vendredi 9 octobre 2020

La force de la morale. Comment nous devenons humains

Par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak - éditions R&N - Octobre 2020

Les crises manifestes dans lesquelles nos sociétés se débattent remettent au premier plan les questions de morale et la possibilité de déterminer les principes d’une morale commune. Tout le monde commence à percevoir que le slogan « c’est mon droit », revendiqué par tout un chacun, nous mène droit dans un mur. 


Cet ouvrage propose en premier lieu de déterminer les fondements d’une morale commune qui pourrait valoir devant le tribunal de la raison. Il propose ensuite d’essayer de comprendre comment la morale se transmet et pour quelles raisons nous finissons le plus souvent par lui obéir, mobilisant pour ce faire les ressources de la psychanalyse, de la philosophie existentialiste sartrienne ou encore de la philosophie de Bergson. La troisième partie présente enfin une série « d’études de cas », c'est-à-dire des essais de morale appliquée.




INTRODUCTION

(extrait de l’ouvrage)

“ L’OUVRAGE QUE NOUS PROPOSONS ici est l’aboutissement (provisoire, cela va de soi) d’une longue réflexion sur la question de la morale comme question philosophique. Il ne s’agit pas d’énoncer une nouvelle morale (que peut-on ajouter à Socrate, aux stoïciens ou à Spinoza ?), ni un traité des vertus (on se reportera à l’excellent ouvrage éponyme de Vladimir Jankélévitch), mais de réfléchir tout d’abord, parce qu’il y a urgence, sur ce qui permettrait l’existence d’une morale publique partageable par tous - c’est la traditionnelle question des fondements de la morale que nous nous proposons de reprendre à nouveaux frais - en second lieu sur les processus sociopsychiques qui expliquent la constitution des préceptes moraux (de ce qu’on appelle aussi valeurs morales), et enfin de présenter quelques problèmes pratiques posés par les questions morales épineuses auxquelles notre époque est confrontée.

L’objectif que nous nous proposons d’atteindre, à travers cette double démarche, est d’écarter la « morale minimale » et le relativisme moral, lequel admet comme d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors qu’ils se réduisent à une simple manifestation des idiosyncrasies culturelles.

Les démarches des deux premières parties ne sauraient se confondre. Si la question des fondements de la morale a été labourée par les philosophes, au moins depuis Kant, en revanche la compréhension précise des processus, par lesquels les individus adoptent certains préceptes moraux hérités de la famille, de l’éducation générale et de la vie sociale, ou formés à partir de la réflexion propre, est beaucoup moins étudiée philosophiquement. Il y a bien des études de psychologie et même de psychologie expérimentale sur ces questions1, mais la construction conceptuelle reste trop éparpillée alors que, de Spinoza à l’école de Francfort et de Freud à Sartre en passant par Bergson, on peut trouver des problématiques et des pistes de recherche qui pourraient nous permettre de faire de grands pas en avant.

Pour résumer, on pourrait dire que nos deux parties traitent respectivement de « quelle morale ? » et « pourquoi la morale ? ». L’objectif que nous nous proposons d’atteindre, à travers cette double démarche, est d’écarter la « morale minimale » et le relativisme moral, lequel admet comme d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors qu’ils se réduisent à une simple manifestation des idiosyncrasies culturelles. Puis, pour sortir des labyrinthes sans issue où s’enfonce trop souvent la réflexion morale, nous montrerons que la morale n’est pas un ensemble de règles qui se surajoutent à la vie individuelle, mais au contraire que la dimension morale est constitutive du sujet, qu’un sujet humain sans morale est tout aussi peu concevable qu’un sujet sans corps ou sans cerveau.

La morale minimale, du type de celle défendue par Ruwen Ogien et quelques autres auteurs, ou encore la morale de l’égoïsme rationnel, pourrait se résumer à cet article de la Déclaration des droits de 1789 : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, autrement dit la seule borne qui puisse délimiter ma liberté est la liberté d’autrui. Cette morale minimale doit cependant prendre en considération que les individus ne mènent pas vraiment des existences séparées, contrairement à ce que pouvait soutenir Robert Nozick2. Il faut donc pouvoir, pour se déterminer sur la question, savoir comment les individus se rapportent les uns aux autres. Ici intervient le grand rincipe de toute la morale minimale qui est le principe du consentement, que Ruwen Ogien, Marcella Iacub et bien d’autres appliquent à la prostitution, à la GPA, etc. Nous montrerons que cette conception est littéralement intenable, parce qu’elle repose sur une anthropologie erronée. Le relativisme moral de son côté suppose au contraire une morale forte, mais sans prétention universaliste. Il enferme l’individu dans son éthos communautaire et interdit tout jugement extérieur. Paradoxalement le relativisme, qui se veut ouverture à Pautre et que l’on pourrait appuyer sur quelques sentences de Montaigne (« nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos coutumes »), se révèle finalement comme un enfermement cachant souvent mal le mépris déguisé du dominant pour les peuples dominés ou considérés comme inférieurs.

Si nous rejetons ces deux grandes conceptions morales les plus répandues, il reste à déterminer comment nous pouvons justifier les commandements moraux qui nous semblent justes. Nous laissons bien sûr de côté les anciennes justifications religieuses ou traditionalistes. Les injonctions venues de l’extérieur forment sans aucun doute la base de l’éducation morale des individus, mais elles ne peuvent pas en donner la justification rationnelle, c'est-à-dire la légitimité au regard de la raison.

Autrement dit, nous nous situons dans la tradition issue de la philosophie des Lumières qui soutient l’autonomie de l’individu, contre l’hétéronomie qu’implique l’obéissance au commandement attribué à une puissance transcendante. Cependant, cette autonomie ne doit pas être réduite à son sens kantien et elle ne signifie pas nécessairement que la raison pure dans son usage pratique soit considérée comme la seule source de légitimité morale.

La morale n’est pas une abstraction théorique, indépendante du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui. Il ne s’agit pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui inscrirait la pure subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre pourquoi les hommes sont moraux.

En effet, la morale n’est pas une abstraction théorique, indépendante du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui. Il ne s’agit pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui inscrirait la pure subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre pourquoi les hommes sont moraux. Même les êtres les plus immoraux ne peuvent se passer de cette référence à la morale. Nous faisons l’hypothèse qu’au fondement de la morale réside l’affectivité, c'est-à-dire le rapport entre le sujet et le monde de la vie dans lequel il se trouve jeté. Cela ne signifie pas que tous les êtres humains se conduisent moralement, bien au contraire ils agissent le plus souvent comme des êtres égoïstes qui seraient indépendants les uns des autres. Néanmoins, il s’avère que le sujet humain ne peut s’édifier, s’élever, survivre par la suite que parce qu’il vit avec d’autres humains.

Pour étayer notre analyse, nous nous appuierons dans un premier temps sur la théorie psychanalytique afin de mettre en évidence la dépendance essentielle du petit humain, et que c’est dans cette dépendance, c’est-à-dire dans le rapport à l’autre, qu’il se construit et se constitue. C’est d’ailleurs de cette dépendance que naissent toutes les attitudes inauthentiques qui cherchent à obtenir la reconnaissance de l’autre. Cette reconnaissance n’est pas uniquement une reconnaissance sociale, mais une reconnaissance du fait de notre existence. Et pour l’obtenir, nous confondons parfois ce qui nous est vraiment utile avec ce qui ne l’est pas. D'où toutes nos conduites vaines et insatisfaisantes qui donnent lieu, comme le dit Bergson, à une « morale close » ou, comme le dit Sartre, à « l’esprit de sérieux ». Lorsque nous croyons qu’il existe des valeurs qui nous préexisteraient, nous confondons ce qui est et ce que nous croyons être. Mais le fait de croire à l’existence a priori de ces valeurs est rassurant et empêche à la fois l’exercice de la liberté et l’usage de la raison. Il est toutefois possible d’atteindre une morale authentique, en tenant compte du sujet, car c’est de lui et de lui seul qu’émergent les valeurs morales, et en faisant l’effort de comprendre ce que nous sommes et ce que nous faisons. Nous pouvons alors comprendre que nous ne sommes

humains que parmi les humains, et que nous avons les uns envers les autres une « dette », laquelle justifie notre comportement et notre « obéissance » à ce qui fait la dignité humaine.

