dimanche 15 décembre 2019

La religion de la consommation

Il est des commencements célèbres. La Recherche de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Ou Aurélien d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». Le Capital de Marx propose lui aussi un incipit célèbre : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises ». « La richesse apparaît » dit Marx. Apparaît mais n’est pas cela ! Car la richesse n’est pas faite de marchandises ou pas seulement de marchandises. L’air, l’eau des sources, de la rivière ou de la mer, les paysages, les beautés que les siècles passés nous ont laissées à admirer, l’amitié et l’amour, voilà de vraies richesses ! Et ces richesses ne sont pas des marchandises. Même les biens que l’on pouvait accumuler dans les sociétés archaïques, toutes ces réserves de nourriture que l’on pouvait consommer d’un coup dans un potlatch, ce n’étaient pas des marchandises. La domination de la marchandise, voilà ce qui fait le propre de nos sociétés, depuis maintenant quelques siècles, mais qui prend aujourd’hui des formes particulièrement aiguës, ne laissant plus guère de place à ce qui pourrait n’être pas marchandise.
Pour qu’une chose soit une marchandise, il faut d’abord qu’elle soit produite, d’une manière ou d’une autre, par le travail humain, mais plus encore il faut qu’elle soit consommée à travers l’achat sur un marché. C’est pourquoi, à partir de la deuxième partie du XXe siècle, certains auteurs (je pense d’abord à Marcuse et aux théoriciens de l’école de Francfort) ont commencé à parler de « société de consommation ». C’était l’époque de l’accès généralisé à l’électro-ménager, aux choses en plastiques, aux autos pour le grand public. L’époque où Boris Vian chantait les « arts ménagers », l’époque où Georges Pérec écrivait « Les choses », l’époque des « trente Glorieuses » et de « Moulinex libère la femme ». On pourrait critiquer ce concept de « société de consommation », alors même que la plus grande partie de l’humanité reste privée du nécessaire, de l’eau, de nourriture saine et en quantité suffisante, de soins, etc. Et pourtant, ce concept peut être conservé et précisé pour trois raisons :
1)     La pauvreté persistante et parfois grandissante et les menaces qui pèsent sur l’avenir même de l’humanité découlent de la frénésie de consommation qui est le ressort de toute la vie sociale et économique. Ce que consomme la société de consommation, c’est le monde des humains.
2)     L’accumulation illimitée du capital est la finalité délirante de notre « système économique », et pour cette raison la consommation n’est plus le moyen de satisfaire les besoins humains, mais le moyen de stimuler la production pour augmenter la consommation pour stimuler la production. Nous sommes comme les hamsters qui tournent dans leur roue pour manger.
3)     La consommation revêt un caractère religieux, découlant de ce que Marx appelait « fétichisme de la marchandise » et en cela elle modèle les consciences et les comportements.
(1)
Si on veut distinguer le mode de production capitaliste de tous les modes de production antérieurs, on peut dire, schématiquement, que tous les modes de production antérieurs reposaient sur la nécessité de satisfaire les besoins : produire permettait de faire vivre assez mal les plus pauvres, les producteurs, et assez bien, les classes dominantes. La consommation ostentatoire était un des éléments nécessaires pour aider les dominants à montrer leur puissance et assurer ainsi leur domination sur les dominés. Avec le mode de production capitaliste, les choses changent. D’abord la consommation des dominants n’est pas du tout le but du système. L’éthique protestante (lire Benjamin Franklin) est une éthique dans laquelle le travail n’a pas d’autre finalité que l’accumulation. Se priver du luxe, refuser la consommation ostentatoire sont des comportements vertueux. Le but du mode de production, c’est la production de la survaleur pour permettre l’accumulation du capital. « Valorisation de la valeur », dit Marx. Et rien d’autre ! Ne parlons pas des besoins des ouvriers, qui, si minces qu’ils soient, sont toujours trop importants pour le capitaliste en lutte pour faire baisser ce damné « coût du travail ».
