vendredi 23 mars 2007

Sciences, scientifiques et religion

Retour sur quelques chemins battus

Il semble curieux, quand on est peu informé en ces matières, de voir des scientifiques de renom apporter leur caution scientifique à des thèses religieuses – l’opposition au darwinisme et la défense de l’« intelligent design » – voire à des divagations sur le « paranormal » – les plus anciens se souviennent du fameux « colloque de Cordoue » qui devait confronter la physique quantique à la « transmission de pensée » et autres phénomènes paranormaux de la même farine. L’explication habituellement donnée est la suivante : le scientifique dans son laboratoire est un « matérialiste inconscient » mais rentré chez lui il retombe sous le poids de l’idéologie dominante donc les idées religieuses constituent un élément fondamental. Cette explication – empruntée en gros à Lénine – et toutes les explications de la même famille me semblent d’une faiblesse insigne et manifestent plutôt une croyance naïve dans « la Science », dans la puissance et la vérité du discours scientifique.

2- Je voudrais montrer 1) que si les sciences ne peuvent rien dire en faveur des croyances religieuses, elles ne peuvent rien non plus contre ces mêmes croyances car sciences et religions ne parlent pas de la même chose, elles ne considèrent pas les mêmes questions sous le même rapport ; 2) que le libre penseur ordinaire méconnaît la faible cohérence, les importantes zones d’ombre et les limites des discours scientifiques ; 3) que les représentations idéologiques de « la » science dans ses rapports avec la technique entretiennent l’obscurantisme et donnent un poids démesuré au discours religieux, surtout quand il se prétend « scientifique ».
3- Commençons donc par le plus simple. Quand un scientifique de renom (ou pas !) vient cautionner une réunion de fondamentalistes engagés dans la défense d’un nouveau créationnisme baptisé « intelligent design », ils n’apportent pas un seul argument en faveur de la doctrine qu’ils prétendent défendre. Et donc prétendre que cette doctrine est « vraie » parce que le professeur X, spécialiste de biologie, la défend, c’est une imposture pure et simple. C’est sur ce genre d’imposture que reposent, par exemple, les activités de UIP tant dans le domaine de la biologie que dans celui de la physique — voir la publicité qu’ils offrent à l’ouvrage Science et quête de sens sous la direction de Jean Staune, déjà remarqué pour ses exploits en matière d’anti-évolutionnisme. Quand on affirme que « c’est bien la science et non la philosophie qui nous habilité à nous voir comme l’une des parties d’un modèle cosmique qui ne fait que commencer à se révéler » et que « la science provoque une réouverture des chemins du sens » (Bernard d’Espagnat), ce sont de véritables escroqueries intellectuelles. La science ne montre rien de tel – tant est-il qu’il y ait quelque chose comme « la science » — puisque, précisément, les sciences modernes évacuent par construction la question du « sens » en limitant leur objet à la description des lois régulières qui lient les phénomènes et en vue de fournir des prédictions et des prévisions.[1] Pourquoi les lois de la nature sont-elles ce qu’elles sont ? « je ne fais pas d’hypothèses », répondait Newton.
On ne doit pas confondre le procès de travail scientifique proprement dit (formulation des hypothèses, détermination des expériences à monter, validation des résultats et formulation de la loi) avec le contexte de travail. Ainsi les croyances religieuses ou métaphysiques déterminent souvent les orientations et les intuitions du savant. Par exemple, on sait l’importance de l’invention du calcul différentiel dans l’évolution de la physique moderne. Leibniz a joué un rôle central dans cette invention. Or il est impossible de séparer, chez cet auteur de génie, théologie et physique. Dans mon La matière et l’esprit, j’avais noté ceci : « Le Dieu de Leibniz est un Dieu calculateur, semblable à un « excellent géomètre », à un « bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse » ou encore à « un savant auteur qui enferme le plus de réalité dans le moins de volume qu’il peut »[2]. Si, comme l’explique Leibniz, « la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie », ce n’est pas en raison d’un préjugé arbitraire en faveur de la simplicité, mais parce que cette manière de procéder est la plus conforme à la sagesse divine. D’où cette conclusion : « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est même pas possible de feindre des évènements qui ne soient point réguliers »[3]. Il n’est rien qui soit irrégulier absolument ; certains phénomènes peuvent semble n’obéir à aucune règle en raison d’un défaut de notre connaissance. Leibniz noue en un tout le principe de raison (une des formulations possibles du déterminisme) et l’hypothèse d’analycité en les fondant sur une théologie qui, seule, pourrait les légitimer. La question est de savoir si le lien qu’établit Leibniz est un lien logiquement nécessaire ou s’il est possible de distinguer la méthode scientifique leibnizienne de la théologie. Encore faut-il préciser : la manière dont Leibniz pense cette question et la manière dont nous la pouvons penser sont très différentes. Pour nous, c’est bien la dernière solution qui s’impose. »[4]
Mais bien évidemment, ce n’est pas parce que chez Leibniz théologie et mathématiques sont étroitement liés, que le calcul différentiel pourrait prouver que « la nature a horreur du vide » et que Dieu existe ! On pourrait aussi se livrer à des considérations du même genre sur le Dieu d’Einstein, la géométrisation radicale du monde physique que propose la théorie de la relativité générale et le refus obstiné d’Einstein d’admettre l’indéterminisme de l’interprétation standard de la mécanique quantique : « Dieu ne joue pas aux dés », répond Einstein à Heisenberg.
Inversement, si comme je le crois (voir encore La matière et l’esprit) une philosophie matérialiste monisme constitue l’arrière-plan métaphysique le plus favorable au travail scientifique, les sciences ne prouvent en rien que le matérialisme soit plus « vrai » que l’idéalisme. L’un n’est pas plus vrai que l’autre, parce que matérialisme et idéalisme sont soutenus par des thèses qui échappent à toute expérience possible. En bon matérialiste, je préfère penser que l’univers est incréé – à la manière du cosmos d’Aristote – et j’ai quelques préventions contre la théorie du « big bang » qui me semble très mystique et souvent peu intelligible, mais évidemment je ne dispose pas plus de preuve que n’en ont ceux qui datent le « commencement » de l’univers à 13 ou 15 milliards d’années et ce pour une raison qui n’a rien à voir avec les limites contingentes de nos connaissances mais dépend de cette « dialectique de la raison pure » qu’a étudiée Kant quand il montre que les idées cosmologiques (par exemple celle du début et de la fin de l’univers) ne sont susceptibles d’aucune sorte de vérification théorique.
4- Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
5- Il apparaît donc que les savants, quand ils donnent la caution de la science à la religion, le font parce qu’ils surestiment le pouvoir des sciences. Ils donnent, à partir de vérités (provisoires) établies par les sciences, des interprétations concernant l’univers et les fins ultimes de l’humanité, lesquelles peuvent avoir leur utilité dans une réflexion philosophique et mais ne sont jamais « scientifiques ». Sans doute, les croient-ils « vraies », mais qu’un grand mathématicien voit dans la beauté des mathématiques une expression de Dieu, cela ne concerne que lui et ne fait pas de son affirmation concernant Dieu un corollaire des théorèmes mathématiques qu’il a établis sans le moindre recours à l’existence de Dieu.
Si on admet ma façon de voir les choses, il apparaît maintenant que scientisme (l’idée que la science a réponse à tout et qu’elle est potentiellement toute puissante) et la religion ne s’opposent pas, mais se complètent admirablement et s’épaulent l’un l’autre. Au demeurant, quand on regarde le « spectacle de la science », le spectacle télévisé, le spectacle qu’on donne à voir aux élèves des établissements scolaires, on peut facilement constater qu’il fonctionne exactement sur le mode religieux : le scientifique, autant de possible avec tous ses attributs classiques, énonce la Vérité et exhibe les miracles. Le scientifique est convoqué à tout propos : c’est lui qui doit fixer les normes de la vie sociale. Il est bien le nouveau grand prêtre. Pour permettre à tous de communier dans la foi nouvelle, il faut évidemment se débarrasser de tout ce qui fait la grandeur de l’activité scientifique et notamment de l’esprit de doute. Il suffit pour s’en persuader de voir comment les sciences sont enseignées dans nos établissements scolaires. Les dernières hypothèses sont intégrées à toute hâte dans les programmes et enseignées comme des vérités intangibles. Pas un élève n’entendra parler des doutes de plus en plus nombreux qui pèsent sur la génétique, présentée comme une science alors qu’elle n’est qu’une théorie de la reproduction, contestable et contestée. [5] Si on parcourt les sites internet des académies, tous y présentent le « big bang » comme la vérité et déroulent les récits mythiques qu’en tirent ses partisans de la même façon que les croyants devaient s’imprégner de la torah.[6]
6- Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. Il s’agit de la confusion entre science et technique, confusion épinglée ou glorifiée sous le nom de « technoscience ». La technique moderne procède effectivement des sciences – c’est sûrement pour cette raison que le mot « technologie » remplace progressivement celui de « technique », ou, encore plus daté, « l’art ». Les « arts mécaniques » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont bien loin ! Reste une différence essentielle : la recherche scientifique vise le vrai alors que la technique vise l’utile. La science a sa fin en elle-même, la technique n’a aucune autre fin que celle que les hommes lui assignent. Confondre les deux, c’est détruire sûrement la valeur de la science. Or c’est malheureusement ce que l’on voit faire systématiquement quand les sciences sont vulgarisées dans certaines revues … ou à l’école avec la semaine de la science qui est le plus souvent essentiellement l’occasion d’exposer les derniers gadgets techniques.
Il suffit d’en donner quelques exemples pour voir de quoi il s’agit. Les ordinateurs sont des « machines quantiques » (puisque leurs composants sont construits en utilisant les propriétés quantiques de la matière) mais la maîtrise de l’utilisation des ordinateurs n’a aucun rapport avec la mécanique quantique ! Mais dans la mesure où le grand-public ne comprend rien à la manière donc fonctionnent ces étranges machines, les voilà dotées d’un véritable pouvoir magique. C’est pourquoi la pénétration des technologies de pointe s’accompagne sans mal de toutes sortes de superstitions nouvelles ou de la rénovation des anciennes. Il y a un autre exemple qui nous porte dans l’actualité la plus conflictuelle : celui des ogm. Un peu partout on voit des défenses des ogm au nom de la science et par conséquent les opposants aux ogm seraient des obscurantistes dangereux. Qu’il y ait des obscurantistes dans les adversaires des ogm, je n’en doute pas une minute. Le problème est qu’on en trouve au moins autant dans leurs partisans. Car 1) l’expression ogm n’a aucun sens ; 2) les ogm n’ont rien à voir avec la sciences puisque ce sont des applications techniques que l’agrobusiness, notamment états-unien cherche à imposer pour contrôler « l’arme alimentaire ».
Quiconque a quelques lumières en matière de biologie sait que les organismes se modifient génétiquement spontanément à chaque génération et que la domestication et la sélection des plantes et des animaux a utilisé cette propriété depuis les temps immémoriaux. Mais les ogm sont tout autre chose : ce sont des « chimères » au sens précis que ce mot a en biologie puisqu’on greffe par exemple un gène de résistance au froid prélevé sur un poisson sur une plante et que, comme l’assemblage ne tient pas très bien on greffe quelques autres gènes pour compléter la fabrication de la chose. Ces chimères sont construites en vue de réaliser certaines fonctionnalités qui sont jugées désirables par les « acteurs économiques » mais elles n’ont pas de rapport avec la recherche de la vérité. Il est vrai que le but de très nombreux laboratoires n’est plus depuis longtemps la recherche de la vérité mais le profit maximum et la domination mondiale des trusts comme Monsanto[7]. Dans cette affaire, les intérêts de la science et de la santé publique sont méprisés. On a du mal à croire qu’une plante qui génère un insecticide est inoffensive pour la santé humaine mais peut-être ces doctes « savants » ont-ils remplacé le champagne par un verre de tue-mouche dans leurs cocktails mondains… Puisque l’on trouve des scientifiques pour tenter de faire prendre des vessies pour des lanternes et pour apparaître comme les complices de ceux qui veulent achever l’extermination de la petite paysannerie, il est tout à fait normal que ceux qui ne veulent pas passer sous la coupe des rois de l’industrie chimique ou qui ne veulent pas faire les frais de leurs innovations accusent « la science » en général et qu’ainsi les marchands d’opium religieux retrouvent des clients. Ce sont les scientifiques imprudents ou stipendiés sont la cause de cette hostilité nouvelle envers la science. Évidemment, en confondant l’hostilité à certaines techniques avec une critique de la science, on commet une erreur, mais le terrain de cette erreur est préparé par l’organisation institutionnelle d’une science soumise aux intérêts du capital.
7- En conclusion, dans cette affaire, on ne devrait jamais oublier que le monde de la marchandise trouve son complément idéal dans la religion. Que la soumission de la vérité aux impératifs du R.O.I.[8] aille de pair avec le retour de la bigoterie, cela ne devrait donc pas nous surprendre. L’erreur serait de transformer cette question en querelle idéologique. On ne fait par reculer les superstitions religieuses en défendant une rationalité abstraite, mais en s’attaquant aux conditions matérielles qui leur donnent force. « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. »[9]

© Denis COLLIN
Le 8 février 2007
(Ce texte a été publié dans Les libres pensées de Marianne, périodique du groupe "Marianne" de la Libre Pensée, n°25, mars 2007)


[1] La distinction entre prédiction et prévision est assez simple : les prédictions concernent les phénomènes non encore observés, mais qui devraient l’être si la théorie est « vraie » : par exemple Le Verrier, en étudiant les anomalies de la trajectoire d’Uranus a prédit l’existence d’un autre planète, Neptune, découverte finalement une trentaine d’années plus tard par Gall. Les prévisions concernent, elles, l’état d’un système connu à un temps t0 + dt en fonction des paramètres initiaux à t0.
[2] Leibniz : Discours de métaphysique, §V
[3] Leibniz, op. cit. §VI
[4] Denis Collin : La matière et l’esprit, A.Colin, 2004
[5] Voir Ni Dieu ni gènes de Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo (Seuil)
[6] Pour une discussion de cette question, voir J-C Pecker ; L'univers exploré, peu a peu expliqué (Seuil)
[7] Rappelons que cette sympathique entreprise philanthropique états-unienne était spécialisée dans « l’agent orange », un défoliant qui continue de tuer des milliers de Vietnamiens chaque année, plus de trois décennies après la fin des bombardements US…
[8] Return on investment : le critère favori des financiers.
[9] K. Marx : Introduction à la critique de la philosophie du droit (1843)

dimanche 18 mars 2007

Marx et la révolution

Marx et la révolution : ça semble aller de soi ! De plus, Marx et la révolution en France, cela va encore plus de soi, puisqu’il considère que la France est la  révolutionnaire par excellence. Et du reste, il a consacré des ouvrages importants aux grands évènements révolutionnaires français du xixeLes luttes de classes en France, pour la période 1848-1851, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte et La Guerre civile en France consacrée à la Commune de Paris.
Pendant longtemps, l’expression « marxisme révolutionnaire » a semblé purement pléonastique. Pour beaucoup de commentateurs, Marx est le penseur de la révolution par excellence. La pensée de Marx n’est pas une pure théorie ; elle est une « praxis » révolutionnaire. Tous ceux qui ont un peu fréquenté les couloirs du marxisme historique, des organisations qui s’en réclament l’ont dit et répété. Quant à la nature de cette révolution, là non plus, pas de problème ! c’est la révolution prolétarienne, celle qui renverse l’ordre bourgeois et établit la dictature du prolétariat, première phase d’un processus qui doit conduire au dépérissement de l’État et à l’instauration de la société communiste.
Voilà pour le dogme. Or le dogme, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, me semble extrêmement problématique. Et ce pour trois raisons principales :
1) il y a chez Marx plusieurs définitions de la révolution. Des définitions purement politiques et assez traditionnelles – qui renvoient aux évènements violents qui aboutissent ou peuvent aboutir à une transformation du régime politique – et une définition plus large qui englobe tous les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, conçues comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore dans l’avant-propos de 1859 :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. [P1-273]
2) il y a plusieurs stratégies « révolutionnaires » chez Marx. Le mot d’ordre de la « révolution en permanence » de mars 1850 n’est plus du tout celui des années 1870-1880.
3) le contenu même de cette révolution tant sociale que politique est lui-même fort ambigu et il y a chez Marx des discours qui ne forment pas un système très harmonieux.
Ce qui se noue chez Marx entre la Commune de Paris et sa mort – à quoi il faudrait ajouter les innovations d’Engels étudiées par Jacques Texier – me semble de ce point de vue du plus grand intérêt.
Je prendrai ces trois questions dans l’ordre.