De tout cela, il découle que morale, politique, vie sociale et psychologie sont intrinsèquement liées et ne peuvent être déliées, contrairement à ce que voudrait nous faire accroire l’idéologie libérale qui semble avoir gagné l’hégémonie totale. Notre troisième partie abordera ainsi quelques-unes des questions « sociétales » qui occupent aujourd’hui tout l’espace de la réflexion en philosophie morale. Nous verrons comment la conception purement libérale, qui sépare morale et droit, morale et intérêt politique communautaire, conduit sous couvert d’extension de la liberté individuelle vers la « dé- subjectivation », c'est-à-dire la pulvérisation de l’individu qui se dessaisit de sa propre vie.

Loin de vouloir prôner un retour à la bonne vieille « moraline », nous suggérons de reconstruire à nouveaux frais une pensée de la liberté du sujet, qui ne prive l’individu ni de la nature ni de la société. Nous ne proposons pas un « traité de morale » systématique, une « critique de la raison pratique » pour notre époque. Le travail qui suit doit plutôt être lu comme la conjonction de trois approches différentes des questions de morale actuelle - et il pourrait à la rigueur être lu dans l’ordre qui convient le mieux au lecteur. Il y a une unité d’inspiration suivant trois lignes distinctes : l’examen des doctrines morales, la formation du sujet moral et les cas pratiques. Mais ces trois approches convergent vers une critique radicale du minimalisme moral et des doctrines libérales-libertaires qui dominent notre époque.”

1 Voir la théorie des stades du développement moral de Lawrence Kohlberg, largement retravaillée par Jürgen Habermas.

2 Voir NOZICK R., Anarchie, État, Utopie.

Editions R& N

135 rue Saint-Dominique, Paris 75007 495 route de la Sûre, La Murette 38140 www. rn-editions.fr contact@rn-editions.fr.





jeudi 3 septembre 2020

Günther Anders et nos catastrophes

Par Florent Bussy (éditions « Le passager clandestin », collection « Précurseurs de la décroissance », 132 pages, 10 €)

Günther Anders, né en 1902 à Breslau et mort en 1992 à Vienne, est un philosophe allemand encore trop peu connu. Trop peu connu parce qu’on a beaucoup de mal à le faire rentrer dans les cases des « grands courants de la philosophie », quoique, à bien des égards, on pourrait le rapprocher des philosophes de l’école de Francfort ou d’Ernst Bloch, avec lesquels il a en commun de concevoir la philosophie comme « théorie critique ». Sa manière de philosopher est très atypique : il part d’anecdotes, de récits pour en tirer progressivement des leçons philosophiques de la plus haute importance. Le livre de Florent Bussy a le grand mérite de restituer les grandes lignes de la pensée de Günther Anders en montrant comment ses analyses sont aujourd’hui plus pertinentes que jamais.

Le livre est divisé en deux parties : une introduction par Florent Bussy et un choix de textes (notamment extrait d’Obsolescence de l’homme) qui permettent de se faire une idée de l’œuvre d’Anders. Après avoir retracé le parcours d’Anders, l’auteur analyse son œuvre sous trois angles : penser nos catastrophes, obsolescence, décroissance. Que ceux que le mot décroissance pourrait chiffonner ne n’arrêtent pas là ! Le point de départ, pour comprendre Anders c’est l’apocalypse, car l’apocalypse a déjà eu lieu : entre l’extermination industrielle des Juifs d’Europe et Hiroshima, le XXsiècle a montré dramatiquement ce qu’était la logique du système économique capitaliste dès lors que plus rien ne vient lui faire obstacle. C’est la logique de la déshumanisation et de la mécanisation de la vie humaine. « Qu’on détruise la vie ou qu’on détruise l’humanité, il s’agit bien de catastrophes totales. L’histoire ne peut plus être la même après de tels événements et la hantise collective devrait être qu’ils se prolongent (…) » (29) La lecture d’Anders doit nous conduire à détruire l’optimisme naïf des Lumières et Bussy ajoute : « L’apocalypse ne se réduit donc pas aux génocides et à l’invention de la bombe, de nouvelles formes en sont possibles. Les crises écologiques et l’accaparement des richesses par un petit nombre se produisent également du fait du culte de la performance et de la production pour la production (croissance). » (32) Ce qui rend possible ce développement monstrueux, c’est le « décalage prométhéen », c’est-à-dire l’écart entre ce que nous mettons en branle et le manque de savoir réel des conséquences.

L’obsolescence de l’homme est la situation réelle de l’homme moderne et c’est la conséquence du développement du mode de production capitaliste, un mode de production qui dévalorise les métiers et dévalorise les objets. La « société de consommation » n’est pas une société où les produits de l’ingéniosité humaine sont admirés et chéris, mais une société où, à peine acquis, ils ont perdu toute valeur et doivent être remplacés par d’autres. La consommation n’est plus une satisfaction, mais un devoir ! Mais l’obsolescence des choses prépare celle de l’homme : face aux machines, l’homme semble si maladroit, si imparfait, si improductif qu’il finit par avoir honte de cette marque indélébile : il est né et n’a pas été fabriqué. Là encore, à l’époque de la PMA et de la fabrication des bébés, à l’époque de la prétendue « intelligence artificielle » quand toute une propagande nous invite à mettre chapeau bas devant l’intelligence des machines, les analyses d’Anders trouvent une singulière résonnance.

Sommes-nous condamnés à assister impuissants aux nouveaux pas vers la déshumanisation, à la destruction de l’humanité ? Anders insiste sur l’impératif moral de résistance, sur la nécessité de comprendre et de faire comprendre ce qui est en jeu. Ce faisant, on parie sur l’intelligence humaine, sur la capacité que nous avons encore à sortir de l’enchantement des images et à recouvrer le sens de la liberté. Le pari est peut-être risqué, mais avons-nous vraiment d’autres possibilités ?

Le 3 septembre 2020 — Denis Collin

samedi 15 août 2020

Qu'est-ce qu'une société décente?


George Orwell a popularisé ce concept de « décence commune » (common decency). Néanmoins ce concept peut se comprendre par lui-même et on peut en cerner assez aisément les contours, sans rester prisonnier des définitions lexicales traditionnelles qui cantonnent la décence au respect des conventions communément admises et à une certaine retenue dans les comportements sociaux.

vendredi 7 août 2020

Après la gauche, le socialisme. Bilan subjectif du dernier demi-siècle.