Problème : si ni le capitaliste ni l’ouvrier ne consomment, qui consommera les marchandises produites par le mode de production capitaliste ? Une partie importante de ces marchandises est consommées dans la production capitaliste elle-même : pour produire, il faut des machines, des matières premières, des produits semi-finis, etc. C’est tout ce que Marx, dans ses analyses du livre II du Capital fait entrer dans le secteur I, le secteur II étant celui des biens destinés à la consommation finale. Le problème, c’est que le secteur II trouve les moyens d’acheter les marchandises du secteur I en vendant ses marchandises, ses automobiles, ses plats préparés ou ses téléphones portables. Rosa Luxemburg, confrontée à cette question supposait que les capitalistes avaient donc toujours besoin de trouver des acheteurs en dehors de la sphère propre du mode de production capitaliste, comme les Anglais obligeaient les Indiens à acheter leurs tissus ou les Chinois à consommer de l’opium. Mais au fur et à mesure de l’expansion du mode de production capitaliste, il fallait trouver de nouveaux marchés et, la Terre étant limitée, un jour arriverait où ce ne serait plus possible et alors éclaterait la crise finale du capitalisme.
En fait le capitalisme a « trouvé » une autre solution : crises et guerres permettent de détruire massivement des marchandises et du capital et de relancer la machine économique. La dette publique, les investissements dans l’économie d’armement, toutes les formes du capital fictif permettent d’administrer au mode de production capitaliste des drogues qui temporairement éloignent le mal : encore un instant, monsieur le bourreau !
Cette analyse classique du mode de production capitaliste au XXe siècle n’est cependant pas suffisante. La course à la productivité du travail et à l’innovation technologique combinée à la pression de la « lutte des classes », c'est-à-dire à la lutte du travail contre le capital pour la défense du salaire ont conduit au développement d’une consommation de masse qui a ouvert de nouveaux champs d’accumulation du capital. L’électricité s’est répandue avant l’eau courante, parce que l’électricité permettait de vendre toutes sortes de produits nouveaux (je connais bien des villages où on avait réfrigérateur, lave-linge et télévision avant d’avoir l’eau courante). Si l’économie d’armement a joué un rôle fondamental dans la croissance des « trente glorieuses », la « société de consommation », née d’abord aux États-Unis a été le deuxième pilier de cette période de prospérité relative qu’aujourd’hui on regarde encore avec une certaine nostalgie.
La consommation de masse a permis de recycler immédiatement les concessions que la classe dominante avait dû faire aux dominés. Selon le principe de M. Ford (un bon américain social favorable aux nazis), si les ouvriers sont mieux payés, ils achèteront des Ford T et cela finira par rentrer dans la poche … de M. Ford. Les mêmes idées se sont développées en même temps en France avec André Citroën et Allemagne où Hitler fait construire la Volkswagen – rappelons que le premier ministre de l’économie du gouvernement nazi fut le docteur Schacht, un disciple allemand de Keynes. Une fois que le cycle est mis en route, il doit tourner à vitesse toujours accélérée. Il faut produire plus pour consommer plus pour qu’on produise encore plus… Ce qui implique aussi l’effondrement de la valeur des marchandises produites. Pour une part, cet effondrement est lié au remplacement des objets de la vie courante par de la camelote. Mais ce n’est qu’une partie et sans doute la moindre de ce qui se passe. Il faut surtout que de nouvelles marchandises moins chères et plus attrayantes arrivent sur les marchés à flux continu, donc des marchandises toujours plus performantes techniquement et une course en avant incessante vers les « hautes technologies ».