Les conditions structurelles de la révolution sociale

La théorie de la révolution chez Marx doit d’abord être envisagée à partir de sa théorie générale de l’histoire. Les révolutions sont les moyens par lesquels s’accomplit le passage plus ou moins long, plus ou moins violent, d’une époque historique à une autre, c’est-à-dire d’un mode de production à un autre, donc d’un certain type de rapports de classes et de rapports de domination à un autre.
Si l’histoire de l’humanité « jusqu’à nos jours » n’est que l’histoire de la lutte des classes, alors une révolution n’est pas un coup de main mais une tentative historique faite par une classe dominée pour s’emparer du pouvoir et asseoir sa domination sur les anciennes classes dominantes. Pour Marx, comme pour la plupart de ses contemporains, la révolution type est la révolution française qui a permis d’abattre les anciennes classes dominantes féodales et leur instrument, la monarchie absolue, pour établir un régime politique conforme aux intérêts de la classe bourgeoise. Marx fait également référence à cet ancêtre de la révolution française qu’a été la révolution anglaise, non pas la « glorieuse révolution » mais la seule révolution sérieuse que fut celle de 1642 à la mort de Cromwell en 1658.
Marx aborde la question des conditions structurelles de la révolution de deux manières, dont les auteurs marxistes nous disent qu’elles sont complémentaires ou qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose.
1) Une ère de révolution s’ouvre quand les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production dans lesquels elles s’étaient jusqu’alors développées. La révolution française paraît caractéristique de ce point de vue. Le développement du mode de production capitaliste est déjà très avancé sous l’Ancien Régime. Les revendications des classes bourgeoises se heurtent au carcan de la monarchie absolue et au poids que jouent la vieille aristocratie et le clergé. Les tentatives de réforme (qu’on songe à celle de Turgot) ont échoué face à la réaction nobiliaire. Voilà ce qui va pousser à la révolution.
2) Une révolution est un affrontement des classes sociales pour la conquête du pouvoir. Elle est le point le plus élevé de la lutte des classes. La révolution de 1848 ou la Commune de Paris sont bien des révolutions car la classe ouvrière, même si c’est encore confusément, cherche à imposer la loi que dictent ses intérêts.
Pour la version (1), je renvoie au texte déjà cité de l’Introduction de 1859. Pour la version (2), on peut se reporter au Manifeste :
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Il est effectivement assez facile de comprendre la complémentarité théorique de ces deux versions. D’une part, les rapports de production sont des rapports de classes : ils sont donc des liens sociaux, liens de subordination, de domination et donc aussi de résistance. En suivant Marx, on n’a donc aucun mal à refuser cette réification « économiciste » des rapports de production à laquelle un certain « marxisme » a si souvent prêté le flanc. D’autre part, on peut considérer que la lutte des classes est le « moteur immédiat » de l’histoire alors que les rapports de production en détermineraient la tendance à long terme. Il faudrait ici introduire une différence de temporalité.
Ce qui me semble problématique là-dedans, c’est qu’il n’y a pas de consécution logique entre ces thèses centrales de la conception marxienne et une quelconque théorie de la révolution. Plusieurs considérations différentes mais finalement convergentes justifient cette perplexité.
La théorie explicative de l’histoire par la contradiction FP/RP telle qu’est exposée synthétiquement dans l’Introduction de 1859 est fort douteuse. Il n’est même pas sûr que Marx lui-même la défende encore au moment où il l’expose. En effet dans ce texte, Marx ne soutient pas que c’est encore de cette manière qu’il voit les choses. Il se contente de dire que c’est seulement le rappel de l’état de ses réflexions dans les années 46/48, c’est-à-dire au moment où il écrit le Manifeste. C’est pourtant ce texte qui a servi de base au « matérialisme historique » tel qu’il a été diffusé par les partisans du « marxisme ». Il n’est pas très utile de revenir longuement sur le schématisme absurde et la vision téléologique qui était sous-entendue. Les cinq phases (du communisme primitif au communisme réalisé en passant par l’étape esclavagiste, l’étape féodale et l’étape capitaliste) ne tiennent évidemment pas une minute et Marx lui-même avait dénoncé à l’avance cette conception.
1) Mais qu’il y ait cinq ou dix phases ne change pas grand-chose, à la vérité. Car ce qui est en cause, c’est une conception purement naturaliste de l’histoire, une conception qu’on retrouve à un détour du Capital : « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation. » Or cette conception naturaliste, « objectiviste » et finalement fataliste de l’histoire exclut l’idée même de révolution. Il y a des « métamorphoses naturelles » mais nullement l’activité consciente aux résultats imprévisibles des individus, la « pratique » comme le disait les thèses sur Feuerbach.
2) L’expérience historique ne rentre pas très bien dans ce schéma. Même si on s’en tient à l’Europe et qu’on laisse de côté la fameuse question du « despotisme asiatique », ce schéma ne convient pas pour le passage de l’Antiquité au monde féodal : il est difficile de voir dans la poussée des forces productives esclavagistes le facteur qui conduit à la destruction des rapports de production ! Quant au mode de production capitaliste, mis à part les cas français, partiellement anglais et sous une forme particulière américain, son développement n’est presque jamais lié à une révolution mais plutôt à des transformations lentes et complexes. Où est la révolution hollandaise du xvii? Comment analyser l’Italie du Nord de la fin du Moyen âge ?
3) Il faudrait analyser plus en détail cette notion de mode de production. On y verrait notamment que la notion de mode de production féodal est fort douteuse. (cf. mon Comprendre Marx)
Au total, je crois qu’il est à peu près clair que le schéma historique général, même si on le raffine et si on écarte les versions « marxistes » orthodoxes, ne conduit absolument pas à une théorie marxienne de la révolution. Cela n’empêche pas le concept de « mode de production » d’être pertinent et de permettre éventuellement des développements intéressants (je renvoie aux deux tomes du travail de Tony Andréani, De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck). Si on veut garder le concept de révolution, il s’identifie alors à toutes sortes de transformations de transformation des modes de production et des rapports sociaux et perd pas mal de sa précision.
Mais même dans ce sens très général, il y aurait encore de nombreuses critiques à faire que je me contente d’indiquer rapidement ici :
- que sont les forces productives ?
- que veut dire Marx quand il dit qu’une société ne disparaît jamais avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’elle peut contenir ?
Si on refuse de faire de la philosophie de Marx la théorie de tout, on pourrait peut-être rendre plus raisonnable son approche en la limitant au mode de production capitaliste. Le mode de production capitaliste est le mode révolutionnaire par excellence – qu’on se rappelle l’étonnante apologie qu’en fait le Manifeste. Et il l’est d’une triple façon :

1) Il a accompli la révolution la plus radicale des conditions de vie humaine en détruisant impitoyablement toutes les formes anciennes de dépendance et de ce point de vue il a créé les conditions matérielles et sociales de la véritable émancipation humaine.
2) Le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement sa propre base, c’est-à-dire en s’étendant à l’humanité entière et à toutes les sphères de la vie sociale et en révolutionnant en permanence sa propre base technique.
3) Enfin le mode de production capitaliste a produit une classe révolutionnaire, le prolétariat. Je reviendrai sur ce dernier point un peu plus loin. Mais je voudrais signaler que là aussi il existe de nombreux problèmes dans la lecture et l’interprétation de Marx. On peut résumer ainsi le raisonnement de Marx.
— « La condition essentielle de l’existence et de la domination de la classe bourgeoise est [...] la formation et l’accroissement du capital. [...) La condition d’existence du capital, c’est le salariat, t...] Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. »
— Mais le progrès de la grande industrie « substitue à l’isolement des ouvriers, résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association ».
— Par conséquent, « le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation.
— Et comme la bourgeoisie « est incapable de s’opposer [au progrès de l’industrie], comme elle est, au contraire, son agent sans volonté propre et sans résistance », elle produit avant tout « ses propres fossoyeurs ».
— Donc « sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».

Les stratégies révolutionnaires de Marx

Si on a du mal à déterminer un concept général de la révolution, c’est peut-être parce que produire un tel concept n’intéresse pas Marx ! ce qui intéresse vraiment Marx ce sont les situations révolutionnaires concrètes et les stratégies à mettre en œuvre. Or si on étudie la manière dont Marx pose cette question, on doit remarquer d’importants changements de stratégie et de conception même de la révolution.
Ces diverses conceptions de la révolution renvoient directement aux variations de la « dictature du prolétariat ». Il n’est pas simple de savoir ce que Marx entend par dictature du prolétariat. Comme le dit Jacques Texier :
La formule de la dictature du prolétariat est assez mystérieuse, propre à être interprétée de plusieurs façons. Sur cette question, Engels pourra exercer ses talents herméneutiques.[1]
Car, si l’expression est bien maintenue dans toute l’œuvre, elle change manifestement de sens entre les années 1848-1852 et les dernières années de la vie de Marx.
Dans la période 1848-1852, la dictature du prolétariat est un élément d’une stratégie révolutionnaire, celle que Marx résume d’une formule, « révolution en permanence »[2]. À cette époque, Marx et Engels croient que la lutte décisive est engagée. Celle-ci combine les révolutions démocratiques et nationales pour abattre ce qui reste du vieil ordre européen et l’affirmation croissante de l’hégémonie du prolétariat : dans des pays comme l’Allemagne, il est impossible d’espérer la stabilisation d’une démocratie bourgeoise au sein de laquelle le mouvement ouvrier pourrait se développer et s’organiser. La révolution démocratique sera, au contraire, le prélude immédiat de la révolution sociale comme l’ont finalement montré les évènements français de février à juin 1848. Ces révolutions seront nécessairement des révolutions violentes posant l’alternative dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat et seule l’énergie manifestée par le parti prolétarien peut empêcher la régression. Le modèle dominant est le modèle de la dictature jacobine de 1793-1795 et la dictature du prolétariat constitue moins une forme étatique précise qu’une stratégie sur le modèle de celle de Robespierre.
Or, après 1852, Marx doit constater que l’ère des révolutions est provisoirement close et c’est une autre perspective qui l’occupe : celle de la transformation sociale lente qui s’opère dans les « soutes » de la société bourgeoise. C’est pourquoi le projet qui l’accapare est celui de la critique de l’économie politique. La question de la dictature du prolétariat revient à l’ordre du jour seulement quand la question politique est à nouveau pensée dans toute sa force. Mais il s’agit d’une perspective complètement différente. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, ont été rappelées plus haut. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira :
Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[3]
Marx se contente de la qualifier de « république sociale ».
Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[4]
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination.
Il faut regarder en détail ce que Marx entend par là.
Il faut d’abord des conditions particulières pour une révolution. La condition première est que les classes dirigeantes soient manifestement devenues inaptes à exercer leur fonction de classe dirigeante. Si on prend l’exemple de la Commune, c’est assez clair :
1) la bourgeoisie est incapable de défendre le pays ;
2) elle est incapable de défendre Paris et capitule devant les Prussiens.
3) Le prolétariat est donc « obligé » de prendre en charge le destin de la .
On pourrait penser que c’est là quelque chose qui est propre à la situation particulière de la Commune de Paris. Mais il n’en est rien. La lutte de classes est « nationale » dans sa forme, bien qu’internationale dans son contenu. C’est donc sur le terrain national, selon des formes politiques héritées du passé que le prolétariat peut livrer son combat. Mais si la lutte est sur le terrain national, elle est aussi d’une certaine manière une lutte nationale. La classe révolutionnaire ne peut prendre et conserver le pouvoir que si elle peut se mettre à la tête de la , c’est-à-dire de toutes les classes plus ou moins dominées.  Ainsi une révolution n’est pas le fait d’une classe sociale, mais bien d’une alliance de classes, une alliance à l’intérieure de laquelle dirige la classe la plus décidée, qui, pour Marx, ne saurait être que le prolétariat.
On voit donc qu’une révolution n’intervient pas n’importe quand ! Il ne suffit pas que les conditions objectives soient « mûres », c’est-à-dire que les forces productives commencent à faire éclater le carcan des rapports de production. Il faut encore que les classes dirigeantes ne parviennent plus à diriger. Il faut en deuxième lieu qu’existe une classe révolutionnaire consciente de ses intérêts et de ses objectifs. Il faut enfin que cette classe soit capable de prendre la direction de la , c’est-à-dire de rallier les autres classes.
Avant le déclenchement de la Commune, Marx considère que les circonstances sont loin d’être favorables à une révolution sociale notamment parce qu’il estime que le poids des « vingt années de démoralisation de la farce bonapartiste » est trop lourd ! Mais quoi qu’il ne soit, une fois le mouvement lancé, Marx le soutient sans réserve… et il apprend de l’expérience de la Commune : « Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits : ils seront toujours posés à nouveau à l'ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n'aura pas conquis sa libération. »
Voici les principales leçons qu’il en tire :
a) la machine d’État doit être brisée.
La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État [1] et de le faire fonctionner pour son propre compte.
Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme.
Toutes ces idées-là seront reprises un peu plus tard et dans un contexte tout autre que le contexte révolutionnaire. En fait l’idée de Marx qui a été forgée depuis le début des années 1850, avec le 18 brumaire, est la suivante : l’Empire n’était pas une forme spéciale d’État bourgeois mais finalement l’expression des tendances les plus fondamentales de toute société où dominent les rapports de production capitaliste. Le Manifeste constatait que la bourgeoisie « a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Bref, il y a bien un antagonisme entre le règne de la bourgeoisie et les libertés démocratiques. Dans La Guerre civile en France, Marx rappelle l’histoire de la IIe République :
En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l'ordre » fut le Second Empire.
Et c’est précisément parce que la république démocratique peut être utilisée comme une arme révolutionnaire par les prolétaires que la bourgeoisie précipita la fin sans gloire de la IIe République. Le 18 Brumaire n’est pas vraiment la description de la formation d’un État bonapartiste (l’expression ne figure pas comme telle dans le texte), mais celle de la forme vers laquelle tend tout État tant que règne la bourgeoisie, une tendance qui fait que la République bourgeoise ressemble comme deux gouttes d’eau à un « Empire sans empereur ». C’est cette idée-là d’ailleurs que développe Domenico Losurdo dans son Démocratie ou bonapartisme, traduit assez récemment en français. C’est pourquoi aussi, « L'antithèse directe de l'Empire fut la Commune. »
b) Que veut dire briser la vieille machine d’État ? Non pas supprimer tout État mais créer un État d’un type nouveau fondé sur « le peuple en armes ». Soit dit en passant cette idée n’est spécifiquement marxienne et ne caractérise pas la révolution prolétarienne. C’est une idée tirée de la tradition du républicanisme. Machiavel fait des milices populaires la seule méthode sérieuse de défense de la république ; l’idée du peuple armé se retrouve très clairement chez Harrington (le citoyen libre est armé) et chez les pères fondateurs de la république aux États-Unis.
c) Une démocratie sous contrôle populaire.
La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune.
Il y a une chose à faire remarquer ici : la Commune reste une démocratie représentative et non un système de démocratie directe. Mais une démocratie sous le contrôle direct du peuple. Le principe de séparation des pouvoirs est révoqué parce qu’hypocrite et permettant toutes les manœuvres. Là encore, les innovations sont moins importantes qu’on pourrait le croire au premier abord : dans leurs phases les plus démocratiques, les Communes italiennes n’étaient pas loin de ressembler à la Commune de Paris (pensons par exemple à l’épisode fameux du « tumulte des ciompi ») et le Contrat Social de Rousseau pourrait bien être la matrice d’où sont sorties les théories constitutionnelles des communards.
d) La séparation des Églises et de l’État !
e) L’élection des fonctionnaires (y compris de justice), révocables.
f) Un État fédéral dont l’unité de base est la Commune (en fait c’est le modèle proudhonien) et le refus du jacobinisme !
g) Le gouvernement à bon marché…
Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'unité de la  ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement , le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.
Notre propos n’est pas de savoir si ce modèle est viable – j’ai tendance à penser que non ! – mais de constater que le gouvernement du type « la Commune de Paris », archétype du pouvoir prolétarien radicalement nouveau (voir Lénine) n’est en fait qu’un type de gouvernement républicain démocratique, issu de la plus vieille tradition européenne (l’idée de remplacer le pouvoir central par une fédération de communes libres est déjà discutée en Italie au x ve siècle !).
Marx en est parfaitement conscient. C’est pourquoi il tente de montrer ce qui est nouveau :
C'est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d'être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'État, et ensuite en devinrent le fondement. (…) La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France.
Mais je crois que Marx est là prisonnier d’une conception téléologique de l’histoire : les communes médiévales devaient préparer l’État moderne alors que la constitution communale du genre « commune de Paris » rend ce même État superflu. C’est une pétition de principe : si vous croyez qu’il y a un sens de l’histoire, Marx vous convaincra peut-être, mais si vous n’y croyez pas, l’argumentation ne tient pas.
Les conséquences de la Commune et l’esquisse d’une nouvelle orientation :
Il y a une inflexion importante dans la réflexion de Marx. Ou plus exactement, l’expérience de la Commune va cristalliser quelque chose qui est en pointillé depuis pas mal de temps, à savoir la convergence entre l’idée de révolution ouvrière et un républicanisme radical, une république jusqu’au bout. « Les républiques bourgeoises sont devenues impossibles en Europe » : c’est le leitmotiv de Marx avant, pendant et après la Commune. « La République doit devenir socialiste » dit-il encore après la capitulation de Sedan.
Cela va conduire à des révisions importantes. De fait, Marx en parle de moins en moins de la dictature du prolétariat. Il en parle dans la Critique du programme de Gotha parce qu’il s’agit d’un texte à destination des militants allemands et que l’Allemagne impériale est en cause : dans ce genre de régime, Marx pense que la révolution gardera un caractère violent et que la résistance des anciennes classes dirigeantes devra y être brisées par la force et c’est pourquoi s’imposera encore la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Par contre, dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique. Ce qui n’est qu’esquissé chez Marx sera développé par Engels.[5]
Je prends quelques exemples tirés ici de Texier et l’on pourra voir que ce tournant engelsien est en fait, sous bien des aspects, dans la continuité de ce qui avait été déjà théorisé au moment de la commune de Paris. Voici une lettre de Engels en 1895
La République, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la future domination du prolétariat.
Texier voit là une contradiction fondamentale avec les textes antérieurs de Marx qui affirmait encore en 1872 que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte ». (Le texte allemand : « die Arbeiterklasse nicht die fertige Staatsmaschine in Besitz nehmen.. », « la classe ouvrière ne peut pas prendre possession de la machine d’Etat toute prête... »). Après 1891, Engels nous dit en passant que la république est « la forme politique toute faite pour la domination du prolétariat », et dit aux Français : « Vous avez l’avantage sur nous que vous l’avez là ». Je ne suis pas sûr que la contradiction soit aussi évidente que le pense Texier, du moins si je ne me trompe pas trop dans l’analyse que j’ai faite plus haut de la constitution du type « Commune de Paris ».
La discussion autour du programme de Clemenceau de 1882 est tout aussi révélatrice. Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à Bernstein, il affirme :
Guesde, lui, s’est mis une fois pour toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans passer par une République à la Clemenceau.
Qu’est-ce donc que la « république à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une révolution :
C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne, encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime bourgeois.
On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le « self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800, c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être envisagé, on voit immédiatement que la question de la révolution a beaucoup perdu de son acuité.