Il est souvent difficile de mesurer ce que le dernier demi-siècle a changé, en profondeur, dans la perception que nous pouvons avoir de ce qui compte et de ce qui compte moins en politique. Nous avons tendance à vivre avec les catégories du passé et avec les jugements du passé que nous projetons sur le présent. Dans Après la gauche, j’ai tenté de comprendre pourquoi la distinction droite-gauche qui avait eu sa pertinence s’est effondrée et pourquoi nous sommes maintenant devant un champ de ruines, à rechercher les morts sous les décombres. Tout cela aboutit au constat d’un abîme qui s’est creusé avec une bonne partie des « gens de gauche » et à mieux comprendre pourquoi une bonne partie du peuple est restée de « droite » bien qu’objectivement (du moins le pensions-nous) son intérêt était de soutenir « la gauche ».

Les raisons pour lesquelles on pouvait être « à gauche » voici cinquante ans sont très variées. (1) On pouvait être à gauche par détestation du capitalisme en tant que système d’exploitation de l’homme par l’homme. C’est tout simplement la revendication morale qui se trouvait finalement en première ligne : se placer du point de vue du plus défavorisés, être solidaire des luttes de ceux qui n’ont rien contre ceux qui se gavent du travail des autres. Cette motivation pouvait et peut toujours recouper un certain christianisme radical : le Christ n’enseigne-t-il pas qu’il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer au paradis. Ernst Bloch a bien montré cette continuité des mouvements révolutionnaires et de l’espérance dont ils étaient porteurs. Je fais partie de ceux pour qui les mots « prolétaire », « ouvrier », « révolution sociale », « commune de Paris » ont du sens, un sens qui résonne au plus profond et appelle l’engagement moral autant que politique.

On pouvait et on peut encore (2) être à gauche par républicanisme. Valmy, contre les aristocrates, la protestation des manants et de tous ceux qui travaillent contre les parasites, mais aussi la république laïque. Voilà un engagement un peu différent mais qui peut compléter le premier ou y conduire. C’est la vieille revendication de la république sociale. Athées et libres-penseurs qui soutiennent qu’il n’existe qu’une seule morale humaine qui n’est en vérité que la morale chrétienne mais sans récompense ni châtiment divin. Renouvier, cet instituteur des républicains avait déjà bien œuvré dans cette direction.

Mais il y a un demi-siècle on pouvait (3) être à gauche par pure révolte « anti-bourgeoise » : contre la morale sexuelle de la bourgeoisie, contre l’art traditionnel, contre tous les préjugés en faveur du travail, il fallait « jouir sans entraves et vivre sans temps morts ». La « critique artiste » et la « critique sociale » (voir Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999) pouvaient sembler aller de conserve mais les motivations étaient par trop différentes. Une partie des groupes « soixante-huitards » exprimaient parfaitement cette révolte anti-bourgeoise : ils ne détestaient pas tant le capitalisme que la famille et l’école, ils n’étaient pas tant internationalistes qu’ennemis de la patrie. Ils étaient bien plus des libertaires hédonistes (voir les analyses de Michel Clouscard) que des révolutionnaires anticapitalistes. Leur ralliement sporadique à la « cause ouvrière » ne fut jamais que le résultat d’un malentendu vite dissipé quand ils durent constater que les ouvriers ne faisaient pas grand cas de leurs élucubrations.

Enfin, (4) contre le capitalisme tel qu’il était encore à cette époque, un capitaliste mixte, pris entre la vieille classe bourgeoise et la technocratie, les nouvelles classes moyennes intellectuelles commençaient à faire valoir leurs revendications. Le capitalisme était « irrationnel » et eux, les nouveaux instruits, possédaient la rationalité qui manquaient à cette société. Ils se retrouvaient en masse au PSU et furent les artisans de la « déconfessionnalisation » de la CFTC devenue CFDT. Ils formaient les bastions de la « deuxième gauche » que très justement Garnier et Janover (1986) avaient rebaptisée La deuxième droite.  

Évidemment, tout cela était loin d’être aussi clair et on en saurait ranger les gens de gauche dans ces quatre cases. Mais le PCF, Lutte Ouvrière et l’OCI avaient souvent correctement épinglé ce gauchisme petit-bourgeois – que l’on ne devrait pas confondre à le gauchisme traditionnel, celui que pourfendait Lénine qui lui reprochait de vouloir sauter tout de suite à la révolution prolétarienne et aux conseils ouvriers, sans passer les médiations nécessaires. Le PCF, LO et l’OCI étaient classés comme d’horribles puritains, véhiculant la « morale bourgeoise » parce qu’ils refusaient la mise en avant des revendications « sociétales ». Mais pratiquement, on se réclamait souvent aussi bien du marxisme que de ces nouvelles revendications de la petite bourgeoisie intellectuelle. La Ligue Communiste, devenue Ligue Communiste Révolutionnaire tentait de réaliser une improbable synthèse, hésitant entre le vieux moralisme et la transformation des camps d’été consacrés à la formation des militants en lieux de partouzes. De son côté, le PCF allait progressivement donner toute leur place aux ingénieurs, cadres et techniciens, puis aux intellectuels postmodernes qui étaient en train de conquérir le monde universitaire, perdant progressivement ce qui avait fait so originalité, sa base authentiquement ouvrière. La « fin de la classe ouvrière » était en vue.

Le dernier demi-siècle a vu s’affirmer une nouvelle variété de gauche, issue du gauchisme soixante-huitard et de la technocratie CFDTiste, un gauche moderne, résolument moderne, ouverte à tous les bouleversements techniques et en recherche d’un nouveau sujet de l’histoire. Il est inutile d’en faire la généalogie (d’autres auteurs s’y sont risqués). Disons d’un mot que le reflux du mouvement ouvrier concomitant à la désindustrialisation de la France a permis à la composante libérale-libertaire du mouvement de 1968 d’écraser sa composante prolétarienne. Plus de classe ouvrière, mais un nouveau « peuple » urbain. Plus de front unique, mais l’intersectionnalité des luttes. Plus de socialisme, mais un capitalisme « cool », virtuel, communicant, qui permet la liberté totale de l’individu porté par son désir. La philosophie de ces nouveaux mouvements a été faite voilà près de 50 ans par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe et dans Mille plateaux. Plus récemment, le « nouveau populisme » postmarxiste d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe a proposé une convergence de tous des mouvements d’opposition « identitaire ». Mélenchon a donné de tout cela une version plus présentable dans son « ouvrage théorique » L’ère du peuple qui doit être lu comme un adieu à la classe ouvrière et au marxisme, faisant de la multiplicité des luttes du « nouveau peuple urbain » l’axe d’un renouveau politique en faveur de ce qu’on doit maintenant appeler « l’intérêt général » (comme si l’intérêt général pouvait n’être pas une mystification dans une société divisée en casses antagoniques). Le même ouvrage annonce qu’il faut en finir avec le passé, que le passé ne peut jamais nourrir l’avenir, que nous sommes les héritiers du futur et même que nous allons vaincre la mort. La chose étonnante est d'ailleurs que personne n’a relevé ces francs délires ni cherché à en analyser le sens.

Qu’on me pardonne de m’exprimer directement, à la première personne, mais je n’ai pas la prétention de pouvoir généraliser à l’étape actuelle de la réflexion. Toujours est-il que bien que je pense rester de la continuité des versions (1) et (2) de la gauche, il se trouve que mes divergences avec le reste – aujourd’hui dominant – de la gauche, celle des versions (3) et (4), sont suffisamment claires qu’il ne soit pas nécessaire de développer. Pour la « deuxième gauche », les choses sont évidentes, car, après tout, l’élection d’Emmanuel Macron est son triomphe total. Un certain libéralisme sociétal, un antiracisme de bon aloi, un européisme enragé, une aversion marquée pour l’intervention de l’État dans l’économie, avec une cuiller de bons sentiments envers les pauvres tirés de la doctrine sociale de l’Église, voilà l’idéologie de la « upper middle class » qui constitue le noyau dur de ce « bloc élitaire » très bien analysé par Jérôme Sainte-Marie. Quant à la synthèse de gauche techno et de gauchisme débridé réalisée par les Verts, là aussi la distance est telle qu’on n’a pas à y revenir. Il est clair, notamment depuis qu’ils gèrent ou cogèrent quelques grandes villes, que les Verts (EELV) ne sont pas préoccupés par l’environnement ou la défense de la nature mais par la création d’une nouvelle société entièrement vouée aux délires néo-féministes, au revendications séparatistes des islamistes, sans le moindre souci du « petit peuple », ces « salauds de pauvres » et ces « beaufs » qui sont les cibles préférées de ces belles gens.  

