiques du « matérialisme
dialectique » telles qu’elles sont développées par Engels — avec l’accord
explicite de Marx ! — sont rigoureusement contradictoires et par
conséquent que la doctrine « marxiste » unissant « matérialisme
historique » et « matérialisme dialectique », quels que soient
les « liens dialectiques » qu’on ait placer entre les deux, n’est
qu’un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement
d’une problématique philosophique unique. C’est bien pourquoi le marxisme est
philosophiquement introuvable sauf sous la forme de « philosophie
d’Etat ». Mais ce marxisme introuvable a constitué un obstacle presque
insurmontable à la connaissance de la philosophie de Marx, les marxistes
trouvant plus simple de prendre au mot quelques phrases de Marx sur la
suppression de la philosophie pour s’affranchir de l’exigence d’unicité de la
vérité qui habite toute aventure philosophique. Ajoutons que Hegel n’a été trop
souvent connu qu’à travers une grille de lecture marxiste, identifiant plus ou
moins le « matérialisme historique » et la philosophie de la histoire
hégélienne. Les méprises marxistes au sujet de la dialectique de la nature
résument les méprises des marxistes au sujet du lien entre Marx et Hegel et
nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens se sont accumulés sur
le sens de l’oeuvre de Marx dans la mesure même où cette oeuvre n’a été
pratiquement connue qu’à travers une conception du monde qui lui est
philosophiquement antagonique.