Le contenu de la révolution

Jusqu’à présent, j’ai admis sans discuter que la révolution avait pour base le prolétariat et qu’elle visait à faire prévaloir les intérêts du prolétariat, intérêts dont Marx nous dit qu’ils se confondent avec ceux de la société tout entière. Mais là encore, la lecture de Marx – et non des épigones – ne peut que laisser perplexe. Je me contente de résumer ici ce que j’ai développé dans mon Comprendre Marx.
Pour le lecteur du Capital familier du marxisme, il y a une dernière énigme : on n’y trouve ni la « mission historique de la classe ouvrière » ni la « dictature du prolétariat », deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. Mais, à côté du travailleur apparaît une autre figure, celle du producteur et quand il s’agit de penser l’organisation du futur, c’est à eux que Marx passe la main. Or les producteurs, l’un des termes dont les occurrences sont les plus nombreuses dans Le Capital, sont tout sauf une classe sociale et, cependant, c’est leur association qui est la formule-clé de la révolution sociale à venir.
Que le terme « producteur » ne désigne pas une classe sociale particulière, c’est évident. C’est une notion « anhistorique » : le producteur est simplement celui qui met en œuvre les moyens de travail, quel que soit le mode de production. On ne confondra pas non plus le producteur et l’agent de la production de biens matériels – l’ouvrier, au sens strict, celui dont la production est une œuvre, c’est-à-dire un objet fini, existant indépendamment et du producteur et du consommateur. Enfin si la très majorité des producteurs dans la société moderne sont des salariés, tous les salariés ne sont pas des producteurs – un mercenaire est un salarié qui ne produit pas grand-chose.
Dans le MPC, les producteurs sont tous ceux qui sont intégrés au processus de production et y exercent une fonction nécessaire. Le travail de surveillance et de coordination est un travail nécessaire « partout où la production revêt la forme d’un processus socialement coordonné » [K3, V/P2-1144]. Ce n’est certes qu’un aspect de ce travail dans le MPC – pour une autre part ce travail sert à obtenir l’extorsion maximale de plus-value. Mais c’est un aspect sur lequel les marxistes glissent souvent allégrement. Lorsque Marx aborde la question de la séparation de la propriété capitaliste et des fonctions de coordination et de surveillance, il évoque immédiatement le rôle du directeur dans une coopérative ouvrière :
Dans la coopérative de production, le caractère contradictoire du travail de direction disparaît, puisque le directeur y est rétribué directement par les travailleurs, au lieu de représenter face à eux le capital. [K3, V/P2-1148]
Pour comprendre l’importance de cette question, on peut revenir aux manuscrits préparatoires au Capital. Marx y explique que le travail forme une totalité, mais, dans le MPC, cette totalité est « une combinaison de travaux » et donc c’est une unité
dont les parties constitutives sont étrangères les unes aux autres, en sorte que le travail collectif en tant que totalité n’est pas l’œuvre du travail individuel et que l’œuvre des divers travailleurs réunis ne constitue un ensemble que pour autant qu’ils sont forcés de combiner leurs efforts, impuissants à être eux-mêmes les auteurs de cette association. [M57/P2-287]
Autrement dit, dans sa forme capitaliste, la coopération, la formation d’un travailleur collectif est en même temps aliénation (voir la question du machinisme)
Mais, en développant le machinisme, l’application de la science à la production et l’intégration toujours plus poussée des travaux individuels en un travail collectif, le capital ne développe pas simplement les forces productives de l’humanité en général, il « œuvre ainsi à sa propre dissolution. » Le travail simple est « devenu travail scientifique qui soumet les forces naturelles au service des besoins humains ». Le travail immédiat – l’activité immédiate de l’ouvrier – perd de son importance relativement à l’organisation de la production et au développement des machines. Cela ne veut cependant pas dire que le travail humain en général perd de son importance :
La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine pour dominer la nature ou pour s’y réaliser. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital fixe montre à quel point l’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate. [M57/P2-307]
Il est donc clair que les producteurs – tous les individus intégrés dans ce processus productif global, dans ce « travail général » – ne se limitent pas aux ouvriers, mais ils englobent tous ceux qui jouent un rôle dans ce processus global : ingénieurs, techniciens, spécialistes de l’organisation du travail – ce que certains sociologues, un siècle après Marx, appelleront la « nouvelle classe ouvrière ».
Certes, dans le MPC, le développement du machinisme et de l’application des sciences à la production n’a pas d’autre finalité que d’augmenter la plus-value et, loin de soulager la peine des travailleurs d’augmenter finalement le temps effectif pendant lequel ils sont entièrement au service du capital. Mais d’un autre côté, ces transformations créent les conditions d’une nouvelle organisation sociale et technique du travail qui libérera le travailleur des chaînes dans lesquelles l’enferme le machinisme. Au lieu de subir sa participation au travail collectif comme son propre asservissement, le travailleur pourra prendre sa place dans cet organe collectif en participant à sa direction. C’est cela que Marx entend quand il dit que l’expropriation des capitalistes suppose la prise en charge de la direction de la production par les producteurs associés. Mais on voit bien, de ce qui précède, que les producteurs associés ne sont pas les ouvriers, encore moins la seule « classe ouvrière ».
Voilà la source de ma perplexité : Marx, encore jeune, affirme que la lutte de classes conduit nécessairement à la dictature prolétariat, les analyses des œuvres de la maturité conduisent à une autre conclusion : l’organisation de la production sociale par les « producteurs associés ». Or ces deux perspectives, loin de se recouvrir, divergent fortement et même s’opposent sur plusieurs plans. La première perspective est fondée sur la vision politique d’une lutte de classes, opposant les deux classes antagonistes de la société et se transformant en affrontement politique alors que la deuxième, qui pourrait sembler s’inspirer de Saint-Simon et Enfantin, pourrait conduire à une « alliance des producteurs » qui est aussi une alliance de classes (les managers, les ingénieurs, etc., peuvent difficilement être comptés parmi les membres de la classe ouvrière) pour réorganiser la société en partant de la production.
Cette interprétation d’un Marx saint-simonien peut se soutenir des nombreuses références laudatives qu’on peut trouver aussi bien dans les premiers écrits (Idéologie allemande) que dans le Capital ou encore, indirectement, dans la Critique du programme de Gotha.
On peut considérer, sans une perspective saint-simonienne que producteur et travailleur désignent la même réalité. Mais rien ne permet d’identifier travailleur à ouvrier, ni le travail général au travail immédiat. Par contre, si on laisse de côté tout ce qui ressortit à la petite production marchande et aux formes précapitalistes de la production, on peut poser que producteur = prolétaire. Mais alors il faut donner au prolétariat un sens très large qui recouvre la grande majorité du salariat dans les sociétés capitalistes développées, conception qui, à son tour pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
Mais dans l’analyse sociale, qui a pour but de servir à la compréhension des comportements politiques et sociaux des acteurs, c’est une autre affaire. Le producteur peut prendre toutes les formes possibles : de l’ouvrier enchaîné sa machine à l’organisateur responsable des méthodes, de l’ingénieur à l’ouvrier qualifié en passant par le technicien, le contremaître, etc.. Les statuts différents, les positions différentes dans le procès de production, les revenus différents, tous ces éléments font que l’unité des « producteurs associés », condition subjective du renversement du MPC, est fort problématique. Marx se débarrasse de ces questions d’un revers de manche. Le « rapport de classe », c’est-à-dire l’opposition des producteurs au capital, est l’essentiel et les autres subdivisions doivent être surmontées. Dans une discussion polémique de 1847, il répond ainsi à Heinzen, dans La critique moralisante et la  critique :
Le bon sens « grobianish »[6] transforme la différence de classe en « grosseur du porte-monnaie » et l’antagonisme de classes en « démêlés de métiers ». La grosseur du porte-monnaie est une différence purement quantitative, par quoi l’on peut à volonté exciter l’un contre l’autre deux individus de la mêmeclasse. Il est bien connu que les corporations médiévales s’opposaient les unes aux autres « suivant le métier ». Mais l’on sait également que la différence moderne des classes ne repose nullement sur le « métier », que c’est bien plutôt la division du travail à l’intérieur d’une même classe qui produit des modes de travail différents. [P3-766/767]
Entre le cadre et l’ouvrier, il n’y a bien, finalement, qu’une différence « purement quantitative » de grosseur de porte-monnaie et opposant les derniers aux premiers ne serait donc pas autre chose que d’exciter « la division à l’intérieur d’une même classe », bien que l’un et l’autre, évidemment aient des « modes de travail différents ». Cette conception est cohérente avec les affirmations générales de Marx sur l’évolution du MPC. La grande masse des salariés s’oppose toujours plus à la minorité restreinte des propriétaires de capital, lesquels apparaissent de plus en plus nettement comme une classe parasitaire puisque la fonction socialement utile des patrons est déléguée à des employés. Cette polarisation à l’extrême conduit à la révolution sociale et elle y conduit nécessairement parce que le capital lui-même a déjà intégré les producteurs dans un processus d’ensemble et a rendu superflu le capitaliste.
Marx a peut-être tort, mais si la perspective de transformation sociale ouverte par le Capital a un sens, ce n’est pas en terme de « mission historique » de la classe ouvrière qu’elle se pose mais bien du point de vue de l’association des producteurs qui s’avère finalement le concept le plus important.

Conclusion

Je ne crois pas avoir beaucoup éclairé le concept de révolution chez Marx. Mais par contre, il me semble clair qu’il y a un grand écart entre le marxisme et Marx… Comme Marx, moi, je ne suis pas marxiste. S’il y avait une réflexion à mener aujourd’hui, ce serait de se demander pourquoi le prolétariat que nous connaissons n’est à l’évidence plus le prolétariat « tumultuaire » et volontiers révolutionnaire qu’analyse Marx, c’est-à-dire qu’est-ce qui fait que toutes les luttes et toutes les batailles politiques, y compris les plus radicales et les plus vastes restent toutes sagement dans le cadre du rapport salarial. Voici un extrait de l’adresse du comité central de la Commune :
Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.
Pourquoi ce genre de manifeste a-t-il disparu ?


[1] J. Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, p.18
[2] Voir l’Adresse du comité central de la Ligue des Communistes (mars 1850) [P4-547 et sq.]
[3] Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
[4] K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332
[5] Sur ces questions, nous nous contentons de renvoyer à l’excellent travail de Jacques Texier déjà cité. Le grand mérite de Texier est de ne pas chercher à reconstruire des cohérences imaginaires et d’aider à voir clair dans une question surchargée d’affrontements idéologiques et politiques – disons entre ceux qui ont voulu conserver ou restaurer l’imaginaire d’un Marx révolutionnaire intransigeant et ceux qui préféraient présenter un paisible démocrate.
[6] Grossier.

vendredi 23 février 2007

La philosophie de la nature de Hegel et les méprises du marxisme



G.W.F. Hegel
La philosophie de la nature constitue le deuxième temps de l’exposé de la science hégélienne. Bien que les commentateurs s’y soient, en règle générale, assez peu attachés, elle joue cependant un rôle important dans le système d’ensemble de Hegel : la philosophie de la nature est en effet très proche des origines de la philosophie qui se situent dans l’ancienne physique des Grecs ; ce point de départ ne peut pas être oublié, ni exclu de la philosophie au bénéfice des sciences modernes de la nature. Rendant raison des choses qui tombent sous le sens, la philosophie de la nature pose également le problème de la vérité de l’expérience ; Hegel ne dit-il pas que « la naissance de la philosophie a pour point de départ l’expérience »[1]. Comme il le remarque : « Ainsi le savoir portant sur Dieu, comme sur toute réalité suprasensible en général, implique de façon essentielle un dépassement de la sensation ou de l’intuition sensible ; il implique par conséquent une attitude négative à l’égard de cette première réalité, mais par là même la médiation »[2]. La philosophie de la nature apparaît ainsi comme une médiation essentielle dans le chemin qui conduit de la logique, c’est-à-dire de la science de l’idée auprès d’elle-même et pour elle-même à la philosophie de l’esprit. En même temps, Hegel démontre tout à la fois les limites de l’entendement, c’est-à-dire de la manière de penser des sciences de la nature et de l’empirisme et réfute ce matérialisme dont les marxistes diront qu’il est la philosophie spontanée des savants. Dans la philosophie de la nature, Hegel n’établit pas les fondements métaphysiques d’une physique ; la philosophie de la nature n’est pas une science seconde, située après l’idéalisme transcendantal. Bien au contraire, dès les prodromes du système hégélien[3], Hegel refuse, contre Fichte, cette séparation et cette hiérarchisation. La philosophie de la nature procède à une véritable annihilation de la matière, non pas une pure négation au nom d’un arrière-monde des Idées, mais un processus qui, à partir du recueil empirique, à travers des métamorphoses successives, dépouille la nature des apparences où l’enfermait la science « barbare » et révèle son essence qui est l’Esprit.
Or par un curieux paradoxe le marxisme orthodoxe, en prétendant remettre Hegel sur ses pieds, c’est-à-dire en affirmant que l’essence de l’Esprit est la matière, reprend presque intégralement à son compte la dialectique de la nature qui est alors appelée à former l’ossature du matérialisme dialectique. Par l’expression « marxisme orthodoxe » nous désignons ce corpus doctrinal, plus ou moins formalisé qui finit par constituer une « Weltanschauung », dont les théoriciens principaux sont le Engels de la « Dialectique de la nature », Plekhanov et Kautsky, à qui il faudrait ajouter le Lénine de « Matérialisme et empiriocriticisme ». En cernant ainsi le marxisme orthodoxe, nous affirmons du même coup qu’il ne doit pas être confondu avec la philosophie de Marx ; comme le dit Michel Henry, le marxisme n’est peut-être que l’ensemble des contresens faits sur Marx. Or, le marxisme orthodoxe en faisant de la dialectique de la nature de Hegel le noyau matérialiste de la pensée de Hegel, commet d’abord un formidable contresens sur le système hégélien ; du même coup, illusionné par la métaphore du renversement qu’il prend pour un simple retournement — un peu comme on retourne un sablier — il commet une méprise fondamentale sur la pensée de Marx parce qu’il ne comprend pas quel est le sens de la critique marxienne de Hegel.
Peut-être semblera-t-il inutile de démontrer l’incohérence fondamentale du « matérialisme dialectique » ; l’histoire est passée par là qui semble avoir rendu obsolètes bien des disputes. Cependant, on ne peut pas renvoyer simplement aux « poubelles de l’histoire » le marxisme en général ni laisser à la critique des souris la réflexion sur rapports entre la science et la philosophie d’un Engels[4] qu’on aura bien soin de ne pas confondre avec les épigones et encore moins avec les épigones des épigones, thuriféraires de la « science prolétarienne » ou apôtres d’un rationalisme des plus étriqués. Car le problème posé par Engels dans ses dernières recherches théoriques est ni plus ni moins que donner un cadre philosophique général aux déploiement des sciences de la nature ; or ce problème général reste un problème actuel. Parmi les grandes figures des sciences contemporaines de voix s’élèvent pour demander une véritable philosophie de la nature, seule apte à donner un sens, à rendre compréhensible le travail de la physique ou de la biologie moléculaire. Citons ici René Thom, qui tourne son regard vers la physique d’Aristote ; citons également Ilya Prigogine qui, avec prudence, affirme que ses travaux réclament une « dialectique de la nature »[5]. On pourrait poursuivre ainsi la liste : les savants de plus en plus nombreux, ne s’intéressent plus seulement aux questions d’épistémologie, mais cherchent à fonder philoso­phiquement leur démarche, parce que la science telle qu’elle est pensée par les méthodes de l’entendement menace de sombrer dans le formalisme abstrait et apparaît de plus en plus souvent comme étrangère à la Raison humaine en général. Nous nous retrouvons donc dans un débat qui date du siècle dernier et qui n’est pas si dépassé qu’il pourrait sembler au premier abord.