Ce qui est plus difficile à saisir et à faire comprendre, c’est la profondeur du fossé qui s’est creusé entre des gens qui, ayant souvent un passé commun, avaient ou croyaient avoir des convictions communes sur l’avenir de notre société et qui se trouvent maintenant à des années-lumière sans même avoir pris conscience des processus qui conduisent à ce grand écart. La gauche « marxiste », « lutte des classes », se soutenait d’une croyance au progrès illimité des « forces productives », aux miracles de la technique dont le progrès était prétendument entravé par les rapports de propriété capitalistes, et au rêve d’un communisme utopique où la rareté aurait disparu et où l’État s’éteindrait. Mais la critique marxienne de l’exploitation, de l’aliénation et du fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire ce qui est développé dans son œuvre majeure, Le capital, n’est pas nécessairement liée avec la dimension utopique qui est typique des croyances scientistes du XIXe et du XXe siècle. Dans ce bloc construit après la mort de Marx et qu’on appelle « marxisme », il y a de nombreux éléments hétérogènes. Je crois et même je suis certain que Le Capital reste un ouvrage essentiel – ce que j’ai développé dans plusieurs livres – mais je crois que l’on peut abandonner à son triste sort la rhétorique utopiste, techniciste, scientiste qui n’a que trop parasité la pensée de ce grand maître, et même quand on peut se prévaloir de citations de Marx, dont la pensée ne forme pas un tout achevé. Marx, en tout cas, n’a jamais œuvré pour qu’advienne un « homme nouveau », produit du développement de la science et de la technique, mais seulement la réalisation de l’essence humaine. C’est le stalinisme qui a inventé l’homme nouveau, repris par Guevara et nombre de ses suiveurs. La libération, pour Marx, était celle du travail créateur, et non celle de la technique, la libération de la culture, de l’art et de la pensée et nullement la transformation de l’homme en objet du mécano technicien.

 Nous avons appris, mais nous aurions pu le savoir plus tôt, que les ressources de la planète ne sont pas illimitées. Mais Marx lui-même, en dépit de certaines manifestations d’enthousiasme pour le progrès technique savait que la Terre est la première source de richesse et que nous devions la gérer avec économie – c’était une des raisons de l’introduction d’une planification de la production par les producteurs associés. Le socialisme s’impose, non pour promettre le paradis sur terre, mais pour planifier la consommation des ressources rares, pour construire une société plus égalitaire et plus conviviale, seule à même de nous faire sortir du « toujours plus » et de permettre l’éducation au sens de la mesure dont l’humanité aura le plus grand besoin pour affronter les défis qui nous sont devant nous.

Si, jeunes, nous avons eu raison de rejeter la morale puritaine qui dominait encore largement au XXe siècle – mais pas tant qu’on l’a dit et pas partout – l’abolition de la séparation entre la vie intime et la vie commune à laquelle nous assistons est une véritable catastrophe. Nous n’avons rien inventé en matière de sexualité, sinon la place qu’on lui donne dans la vie publique et médiatique. Les « sextoys » semblent remonter à la préhistoire, mais le NPA s’est cru un jour obligé de consacrer un stage militant à cette question… Combien c’est révélateur ! La glorification politique de ce qui se positionne hors de la norme (les « pride » en tous genres) impose une nouvelle norme qui vise l’intime – la pénétration est devenue une question politique. La « révolution sexuelle » des années 60 fut la première phase non pas d’une libération mais plutôt de nouveaux enfermements dont sont porteurs les nouveaux féminismes, les mouvements « trans », etc. Comme Marcuse l’avait analysé, la désublimation répressive conforme aux objectifs du capitalisme techniciste moderne s’est imposée. Freud, que vouent aux gémonies ultragauchistes, onfrayistes et libéraux cognitivistes, voulait desserrer l’étau de la répression pulsionnelle mais savait la nécessité de la formation du Surmoi, patrimoine de la civilisation, dont il montre l’importance dans Malaise dans la civilisation. Lacan le faisait remarquer à des soixante-huitards déchaînés : vous désirez un maître ! Aucune société ne peut avoir pour principe la satisfaction des désirs d’individus déliés de toute contrainte sociale, pas plus le désir d’individus du même sexe de devenir parents que le désir d’avoir des enfants en se dispensant de la maternité ou que le fantasme de changer de sexe à volonté. Mélenchon, comme tout le monde à gauche, est pour le changement d’état-civil gratuit et à volonté. Il indique clairement par là qu’il s’inscrit dans cette mouvance ultra-libérale qui n’accepte pas « l’état civil ». Couvrir cela en roucoulant les mots « république » et « patrie » ne change rien à l’affaire. On est pleinement dans l’hédonisme libéral-libertaire qui est une des composantes de l’idéologie bourgeoise dominante. Le refus de se soumettre à « l’état civil » est un refus politique de la prééminence du collectif sur un individu qui prétend se faire tout seul. Mélenchon, sans le savoir, glorifie le self made man. Et sur ce plan il se tient exactement sur la même position que les groupuscules qui ont envahi LFI et y imposent leur loi.

Le bouleversement radical, anthropologique, produit par les revendications autour de la PMA, de la GPA et du transgenre a entraîné toute une partie de la gauche, suivant en France ce qui est déjà arrivé aux États-Unis, dans une mixture étrange de véganisme, de technologies de pointe et de transhumanisme (j’ai montré, dans ma contribution au livre collectif La transmutation posthumaniste, en quoi la mode « trans » était la brique de base du projet transhumaniste-posthumaniste). Le mouvement La France Insoumise a joué un temps sur les deux tableaux : côté pile, la vieille gauche « sociale », laïque, républicaine et côté face la nouvelle gauche, moderne, trans, végan, genre « peuple urbain », nom donné à la thèse de l’intersectionnalité des luttes en langage mélenchonisé. Le côté pile a donné à Mélenchon son succès présidentiel, le côté face les échecs électoraux qui ont suivi et la décomposition de LFI dont toute une partie se comporte exactement comme une secte à la dévotion de son chef génial. Ce processus est irréversible. Dans un interview au journal « le 1 », Mélenchon parlait de l’influence qu’avait eue sur lui « l’historien marxiste Denis Collin ». Bien que n’étant pas historien, j’avais supposé qu’il parlait de moi, mais comme il en parlait au passé, il fallait clairement comprendre qu’il n’était plus influencé par les « marxistes » de mon genre. L’évolution de quelqu’un comme Mélenchon est significative et emprunte d’autres chemins, des chemins particuliers, préservant son image de tribun contestataire. Mais au fond, c’est pour parvenir au presque au même point que nombre d’autres responsables des groupes trotskistes des années 1968 : Cambadélis, Dray (qui fut un temps l’associé de Mélenchon dans le PS), Stora et combien d’autres venant de l’OCI, pour ne rien dire de Weber, Goupil et tutti quanti venant de la LCR auxquels il faut rajouter la longue cohorte des anciens maos devenus les gardes rouges de l’ordre capitaliste. Ils sont tous restés, à leur façon, des « révolutionnaires », mais des révolutionnaires de ce régime de la révolution permanente qu’est le mode de production capitaliste. Mélenchon qui est, comme eux, un « bougiste » effréné, est dans la même problématique, centrée sur les intérêts, les manières de vivre et de penser des classes moyennes intellectuelles habitant les centre-ville, des classes qui trouvent toutes leur intérêt dans le mouvement permanent de la société capitaliste avancé, de ce « capitalisme absolu » qui n’a plus à s’encombrer des fantômes du passé. Significativement, Mélenchon n’a rien à dire à l’évolution de l’école – évolution dont, comme ministre, il a été un des acteurs – reprochant seulement à Blanquer de mettre en œuvre la sélection dans un système scolaire selon lui assez satisfaisant. Que l’école détruise le passé, après tout, c’est son programme.