Profitons-en pour dire un mot de « l’obsolescence programmée ». Cette idée me semble assez mal fondée. Les capitalistes peuvent se mettre d’accord pour ne pas produire des marchandises trop solides, pour faire des frigos qui tombent en panne, etc. Et effectivement ils ne se privent pas de fabriquer des choses à durée de vie brève. Mais dans le même temps, on sait que la fiabilité de beaucoup de nos biens a fait des progrès énormes (il suffit de considérer l’automobile pour en être convaincu). L’obsolescence n’est pas seulement technique : elle est d’abord morale. Un téléphone qui a dix ans peut très bien marcher, il est pourtant devenu « ringard » et seuls les vrais snobs peuvent encore sortir avec fierté leur Nokia 2003 !  En outre, la technique fait système – c’est même sa caractéristique fondamentale – et donc chaque élément du système doit être accordé avec les autres éléments. Le nouveau logiciel que vous installez sur votre ordinateur bloque tout alors que, quelques minutes auparavant votre ordinateur vous rendait de bons et loyaux services. Dans le cas de l’automobile, où on ne vous installe pas encore une nouvelle version du système d’exploitation tous les matins, il faut avoir recours aux mesures de l’État pour éliminer les véhicules qui font de la résistance. Ainsi les mêmes autorités qui laissent sans contrôle les usines Seveso comme Lubrizol déclarent que telle voiture pollue trop et doit être envoyée à la casse. Comme la majorité du parc français était « diéselisée », on a lancé une campagne contre le diesel … au profit de l’électrique. Demain ce sera autre chose, avec d’autres plans de mise à la casse. L’obsolescence programmée n’est pas exactement là on a l’habitude de la situer !
Quoi qu’il en soit, le ressort de nos sociétés est bien la course à la consommation. Ce qui était bien d’usage devient objet de consommation. Le jetable est passé des mouchoirs aux produits informatiques (imprimantes, téléphones portables). Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt avait noté cette transformation radicale de la condition humaine. À peine produites les choses doivent être consommées, c'est-à-dire détruites. Mais en vérité ce qui est consommé, ce ne sont pas seulement les choses produites par l’industrie humaine, c’est le monde que nous habitons, notre « écoumène » (pour parler comme Augustin Berque). Combien de milliers de tonnes de terre faut-il remuer pour obtenir ces précieuses terres rares si indispensables à nos écrans tactiles ? Combien de paysages faudra-t-il saccager pour continuer d’installer des éoliennes ? Combien de millions d’hectares déjà déforestés pour les prétendus « agrocarburants » qui sont surtout des « thanato-carburants » ? Et combien de millions de kilomètres carrés d’océan pour nos déchets ? Mais la frénésie n’a pas de limites : c’est l’humain lui-même qui entre dans le cycle de la consommation : ovocytes et spermatozoïdes sont des produits commerciaux comme les autres et porter un enfant un boulot comme un autre. Comme le disait l’inénarrable Pierre Bergé, parangon de la gauche caviar-champagne, les travailleurs louent bien leurs bras, pourquoi les femmes ne loueraient-elles pas leur ventre ? Tout doit tomber dans la sphère de la consommation, c'est-à-dire de la marchandisation généralisée.
(2)  
Dans tout cela, il faut souligner ce que Michel Henry nomme « inversion de la téléologie vitale » et cette inversion est propre au mode de production capitaliste. L’échange marchand simple, celui qui découle de la division du travail dans toute société un peu développée, suit le cycle M-A-M (marchandise-argent-marchandise). Je produis une marchandise que je vends contre de l’argent afin de me procurer une autre marchandise dont j’ai besoin. Au point de départ, il y a l’activité productive, celle du travailleur, et à la fin du cycle, il y une marchandise qui ne compte pas pour sa valeur mais pour ses qualités physiques propres à satisfaire un besoin, quelle que soit la nature de ce besoin, qu’il s’agisse du besoin spirituel (par exemple un volume d’œuvres des Stoïciens) ou d’un besoin en spiritueux (par exemple une bouteille de grappa d’amarone !). La vie est au point de départ et elle se retrouve à l’arrivée. Le mode de production capitaliste, c’est exactement l’inverse. Au point de départ, il y a l’argent (qui est lui-même du travail gélifié, coagulé sous sa forme la plus abstraite, puisque la valeur n’est, en dernière analyse, que du temps de travail) et à l’arrivée il y a de l’argent en quantité supérieure. Marx symbolise cela : A-M-A’. Au point de départ du travail mort et à l’arrivée, le caput mortuum du processus, de l’argent, c'est-à-dire encore du travail mort. Le cycle capitaliste est donc un cycle de mort. C’est Thanatos, dirait Freud.