1.  La place de la philosophie de la nature dans le système hégélien

Pour comprendre la place et la fonction de la philosophie de la nature dans le système hégélien, il est d’abord nécessaire de remarquer qu’il ne s’agit pas d’une question particulière, secondaire, ni d’une verrue sur le système qui pourrait facilement être écartée, comme l’ont cru certains hégéliens. La réflexion sur la philosophie de la nature parcourt l’oeuvre de Hegel d’un bout à l’autre : de la collaboration avec Schelling et de la dissertation de 1801 sur « Les orbites des planètes » jusqu’à l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Si le réflexion hégélienne s’infléchit nettement entre les premiers écrits — notamment à l’époque de sa collaboration avec Schelling — et la rédaction de l’Encyclopédie, elle-même remaniée plusieurs fois, l’inspiration fonda­mentale reste. La réflexion hégélienne s’inscrit en outre dans une situation philosophique particulière. Depuis deux siècles un mouvement de rupture entre les sciences de la nature et la philosophie s’est amorcé. Les sciences ont pris leur autonomie par rapport à la philosophie. La hiérarchie traditionnelle, issue d’Aristote, qui faisait des sciences de la nature des sciences secondes, subordonnées à la philosophie première, à la science de l’être en tant qu’être, cette hiérarchie n’existe plus. Philosophes, mathématiciens, physiciens, Descartes, Newton, D’Alembert, tous ont contribué à l’ébranlement de l’antique système jusqu’au point où la philosophie, abandonnant toute prétention à être la maîtresse des sciences naturelles, se met humblement à leur école et se construit à partir de « prototypes » gnoséologiques issus des sciences. En un sens la « Critique de la Raison Pure » est la marque la plus évidente de cette irruption de la nouvelle force propre des sciences de la nature et des mathématiques — ou encore des sciences empirico-analytiques pour reprendre une expressoin chère à Habermas — dans le domaine de la philosophie. Plus : la « Critique de la Raison Pure » conclut chez Kant une longue réflexion qui incluait un retour sur ses propres tentatives dans le domaine de la philosophie de la nature, commencées à l’âge de vingt trois ans avec les « Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräfte », puis, huit ans plus tard, par « Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels ». La « Dissertation de 1770 » en affirmant que l’espace et le temps n’expriment pas quelque chose existant objectivement mais seulement les conditions subjectives de toute intellection sensible, fait pleinement droit à la science physico-mathématique de cette époque. Ce faisant Kant tout à la fois construit le champ philosophique où s’affirme l’autonomie des sciences et en même temps renverse l’ordre traditionnel puis ce n’est plus désormais la philosophie première qui gouverne la physique, mais bien la physique qui sert de paradigme à la philosophie critique.
De ce point de vue, le hégélianisme peut apparaître comme une — ultime ? — tentative pour redonner à la philosophie en tant que science totale la place qu’elle occupait au sommet de la hiérarchie des savoirs, pour en faire véritablement cette science architechtonique à la quête de laquelle Aristote s’était lancé dans la « Métaphysique ». Pour ce faire, il pose tout à la fois la philosophie de la nature comme un moment de l’aventure de l’Esprit et l’entendement, c’est-à-dire la méthode des sciences empirico-analytiques, comme un moment de la véritable science. Or, il est à remarquer que l’une comme l’autre sont des moments négatifs, des moments où l’Esprit se perd en se posant dans l’altérité. C’est bien pourquoi, si Hegel veut faire toute sa place à l’expérience et intégrer à sa philosophie les résultats des sciences de la nature et des mathématiques, il doit montrer comment seule la philosophie donne un sens aux recherches empiriques mais encore doit les guider et permet de déterminer la bonne voie. C’est la signification de la dissertation sur « Les orbites des planètes », mais c’est aussi le sens du chapitre III de la « Phénoménologie de l’Esprit » consacré à la critique de la théorie newtonienne des forces. La nature du point de vue de la Science hégélienne ne peut être conçue qu’en tant qu’esprit.

1.1.           Le concept de la nature

Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques », la philosophie de la nature est exposée dans la deuxième partie de l’ouvrage et suit immédiatement la partie consacrée à la logique. La philosophie de la nature constitue en effet le second mouvement puisque, de la nature, Hegel dit qu’elle est « l’idée sous la forme de l’altérité », en d’autres termes qu’elle est extérieure à elle-même. Et, par conséquent, « ce que la nature montre dans sa présence n’est point liberté, mais nécessité et contingence ». Il faut comprendre quel est le propos de Hegel. Si la nature est présentée comme l’Idée sous la forme de l’altérité, cela signifie qu’il expose non une physique, au sens ancien du terme, mais, dans le même mouvement l’idée de la nature et la critique des sciences qui posent la nature comme leur objet. Or dans ces sciences, il y a de la nécessité et de la contingence comme il y a des chiens des chats.
Suivons donc la démarche de Hegel. Dans la « Phénoménologie de l’Esprit », Hegel procédait à une critique de l’entendement. Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques » il va situer cette critique dans l’exposé d’ensemble de la science dont la « Phénoménologie de l’Esprit » ne constituait que le préalable. La philosophie de la nature pour Hegel n’est pas autre chose que la physique[6] et en tant que philosophie elle a pour objet l’universel pour lui-même. Chez Hegel les introductions sont comme les ouvertures des opéras : on y trouve tous les thèmes avec leurs variations. Attardons nous donc sur l’introduction de la philosophie de la nature qui couvre les paragraphes 245 à 252 de « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques ».
La philosophie de la nature est confrontée à des difficultés intrinsèques qui tiennent à cette « impuissance de la nature » dont parle Hegel. Si la nature doit être considérée comme un « système de niveaux », les différences sont séparées les unes des autres et n’interviennent qu’à titre d’extériorité. Or dans le même moment, Hegel doit noter « la difficulté, et dans de nombreux domaines l’impossibilité de tirer de l’observation sensible de fermes différences pour les classes et les ordres. »[7] Donc la nature peut être comprise effectivement, non à partir de la simple observation, ni à partir des « nébuleuses représentations, foncièrement sensibles » mais dans le mouvement de l’idée. Ainsi « La nature est auprès d’elle-même, un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les étapes est plus précisément que l’idée se pose comme ce qu’elle est auprès d’elle-même ; ou, ce qui revient au même, que à partir de son immédiateté et de son extériorité qui sont la mort, elle va en elle-même pour être d’abord à titre de vivant , mais ensuite supprime aussi cette déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à l’existence de l’esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et le vraie effectivité de l’être. »[8]
Ce paragraphe méritait d’être cité en entier parce qu’il résume non seulement le mouvement général de « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques » mais aussi à l’intérieur de l’Encyclopédie le mouvement de la philosophie de la nature. Le mouvement triadique exposé dans ce paragraphe est celui que parcourt l’idée en tant que nature et qui détermine division de la philosophie de la nature. A l’idée dans la détermination de l’un-hors-de-l’autre correspond la matière et donc la mécanique. Le deuxième moment est celui de l’individualité naturelle et le troisième moment correspondant à la physique organique. Il est à remarquer que la division des sciences naturelles est effectuée non à partir des objets et des méthodes propres élaborées par chaque science mais bien à partir de la pensée spéculative elle-même.
Mais d’emblée, Hegel nous prévient, la philosophie de la nature pour l’homme n’est pas la connaissance d’une fondement ni d’une origine. « Pratiquement, à l’égard de la nature [...] l’homme se comporte lui-même comme un individu immédiatement extérieur, et par conséquent sensible mais qui face aux objets naturels se prend en même temps et à bon  droit [souligné pas nous] pour but »[9]. Cette extériorité pratique de l’homme à l’égard de la nature sera développée un peu plus loin. Notons ici qu’elle exclut à l’avance toute tentative d’unifier l’histoire humaine et l’histoire naturelle, de faire une histoire naturelle de l’homme ou une anthropologie naturaliste au sens de Feuerbach. La nature n’est qu’un moyen dont l’homme est le but et la science de la nature n’est qu’une médiation sur le parcours de l’Esprit. Ou encore, ceci : la culture humaine ne peut se constituer qu’en réduisant la nature à ce statut second, qu’en la posant justement comme l’altérité et donc en refusant toute adoration de « l’ordre naturel », de cet ordre qui mêle de façon extérieure nécessité et contingence. Hegel explicite la contradiction entre ce qu’est la nature en Idée et son existence déterminée comme nature et, ce faisant, il oppose point à point ce qui est naturel à ce qui est humain en affirmant la supériorité de l’oeuvre humaine sur ce qui est naturel.
La longue remarque du § 248 est pleine d’enseignements. La nature, nous dit Hegel, « ne doit pas être divinisée » et les objets de la nature « ne doivent pas être  considérés et cités, de préférence aux actes humains, comme des oeuvres de Dieu ». Hegel ne s’oppose pas aux seules superstitions anciennes, qui transforment les astres en dieux ou aux croyances animistes. Il s’oppose aussi à un des arguments théo­logiques les plus courants qui veut que la perfection de Dieu s’incarne dans la perfection de nature. C’est sa longue critique de Leibniz et Wolff qui trouve dans ces remarques une nouvelle expression. Une remarque avait préparé ce raisonnement : « On a fait gloire à la richesse infinie et à la variété des formes, et fort déraison­nablement, à la contingence qui se mêle à l’ordonnance extérieure des formations-naturelles, d’être la plus haute liberté de la nature et même sa divinité ou du moins ce qui est en elle de divinité »[10].
Certes, selon Hegel,, « la nature est divine en soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement, en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Spinoza le disait: « Deus sive natura ». Dans la tradition scolastique Dieu est la nature naturante qui produit et se manifeste dans la nature naturée. Hegel ne rejette pas purement et simplement cette idée ancienne. Mais il la relativise et la place dans une structure profondément différente. Et si chez Hegel il y de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction non résolue ». Par cette affirmation, Hegel s’oppose directement à la doctrine spinoziste de la nature qui identifie, sans contradiction, Dieu et la nature.
Hegel rapporte sa notion de la nature aux Anciens. Il nous dit qu’elle est « l’être-posé, le négatif, à la manière dont les Anciens ont saisi la matière en général comme le non-ens. » Le mot nature présente, et ce depuis les débuts de la philo­sophie, de nombreux sens. La nature est souvent employée pour désigner l’essence des choses, leur quiddité. Ce sens dérivé se comprend si on veut bien se rappeler que nature à la même racine que naître (en latin nasci) tout comme en grec jusiV est dérivé d’un radical qui donne en français fécond, foetus, etc.. Or Hegel écarte ce sens premier. La nature chez lui est saisie comme la matière. En renvoyant aux Anciens, Hegel est cependant très général, car les Anciens ont des conceptions très différentes de la nature comme de la matière. Aristote ne saisit nullement la nature comme matière et si la nature est le principe du mouvement et du repos des êtres, la matière des choses n’est pas leur nature. Mais la matière s’identifie chez Aristote à la puissance. C’est pourquoi Hegel peut dire que les Anciens saisissent la matière comme non-ens, autrement dit comme non-étant, car ce qui est, ce qu’on peut qualifier d’étant, c’est ce qui est en acte, et pas seulement en puissance.
Mais la nature n’est pas seulement l’être-posé; elle est « également expri­mée comme la chute de l’Idée à partir et hors d’elle-même ». Si on suit le raison­nement de Hegel, cette notion de chute serait également présente chez les Anciens. Or chez Aristote et chez la plupart des Grecs classiques, la nature n’est jamais considérée comme chute. La conception de la nature comme chute de l’Idée se développe avec le christianisme d’un côté, avec les néo-platoniciens, c’est-à-dire essentiellement Plotin de l’autre. On sait que le thème du monde naturel conçu résultat de la chute est le thème central des cosmologies gnostiques. Encore faut-il distinguer. Chez les chrétiens et les gnostiques, cette chute est fortement contée négativement; la chute est d’ordre moral et la nature incarne le mal, alors que chez Plotin, la chute n’est directement liée au mal; la procession plotinienne découlant du mouvement spontané de l’Un. L’Idée de Hegel, telle qu’elle se présente dans l’Encyclopédie, si elle est fortement modelée par la tradition chrétienne, nous renverrait donc ici plus à l’Intelligible plotinien qu’aux thèses mystiques. Et tout comme dans le système plotinien la chute va être le point de départ d’une remontée, d’une conversion.
En effet, cette chute de l’Idée exprime le fait que dans la nature, l’Idée est la « figure de l’extériorité » et donc elle est « dans l’inadéquation d’elle-même par rapport à elle-même ». Cette contradiction trouve sa solution dans la conscience, ou plus exactement dans le mouvement par lequel l’esprit passe du sensible à l’intelligible. Du concept de la nature, nous allons donc passer à la phénoménologie de l’esprit. Car c’est seulement à la conscience sensible que la nature apparaît « comme le terme premier, l’immédiat, l’étant. » Autrement dit, la nature qui est non-ens n’apparaît comme n’étant que dans une conscience elle-même extérieure, immédiate. Nous pouvons remarquer aussi la manière caractéristiques dont Hegel use avec les philosophes anciens. Hegel ne fait pas, à proprement parler, de l’histoire de la philosophie; ce qui l’intéresse ce n’est pas de restituer la pensée aristotélicienne de la nature telle qu’elle se développe dans le système d’Aristote ; bien au contraire, Aristote doit être englobé dans un mouvement général où la pensée philosophique dans son mouvement historique n’est pas autre chose qu’une façon d’exposer le mouvement de l’Etre lui-même. Que les Anciens aient donc posé la nature comme matière et comme non-ens n’est peut-être pas tout à fait exact du point de vue d’une « vérité factuelle » de l’histoire empirique de la philosophie mais est conforme à la logique de l’Etre.
A ce stade cependant, la nature reste une présentation de l’Idée et donc, nous dit Hegel, « l’on peut bien et l’on doit bien admirer en elle la sagesse de Dieu ». Mais on ne doit jamais oublier que cette manière d’admirer la sagesse divine est la plus éloignée qui soit de son objet. Hegel cite Lucilio Vanini, qui fut brûlé (à Toulouse en 1619) pour blasphème, et qui affirmait qu’un fétu de paille suffisait à faire connaître l’être de Dieu. Vanini partant d’un déterminisme strict cherchait à retrouver dans le monde visible l’immanence de la vie divine. Sans contester directement cette affirmation, Hegel lui oppose cette autre que « toute parole est, pour la connaissance de l’être de Dieu un fondement qui l’emporte en excellence sur n’importe quel objet de la nature. » Dans l’opposition traditionnelle entre l’homme et la nature, Hegel affirme le primat de l’homme, y compris dans « le jeu de ses lubies les plus contingentes ».
Hegel explique immédiatement après la raison de cette affirmation: dans la nature « chaque figure, pour elle-même, est privée du concept d’elle-même ». C’est encore une autre manière d’affirmer l’exté­riorité irrémédiable de la nature. Y compris la vie, qui constitue « le sommet auquel atteint la nature en son être-là », est « abandonnée à la déraison de l’extériorité ». « La vitalité individuelle », nous dit encore Hegel, reste prise « dans une implication avec une singularité qui lui est autre. » Pour dire les choses autrement, la vie elle-même reste soumise à un déterminisme aveugle, à une causalité extérieure qu’elle ne connaît pas. Inversement « dans toute extériorisation spirituelle est contenu le moment d’une libre relation universelle à soi-même ».
Il y a ici une opposition profonde, fonda­mentale, entre ce qui est de l’ordre de la nature et ce qui est de l’ordre humain. Même les pires errements de l’esprit humain participent de l’universel, car ils s’ins­crivent dans une histoire — la phénoménologie de l’esprit — comme des moments qui conduisent à l’uni­versel. La pensée de Hegel englobe. Mais à l’opposé la nature n’a pas d’histoire. Elle est l’être-posé qui n’est appelé à aucun devenir. La véritable histoire est l’histoire humaine. L’opposition entre la nature et l’humain est si profonde que certains commentateurs — Kojève par exemple — affirment que Hegel aurait du élaborer deux ontologies, une ontologie concernant la nature, l’être-en-soi statique, et une autre concernant l’homme, l’être-pour-soi. Cette division paraît assez étran­gère à la volonté hégélienne d’engober tout le savoir dans un système unique, mais elle trouve néan­moins un début de fondement dans l’opposition tranchée et appa­remment sans dépassement entre l’homme et la nature que Hegel expose ici et à d’autres endroits de son oeuvre. Notons aussi que cette idée des deux ontologies chez Hegel telle que Kojève l’expose correspond aux lectures contemporaines de Hegel telles que les lectures existentialistes ou les lectures marxistes dans la lignée de Lukacs ou de l’école de Francfort.
Dans le développement qui suit, Hegel expli­cite cette opposition. Les oeuvres de l’art humain, pour­suit-il sont toujours supérieures aux oeuvres de la nature. Hegel réfute l’argument qu’elles auraient une sorte de faiblesse congénitale parce qu’elles empruntent leur matériau à l’extérieur et donc ne sont pas vivantes. L’esprit contient en effet une vitalité bien supérieure à la vitalité naturelle. La vitalité naturelle, on l’a vu plus haut, reste soumise au déterminisme, elle n’a pas de but, elle ne sait pas où elle va; elle connaît des change­ments, mais des changements qui n’ont pas de sens intrin­sèque; alors qu’inver­sement la vitalité de l’esprit est histoire, elle vise l’Absolu en se connaissant elle-même. Hegel reprend la distinction aristotélicienne de la forme et de la matière, mais il l’infléchit en lui donnant une connotation de jugement de valeur, dont on chercherait vainement les traces dans la méta­physique d’Aristote. La forme en général est « plus haute que la matière ».
Mais cette opposition peu dialectique trouve sa solution immédiatement après: car « dans tout ce qui est éthique », la matière appartient « totalement et uni­quement à l’esprit ». Autrement dit l’opposition matière-forme est dépassée par une sorte de spiritualisation de la matière. La matière est devenue un produit de l’esprit. La nature en tant que matière n’est plus posée, elle prend sens parce qu’elle est posée par l’esprit. Et du coup Hegel renverse l’argument qu’il réfutait plus haut. Ce n’est pas l’oeuvre de l’esprit humain qui emprunte sa matière à l’extérieure d’elle-même, c’est bien au contraire la nature elle-même qui , en tant qu’elle est vivante, emprunte à l’esprit son principe de vitalité: « comme si dans le nature, le degré supérieur, le vivant, n’empruntait pas non plus sa matière au dehors. » On retrouve les grands traits de ce qui constitue la dialectique de la nature chez Hegel, c’est-à-dire le procès de réduction de la matière à l’esprit, le passage du fini dans l’infini.
Le dernier argument que Hegel réfute est celui de l’éternité des lois de la nature. Cette réfutation se fait sur deux plans. Dans d’autres moments de l’Encyclopédie, Hegel montre que la nécessité des lois de la nature est une nécessité extérieure qui ne saurait abolir la contingence fondamentale événements de la nature. Dans ce passage, il montre inversement que cette fidélité à des lois éternelles n’est pas propre à la nature. La conscience de soi a aussi des lois — que la « Phénoménologie de l’Esprit » a éclairées — et les hommes ont reconnu plus ou moins clairement ces lois sous la forme de la Providence dirigeant les événements humains. Les déterminations de cette Providence dans le champ des événements humains ne peuvent pas être « contin­gentes et privées de raison ». Les événements humains sont des étapes du voyage de l’esprit; leur logique est la logique même du mouvement de la conscience de soi vers l’absolu. Ils obéissent donc à des lois déterminées. Ils passent par des phases précises, ce que la philosophie de l’histoire hégélienne se charge de montrer, rigoureusement et systématiquement. Il y a certes dans le domaine des événements humains un élément de contingence spirituelle que Hegel nomme le libre-arbitre. Et c’est par cet élément que l’esprit peut aller jusqu’au Mal. Mais, ajoute-t-il, cela même est encore quelque chose d’infiniment plus élevé que le cours des astres qui est conforme à des lois ou que l’innocence de la plante, car ce qui s’égare ainsi est encore esprit. » La nature ne s’égare pas parce qu’elle ne va vers rien de son propre mouvement. Et dévaloriser l’esprit au motif qu’il peut s’égarer dans le Mal, c’est faire preuve d’un moralisme fade. Car le Mal lui-même n’est pas contingent. Il a sa propre raison. Il est inclus dans le mouvement historique. Ce qui n’implique pas que le Mal soit un « moment » du Bien, mais qu’on peut trouver les déterminations rationnelles de cette déraison. Par cet aspect de sa philosophie Hegel s’oppose donc aussi bien à une certaine partie des Lumières qu’aux Romantiques qui postulent une sorte d’innocence naturelle dont ils font une vertu.
Donc si la physique constitue bien l’origine empirique de la philosophie, elle ne peut plus en être la base et donc on ne peut comprendre la démarche de l’esprit en la ramenant au processus naturel. Bien au contraire le soi-disant ordre naturel n’est pour Hegel que contingence, arbitraire et désordre et c’est seulement dans le mode sensible de représentation qu’on peut y voir liberté et rationalité. La démarche scientifique traditionnelle, celle des sciences de la nature, est une démarche réductionniste, visant à expliquer le plus complexe par le plus simple, le plus spirituel par le plus matériel, la vie par la chimie et la chimie par le physique. Hegel s’oppose au fond à cette démarche — ce qui ne veut dire qu’il condamne les scientifiques et qu’il ne reconnaisse pas l’immense valeur de l’expérimentation : bien au contraire, en héritier des Lumières Hegel recollectionne tout les savoirs de son époque qui doivent être ordonnées selon la Raison dans l’Encyclopédie — et met en avant une véritable ascension dans laquelle la vérité du niveau inférieur est trouvée au niveau supérieur : la vérité de la mécanique est dans la physique et celle de la physique dans la physique organique et la vérité de la vie dans l’esprit. Or l’esprit ne s’envole que dans la mort du naturel.