Je suis certainement plus conservateur que je ne l’étais il y a un demi-siècle mais je reste radicalement opposé au règne du capital, et c’est parce que je crois qui faut protéger le monde contre la destruction à laquelle le conduit la marche folle de l’automate nommé capital que je suis opposé à toute conciliation avec ce système politique et social où mes « anciens » amis voient toujours le mouvement qu’il faut accompagner. On ne peut être opposé au libéralisme et au tout marché et encourager la « politique du désir » qui est l’essence même de l’esprit du capitalisme. Entre la PMA pour toutes et la destruction du régime des retraites il existe une cohérence assumée par Macron et ses maîtres à penser que sont les Attali (ancien bras de droit de Mitterrand) et Minc et le groupe des capitalistes des médias dont une partie était également mitterrandienne. Sur les questions décisives qui engagent l’avenir de l’humanité, il est étrange que Mélenchon finisse par pencher du côté de Macron avec qui il partage par ailleurs la haine des vieux partis, les goût pour le « parti du leader » et la manie de prétendre brouiller toutes les frontières.

On pourrait imaginer que critique sociale et critique sociétale ne s’opposent pas mais se complètent, selon la vision « intersectionnelle » que Mélenchon partage avec Lordon et Mouffe. Mais pratiquement il n’en est rien, bien au contraire. La critique sociale mobilise, face à la minorité capitaliste, les travailleurs attachés à conserver ce qu’ils ont acquis et pour qui la lutte est toujours défensive, conservatrice. Ils veulent simplement vivre décemment. La critique sociétale, au contraire, vise tous les individus qui ne sont ni « gays », ni lesbiennes, ni trans, tous les hétéros binaires, c’est-à-dire 90% de la population (au moins). Elle est radicalement opposée à la « décence commune », puisque l’indécence est sa norme, et elle obtient le consentement des hétéros binaires honteux de l’être encore, des blancs honteux de s’être découverts blancs et de tous les faibles d’esprits prompts à s’incliner devant la mode du moment – et qui s’inclineront demain avec la même promptitude devant une mode contraire. Ainsi la fameuse « intersectionnalité des luttes » est-elle une chimère qui vise à maquiller la reddition sans condition à l’ordre capitaliste. Ceux qui se rappellent les mobilisations contre la « loi travail » de Macron-Hollande et des palinodies de « Nuit debout » avaient déjà pu mesurer en quoi l’intersectionnalité est un fourre-tout pour bavards dont la fonction est de camoufler le ralliement du reste de « gauche » à l’ordre néolibéral.  

Il y a un autre aspect de ce qu’est aujourd’hui la gauche qui la rend insupportable et qui fait qu’on ne peut plus la supporter sans se renier, c’est la gauche pleurnicharde qui veut nous rendre tous coupables des crimes de l’impérialisme d’hier et nous invite à mettre genou à terre aujourd’hui. Personnellement, je n’ai jamais soutenu quelque impérialisme que ce soit depuis les premiers jours de ma vie politique un peu consciente – ce qui remonte à très loin. Je suis venu à la politique par la lecture d’auteurs hostiles à l’impérialisme comme Sartre, par le fréquentation de militants qui avaient lutté contre la guerre d’Algérie (j’ai même assez bien connu quelques anciens « porteurs de valises »). J’ai manifesté contre l’arrivée des troupes russes à Prague en 1968 et contre le coup d’état militaire en Pologne du général Jaruzelski, contre les dictatures pro-américaines en Amérique latine et contre la guerre au Vietnam. De quoi devrais-je m’excuser ? De quoi faudrait-il que je demande pardon ? Mes « bons amis » de la gauche de la gauche ont soutenu des gouvernements qui défendaient l’OTAN en 1982, qui soutenaient Mrs Thatcher pendant la guerre des Malouines, qui ont participé la coalition US pendant la première guerre du Golfe et bombardé Belgrade par humanité et qui, après avoir envoyé les troupes françaises à Kaboul nous eussent sans doute entraîné dans la deuxième guerre du Golfe si la défaite inopinée de Jospin en 2002 n’avait pas coupé à la base un si bel élan. Mais de ces choses-là, il n’est plus question. Les amis indigènes de LFI, les Obono, Coquerel et aux acoquinés avec les chefs islamistes du 93 imposent la vision « indigéniste » de ces gens pour qui les « Blancs » sont coupables a priori et la France un pays structurellement raciste. Là encore, pas d’intersectionnalité puisque dans l’idéologie oboniste et coquereliste un ouvrier blanc est un ennemi alors qu’un millionnaire noir comme Omar Sy ou Anelka est un ami… Cette idéologie venue en droite ligne des États-Unis, cette dénonciation du « privilège blanc » a contaminé une bonne partie de la « gauche » française comme elle a voué à l’impuissance la « gauche américaine ». Elle recoupe les revendications islamistes, les chefs islamistes, amis des terroristes, protecteurs idéologiques de toutes les tyrannies, antisémites furieux, ont réussi à se faire passer pour des persécutés et à faire défiler LFI derrière les femmes emmitouflées dans leurs burqas et les haut-parleurs scandant « Allahou Akbar ». Cette sinistre manifestation du 10 novembre 2019 marque l’effondrement moral total de LFI et de son chef Mélenchon.

Le bilan complet du demi-siècle passé reste à écrire. Peut-être m’y attèlerai-je un jour. En attendant, je reste un partisan de la lutte des classes, de la défense des travailleurs (dépendants ou indépendants), seule force qui fait vivre la société, partisan de l’indépendance de la nation, seul cadre à même de permettre la mise en œuvre d’une politique vraiment socialiste, partisan de la liberté contre les nouveaux terrorismes intellectuels et le lavage de cerveaux médiatiques auquel nous sommes soumis quotidiennement, partisan d’un État républicain, c’est-à-dire un État capable de protéger les individus contre toute domination, mais aussi partisan de la défense de la nature en tant que « la nature est le corps non-organique de l’homme », comme le disait Marx. Avec tout cela, je pense qu’on peut construire un programme cohérent et non délirant, capable de rassembler une majorité pour exercer le pouvoir. Au fond, je n’ai pas tant changé que cela en un demi-siècle.