Dans ce cycle, la satisfaction des besoins n’est plus la finalité et la consommation n’est que le moyen qui permet au cycle de se poursuivre. Le hamster avance pour attraper sa nourriture et ce faisant il fait tourner la roue dans laquelle il est enfermé. Et ce hamster, c’est nous ! Je crois que la théorie de Keynes, bien qu’elle soit toujours en faveur dans une partie de la gauche, repose sur cette idée-là : la relance par la demande (augmentation des salaires ou investissements publics) n’a pas pour finalité la satisfaction des besoins ni la justice sociale, mais seulement la poursuite de l’accumulation du capital. Si les hommes cessent de consommer, c’est toute la machine qui va se gripper. Les gens qui roulent dans des voitures qui ont plus de cinq ans ou plus de 100 000 km sont des traitres à la cause sacrée de la croissance ! On devrait voir ça, dans tous ses effets désastreux, l’année prochaine, si on en croit les spécialistes de la prédiction économique – quoique les économistes soient essentiellement des gens très doués pour expliquer aujourd’hui pourquoi ils se sont trompés hier, selon le bon mot du regretté Bernard Maris.
Car la consommation n’a pas d’autre but que d’assurer la croissance ! Le système capitaliste ne fonctionne que tant qu’il peut assurer, d’une année sur l’autre, de la croissance. C’est là le signe le plus infaillible que ce système est condamné à moins qu’il ne nous détruise avant. Un économiste, Kenneth Edward Boulding (1910-1993, enseignant mais aussi poète et quaker) disait : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ». Nous pouvons tout de suite en conclure que nous sommes dirigés par des fous.
La société de consommation est donc une société où tout est mis sens-dessus-dessous : la fin devient un moyen et le moyen devient la fin, ce qui est mort remplace ce qui est vivant, le spectacle remplace le vécu. Les effets idéologiques sont considérables : puisque la consommation marche à l’innovation technologique, la technologie devient une force en elle-même, une force qui formate les esprits. Il est certain que jamais les machines ne penseront comme les hommes mais il est non moins certain que la soumission aux procédures machinales peut très bien conduire les hommes à penser comme des machines.
(3)
Le titre de cette conférence est « La religion de la consommation ». Après avoir planté le décor, il nous faut maintenant aborder de front cette question. Pour comprendre comment la consommation fonctionne comme une religion, il faut encore revenir à Marx et à ses analyses difficiles mais ô combien éclairantes concernant le fétichisme de la marchandise. Nous croyons tous que la marchandise est une chose simple, sans mystère et pourtant elle est bien, comme le dit Marx, une chose « métaphysique » qui ne cesse de nous jouer des tours. Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut faire un détour par l’anthropologie à laquelle Marx emprunte le terme de fétichisme. C’est en effet dans le monde nébuleux des idées religieuses que l’on peut trouver le secret des rapports sociaux. « Dans ce monde-là (le monde religieux, NDLR), les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. »
Stricto sensu, le fétichisme est la croyance que les choses possèdent une âme, qu’elles peuvent agir sur les hommes. Le fétichisme est d’abord l’adoration des objets (d’où d’ailleurs l’analyse freudienne du fétichisme sexuel).  Quel rapport entre le monde de l’économie et l’adoration des objets ? Dans le monde de l’économie, ce monde dont Marx nous dit qu’il est un monde fantasmagorique, les choses prennent vie. Une marchandise en effet est une entité double : d’une part, elle est une chose matérielle, concrète, qui ne vaut que par son usage et d’autre part, en tant que produit du travail humain elle peut être échangée sur un marché. Pour tout dire, un objet produit par le travail humain n’est une marchandise que s’il est destiné à être échangé sur un marché. Dans l’échange sur le marché se passent deux choses :
1.     Les divers travaux humains qui sont complémentaires et renvoient à la division du travail apparaissent maintenant dépourvu de leur caractère social comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres.
2.     Le travail humain qui a produit la marchandise disparaît, ne reste plus que du travail coagulé ou gélifié, comme le dit Marx, et la valeur semble maintenant appartenir à la marchandise elle-même.  