1.2.           Conclusions sur la philosophie de la nature

1

La philosophie de la nature de Hegel est marquée par une dévalorisation incontestable de l’élément naturel[11]. La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. Il y aurait à mettre en relation cette attitude à l’égard de la nature avec une tradition étrangère à la celle de la philosophie grecque, nous voulons dire la tradition biblique ; le peuple hébreu refuse le culte des éléments naturels (culte solaire, théologies astrales, etc.) pour adresser ses prières à un Dieu abstrait qui se présente non comme un étant mais comme le fondement de tout être, de toute énonciation et de donc toute raison. Cette opposition recouvre également l’opposition entre la création divine et l’éternité de la matière chez les Grecs et les analogies sont superficielles qui comparent la Genèse et les mythes explicatifs qui font naître le monde de l’apeiron. Hegel admet qu’on peut bien admirer dans la nature si l’on veut la sagesse divine, mais cette concession est de pure forme et tout le développement démontre que cette admiration est sans objet. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose à l’élément spirituel. Et Hegel s’oppose au réductionnisme qui vise à ramener le vivant à la chimie. « Il faut, dit-il, tenir au surplus pour pleinement étranger à la philosophie  et grossier le procédé qui aux déterminations conceptuelles a substitué tout simplement le carbone et l’azote, l’oxygène et l’hydrogène... »[12] En effet : « ce qui fait la barbarie du procédé est prendre pour l’essence d’un organe vivant, disons même pour son concept, le caput mortuum extérieur, la matière inerte dans laquelle la chimie a tué pour la seconde fois une vie déjà inanimée. »[13] Marcuse consacre de longs développements au concept de vie et à sa place centrale dans l’ontologie de Hegel, ne montrant que ce concept jou un rôle central dans les écrits de jeunesse de Hegel[14]. Dans les écrits de la maturité, le concept de vie continue de jouer un rôle important, unifiant la philosophie de la nature et la philosophie de l’Esprit. C’est bien parce que la nature est vie qu’elle est un moment du parcours de l’esprit. Or elle n’est vie qu’autant qu’elle est contradictoire, qu’elle se nie elle-même, qu’elle est supprimée. La « dialectique de la nature » hégélienne est la dialectique de l’abolition de la nature posée comme quelque chose d’extérieur à l’esprit.

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Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalori­sation des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. Les sciences de la nature ne peuvent s’élever qu’au niveau de l’entendement et ne parviennent jamais à la Raison tant qu’elles restent au niveau de la nature en elle-même. Au § 270 de la Philosophie de la Nature, Hegel peut ainsi opposer la manière « sublime » dont Kepler a exposé les lois célestes à « la prétendue force de gravité de Newton » qui n’est « mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction ». Kepler en effet démontre ces lois en faisant uniquement appel à un raisonnement mathématique, de manière spéculative alors que Newton, et avec lui toute la science moderne, s’appuie sur l’expérience et intègre dans l’expression des lois physiques des constantes qui selon Hegel expriment la réduction des lois naturelles à une contingence empirique. Hegel connaît les développements des sciences de son époque, mais il en refuse les implications philosophiques et cherche à intégrer ces dévelop­pements dans son propre système. Il refuse ce qui définit spécifiquement une « théorie physique ». Ce qui le conduit à des positions un peu surprenantes en matière de sciences physiques, qui semblent renvoyer les sciences assez loin en arrière. L’opposition qu’il développe entre Kepler et Newton recoupe l’opposition grecque entre les mondes célestes et les mondes sublunaires. Ainsi Hegel donne un statut privilégié aux « corps planétaires » car « en tant qu’ils sont  les corps immédiatement concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur existence »[15]. En outre, Hegel aborde souvent la nature sous l’angle d’une métaphysique substantialiste, au sens où Bachelard la définit. On en trouve des expressions frappantes comme celles-ci « L’obscur qui est d’abord le négatif de la lumière », expression qui renvoie incontestablement aux théories de Goethe sur la lumière conçue comme élément simple, les couleurs étant le résultat du conflit entre la lumière et l’obscurité. Ainsi les sciences de la nature doivent, selon Hegel, non pas définir leur objet propre et leur méthode propre, mais être intégrées dans la Science qui est nécessairement la science philosophique.

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Pour autant que la nature puisse être objet de science — en réalité seul l’esprit est l’objet de la science — c’est en tant que vie qu’elle l’est. Or les sciences fondées sur l’entendement ne saisissent la nature que comme matière inerte, comme mort. La philosophie de la nature suit le mouvement ternaire qui caractérise le système de Hegel. Dans un premier temps, la nature est en soi; elle est dans l’état décrit dans ce texte du § 248; elle est alors mécanique. Dans un deuxième temps, elle est posée sous forme de physique; en tant que forme matérialisée, la matière devient forme ou « matière qualifiée ». Dans un troisième temps, cette négation est à son tour niée et l’idée parvient à l’existence immédiate comme vie; c’est le moment de la physique organique qui elle-même procède selon trois phases (la vie comme structure dans la géologie, la vie comme subjectivité formelle dans le monde végétal, la vie en tant que subjectivité concrète dans le monde animal). La science de la vie animale apparaît comme le sommet de la philosophie de la nature, et s’il en est ainsi, c’est parce que la vie n’est déjà plus vraiment nature; elle emprunte sa matière en dehors de la nature, dans l’esprit. La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la science depuis le XVIIe siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à la physique. C’est ce qui donne son sens au refus du principe d’inertie tel que Hegel l’expose dans la dissertation de 1801 sur les orbites des planètes : « Puisque la science mécanique reste étrangère à la vie de la nature, la seule notion primitive qu’elle puisse appliquer à la matière, c’est la mort, cela qu’on appelle la force d’inertie, c’est-à-dire l’indifférence au repos et au mouvement. »[16]

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La philosophie de la nature oppose au réductionnisme de la science moderne un réduc­tionnisme inverse. Le but de la philosophie de la nature est la dissolution de la nature posée hors de la conscience pour parvenir à la vraie science qui est celle de l’esprit.  C’est ainsi qu’on peut expliquer cette étonnante défense de Paracelse qui figure au §316[17], alors même que la chimie moderne était née avec Lavoisier dont Hegel connaissait les travaux : La multiplicité empiriques des substances élémentaires que révèle cette chimie entre difficilement dans le schème hégélien. La philosophie de la nature ne prend son sens que comme procès de négation du monde naturel et affirmation du seul caractère divin de l’esprit. La dévalorisation de la nature saisie en tant que matière ou non-ens, si elle semble méconnaître tout le mouvement des sciences dont Kant fait la théorie, n’en aura pas moins une imposante postérité, chez Marcuse ou chez le Lukacs de « Histoire et Conscience de classe », mais aussi chez Heidegger dont on n’a souvent retenu que le fameux « la science ne pense pas » pour en développer une version anthropologique — ainsi chez Sartre.  En posant simultanément le refus de la nature et la méfiance à l’égard des sciences de la nature, cet héritage de la pensée de Hegel se trouve peut-être au coeur de l’esprit de notre époque, marquée et par l’apogée d’une civilisation purement urbaine et par les craintes et l’angoisse de la crise écologique. Cependant, cette interprétation anti-scientiste est opposée à la démarche hégélienne et nécessite l’abandon de la philosophie de la nature. Il serait erroné, à partir des critiques de Hegel lui-même, d’en conclure purement et simplement à l’oubli nécessaire de la philosophie de la nature. La nature comme monde posé hors de la conscience et saisi par l’intuition sensible ne peut être supprimée au profit de l’esprit que si les sciences de la nature, conduites dialectiquement, sont donc intégrées comme médiation du Savoir absolu.