Le 7 août 2020. Denis Collin

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dimanche 19 juillet 2020

Réflexions sur l'universalisme

Dès que l’on énonce une proposition, on se pose comme énonciateur de vérité. Il n’est pas nécessaire de préciser. Si je dis « il fait beau », c’est que la proposition « il faut beau » est vraie. Mais que veut dire énoncer une vérité ? Ce ne peut être une vérité pour moi, à l’instant exact où je parle, c’est une vérité pour tout le monde – tous mes interlocuteurs devraient reconnaître la vérité de ce que je dis et s’ils ne le reconnaissent pas, alors soit je me suis trompé, soit mon interlocuteur s’est trompé. Ensuite, si cette proposition est vraie le 18 juillet à 9 heures 30, il sera tout aussi vrai que le 18 juillet 2020 à 9 heures 30 en France il a fait beau. On peut réinventer l’histoire, préposer à la réécriture des journaux un Winston Smith, comme dans 1984, ce qui est vrai est vrai et même ce qui n’est plus vrai (parce que maintenant il pleut, par exemple) a tout de même été vrai. En ce sens, la vérité est toujours installée dans l’universel, qu’on le veuille ou non ! Et si on refuse l’universalité on refuse la vérité, tout simplement. Position absurde qui transforme l’usage de la parole en simples bruits et cris dépourvus de sens. Cela ne veut évidemment pas dire que l’on n’ait pas à rectifier nos énoncés vrais, à les corriger et même à les invalider pour les remplacer par d’autres. Mais c’est précisément la volonté de vérité, si l’on peut dire, qui est à l’origine de ces rectifications et corrections. C’est encore cette volonté de vérité qui est le moteur même de l’esprit critique. Je critique pour m’assurer de la vérité. Je dis « non » pour arriver à un « oui » incontestable, un « oui » qui sera le point de départ d’autres « oui ».

L’universalité de la vérité implique que la vérité n’a pas de lieu d’énonciation qui en déterminerait la valeur. La question « d’où parles-tu ? » n’a pas beaucoup de sens. S’il fait beau aujourd’hui et que deux et deux sont quatre, cela n’a rien à voir avec le fait que l’énonciateur soit un mâle blanc de plus de cinquante ans ! Disqualifier une proposition en alléguant des « qualités » de l’énonciateur, c’est évidemment se placer en dehors de tout dialogue possible et affirmer implicitement que seule la force et l’usage de la violence comptent et non les raisons, c’est-à-dire la raison. Lorsque Pascal ironise, « Vérité en‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà » il ne prend pas la défense d’un relativisme sceptique, mais s’interroge au contraire sur la raison qui pourrait valoir pour tout pays. La pièce de Pirandello À chacun sa vérité ne démontre pas que la vérité est relative à chacun, mais bien que la vérité ne réside justement pas dans le point de vue, dans la perspective que chacun peut avoir sur le monde. Comment concilier le point de vue singulier et « le point de vue de nulle part » ? Cette difficulté est inéliminable, mais on ne peut éviter de l’affronter et de tenter d’y répondre.

Il est nécessaire de refuser ce nietzschéisme de pacotille qui sert de vade mecum aux « déconstructionnistes » post-modernes, spécialistes en sophismes. S’il n’y a pas une vérité, mais des « régimes de vérité », il va de soi que la théorie foucaldienne des régimes de vérité appartient elle-même à un régime de vérité particulier, qu’elle s’énonce d’un certain lieu, à moins d’une lieue du centre du Quartier latin et d’un certain temps, celui de l’offensive libérale-libertaire post-soixante-huitarde visant à en finir avec le mouvement ouvrier et le communisme… La réfutation du relativisme sceptique est toujours la même et elle est toujours aussi simple que le sorite d’Épiménide le Crétois affirmant que « tous les Crétois sont des menteurs. » On ne réfutera pas Foucault en exhibant le lieu d’où il parle ou le « régime de vérité » de ses œuvres, mais seulement en montrant que ce qu’il dit est faux ou partiel et que sa manière de faire de l’histoire est tout à fait spécieuse.

L’universalité de la vérité repose sur une base morale et politique, que l’on pourrait éventuellement discuter, à condition de le faire franchement et à visage découvert : l’homme est, comme le disait Marx dans les Manuscrits de 1844, un « être générique », un Gattungswesen, c’est-à-dire un être qui se rapporte à l’autre comme au genre humain tout entier. Cette position caractérise justement cet « humanisme du jeune Marx » qui fut la cible des althussériens. Ce qui veut encore dire que dans chaque homme, je reconnais l’humanité, c’est-à-dire ce qui nous est commun, ce qui fait que nous appartenons à la même souche. Il n’est pas nécessaire de mener une enquête, de lister les propriétés de cet être qui est en face de nous pour reconnaître un humain après une opération de synthèse ! Si un individu manque de certaines propriétés humaines (par exemple, il est complètement idiot ou il lui manque un œil ou un bras), nous savons bien que c’est pourtant un humain, défaillant, mutilé, mais un humain. La position que je défends est une des expressions de ce à quoi aboutit toute la tradition de la philosophie occidentale qui postule l’universalité du genre humain et du même coup l’égalité de tous les humains, l’égalité précisément parce que la raison (ou le logos pour parler un peu grec est très exactement ce qui définit l’homme et non le taux de mélanine ou tel ou tel gène). Quand Descartes commence le Discours de la méthode par « le bon sens est la chose au monde la mieux partagée », c’est pour cette raison que son entreprise n’est pas vaine : tout homme de bon sens peut comprendre, pour peu qu’il prenne le temps de la réflexion, ce dont Descartes va lui parler.

Il n’y a donc pas de vérité pour « les hommes blancs » qui serait une erreur pour « les hommes noirs » ou une vérité pour les hommes qui serait une erreur pour les femmes. La vérité est la vérité, et c’est tout ! Elle est la vérité non seulement pour tous les humains, mais même on pourrait imaginer que des non-humains doués de raison accepteraient également cette vérité. Ce dernier point pourrait être discuté. Mais on ne peut guère concevoir qu’un E.T. qui comprendrait quelque chose à la langue grecque n’accepterait pas les principaux théorèmes d’Euclide, moyennant l’accord avec ses axiomes et postulats. Laissons en suspens la discussion sur ce point qui nous emmènerait très loin et notamment à reprendre les discussions sur le réalisme, brillamment relancées ces dernières années par Markus Gabriel en Allemagne et par Maurizio Ferraris en Italie.

Si on admet ce qui vient d’être dit, on voit que toutes les billevesées sur la « déconstruction du savoir blanc » sont au mieux des inepties ou des folies à soigner d’urgence, à moins qu’il ne s’agisse d’une entreprise de décervelage et de destruction de la culture menée par des forces politiques désireuses de s’assurer des positions de pouvoir à l’intérieur du système capitaliste dont elles réclament une partie des profits. Leur insigne ignorance et leur paresse intellectuelle leur donnent une assurance et des ambitions conformes à l’esprit du temps. Faut-il le rappeler ? La théorie de la relativité n’est pas un savoir blanc, mâle et cisgenré… C’est un savoir tout court, comme la théorie de l’évolution, la mécanique quantique ou la biologie moléculaire. Du reste, les billevesées de tous ces gens sont répandues grâce à des techniques qui sont toutes des « inventions blanches » et des applications du « savoir blanc ».