Il y a une vie « ésotérique », cachée, celle où les marchandises sont produites par le travail humain, et il y a une vie « exotérique », celle de la circulation, là où dominent les marchés et les marchandises, là où l’on peut oublier ce qui s’est passé dans la « salle des machines », avant que la marchandise ne vienne au monde et dans cette « surface » de la vie sociale, la production sociale des conditions de la vie n’apparaît que sous le déguisement de la concurrence. La coopération n’y existe que sous la forme de son contraire ! Voilà pourquoi le monde de l’économie est littéralement un monde de fous. L’investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingue en rien, du point de vue des processus cognitifs, de l’adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi ! Le capitaliste qui soutient que le travail est un coût met la réalité cul par-dessus-tête puisque c’est précisément le travail qui produit la valeur.
L’idolâtrie des « marques » a maintenant plus d’adeptes que les religions idolâtres traditionnelles. Il est d’ailleurs à remarquer que si la société, jusqu’à nos jours, idolâtre encore les vedettes du rock ou de la pop, les coureurs cyclistes ou les joueurs de football, il s’agit, néanmoins, d’humains auxquels on peut s’identifier. Mais désormais, de plus en plus on idolâtre des choses : la quincaillerie estampillée des « marques », par exemple. Le « bling bling » lui-même est devenu autre chose que la consommation de luxe ostentatoire de jadis. Il ne s’agit pas de porter des lunettes ou une montre coûteuses que seuls les connaisseurs apprécieront à leur valeur, mais bien d’avoir des « raybans » ou une « rolex », c’est-à-dire des marchandises pures, des signes, et non des biens d’usage comme le sont les objets de luxe dans la société traditionnelle.
Ainsi, le monde des marchandises apparaît-il bien comme un monde de choses brusquement douées de vie. Mais cette vie n’est pas la leur ! C’est une vie factice dont l’apparence naît des rapports sociaux de production, mais ce n’est qu’un monde de fantômes. Cela nous ne le voyons pas, la plupart du temps, parce que dans l’activité pratique sensible de tous les jours tout se passe comme si nous n’avions affaire qu’à ces fantômes : les relations sociales n’apparaissent que sous la forme de l’échange des marchandises.
Ainsi, chez Marx, l’opposition personnel/impersonnel se double de l’opposition personne/chose. Si nous rapportons ceci aux catégories du marxisme standard traditionnel (base/superstructure ou réalité matérielle/idéologie) nous voyons que la « base », ce sont les rapports immédiats entre personnes (le procès de travail) et que la superstructure (l’apparence), ce sont les rapports « impersonnels » de la valeur. Autrement dit, la base, c’est ce qui est subjectif et la superstructure, c’est ce qui est objectivé, c’est-à-dire le monde de l’économie. Voilà ce qui a échappé à nombre de lecteurs distraits de Marx qui soutiennent que l’économie constituerait l’infrastructure de toute société. Non, l’infrastructure de toute société c’est la production sociale avec les modes de coopération et un certain type de rapports déterminés entre l’homme et la nature et l’économie n’est que la manière dont ces réalités se reflètent dans le cerveau de hommes.
Comment tout cela se traduit-il dans la conscience des individus ? C’est précisément cela qui intéresse tout particulièrement Marx. La conscience spontanée des individus émerge directement du processus de formation de la valeur. Les marchandises ont un double aspect : elles sont des valeurs d’usage et des valeurs (d’échange) et ces deux aspects s’excluent mutuellement (ce que je produis pour l’échanger n’a pas de valeur d’usage pour moi, mais seulement une valeur d’échange. Les travaux qui permettent de produire cette marchandise ont cette double nature : pour produite une chaise, il faut un travail concret particularisé mais quand la chaise est mise sur le marché, n’y reste que du travail abstrait : cette chaise vaut disons 2 kg de thé parce qu’il y a dans cette chaise et dans ces 2 kg de thé le même temps de travail social, la même quantité de travail abstrait. Le « cerveau des producteurs » – c’est-à-dire le processus de prise de conscience du réel – reflète ce « double caractère social des travaux privés », producteurs de valeurs d’usage et producteurs de valeur, mais seulement « sous les formes qui apparaissent pratiquement dans le trafic, dans l’échange des produits », bref uniquement sur le marché. Ainsi le cerveau « reflète le caractère social d’égalité de ces travaux divers sous la forme du caractère de valeur qui est commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail ». Bref, le travail concret a disparu et ne reste plus que les valeurs, des quantités pures (exprimables en argent) et qui, seules, intéressent les « acteurs » de ce marché. Voilà comment les hommes sont amenés à transférer aux choses les propriétés qui sont les leurs exactement comme ils transfèrent leur propre être dans la personne imaginaire des dieux.
