vendredi 30 août 2024

Kohei Saïto : La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. (Syllepse, 2021)

Voilà un ouvrage qui présente de très nombreux intérêts et qui mérite d’être lu largement. Tout d’abord, il tord le cou aux lieux communs propagés par les frères ignorantins de l’écologie politique officielle. Non, Marx n’ignore ni les limites des ressources naturelles, ni l’écologie, bien au contraire. S’il a pu un moment penser que l’industrie et la science pourraient permettre un développement presque illimité des « forces productives », dès les années 1860, il modifie son point de vue et s’intéresse particulièrement à la question de l’agriculture, lisant attentivement les traités de Liebig, Johnston ou de Fraas. Il retrouve là son intuition première : le rapport fondamental est le rapport de l’homme à la nature et la propriété privée qui prive une partie des humains de ce rapport à la nature constitue la première et la plus fondamentale des aliénations. Marx est parfaitement conscient que le développement sans fin ni mesure du mode de production capitaliste conduit à détruire la terre et le travail, c’est-à-dire les sources de la richesse. Kohei Saïto fait du « métabolisme de l’homme et de la nature », ce qu’est le travail, selon Marx, le fil directeur de ses interrogations et il faudrait creuser ce sillon.

samedi 24 août 2024

Le retour de Ludd, ou comment se défaire de l’homme-machine

Ned Ludd, « captain Ludd », ou encore « le roi Ludd, général de l’armée des justiciers » est un personnage un peu mythique auquel on attribue les mouvements des briseurs de machines qui sévissent au cours de l’année 1811 et qui ne seront arrêtés que par l’exécution de 17 meneurs et la déportation en Australie de 6 autres. Les destructions de machines à filer visaient à protéger l’emploi des ouvriers et leur qualification. Longtemps, on a fait des luddites l’archétype de la résistance réactionnaire au progrès industriel. 

lundi 12 août 2024

Illusions perdues

Il est possible que le mot « démocratie » n’ait pas vraiment de sens. Le pouvoir du peuple est une expression confuse, car on ne voit pas bien comme une entité abstraite comme « le peuple » peut exercer un pouvoir. Les individus peuvent agir, mais pas « le peuple ». « Nous, le peuple », expression fameuse qui commence la déclaration américaine de 1776, ne désigne rien d’autre que les individus assemblés à ce moment-là. J’ai eu l’occasion de souligner la polysémie du mot et les contradictions de l’idée démocratique (voir La démocratie, Bréal 2024). J’ai soutenu que la démocratie ne pouvait guère être un régime politique, mais qu’elle pouvait valoir seulement comme idéal moral, inspiré de la « raison pratique » de Kant. Je voudrais ici aborder le même problème sous un autre angle. Depuis bientôt deux siècles (en comptant large), le socialisme sous ses diverses teintes est progressivement devenu le synonyme de pouvoir des travailleurs, des villes et des campagnes, des travailleurs dépendants et indépendants, bref de tous ceux qui produisent les conditions matérielles d’existence de la société. Avec le marxisme, l’idée s’est même imposée d’un gouvernement des travailleurs, d’une « dictature du prolétariat » qui devait renverser le règne de la classe dominante bourgeoise. Comme la bourgeoisie avait renversé l’aristocratie, le prolétariat devait renverser la bourgeoisie. « L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes », disait le Manifeste de Marx et Engels, écrit en 1847. Il est cependant à craindre que ce qui fut le carburant idéologique de courants plus ou moins importants, socialistes, communistes, avec toutes leurs divisions et subdivisions, n’ait été qu’une illusion, illusion non dénuée de sens puisqu’elle pouvait consoler les classes dominées de leur misère présente. Le marxisme fut bien, comme le disait Costanzo Preve, une religion à destination des classes subalternes.