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Les bévues scientifiques de Hegel — sur les orbites des planètes, sur la force centrifuge, sur la théorie de la lumière, sur la conception du solaire,... — ont condamné pendant longtemps sa philosophie de la nature. On oublie pourtant de signaler que cette même philosophie de la nature lui a permis d’éviter quelques unes des plus grosses erreurs commises par la science de son siècle, par exemple en ce qui concerne les thèses de Gall : « vouloir ériger la physiognomonie voire entièrement la cranioscopie, au rang des sciences, ce fut là une des plus creuses lubies, plus creuse encore qu’une signatura rerum, lorsqu’on s’imaginait, à partir de leur structure, connaître la vertu curative des plantes. »[18] Or cette prise de position sans équivoque est fondée, du point de vue de la science positiviste sur un « postulat spéculatif » que Hegel exprime ainsi : « pour l’homme, l’os n’est rien d’en soi ».[19]
La philosophie de la nature apparaît comme un ensemble bien encombrant ; il est semble difficile de la retrancher du système de Hegel, sauf à considérer comme seule valable la lecture « subjectiviste » de Hegel qu’a effectuée la tradition existentialiste en déplaçant l’axe du système hégélien vers la « Phénoménologie de l’Esprit ». En outre, il est difficile de condamner l’ensemble de la philosophie de la nature au nom des bévues de Hegel, dans la mesure où on n’est pas en mesure de démontrer que ce sont les présupposés ultimes de cette philosophie de la nature qui conduisent par une nécessité inflexible à ces bévues. Les présupposés ultimes de Hegel sont ceux qui subordonnent la connaissance scientifique au mouvement du savoir absolu. Autrement dit une rationalité effective est déniée aux sciences fondées sur l’entendement qui ne peuvent atteindre que la rationalité abstraite, celle du « tranquille royaume des lois »[20]. Or les bévues scientifiques de Hegel ne découlent pas de ces présupposés ultimes mais plutôt de présupposés intermédiaires, issus pour une part de la tradition philosophique — la séparation entre la sphère céleste et le monde sublunaire, la considération du cosmos comme corps vivant remontent au plus loin dans la tradition philosophique occidentale — ou de l’ambiance culturelle de l’époque marquée par les conséquences du « Sturm und Drang » et le romantisme. Il reste que les questions que la philosophie hégélienne de la nature pose à la science sont loin d’être impertinentes. D’une part, l’opposition de la rationalité abstraite de l’entendement à la raison effective, quels que soient les termes dans lesquels on l’exprime, recouvre bien un des problèmes majeurs de la science contemporaine, celui de son intelligibilité. Ainsi la physique est-elle rationnelle en ce sens qu’elle est fondée sur une utilisation exhaustive de l’outil mathématique mais comment peut-elle s’intégrer dans une compréhension globale, dans cette revendication hégélienne qui reste toujours, à titre d’idée directrice, la nôtre, savoir la revendication du droit du Savoir absolu ? Quand Hegel nous invite à « prendre conscience de la submersion de la mécanique physique sous une curieuse métaphysique qui — face à l’expérience et au concept — n’a d’autre sources que les déterminations mathématiques »[21], c’est sans doute une question qu’il faut poser à notre physique actuelle. D’autre part, si les sciences de la nature affirment haut et fort qu’elles disposent de leur propre méthode et qu’elle sont émancipées de toute idée spéculative, de toute philosophie de la nature, l’autoconception des sciences de la nature n’a que des rapports lointains avec les pratiques scientifiques réelles qui se ramènent le plus souvent, ou du moins dès qu’il s’agit d’une recherche de quelque ampleur, à des philosophies explicites ou implicites.[22]
Il est clair que l’enthousiasme de Hegel pour la « Naturphilosophie » a bien baissé depuis l’époque de sa collaboration avec Schelling. Un texte, dont ne sait s’il doit être attribué à Hegel ou à Schelling, affirmait : « La philosophie de la nature est donc en cette qualité, la philosophie totale et indivise ; dans la mesure où la nature est le savoir objectif et où l’expression du point d’indifférence pour autant qu’il réside en elle, est le Vrai, pour autant qu’il réside dans le monde idéel le Beau, le nom de philosophie de la nature convient à la philosophie entière sous son aspect théorique. »[23] Loin d’être la philosophie entière entière, la philosophie de la nature n’en est plus qu’un moment. Mais un moment essentiel : non seulement la philosophie de la nature ne peut pas être supprimée du système hégélien, mais elle peut rester en partie vivante si on s’attache non aux réponses particulières qu’apporte Hegel mais aux questions qu’il pose et qui peuvent souvent être posées à l’épistémologie contemporaine. On peut refuser en bloc le système hégélien, mais difficilement échapper à ses questionnements.

2.  La philosophie de la nature hégélienne et les méprises marxistes

L’attitude du marxisme à l’égard de la philosophie de Hegel est fondamentalement ambiguë. Marx lui-même dans ses écrits de jeunesse s’affirme dans une rupture avec Hegel qui est tout autant, sinon plus, une rupture avec les « Jeunes-Hégéliens ». Le rejet de la spéculation hégélienne est total en particulier dans « L’Idéologie Allemande » ou dans la polémique contre Proudhon, « Misère de la Philosophie ». Les textes dits de la maturité, sans revenir à une forme de hégélianisme, affirment à l’égard de « ce philosophe éminent » une attitude beaucoup plus nuancée. Face à la mode anti-hégélienne qui sévit chez de nombreux intellectuels allemands, Marx n’hésitera pas à se proclamer « disciple » de Hegel et affirmera que la dialectique constitue le noyau rationnel du système qu’il faut extraire de sa « gangue mystique » ou encore qu’il retourner le hégélianisme, le remettre sur ses pieds pour lui trouver une figure tout à fait raisonnable. Hegel, dit encore Marx a été le premier à exposer correctement le mouvement d’ensemble. Mais, en appliquant les principes recommandés par Marx, il n’est pas nécessairement judicieux de juger la pensée de Marx réelle sur ce qu’il en dit lui-même. Cependant, le marxisme, tel qu’il s’est constitué après Marx comme corpus doctrinal achevé, a pris ce parti : reprendre la méthode hégélienne mais non le système pour l’appliquer aux sciences positives dans une perspective matérialiste, ce qui a donné naissance au fameux « matérialisme dialectique » dont on serait bien en peine de trouvé un exposé quelconque dans les textes de Marx lui-même. L’expression de « matérialisme dialectique » elle-même ne figure pas chez  Marx, et n’apparaît que tardivement chez Engels — qui parle d’abord de « dialectique de la nature »  puis de « matérialisme dialectique dans « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », en 1888 ; avec Plekhanov, qui la reprend dans un article consacré à Hegel, l’expression passera chez les social-démocrates russes.
Ainsi, il apparaît que le matérialisme dialectique, cette introuvable philosophie du marxisme, résulte d’une double méprise : méprise quant à la problé­matique philosophique fondamentale de Marx, méprise quant à la philo­sophie de Hegel. Nous laisserons ici de côté la première de ces méprises que certains auteurs ont développées de manière tout à fait convaincante[24] pour nous concentrer, à partir de l’exposé par les marxistes de la « dialectique de la nature » sur la deuxième méprise.

2.1.           Hegel et le matérialisme

Qu’est-ce que le matérialisme ? La considération de la nature sans adjonction exté­rieure, répondent la plupart des marxistes. Or le matérialisme dialectique sur ce plan s’éloi­gne d’emblée du matérialisme puisqu’il adjoint la dialectique à sa considération de la nature. On peut se demander si l’expression « matérialisme dialectique » n’est pas une contra­diction in adjecto. En effet l’idée de faire de la dialectique hégélienne l’âme d’une philo­sophie matérialiste est à bien des égards une idée étonnante, car « par construction » pourrait-on dire, la dialectique hégélienne est radicalement anti-matérialiste.
Lorsqu’il considère l’histoire de la philosophie, Hegel est de la plus grande sévérité à l’égard des divers matérialismes, mais aussi de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait conduire au matérialisme[25]. Les critiques souvent violentes qu’il émet contre Newton vont dans ce sens. Il lui reproche sa théorie corpusculaire de la lumière et la théorie de la gravi­tation. La première présente la grave défaut de réduire la couleur à des obscurités[26], ce qui est selon Hegel d’un « caractère barbare ». Pour ce qui est de la théorie newtonienne de la gravitation, ou, pour reprendre l’expression de Hegel, « la prétendue force de gravité », « elle n’est mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction »[27] et Hegel ajoute ceci : « ce que Kepler a exprimé d’une manière simple et sublime sous la forme des lois du mouvement céleste, Newton en a fait la forme réflexive d’une force de pesanteur, cette même forme sous laquelle se présente dans le cas la chute la loi des grandeurs de cette chute ».[28] Autrement dit, la faute de Newton est de ramener les lois célestes aux lois terrestres, de ramener le mouvement « sublime » des planètes au mouvement trivial de la chute, ou encore, dit autrement, de déduire les lois célestes des lois terrestres. La méthode de Newton est présentée et critiquée comme empirisme mais pour Hegel un « empirisme logique avec lui-même » est pour Hegel un véritable matérialisme[29]. Ce qui, notons le, est aussi l’avis de Marx qui dans « La Sainte Famille » place les empiristes anglais, Hobbes et Locke en parti­culier, parmi les pères fondateurs du matérialisme moderne et qui citera régu­lièrement. L’appréciation de Hegel sur la philosophie anglaise (et plus géné­ra­le­ment cette culture anglaise dans laquelle Marx puisera abondamment) est presque toujours négative. Ainsi « la philosophie expérimentale est la seule intelli­gible pour le tempérament anglais, pour Newton, pour Locke, pour tous ceux dont les écrits ont permis d’exprimer ce tempérament et la faiblesse d’une telle philo­sophie apparaîtra dans un exemple qui touche à notre sujet »[30]. Et cette faiblesse est illustrée par une expérience de Newton... où Hegel montre d’ailleurs qu’il ne comprend pas la distinction entre masse et poids.
Le hégélianisme se définit lui-même comme un système qui veut réaliser l’idéalisme, car l’idéalisme est seul véritablement philosophique. On trouve certes chez Hegel une critique de l’idéalisme qui a pu faire dire que le système hégélien se situant au delà de l’opposition idéalisme-matérialisme ou idéalisme-réalisme. Mais la critique hégélienne ne porte pas sur l’idéalisme en général mais bien sur l’idéalisme que Hegel appelle « mauvais idéalisme ». « La raison est la certi­tude qu’a la conscience d’être toute réalité : c’est ainsi que l’idéalisme formule le concept de la raison. »[31] Si l’idéalisme doit être critiqué c’est en ce qu’il ne pose cette affirmation que comme affirmation immédiate : l’idéalisme est ce moment où « la conscience qui entre en scène comme raison a immédiatement cette certitude de soi »[32] Le défaut de cet idéalisme est qu’il est oublie le chemin qui conduit à cette cer­titude « car c’est ce chemin oublié qui est la compréhension conceptuelle de cette affirmation exprimée immédiatement »[33]. Ayant oublié le chemin, l’affirmation que la conscience est toute réalité devient une simple assurance « qui ne se conçoit pas elle-même ni ne peut se rendre concevable à d’autres »[34] et donc c’est à bon droit que peuvent lui être opposées l’assurance d’autres certitudes comme « Il y a de l’AUTRE ». La critique de Hegel se concentre donc non sur l’idéalisme en général mais sur le mauvais idéalisme unilatéral. Or ce mauvais idéalisme trouve son dé­pas­­sement dès qu’il cherche à saisir la différence. Ayant exposé comment l’idéa­lisme vide se trouve être nécessairement un empirisme absolu, Hegel montre que la raison « a conscience dans ce concept, en tant que certitude, en tant que Je, de ne pas être encore la réalité en vérité »[35] et donc « elle est poussée à élever sa cer­titude à la vérité et à remplir le Mien vide ».[36] Ce qu’un idéalisme pose de manière uni­latérale, Hegel veut lui donner sa vérité absolue en unissant la démarche spé­cu­la­tive et la recollection d’un savoir encyclopédique issu de l’expérience. Si le sys­tème accueille l’empirique c’est dans la mesure où la connaissance empirique est une étape sur le parcours de l’esprit — et Hegel souligne l’apport fondamental de la philo­sophie critique de Kant — mais une étape qui doit être dépassée. Une lecture maté­rialiste de Hegel apparaît donc un projet philosophique des plus hasar­deux dans la mesure même où chez Hegel prime la volonté de dépasser les oppositions tradi­ti­onnelles de la métaphysique, qui constitue le moteur même de la dialectique,  et cette volonté ne peut être mise en oeuvre que sur le plan fondamental de l’idéalisme.

2.2.           La dialectique comme méthode

La lecture matérialiste dialectique de Hegel s’appuie sur la séparation du système et de la méthode, la méthode pouvant être transférée sans dommage à une conception matérialiste. Or cette séparation de la méthode et du système est impossible, sauf à réduire la dialectique hégélienne à quelques prétendues « lois générales de la pensée ». Si dans toute philosophie, c’est le système qui est périssable, avec Hegel nous avons un problème particulier puisque le système est précisément l’objectif central de toute l’oeuvre de Hegel. La systématicité n’est pas quelque chose qui vient après, qui résume et organise un ensemble de résultats acquis par la pensée. Au contraire la pensée n’a de sens, de vérité que si elle est une pensée du système. Dès le début de son oeuvre, Hegel fixe son objectif. Si la philosophie consiste à se frayer un chemin jusqu’au moment où le limité se rapporte à l’Absolu, ce chemin conduit nécessairementà ceci : « On doit éprouver le besoin de produire une totalité du savoir, un système de la science. »[37] Dans la philosophie allemande (depuis Kant) les mots « systématique » et « scientifique » sont employés pratiquement comme des synonymes ; le système de la science n’est pas différent de la science elle-même. Cependant ce système ne doit pas se transformer en système dogmatique ; la dialectique n’est donc, sous un certain angle, pas autre chose que la construction non dogmatique du système. Faute de mettre ce système au centre de toute analyse de l’oeuvre, on fait de Hegel « le créateur d’une méthode passe-partout, claudication se dépassant en unijambisme, la trop célèbre trilogie dialectique : thèse — antithèse — synthèse. »[38] Kojeve insiste à juste titre sur le fait que la dialectique chez Hegel n’est en rien une méthode. Chez Kant le terme de dialectique ne désignait que la logique générale considérée comme organon et ne pouvait en aucun cas être un instrument pour élargir les connaissances. La dialectique est la nature propre, véritable des choses elles-mêmes et en même temps est la science elle-même, la science devant être ici entendue dans le sens que Hegel donne à ce mot et non dans le sens des sciences empiriques. Ainsi que le dit Kojève, la « Logique » de Hegel « n’est pas une logique au sens courant du mot, ni une gnoséologie, mais une ontologie ou Science de l’Être pris en tant qu’Être »[39] et il ajoute en parlant des trois aspects de la logique — abstrait ou accessible à l’entendement, dialectique ou négativement rationnel, spéculatif ou positivement rationnel — que « ce sont des catégories ontologiques et non logiques ou gnoséologiques ; et ce ne sont certainement pas de simples artifices de méthode d’investigation ou d’exposé. »[40] Dans cette dernière expression c’est incontestablement la « méthode dialectique » de Marx qui est visée. Les marxistes aiment à citer le § 81 de l’Encyclopédie : « Le dialectique constitue donc l’âme motrice du progrès scientifique, et il est le principe qui seul confère au contenu de la science corrélation et nécessité immanentes ». Ce qui pourrait se rapprocher de Marx pour qui la dialectique ne subsiste que comme « méthode d’exposition », venant après l’analyse qui a fait sienne la matière[41], mais de son côté Marx ajoute qu’en procédant ainsi on peut donner l’illusion que le mouvement est un produit de la pensée. Chez Hegel, la dialectique n’est pas une simple méthode d’exposition même si le moment dialectique vient après que le penser, à titre d’entendement ait séparé les déterminations finies. Or si « le moment dialectique est l’acte par lequel de telles déterminations finies se suppriment elles-mêmes et passent dans leur contraire »[42], ce moment dialectique ne s’arrête pas à un « art extérieur », à une pure exposition « liée » ou « balancée » des résultats de l’entendement, elle n’est pas non plus le scepticisme qui « contient la pure négation comme résultat du dialectique », mais au contraire ce moment dialectique est celui en qui réside « la véritable élévation au dessus du fini, l’élévation qui n’est pas extérieure. »[43] Et cette élévation fait que le moment dialectique n’est qu’un moment qui conduit au spéculatif qui « saisit l’unité des déterminations dans leur opposition »[44]. La pensée de  Hegel  est dialectique parce que le réel est dialectique. La dialectique n’est ni une méthode ni le « liant » ou la sauce accompagnant les mets présentés par l’entendement. Elle est essentielle au système hégélien en ce qu’elle est précisément ce qui permet d’aller de la pure identité du sujet et de l’objet telle qu’elle est simplement posée comme dans le système de Fichte à une identité effective qui correspond au savoir absolu. Alors que pour un matérialiste conséquent l’identité du sujet et l’objet est une rêverie métaphysique dépourvue de tout contenu, elle est le principe même de l’idéalisme que Hegel veut non renverser mais débarasser de ses oppositions abstraites et si chez Hegel le réel est dialectique, c’est fondamentalement parce que le réel n’est réel que comme réel pensé ; un réel impensé est une expression dépourvue de sens.
La majorité des commentateurs s’accorde pour affirmer cette unité indissoluble du système et de la méthode. Bernard Bourgeois rappelle que « Hegel réfute une telle possibilité de l’éclatement de la méthode et du système en montrant que la méthode absolue d’une part, en tant que pure méthode — c’est-à-dire en tant qu’absolue médiation avec soi —  a néanmoins déjà un contenu dans son commen­cement le plus formel et indéterminé dont il est la négation, d’autre part en tant que mémoire du système déter­miné, est néanmoins encore absolue médiation avec soi, car l’identité néces­saire, au sein de l’Idée, entre la fin et le commencement de la progression, entraîne aussi la négation de la détermination dans le retour de celle-ci en celui-ci. »[45] Ce qui souligne « l’identité de l’intériorité méthodique de l’Idée et de l’extériorité de son contenu »[46]. François Châtelet souligne de son côté : « Il n’y a pas, répétons-le, de méthode dialectique ; il y a la réalité du discours qui, confronté à ce qu’il désigne, est contraint de se développer selon une logique qui doit conférer aux oppositions : immédiat-médiation, identité-contrariété, substance-sujet, leur signifi­ca­tion effective. »[47] Lucio Colletti, qui adopte un point de vue très critique à l’égard de la philosophie hégélienne, identifie la dialectique et plus préci­sément la dialectique de la matière comme le point central autour duquel est construit le système hégélien[48]. Kojève, quant à lui, ajoute qui si on veut parler de la méthode hégélienne, cette méthode n’est nullement dialectique mais « contemplative et descriptive, voire phéménologique au sens husserlien du terme. »[49]
Revenons sur ce qui fonde l’idéalisme hégélien, qu’on peut résumer comme la thèse de l’idéalité du fini. Il s’agit d’abord de surmonter l’opposition du fini et de l’infini ; dans la logique de Hegel « l’infini est l’affirmatif et seul le fini est supprimé »[50]. Si dans l’entendement la finitude est dès l’abord dans la détermination de la réalité. Mais Hegel ajoute : « L’infini conçu par l’entendement et qui, placé à côté du fini, n’est lui-même que l’un des deux finis, n’est pas moins, lui aussi, quelque chose de non vrai un idéel. Cette idéalité du fini est le principe capital de la philosophie et toute véritable philosophie  est pour cette raison un idéalisme. »[51] Or cette dialectique qui supprime le fini en en affirmant l’idéalité est justement cette même dialectique dans laquelle l’être est toujours le « passer dans le néant et le néant le passer à l’être », ce qui est le principe même du devenir auquel s’oppose « le principe selon lequel rien ne vient du néant, «un aliquid ne vient que d’un aliquid», le principe de l’éternité de la matière, du panthéisme. »[52]
Autrement dit séparer la méthode dialectique du système idéaliste c’est ruiner la dialectique elle-même ; la méthode est alors appliquée abstraitement à un contenu qui lui est extérieur. C’est très exactement ce que fait le « matérialisme dialectique » qui ressuscite toute la philosophie spéculative de la nature.