L’économie politique, telle qu’elle s’est constituée depuis le XVIIe siècle, porte donc sur une « apparence » que les individus prennent pour la réalité non parce qu’ils seraient trop peu intelligents, ou parce qu’ils seraient « intoxiqués » par l’idéologie, mais bien parce qu’elle est le résultat d’un processus social « naturel ». L’économie politique, donc, reflète les processus qui constituent la réalité et les dissimule en même temps. Exactement comme la religion.
Pour Durkheim, la religion est un fait social et même le « fait social total », dira plus tard Marcel Mauss. Qu’est-ce que cela veut dire ? Un fait social est un fait suffisamment général dans une société donnée et qui s’impose aux individus indépendamment de leur psychisme individuel. La religion est bien un tel fait social. Mais c’est un fait social particulier qui repose sur la séparation entre le profane (ce qui, étymologiquement, est devant le temple, pro fanum) et le sacré. La religion ne suppose pas nécessairement la croyance en un ou des dieux. La consommation est bien un fait social puisque c’est un fait général (on parle à juste titre de société de consommation), qui s’impose aux individus indépendamment de leur propre psychisme. La publicité qui envahit notre monde annonce le nouvel évangile et conditionne les esprits par la répétition des slogans comme dans les rituels religieux (dont Freud avait bien montré le rapport avec les comportements obsessionnels) ou dans les pratiques des sectes. Mais la consommation fonctionne aussi comme une religion en opposant le profane et le sacré. Les hypermarchés sont des temples de la consommation où est mise en scène l’adoration des choses. La possession d’un certain genre de gadget vaut la possession d’un vrai morceau de la vraie croix du Christ – voir les pèlerinages devant les Apple Store pour la nativité d’un nouvel « aï-truc ». Et comme la religion, la consommation vise à combler nos angoisses mais n’y parvient jamais véritablement (on sait bien que les croyants ont largement autant peur de la mort que les athées). La frustration ne cesse de se renouveler et le dieu exige sans cesse de nouveaux sacrifices.
(4)
Vous me direz : certes Dieu n’existe pas mais l’i-phone existe ! C’est l’ultime illusion religieuse.  Ce qui existe, c’est un truc en plastique et en circuits électronique qui permet éventuellement de téléphoner, de faire des tas de choses sauf griller le pain et passer l’aspirateur. Mais ça c’est un très bête téléphone portable. L’i-phone, en revanche, en tant que tel, n’est qu’une idée, un fétiche. C’est le nom qui compte et pas la matière et du coup l’i-phone n’a pas de matière, il est une idée pure, un signe. Et un signe, ça ne téléphone pas ! Exactement de la même façon que « le concept de chien n’aboie pas ».
Il y a cependant une différence importante entre la consommation et les religions traditionnelles. Ces dernières reposaient sur la sublimation : répression pulsionnelle compensée par une satisfaction narcissique – je suis chaste, je me prive mais Dieu m’aime, moi tout seul ! Il suffit de lire les Confessions d’Augustin d’Hippone pour voir, dans une clarté presque aveuglante, que c’est cela le ressort le plus profond de la foi. Par contre, la consommation ne vous demande pas de vous priver. Au contraire : il faut donner libre cours à tous vos désirs : la promesse extatique n’est plus liée à l’abstinence mais au contraire à la frénésie. Cela fait immanquablement penser à certains groupes gnostiques des débuts de l’ère chrétienne qui pensaient que l’on devait accélérer la venue de la fin des temps et donc se débarrasser du corps non par la privation mais par la jouissance la plus totale.