On se prend parfois à baisser les bras, convaincu de ne pas pouvoir lutter contre le flot impétueux de la bêtise et de l’obscurantisme. Car le fond de la question n’est évidemment pas philosophique, et les indigénistes et autres troublés du genre ne sont pas engagés dans une guerre philosophique contre la vérité – ce qui serait encore faire de la philosophie – mais s’inscrivent comme les agents plus ou moins inconscients d’un mouvement général de pulvérisation de la société en tant qu’elle est une expression de l’universel au profit des affirmations particulières, des micro-identités de groupes qui refusent la morale commune – la Sittlichkeit hégélienne – parce qu’en vérité le seul universel qui doit demeurer est l’argent, l’équivalent général de toutes les marchandises dans un monde où toute la vie sociale doit devenir marchandise, un monde où toute la richesse s’annonce comme une immense accumulation de marchandises, ainsi que le disait Marx. Le capital dissout toute forme de communauté humaine, disait encore Marx. Et c’est très exactement ce à quoi nous assistons. Le progrès réalisé à l’époque moderne, au moment même où s’affirmait le mode de production capitaliste, a consisté à produire effectivement l’humanité comme une totalité, comme une communauté humaine universelle. Comme l’histoire avance toujours par le mauvais côté, cela s’est fait dans les affres de la colonisation et de la domination des puissances européennes qui étaient les plus avancées techniquement et militairement parce qu’elles étaient aussi celles où le niveau de connaissance et la liberté de l’esprit étaient au plus haut point de développement. Mais cette « puissance du négatif » a produit une situation historique où nous sommes devenus effectivement responsables pour l’humanité entière, où la proclamation des droits universels de l’homme (« les hommes naissent libres et égaux ») a dissout les vieilles sociétés patriarcales et esclavagistes qui partout sur la surface de la planète tenaient les humains dans la servitude. Le communisme de Marx part de cette idée que les sociétés dominées par le mode de production capitaliste sont arrivées à un point où un nouveau saut historique doit se faire, rendant effective les proclamations encore abstraites de l’universalisme « bourgeois » des révolutions du XVIIIe siècle. Faute d’avoir réussi ce saut historique, l’humanité est confrontée maintenant à un mode de production capitaliste devenu « réactionnaire sur toute la ligne » (Lénine) et qui produit une barbarie d’un genre nouveau, une barbarie hautement technologique, qui suppose la destruction de l’humain comme tel pour le remplacer par des individus privés de société, des individus interchangeables et aussi abstraits que l’est le travail abstrait coagulé dans les marchandises. Cette barbarie s’exprime dans la volonté de production de l’humain à volonté, selon les méthodes de la technologie : du transgenrisme au transhumanisme, c’est un mouvement encouragé et financé par les grandes multinationales (voir l’ouvrage collectif, sous la direction de Fabien Ollier, La transmutation posthumaniste). Cette nouvelle barbarie s’exprime aussi dans la rupture de l’homme avec la nature et le projet d’artificialisation du monde humain porté par le véganisme et les « startups » de la nourriture technologique (voir Steak barbare de Gilles Luneau). Elle s’exprime aussi par la destruction des nations qui, de cadres de développement du mode de production capitaliste qu’elles étaient, sont devenues des obstacles au règne du « capitalisme absolu », ce qui explique les encouragements à tous les communautarismes, le retour en force des idées racistes et racialistes et le soutien appuyé des classes dominantes à l’islam politique et à toutes les formes d’expansion islamiste. Tous ces mouvements reçoivent de la part des grands médias un appui remarquable qui se transforme souvent en un véritable matraquage propagandiste. On sait aussi que le milliardaire Soros et le département d’État ont travaillé pour aider à l’affirmation des revendications « identitaires » contre l’universalisme républicain.

C’est ainsi que l’universel abstrait qu’est l’argent (le sang et l’esprit du capital) détruit l’universalité du genre humain. La morale commune ne peut plus exister et pas plus les « droits de l’homme ». Burke, un bon libéral, auteur du premier grand texte contre la Révolution (Réflexions sur la révolution de France, 1790), opposait les droits des Anglais aux droits de l’homme, qu’il considérait comme une abstraction typique de l’esprit cartésien français ! Les nouveaux Burke, les nouveaux contre-révolutionnaires, opposent les droits des « personnes gay » ou les droits des « vies noires » aux droits de l’homme. Les droits des « personnes musulmanes », en butte à une prétendue islamophobie, soit les droits des femmes voilées à être voilées, des filles à être mariées par leur famille, et finalement à instaurer une apartheid sexuelle devenue le nec plus ultra de la liberté. Les « vies noires comptent » parce que maintenant il y a, non pas une vie humaine qui compte, qui est même sacrée, mais des « vies noires » et sans doute des « vies blanches » qui comptent maintenant un peu moins – les vies de la rédaction de Charlie Hebdo ou des spectateurs du Bataclan, tout le monde semble avoir oublié qu’elles aussi comptent… L’inversion du discours du racisme blanc fait naître un nouveau racisme qui, n’en doutons pas, encouragera le retour de l’ancien. Plus de lutte des classes en vue d’un universel commun, mais une lutte des races qui sera une lutte à mort.

Ainsi, le grand rêve universaliste, né des Lumières et fondé sur le progrès de la connaissance et de la raison, s’est transformé en règne universel de l’argent et en pulvérisation de la communauté humaine, c’est-à-dire en sa négation. La réalisation des promesses universalistes, la réalisation effective, concrète, d’une communauté humaine, nécessite la négation de cette négation, c’est-à-dire la renaissance du communisme comme mouvement qui abolit l’ordre existant.

Denis Collin, le 19 juillet 2020   

samedi 18 juillet 2020

La gauche et les Lumières : la fin d’une histoire

Le délire idéologique qui a saisi la plus grande partie de la gauche conduit certains philosophes – par exemple Henri Pena-Ruiz ou Stéphanie Roza – à revendiquer contre ce délire une sorte de retour aux Lumières et à la gauche « canal historique », c’est-à-dire une gauche qui défendait d’abord l’universalisme, alors qu’aujourd’hui s’affirment bruyamment et parfois violemment toutes sortes d’identitarismes et de communautarismes. Il n’est pas certain que cette réponse sur le mode du « retour à » soit bien convaincante. Les Lumières, en effet, ne forment pas un bloc et le règne de la raison qu’elles appelaient de leurs vœux a engendré des monstres selon une logique déjà bien analysée par Adorno et Horkheimer dans leur Dialectique de la raison (Gallimard, 1974) qui montre comment la raison se retourne contre elle-même. Enfin, la « gauche » est arrivée au terme d’un parcours sinueux et d’un certain point de vue le passage de la « gauche sociale » à la « gauche sociétale » est inévitable si on se fait un concept précis de ce qu’est la gauche.

Que les Lumières ne forment pas un bloc, c’est assez évident. On peut comme Jonathan Israël distinguer les Lumières radicales des Lumières modérées, le courant des Lumières radicales, représenté par la lignée Spinoza, Diderot et leurs héritiers, est un courant à la fois antireligieux et athée – il n’y a aucune place pour un Dieu transcendant ou un « dessein intelligent » – et antimonarchique. Les Lumières modérées sont plutôt du côté de la religion naturelle, prônent la liberté du commerce et la défense de la propriété privée contre l’arbitraire et inclinent vers un certain conservatisme politique lié à la haine de la « populace » si caractéristique d’un Voltaire. Cette classification n’est pas tout à fait satisfaisante et on montrerait facilement qu’il existe bien d’autres lignes de clivage. En tout cas, si on se réclame des Lumières, il faudrait dire desquelles : de Rousseau et de son radicalisme politique ou de Voltaire partisan du despotisme éclairé ? De l’athéisme de Diderot ou de la religiosité naturelle de beaucoup d’autres penseurs, Locke par exemple, dont le radicalisme politique et inséparable de son ancrage religieux ? Il se pourrait bien que les Lumières soient un mot plus qu’un courant précis auprès duquel on pourrait refonder une pensée politique cohérente. On pourrait tenter de définir les Lumières par opposition aux anti-Lumières, à la manière de Zeev Sternhell, dont le livre Les anti-Lumières (2006) est un concentré des absurdités auxquelles conduit une certaine réduction de l’histoire à la prétendue « histoire des idées ». Certains des penseurs classés « anti-Lumières » par Sternhell, comme Vico, sont en vérité bien plus avancés dans la réflexion sur la société et la culture humaine que bien des vedettes des Lumières. Herder, autre « anti-Lumières » selon Sternhell, tente de repenser l’universel non pas abstraitement mais dans son expression dans les différents peuples, sachant que nous sommes tous embarqués sur le même navire.