2.3.           Le matérialisme dialectique

L’exposé par Engels du matérialisme dialectique part de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée »[53]. Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance »[54] et qu’on retrouve à l’époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La première définition que nous en donne Engels est une définition négative : la dialectique s’oppose à la « philosophie moderne »  qui s’est « embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques ».[55] Cette méthode, ce mode de pensée « métaphysique » vient des sciences de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées... »[56]. Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. »[57]  Ce mode de pensée de métaphysique n’est pas autre chose que ce que Hegel appelle « l’ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant le philosophie kantienne qui se caractérise par la considération des objets de la raison du seul point de vue de l’entendement »[58]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l’empirisme dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes : « Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique. »[59]
Il y a ici un véritable renversement au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais étaient consi­dérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et en particulier des maté­rialistes français et ceux qui les premiers ont mis en cause la métaphysique. A l’époque de la « Sainte Famille », Marx et Engels tournent les empiristes, les matérialistes et les sciences contre la philosophie spéculative et contre Hegel. La construction du « maté­rialisme dialectique » consiste au contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers 1845, l’esprit « chimérique » est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manus­crits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la nature », Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique: « Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la super­stition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette di­rec­­tion qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite la pensée avec un sou­ve­rain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre. »[60] On pourrait continuer assez longtemps. Le renver­se­ment des références théoriques exprime un renversement de la problématique elle-même.[61]

2.4.           Les lois de la dialectique

Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans « L’Idéologie Allemande ». Ainsi la « Dialectique de la Nature » commence-t-elle par une exposé de la dialectique — qu’il faut exposer en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique » — et de ses « lois » qu’il réduit au nombre de trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[62]. Laissons ici de côté cette « loi de l’interpénétration des contraires » qui paraît bien peu hégélienne. Le problème tient en ce que Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique qu’elles ont chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut  à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites. »[63]
Pourtant ce n’est pas ainsi que les choses se passent chez Hegel ; le passage de la quantité en qualité et inversement qui est affirmé, par exemple, au § 111 de l’Encyclopédie, n’est nullement présenté comme une « loi de la pensée » mais comme la conclusion de la doctrine de l’être. Pour Hegel c’est d’abord la qualité qui passe dans la quantité. Ce passage conclut le passage de l’un aux nombreux uns et découle de l’identité de la répulsion et de l’attraction. « La déterminité qualitative qui dans l’un a atteint son être-déterminé-auprès-de-et-pour-soi, a donc passé dans la déterminité en tant que supprimée, c’est-à-dire à l’être à titre de quantité. »[64] La difficulté de la pensée hégélienne s’éclaire dans la remarque qui suit et qui est dirigée contre la philosophie atomistique selon laquelle les nombreux uns ne pas rassemblés par l’attraction mais par le hasard. Or l’atomistique, dit Hegel, n’a pas que des implications en science physique mais aussi dans le domaine politique : « Selon cette perspective, la volonté des êtres singuliers en tant que tels est le principe de l’Etat, l’attractif est la particularité des besoins, des inclinations, et l’universel, l’Etat lui-même, est le rapport extérieur que constitue le contrat ».[65] Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi » qui chez Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie atomistique, alors même que le « matérialisme historique » s’est d’abord construit à partir de l’atomistique, depuis la dissertation de Marx sur la différence entre les philososphies de la nature de Démocrite et Epicure, jusqu’à la thèse de l’association des individus libres telle qu’elle est esquissée dans le « Capital »[66]. Notons aussi ceci : Marx à plusieurs reprises rappelle que Epicure, qui faisait preuve en physique d’une grande « nonchalance », fut le premier à présenter une théorie politique du contrat et que ce fut là un de ses mérites.
Considérons maintenant la « loi de l’interpénétration des contraires ». Engels renvoie sur ce point à la doctrine hégélienne de l’essence. Or la doctrine de l’essence ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l’inanité de l’opposition entre concepts prétendument contradictoires. Hegel met en cause non la logique formelle en tant que telle mais la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d’identité, que Engels reprend entièrement à son compte, porte sur le fait non que le principe d’identité devrait être remplacé par une « principe de contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d’identité, mais sur ceci : « Au lieu d’être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l’entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d’essai de la dialectique »[67] condamne le principe d’identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement, utilise lui aussi de nombreux exemples tirés de l’observation de la nature à l’appui de son propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à la « Phénoménologie de l’esprit ». Or cette exemple n’est pas en tant que tel utilisé pour critiquer le principe d’identité mais pour réclamer la compréhension de la « fluidité » non seulement des mouvements organiques dans la nature mais aussi des « mouvements organiques » dans la philosophie. La « vie », celle de la nature, est en quelque sorte un modèle théorique pour la pensée afin qu’elle apprenne à affranchir la contradiction de son unilatéralité et à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires ».[68] Cependant ce n’est pas l’étude de la biologie qui fonde la dialectique hégélienne. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, Hegel s’enracine dans une tradition qui remonte aux Grecs — et en particulier à Platon et surtout Aristote — qui considèrent la nature et en fait le monde — le cosmos — comme une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence ésotorique dans l’alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation des éléments naturels les uns dans les autres.
Mais ceci n’est pas encore, en tant que telle, la question du principe d’identité. Car la critique du principe d’identité chez Hegel ne s’appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l’analyse de la structure de l’opération intellectuelle et de l’acte de langage qui consistent dans l’affirmation d’une identité. Il montre la forme contradictoire de l’affirmation du principe d’identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contra­diction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu’exige sa propre forme ».[69] Il ne s’agit pas d’une réfutation du principe d’identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C’est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l’essence ce qui constitue le noeud de sa logique, l’identité de l’identité et de la différence. Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L’influence de Luther doit être signalée ; c’est lui qui propose de remplacer la copule « est » du syllogisme latin par l’allemand « werden » : l’essence des choses n’est pas l’identité mais le devenir. Il faudrait également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l’on pourrait sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne, particulier sur cette identité de l’identité et de la différence. Chez Maître Eckhart, c’est précisément la connaissance de Dieu qui nous révèle l’identité de ce que nous croyions contradictoires. Maître Eckhart pose la Trinité comme le moyen par lequel Dieu qui est unité simple peut manifester sa toute puissance. Dieu est principe premier, mais en tant qu’Unique-Un il est dans l’incapacité de rien manifester de soi-même. C’est pourquoi cette unité qui est sa toute puissance ne peut sortir de l’impuissance qu’en se divisant. Mais les trois personnes restent unies par leur essence. Donc si l’essence tient tout en soi, ‘en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi ».[70] De cela, Maître Eckhart conclut que toutes choses sont à la fois finies — parce qu’elles sont apparues dans le fleuve du temps — et infinies — parce que demeurées dans l’Eternité. On pourrait continuer ainsi. Il apparaîtrait que le principe de l’identité de l’identité et de la différence, qui est aussi le principe de l’unité des contraires s’est développé non à partir des sciences positives et de l’observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne — par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l’identité et la différence furent au centre de l’hérésie arienne et du concile de Nicée.[71]
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l’édification du système tout entier »[72]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la  « négation de la négation » dans l’accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d’utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n’utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c’est uniquement à fin du livre I du « Capital », après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu’il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle — ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu’il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est bien proche de la nuit théorique où toutes les vaches sont noires. Marx a beaucoup mieux compris la logique hégélienne ; dans la première section du Capital, il a présenté son analyse de la marchandise à partir de cette logique hégélienne qui saisit la différence dans l’identité et l’identité dans la différence.  Mais Marx n’en a jamais fait une principe de la chose mais seulement une méthode — on pourrait presque dire « procédé » — par laquelle la science peut exposer le mouvement réel, le reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien d’identifier les antagonismes réels dans les relations entre individus et les contradictions logiques que met en évidence la critique de l’économie politique. Engels au contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l’abstraction de l’étude du monde réel identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoins l’idéalisme hégélien. Si chez Hegel, « l’Idée logique s’expose, en tant que logique, comme étant immédiatement, identiquement, son Autre, la nature »[73], Engels renverse en quelque sorte cette proposition et donc la retrouve derechef.

2.5.           La dialectique de la nature

La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu’il doit développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les réserves à l’égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la philosophie de la nature face à la science positiviste. Mais de proche en proche c’est l’ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison : Engels approuve la distinction hégélienne. « Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens »[74]. Engels défend la « théorie du concept », telle qu’elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (Haeckel) dont il dénonce « l’absurdité ». La « charlatanerie de l’induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu’elle est exposée dans la troisième section de la Logique[75]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie » des Anglais et à « l’absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l’Idée on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste : « L’idée peut être saisie comme la raison [...] ensuite comme le sujet-objet, comme l’unité de l’idéel et du réel, du fini et et de l’infini, de l’âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d’elle-même [...] »[76]. Et c’est à partir de ce développement de l’Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l’idée qui saisit intuitivement.[77] Engels approuve également Hegel dans le refus du noumène kantien inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes »[78]. C’est là une remarque qu’on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel[79].
A partir de cet accord partiellement explicite sur les présupposés philosophiques — la critique de l’entendement et le retour à la doctrine hégélienne du concept — la dialectique de la nature développée par Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée par la répulsion »[80]. Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. »[81] Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l’attraction. De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature »[82], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion. Il faut ici rappeler quel rôle joue le couple attraction-répulsion dans la philosophie de Hegel. Le chapitre de III de la « Phénoménologie de l’Esprit » s’intitule « Force et entendement ». Hegel y expose comment les catégories de l’entendement sont unilatérales et conduisent à leur propre dépassement. La loi newtonienne de l’attraction universelle a mis en avant le concept de force ; or ce concept de force se dédouble en un jeu de forces, car « le concept de force devient effectif par le dédoublement en deux forces »[83]. Hegel donc donne une analyse « métaphysique » des résultats que la science obtient par l’expérience. Le magnétisme est ainsi conçu comme structuré par une contradiction dialectique : Le concept « apprend donc par l’expérience que c’est une loi du phénomène lui-même qu’adviennent des différences qui ne sont pas des différences, ou que ce qui est de même nom se repousse de soi-même ; et, pareillement que les différences ne sont que des différences qui n’en sont pas et et qui s’abolissent ; ou encore que ce qui n’est pas de même nom s’attire. »[84] Ainsi au « monde tranquille des lois » de l’entendement de la science newtonienne se substitue la une nouvelle loi qui exprime « le devenir non-identique de l’identique et, inversement, le devenir identique du non-identique. »[85] L’entendement avait conduit à un premier monde supra-sensible. L’analyse du jeu des forces conduit à un deuxième monde suprasensible qui est « le monde à l’envers », l’aspect inversé de ce premier monde. Le jeu des forces ou si l’on veut la dialectique action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin qui conduit, dans la phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère donc pas les catégories de la mécanique classique d’un point de vue épistémologique, immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même, mais plutôt d’un point de vue extérieur, en tant que moments d’une démarche qui conduit l’esprit à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences empirico-analytiques. Telle n’est évidemment pas l’intention de Engels qui veut, au contraire, transformer cette « dialectique » attraction-répulsion en principe épistémologique des sciences de la nature elle-même. Si on ne se limite pas aux passages les plus durs de la critique de Hegel contre l’entendement, on trouve chez lui, en même temps, notamment dans « L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques » une volonté d’intégrer les acquis des sciences de la nature ; on peut même parler comme François De Gandt d’une sorte de « concordat entre raison et entendement »[86] qui permettrait aux sciences particulières d’alimenter la philosophie de la nature. La position de Engels, au contraire, nous renvoie de fait à la lettre de la dissertation de 1801 par sa volonté de voir les sciences de la nature gouvernées par une philosophie, en quelque sorte imposée de l’extérieur. On sait que Hegel a porté des critiques sévères contre la philosophie de la natue de Schelling ; cependant Schelling a découvert un principe essentiel : « Le mérite [est] d’avoir changé les catégories de la pensée de la nature ; il a appliqué les formes du concept, de la raison à la nature : par exemple dans le magnétisme la forme du syllogisme. Il n’a pas seulement mis en lumière ses formes, il a aussi cherché à le construire, à le développer à partir du principe.[87] » Ce que Hegel reproche à Schelling, c’est d’être tombé dans le formalisme, d’avoir remplacé les concepts par des formules. On peut dire que Engels cherche comme Schelling à appliquer les formes de la raison à la nature à partir d’une véritable métaphysique de la nature. Il faudrait se demander si ce n’est pas chez Schelling plus que chez Hegel qu’il faut rechercher les origines véritables du matérialisme dialectique[88]. Encore faut-il noter que chez Engels cette position n’est affirmée que tendanciellement, Engels dans la matière de son travail s’appuyant sur les travaux les plus avancés de son époque ; en outre il insiste souvent sur le fait que la forme dialectique concerne l’exposition des résultats et qu’en tant que telle elle ne produit pas des formules magiques pour la science. Chez les épigones, il n’en ira pas de même.
Engels prend également la défense de Hegel sur la divisibilité de la matière, dont il considère qu’elle est une question « pratiquement indifférente pour la science »[89] : « Hegel se tire très facilement d’affaire sur cette question de la divisibilité en disant que la matière est l’un et l’autre, divisible et continue, et en même temps ni l’un ni l’autre, ce qui n’est pas une réponse mais est presque prouvé maintenant. »[90] Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d’une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d’une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[91] En étudiant les catégories de la pensée — et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche — , la philosophie fournit à la science l’aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l’idée archétype existait bien avant l’espèce animale qui l’incarne, Engels commente ironiquement : « Si c’est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c’est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l’envers, c’est du mysticisme et un crime inouï. »[92]. Engels envisage que la philosophie se perdra dans la « science positive » mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée.[93] Or Engels considère que le science positiviste maintient en vie les déchets de l’ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu’il est défini par Engels n’est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il ne considère que les sciences n’ont d’avenir que pour autant qu’elles deviennent dialectiques, donc qu’elles se mettent à l’école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Sur toutes les questions essentielles soulevées par Hegel lui-même, Engels veut se situer dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu’il est que le danger le plus grand n’est pas la déduction a priori des lois de la nature mais bien l’empirisme plat qui trouve son contre-point dans le spiritisme et toutes les formes de l’irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent en ce que Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la méta­physique elle-même mais la science basée tout à la fois sur le principe d’identité, le principe de non contradiction et la place fondamentale de l’expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, la philosophie de l’entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat la dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.