Mais la consommation n’est pas un remake de la « révolution sexuelle », une nouvelle façon de jouir sans entrave et de vivre sans temps mort, selon le slogan fameux du groupe maoïste VLR, dont l’un des rescapés, Roland Castro est devenu un thuriféraire du pouvoir actuel. La jouissance n’est plus très bien vue, sauf la jouissance qui implique des artifices techniques, la jouissance des posthumains en devenir. La consommation propose bien une sorte de désublimation, mais pas une libération pulsionnelle incontrôlée, pas le retour triomphant d’Éros, mais une désublimation contrôlée, soumise au principe de rendement et au ROI (Return On Investment) capitaliste. Ici, c’est évidemment Herbert Marcuse qui avait très bien vu tout ce qui se tramait derrière cette société de consommation et on devrait ici lire ou relire cet excellent auteur de L’homme unidimensionnel ou de Éros et Civilisation, deux œuvres majeures de notre époque.
De quoi s’agit-il au total ? il s’agit d’un de ces cultes de la mort dont notre époque a le secret. « Tout doit disparaître ! » voilà le mantra de la société de consommation. Tout ce qui est vivant doit mourir soit par destruction pure et simple, soit par remplacement par une chose inerte. Pourquoi remplacer le vivant par l’inerte ? Par ce que tout ce qui est objet de consommation est tellement mieux, tellement plus réussi, tellement plus achevé. Pourquoi manger la viande d’un bœuf qui n’a pris la peine que d’engraisser tout seul dans son pré, en broutant de l’herbe qui pousse naturellement ? Il faut remplacer tout cela au plus vite par un steak artificiel produit par l’industrie chimique. Toute activité humaine qui peut être remplacée par une machine doit l’être sans attendre. Même l’intelligence humaine doit céder la place à l’intelligence artificielle et à ses prouesses. On a aussi produit des programmes informatiques capables d’écrire des poèmes ou des romans. Là où l’humain met deux mois ou deux ans ou vingt pour écrire une œuvre, la machine en produit à la demande et presque autant qu’on le veut.
On faisait des enfants selon la bonne vieille méthode éprouvée ? Eh bien c’est terminé. Maintenant il faut passer au stade de la fabrication industrielle, c'est-à-dire remplacer la vie par l’industrie et ça s’appelle GPA, PMA, etc. Günther Anders évoquait la « honte prométhéenne », la honte que nous éprouvons face aux machines. Nous nous sommes vivants imparfaits, conçus sans plan, héritiers au petit bonheur la chance des gènes de l’un ou de l’autre de nos parents. La méiose est une véritable horreur ! Les machines au contraire sont conçues pour un but déterminé. Rien de trop, rien d’inutile dans la machine. Les humains artificiels, les humains mixés avec des robots, des humains dont la conception aura été réglée seront peut-être presque aussi beaux que des machines.
La société de consommation va nécessairement avec la mécanisation du monde, du plus petit détail aux plus colossales machines intégrées. Mais la mécanique est l’exact opposé du vivant.
Mais le plus radical est la destruction pure et simple. La société de consommation, c’est bien connu, est une productrice de gaspillages énormes. Ceux-ci ne sont pas un à-côté pénible de ces magnifiques progrès, mais la nature même de la consommation en tant qu’elle doit détruire pour que le cycle du capital puisse se poursuivre. C’est donc une religion sacrificielle : on sacrifie les prix pendant les soldes parce que tout ce qui est vendu à prix sacrifié va enfin disparaître. Ici on est encore seulement dans le symbolique. Mais la dilapidation des biens n’est là que pour marquer ce qui nous manque, la dilapidation des vies humaines, comme les sacrifices gigantesques qu’organisaient les Aztèques (Georges Bataille évoque le chiffre de 20000 sacrifiés par an pour rassasier le dieu Soleil). Nous avons organisé de grands sacrifices (deux guerres mondiales) et inventé des moyens de tuer en masse (les chambres à gaz et la bombe atomique). On parle d’holocauste à propos de la destruction des Juifs d’Europe parce que ce mot désigne un sacrifice où l’animal tout entier doit se consumer dans le feu. Ce qui manque à cette société de consommation, ce qu’elle se refuse à faire et qui pourtant la taraude, c’est de passer enfin aux choses sérieuses et d’en finir une fois pour toutes avec l’humanité. Marco Ferreri avait produit une fable sur cette société, La Grande Bouffe (1973) qui avait le mérite non seulement d’être un film parfaitement dégoûtant mais aussi de dire la vérité de la société de consommation : le désir d’être mort.