Si on réduit les Lumières au règne de la Raison, on court au-devant de grandes difficultés. La Raison déifiée ne vaut pas mieux que les autres dieux et nous devrions nous en tenir à la raison humaine, simplement humaine. Mais alors tout dépend de ce que l’on entend par raison. On pourrait, comme Kant distinguer raison pure et raison pratique, la raison en tant que faculté de connaître et la raison en tant qu’elle s’exprime dans la volonté. On peut encore opposer la raison à la rationalité instrumentale ; cette dernière est simplement la capacité à mettre en œuvre les moyens rationnels les plus adéquats pour atteindre certaines fins, quelles qu’elles soient ; la première étant au contraire capable de déterminer les principes universels qui devraient s’imposer et les fins que nous devrions poursuivre.

Toute l’histoire du « monde moderne » a vu le triomphe de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance expérimentale guidée par la mathématique. Cette connaissance scientifique pure n’est d’ailleurs pas si pure que cela : elle s’est développée selon les lignes de l’intérêt pragmatique et les besoins de l’industrie et du profit ont fini par lui fournir son programme de recherche et à en faire un système de légitimation sociale et politique parfaitement idéologique ainsi que l’avait montré Jürgen Habermas (La technique et la science comme idéologie, 1967). Loin d’être le triomphe de la raison, notre monde est surtout celui qui voit la rationalité instrumentale se déployer au services des fins les plus absurdes ou les plus abominables.

Les Lumières s’achèvent non sur un chemin clairement tracé, mais sur une alternative qu’on pourrait résumer ainsi : Kant ou Sade ! Soumettre notre volonté aux principes moraux qui seuls sont absolus (alors que la connaissance scientifique n’est que relative et conditionnelle) ou considérer que ces principes moraux ne sont que les derniers préjugés inculqués par la religion et qu’on doit simplement suivre la nature, laquelle nous commande de rechercher notre plaisir par tous les moyens – voir Sade, La philosophie dans le boudoir. Pour aller vite, disons que le développement du capital, guidé par la main du divin marché (voir D.-R. Dufour) a suivi la voie sadienne ! Sade est bien la face sombre du libéralisme et de la science dont nous héritons et les principes sadiens sont au cœur même du libéralisme en tant qu’il régit l’ensemble de la vie sociale. On aurait bien tort de voir dans le fascisme et le nazisme du XXe siècle des « retours à la barbarie », en dépit de quelques manifestations saugrenues. Fascisme et nazisme sont des courants révolutionnaires qui visent à libérer la puissance humaine, à briser les carcans moraux qui enchaînent encore les puissants et à faire tout ce que la technoscience peut faire. Refaçonner l’humain conformément à un plan scientifique et soumettre l’ensemble de la société, ce sont des possibles ouverts par les Lumières et le progrès. Le fascisme et le nazisme sous les formes historiques qu’ils ont connues au siècle passé ne sont plus à l’ordre du jour. Mais leur soubassement « théorique » est très exactement celui de la société dans laquelle nous vivons. Les développements de l’eugénisme « libéral » (GPA, PMA) et du contrôle social par le moyen des technologies dernier cri permettent d’accomplir le programme totalitaire du XXe siècle de manière plus rigoureuse et sans passer par ces massacres sanguinolents qui font tache dans le monde merveilleux du progrès.

La gauche est l’héritière des Lumières et de toute leur ambiguïté. La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie, alors que le mouvement ouvrier est né en réaction contre le règne de la raison calculatrice à l’œuvre dans l’industrie du capitalisme naissant. Les premières organisations ouvrières naissent de la révolte des artisans dessaisis de leur outil de travail, des paysans chassés de leur terre et qui ont perdu tout indépendance. Elles se sont accoutumées à la discipline d’usine où Lénine voyait l’école de la discipline révolutionnaire et elles ont été amenées à rechercher des alliances dans la bourgeoisie « progressiste ». Mais les ouvriers ne sont pas devenus des bourgeois éclairés ! Par leurs organisations, ils ont revendiqué les bénéfices de l’instruction et de la culture bourgeoise, comme autant d’armes dans le combat contre la bourgeoisie. En unissant ouvriers et bourgeois, du moins une partie de la bourgeoisie, la gauche recelait une contradiction fondamentale que l’on a vu éclater dans les brèves périodes de « fronts populaires » où des gouvernements portés au pouvoir par le mouvement des classes populaires tournent leurs armes contre les travailleurs dès lors que la propriété capitaliste est en cause. La gauche a été le camouflage de cet antagonisme persistant derrière les accords au sommet. La gauche était une alliance, un bloc, mais le bloc d’un cavalier et de son cheval.

La dégénérescence intellectuelle et politique de la gauche n’est rien d’autre que l’expression de son caractère bourgeois. On a pu croire, surréalisme aidant, que la critique sociale et la critique artiste étaient une seule et même critique. Il n’en est rien. Le bourgeois bohême, le petit bourgeois intellectuel qui est de gauche parce qu’il voudrait être un vrai bourgeois et commander, l’artiste révolutionnaire qui remplace l’œuvre par la vidéo et la performance, gardent toujours un certain mépris pour « le matérialisme vulgaire des masses », leur manque de goût pour les nouveautés les plus échevelées : « ces gens sont d’un commun ! » Le bourgeois cosmopolite, le fanatique d’un monde sans frontières est « de gauche », il peut même se croire internationaliste, critiquant ces bouseux enfermés dans leur « chez nous ».

Les sommets des partis ouvriers étaient depuis longtemps gagnés à la bourgeoisie avec laquelle ils avaient pu nouer les compromis keynésiens qui permettaient d’assurer à ces partis leur clientèle sans remettre en cause l’ordre existant. Avec la fin des compromis keynésiens et l’offensive néolibérale, les dirigeants de ces partis sont tombés du côté vers lequel ils penchaient et la gauche s’est convertie à toutes les nouvelles extravagances qui concourent à disloquer toute communauté politique au profit des revendications individualistes les plus étranges, rejetant toute décence et perdant ainsi la confiance des ouvriers et des couches populaires en général. Les groupuscules communautaristes, nourris par la gauche, sont maintenant en train de la dévorer. Et finalement il n’y a rien à regretter dans tout cela. On ne peut passer sa vie à chérir certaines causes pour en maudire les effets quand ils vous touchent de plein fouet.

Si on veut ne pas perdre toute espérance au seuil du « monde d’après », il faut commencer par abattre l’idole du progrès et se demander avec sérieux « quel progrès vers quoi ? » sachant que les illusions de la croissance illimitée des forces productives doivent être jetées dans les poubelles de l’histoire et qu’il va falloir réduire la voilure et planifier nos dépenses sous peine de transformer ce monde en enfer. Le renouveau d’un socialisme, populaire, patriote et internationaliste (ce qui suppose la reconnaissance des nations) est à ce prix.

Denis Collin – le 17 juillet 2020.                                                                                                                                    

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...