2.6.           Sur le « marxisme orthodoxe »

Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la position de Engels dans les années 1880, est repris par Lénine — qui propose de créer « une société des amis matérialistes de Hegel » — et par la plupart des marxistes. C’est ce autour de ce socle bien fragile que se définit le « marxisme orthodoxe », même si souvent, chez ces marxistes, qui ne possèdent pas nécessiarement de culture philosophique particulière, la dialectique de la nature n’est plus qu’un autre nom pour désigner les « sciences positives ». Le marxisme français, par exemple, pour autant qu’il se soit penché sur ces questions, s’est très souvent contenté de faire l’apologie avec des « mots dialectiques » de la science telle qu’elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français.
La réaction contre le marxisme orthodoxe qui s’est manifestée au début des années 20 à travers les textes de Lukacs, Korsch ou encore Gramsci a consisté d’abord à rejeter, plus ou moins explicitement la dialectique de la nature hors du système marxiste. Au nom du retour à Hegel et à la dialectique, est expurgée du marxisme cette partie qui est justement une des héritages de la visée hégélienne de l’unification du savoir. Va dominer une vision historiciste du hégélianisme qui sera transposée mutatis mutandis dans la doctrine marxiste. On pourrait croire que ce mouvement est une conséquence de la révolution russe. Les événements historiques n’ont servi ici que de révélateur de mouvements intellectuels antérieurs. L’interprétation historiciste de Hegel est, bien avant le Première Guerre, au centre du dialogue en Croce, Sorel et Labriola ; la formation intellectuelle de Gramsci est tributaire de la philosophie de Gentile. Dans la sphère allemande, le « retour à Kant » a redonné vie à la philosophie critique dans le même temps ou s’affirmait l’autonomie des « sciences sociales » à l’égard des sciences naturelles : Lukacs suit les enseignements de Max Weber[94], de Dilthey ou de Simmel. C’est dans ce contexte que Lukacs remet en cause le « marxisme orthodoxe » et rejette en particulier l’enseignement de Engels, alors que pour l’immense majorité des marxistes de l’époque, la seule connaissance de Marx était une connaissance de seconde main à travers les ouvrages de « vulgarisation » de Engels. Tout naturellement, c’est sur la dialectique de la nature que se concentrent les questions, précisément parce que les développements dans ce domaine sont l’apport le particulier de Engels à la doctrine marxiste. Ainsi Lukacs écrit : « Les malen­tendus qu’a suscités la manière engelsienne d’exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que  Engels — suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives  de la dialectique : action réciproque du sujet et de l’objet, unité de la théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans la pensée, etc., ne se retrouvent pas dans la connaissance de la nature ».[95] Très influencé par les néo-kantiens, Lukacs en effet ne peut considérer que le dialectique soit ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D’où il déduira une opposition fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode « ne connaît pas de contradiction, d’antagonisme dans son objet »[96] et les sciences sociales où « ces contradictions ne sont pas les symptomes d’une  imparfaite appréhension scientifique de la réalité, mais appartiennent d’une manière indissoluble à l’essence de la réalité elle-même. »[97] Le dualisme de Lukacs détermine une problématique qui est commune aux philosophes de l’école de Francfort et aujourd’hui à Habermas. Il y a d’une part le refus de la dialectique de la nature et donc la réduction de la dialectique à la relation sujet-objet — c’est-à-dire un mouvement du hégélianisme vers la philosophie critique — et une dépréciation des sciences de la nature au profit des sciences sociales ou de ce qu’on appelait les « sciences morales », ce qui inclut le refus d’une science naturelle de l’homme dans l’optique positiviste, refus que Habermas justifie ainsi : « Il manque à la science au sens strict précisément ce moment de la réflexion par lequel est caractérisée une critique qui examine le processus historique de l’autocréation du sujet social, et en rend aussi ce sujet conscient. »[98]
Le rejet de la dialectique de la nature dans la problématique marxiste, tel qu’il est opéré par Lukacs par exemple, conduit d’une manière ou d’une autre à rompre le lien fort, bien que confus et souvent non explicité, qui unit un certain marxisme au hégélianisme, et conduit ainsi à rattacher Marx directement à la philosophie kantienne[99] — la théorie marxienne est, selon Habermas, une « anthro­pologie matérialiste de la connaissance » dans laquelle la synthèse par la pensée est remplacée par la synthèse par le travail. Le paradoxe veut que ce rejet de la dialectique de la nature soit souvent présenté dans la littérature marxiste comme une critique du positivisme et du matérialisme mécaniste qui aurait infesté le « marxisme orthodoxe » à laquelle il faudrait répondre par une retour à la dialectique de Hegel dont la « fluidité » permettrait de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui prend pour une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature, moment essentiel de la réalisation d’une métaphysique non-dogmatique, s’ajoute maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique objet-sujet (Korsch par exemple dans « Marxisme et Philosophie ») qui prennent pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme dialectique et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l’amputant d’un de ses moments essentiels. 

3.  Conclusion

La philosophie de la nature n’est pas une partie surajoutée mais bien une pièce essentielle du système de Hegel dans son ensemble. Vouloir être dialecticien au sens de la dialectique de Hegel et refuser en même temps la « dialectique de la nature » n’a aucun sens, sauf à revenir à une dialectique sujet-objet de type kantien. De la même manière, accepter le dialectique comme méthode et rejeter le système de Hegel, c’est disloquer la dialectique elle-même. Si on accepte ce cadre théorique, la tentative de construction d’un « matérialisme dialectique » ne pouvait que conduire à une incohérence fondamentale.
Il ne s’agit pas dans l’étude des textes de Engels de mettre évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c’est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s’affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s’agence une conception théorique qui définit la « philosophie du marxisme » comme une sorte de « hégélianisme » corrigé et qui conduit, ainsi que le remarque Colletti, à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la  philosophie de la nature mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La « restauration hégélienne » conduit à la mise en cause de tous les spécificités de la philosophie marxienne. Mais ce nouveau « hégélianisme » est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l’esprit et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l’application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les « épigones » on tombe dans ce « formalisme monotone » et « Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers, c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les boutiques de marchands d’épices »[100]. On peut dire finalement que le « matérialisme dialectique » inverse exactement les buts qu’il s’était fixé. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.
Sans doute la situation intellectuelle de la fin des années 1870 est-elle bien différente de celle des années 1840 et explique-t-elle en partie cette involution du « marxisme » : en effet « l’ennemi principal » n’est plus la philosophie spéculative mais un positivisme qui s’oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques » de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l’oeuvre théorique de Marx d’une part et celle de Engels dans les textes de la fin des années 1870 d’autre part, sont difficilement conciliables dans une même problématique théorique. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au « matérialisme historique » tel qu’il est exposé dans « La Sainte Famille » et dans « l’Idéologie Allemande »[101] et les présuppositions philosophiques du « maté­rialisme dialectique » telles qu’elles sont développées par Engels — avec l’accord explicite de Marx ! — sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine « marxiste » unissant « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique », quels que soient les « liens dialectiques » qu’on ait placer entre les deux, n’est qu’un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d’une problématique philosophique unique. C’est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable sauf sous la forme de « philosophie d’Etat ». Mais ce marxisme introuvable a constitué un obstacle presque insurmontable à la connaissance de la philosophie de Marx, les marxistes trouvant plus simple de prendre au mot quelques phrases de Marx sur la suppression de la philosophie pour s’affranchir de l’exigence d’unicité de la vérité qui habite toute aventure philosophique. Ajoutons que Hegel n’a été trop souvent connu qu’à travers une grille de lecture marxiste, identifiant plus ou moins le « matérialisme historique » et la philosophie de la histoire hégélienne. Les méprises marxistes au sujet de la dialectique de la nature résument les méprises des marxistes au sujet du lien entre Marx et Hegel et nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens se sont accumulés sur le sens de l’oeuvre de Marx dans la mesure même où cette oeuvre n’a été pratiquement connue qu’à travers une conception du monde qui lui est philosophiquement antagonique.



[1]Hegel : Encyclopédie des Sciences Philosophiques - cité ici dans la traduction de Maurice de Gandillac (Editions Gallimard) - §  12.  Par la suite nous désignerons cette ouvrage par ESP.
[2]ibid.
[3]Voir par exemple La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling.
[4]Si Engels a largement contribué aux contresens sur la pensée de Marx, il reste que cet homme doué d'une curiosité intellectuelle insatiable, possédant des connaissances véritablement encyclopédiques et qui a montré un sens de l'amitié à toute épreuve, mérite quand on l'étudie un minimum d'empathie.
[5]Ilya Prigogine-  Isabelle Stengers : Entre le temps et l'éternité - (Edition "Champs-Flammarion page 181)
[6]ESP § 246
[7]ESP § 250
[8]ESP § 251
[9]ESP § 245
[10]ESP § 250
[11]Sur ce point Hegel se démarque nettement de la philosophie de la nature romantique ou de celle de Schelling.
[12]ESP § 360
[13]ESP § 360
[14]Herbert Marcuse : l'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité
[15]ESP § 270
[16]Les orbites des planètes (Traduction François de Gandt - VRIN 1979 page 151) - Cet ouvrage sera désigné par la suite par OP.
[17]ESP §316 Dans la réduction des matières au mércure, à l'huile et au sel, Hegel voit le "tour de force par lequel la pensée, dans de telles existences sensibles et particulières, n'a reconnu et fermement maintenu que sa propre détermination et la signification universelle.
[18]ESP § 411
[19]Phénoménologie de l'esprit III page 277 de l'édition Lasson - Traduction Jean-Pierre Lefebvre (Aubier 1991) page 242 - Par la suite cet ouvrage sera désigné par PhG. Nous donnons la pagination de l'édition de référence et la pagination de l'édition Aubier-1991.
[20]PhG - III page 78 (Lasson) / 128 (Aubier)- .
[21]ESP § 270
[22]Peut-on séparer l'oeuvre mathématique de Kantor de sa volonté théologique de poser l'infini en acte ? Le refus par Einstein de la conception théorique globale de la physique quantique "danoise" est sans doute lié à son "spinozisme", maintes fois réaffirmé (le fameux "Dieu ne joue pas aux dès").
[23]Schelling ou Hegel : "De la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en générale" - Journal Critique de philosophie vol.1 n°3 - 1802 - repris dans "La différence..." op.cit. 204
[24]En particulier Michel Henry dans sa monumentale étude sur Marx ("Karl Marx" - Editions Gallimard)
[25]Dans ses "Leçons sur l'histoire de la philosophie", il prend la défense de Spinoza contre ses détracteurs en affirmant que Spinoza loi de conduire à l'athéisme et au matérialisme conduit exactement à l'inverse.
[26]ESP § 320 (Remarque)
[27]ESP §270
[28]ibid.
[29]ESP  §60
[30]OB page 150
[31]PhG V - Lasson page 164 - Aubier page 178
[32]PhG ibid.
[33]PhG V - Lasson page 165 - Aubier p.179
[34]PhG ibid.
[35]PhG V - Lasson page 173 - Aubier p.183
[36]PhG ibid.
[37]Hegel : La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (Edition Jean VRIN1985 page 130)
[38]François Châtelet :"Hegel" (Le Seuil - 1969)
[39]Alexandre Kojève : "Introduction à la lecture de Hegel" (Gallimard - réédition Tel 1980 page 448
[40]A.Kojève : ibid.
[41]cf.Marx : Postface à la seconde édition allemande du "Capital"
[42]ESP § 81
[43]ESP § 81
[44]ESP § 82
[45]Bernard Bourgeois : Dialectique et structure in "Etudes Hégéliennes" PUF page 115
[46]ibid.
[47]François Châtelet :"Hegel" (Le Seuil - 1968) page 65
[48]voir Lucio Colletti : Le marxisme et Hegel (Editions Champ Libre 1976)
[49]A.Kojève : op.cit. page 449
[50]ESP § 95
[51]ESP § 95
[52]ESP § 88
[53]Engels : Anti-Dühring Editions Sociales 1977 page 50 - Par la suite nous notons AD.
[54]ibid.
[55]ibid.
[56]A-D page 51
[57]ibid.
[58]ESP § 27
[59]A-D page 51
[60]Engels : Dialectique de la nature (Editions Sociales 1968 page 57)
[61]Il est vrai qu'entre "La Sainte Famille" et "L'Idéologie Allemande" est intervenue chez Marx et Engels la critique du matérialisme de Feuerbach et de tout le matérialisme ancien, telle qu'est brillamment résumée dans les "Thèses sur Feuerbach". Cependant, on peut montrer que Marx ne reviendra jamais en arrière, qu'il tiendra toujours comme un acquis décisif sa réfutation du hégélianisme. Il y a une unité indiscutable entre "La Sainte Famille", "L'Idéologie Allemande", "Misère de la philosophie" et les textes ultérieurs de Marx.
[62]Ibid. page 69
[63]Ibid.
[64]ESP § 98
[65]Ibid.
[66]Les rapports entre Marx et les théories du contrat ont été étudiés par quelques auteurs. Signalons Galvano Della Volpe ("Rousseau et Marx") ou Jacques Bidet.
[67]A-D page 52
[68]PhG IV (op.cit. page 28)
[69]ESP § 115
[70]Maïtre Eckhart : Oeuvres (Sermons- Traités) - Gallimard (Collection Tel) page 77
[71]On le voit, le parti pris de Lénine de lire Hegel en écartant les "bondieuseries" et tout ce qui se rapporte à l'Absolu revient à ne pas lire Hegel du tout !
[72]DN page 69
[73]Bernard Bourgeois op.cit. page 127
[74]DN page 224
[75]ESP § 163
[76]ESP § 214
[77]cf. ESP § 244
[78]DN op.cit. page 245
[79]Lénine : Cahiers Philosophiques (Editions Sociales  1973)
[80]DN op.cit. page 248
[81]DN op.cit. page 248
[82]DN op.cit. page 248
[83]PhG III- Lasson page 67 - Aubier page 122
[84]PhG III- Lasson page 87 - Aubier page 134
[85]PhG ibid.
[86]François de Gandt : Introduction à la dissertation de 1801 "Sur les orbites de planètes" - OP page 118
[87]Hegel : Leçons sur l'histoire de la philosophie - J.VRIN 1985 - tome VII page 2050
[88]Dans l'Anti-Dühring, Engels accole toujours les noms de Fichte, Schelling et Hegel dont il prend la défense face à Dühring. Il faut rappeler que Engels, dans sa jeunesse, avait suivi les cours de Schelling sur la "Philosophie de la Révélation". Ces cours auront sur lui une grosse influence ; sous la signature de Friedrich Oswald, il opposera la philosophe mort (Hegel) au philosophe vivant (Schelling). Il est vrai cependant que les premières contributions de Engels au mouvement de la gauche hégélienne furent ensuite des critiques de la philosophie de Schelling. (sur la formation du jeune Engels, voir Georges Labica : "Le statut marxiste de la philosophie" )
[89]DN op.cit. page 249
[90]DN op.cit. page 249
[91]DN op.cit. page 211
[92]DN op.cit. page 207
[93]Cette vision est sans doute discutable mais l'évolution de la philosophie, telle qu'elle peut-être constatée au XIXe et au XXe siècle, n'est pas sans lui donner quelque raison.
[94]Lukacs n'oubliera jamais cet enseignement et à bien des égards son oeuvre peut apparaître comme une tentative de synthèse entre le marxisme et la sociologie weberienne.
[95]Georg Lukacs : Histoire et Conscience de classe - Editions de Minuit 1960 page 21. La position de Lukacs évoluera nettement après les années 20. Lukacs reviendra à la dialectique de la nature notamment dans ses dernières oeuvres comme "Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein".
[96]Lukacs op.cit. page 28
[97]ibid.
[98]Jürgen Habermas : Connaissance et Intérêt - Edition Gallimard page 79
[99]Le "retour à Kant" a été amorcé chez les marxistes dans l'"austro-marxisme", de Max Adler à Karl Renner.
[100]PhG : LXIV - (op.cit. page 61)
[101]Les Thèses sur Feuerbach qui se situent à la charnière entre ces deux ouvrages exposent — sous une forme condensée propre à l'exégèse ! — une critique du matérialisme naturaliste qui est celui des Lumières aussi bien que de Feuerbach. Mais elles n'impliquent nullement le retour à une problématique idéaliste ou "dialectique" mais au contraire approfondissent la critique marxienne de la philosophie spéculative en dénonçant ce qu'il y a aussi de spéculatif dans le matérialisme passé.

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...