mercredi 3 juillet 2024

Humain, trop peu humain: actualité de l’humanisme

 Dans les années 1960 et 1970, on avait entrepris de se débarrasser de l’homme. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, tel sur le rivage une image de sable. La mode était à « l’antihumanisme théorique » et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des « procès sans sujet(s) ni fin(s) », un Marx créateur d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », totalement opposé au « jeune Marx » humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de « machines désirantes ». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.

mardi 18 juin 2024

Le poison de l’analogie

Le raisonnement par analogie présente bien des avantages : transférer le connu sur l’inconnu, c’est une tentative séduisante. On peut même lui donner des fondements rigoureux sur le plan logique.  Si entre ensemble E muni d’une opération (*) et un ensemble F muni de l’opération (T) il existe un isomorphisme, les résultats des opérations sur E seront semblables aux résultats des opérations sur F. C’est parce qu’on peut établir un tel isomorphisme entre le plan muni d’un repère et l’ensemble des complexes que l’on donne des représentations graphiques des opérations algébriques et réciproquement. Malheureusement, ce qui est strictement établi en mathématiques l’est beaucoup moins quand on s’essaie aux analogies pour traiter des affaires humaines. Sokal et Bricmont avaient jadis traité des vertiges de l’analogie (Impostures intellectuelles). La topologie lacanienne est sans doute une chose très douteuse et Lacan aurait sans doute pu se passer avantageusement de ses nœuds borroméens, mais les dégâts causés par ces analogies ne sont pas bien graves. Quelques individus en profiteront pour briller dans des salons un peu snobs et c’est tout. Mais c’est en histoire, en raison de ses implications politiques immédiates que l’analogie me semble être un véritable poison.

samedi 15 juin 2024

En votre âme et conscience…

En dernier recours, chacun est appelé à juger « en son âme et conscience ». Le juré d’un jury d’assises n’a pas d’autre obligation que de juger « en son âme et conscience ». Nos décisions les plus importantes, les plus graves, nous ne les pouvons prendre qu’en notre âme et conscience. Cette expression est comprise de tous. Chacun fait l’expérience de cette intériorité contraignante que l’appelle aussi parfois la conscience morale, ou la conscience tout court : « conscience, instinct divin », écrit Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Qui pourrait renoncer à cet appel à la conscience de chacun.

mercredi 12 juin 2024

Conservateur et non réactionnaire

On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique. 

samedi 1 juin 2024

Légalisation de l’aide à mourir : Le dernier pas vers l’abolition de l’humain.

Ainsi une loi se propose de légaliser « l’aide à mourir ». On pourra désormais demander au médecin la prescription d’une dose létale de quelque poison qu’on s’administrera soi-même ou que l’on demandera à un autre d’administrer. La chose est déjà très développée dans d’autres pays comme les Pays-Bas, la Belgique, le Canada, certains États des États-Unis, etc. En dépit des formules alambiquées, voire absurdes, comme « suicide assisté », il s’agit d’un processus général de légalisation de l’euthanasie.

Aktion 14 à l'oeuvre

Depuis l’utilisation qu’en avaient faite les nazis, l’expérimentant sur les malades mentaux dès 1939 avec le programme Aktion T4 qui a servi à tester les chambres à gaz, le mot a mauvaise presse. C’est pourquoi on doit le camoufler. Le programme nazi d’extermination des malades mentaux a conduit à la mort environ 300 000 personnes. Il s’agit de la première mise à l’épreuve de la théorie des « vies indignes d’être vécues ». Sans mettre en cause la bonne foi des militants de ADMD (association pour le droit à mourir dans la dignité), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces « vies indignes » et la « mort digne ». La banalisation des politiques orientées vers l’euthanasie est la signature de notre époque : faute de mettre toutes les forces sociales du côté de la vie, on préfère programmer la mort.

vendredi 31 mai 2024

Remarques sur l'antisémitisme. Simmel et Postone

 Georg Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas de la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (Philosophie de l'argent, Puf Quadrige, p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.

L’avenir a-t-il besoin de nous ?

Le titre de cette conférence m’a été inspiré par un texte d’un informaticien américain, Bill Joy, publié au début des années 2000 et large...