Pour esquisser une conclusion.
La religion de la consommation est parfaitement adéquate au mode de production capitaliste. Mais elle montre par la même occasion que ce mode de production ne peut pas durer. C’est une mauvaise plaisanterie que parler de « développement durable » tant que le moteur de la production est l’accumulation de capital, c'est-à-dire l’accumulation du travail mort qu’il faudra régulièrement ressusciter par l’injection du sang du travail vivant, comme le vampire ne survit qu’avec le sang des vivants.
Comment en sortir ? On ne peut ici donner que quelques pistes.
1)     Refaire de la valeur d’usage la clé de la production. Définir l’usage, définir ce dont on a vraiment besoin et produire pour les besoins. Ai-je besoin d’une voiture qui peut rouler à 200 km/h quand la vitesse est limitée à 130 (et sans doute bientôt à 120) ? Ai-je besoin de manger des produits qui ont fait des milliers de kilomètres pour arriver dans mon assiette ? Si on excepte le café, le thé et les épices, on trouve tout ce dont on a besoin à portée de main. Il faut simplement réapprendre à faire la cuisine ! Combien de gadgets pourraient disparaître si on raisonnait sérieusement ?
2)     Raisonner en termes d’énergie et de matières premières consommées et non en termes monétaires.
3)     Abandonner la « science économique » et revenir à l’économie dans son sens premier : l’art de faire des économies, c'est-à-dire de bien gérer sa maison sans gaspillage.
4)     Au niveau national, planifier, c'est-à-dire prévoir et investir non en fonction du profit immédiat mais en fonction d’un plan à long terme – le train plutôt que l’automobile ou l’avion, le commerce de ville plutôt que les grandes zones d’achalandage, l’agriculture paysanne locale plutôt que le soja brésilien pour élever des poulets vendus aux pays du Golfe. La liste est longue et les citoyens seront assez grands pour l’établir eux-mêmes.
Je me refuse à employer le terme de « décroissance » parce qu’il nous place dans la même problématique que la croissance, mais en inversant les signes et parce que la croissance est absolument nécessaire pour un grand nombre de pays qui ont besoin de voir croître leurs biens, en eau, en nourriture, en confort, etc. Ceci n’empêche pas de penser qu’il faudra nous habituer à un peu plus de frugalité, surtout quand on a déjà tout pour vivre décemment. Mais cette transformation des mentalités et des manières de vivre n’est possible que si le renoncement aux satisfactions libidinales de la consommation trouve une compensation, et cette compensation au moins d’avoir ne peut être qu’un plus d’être. Plus de relations amicales – à nos jeunes et moins jeunes, apprendre qu’un bon vieux jeu de société en bois et en carton peut remplacer agréablement les jeux vidéo en ligne – plus de participation à la vie commune, aussi bien sur le plan politique que sur le plan culturel : bref une vie mieux remplie que cette vie vide dont on tente vainement de combler les gouffres par la consommation.  


(Conférence au Cercle Condorcet de l'Avallonnais - 13 décembre 2019)

Libéralisme, fascisme et autres catégories floues

On tient couramment comme évidente l’opposition entre le libéralisme et le fascisme (sous ses différentes formes). Dans « libéralisme », il y a liberté et le fascisme est d’abord caractérisé par la suppression de la liberté dans toutes ses acceptions. Si l’on spécifie ce que l’on entend par libéralisme, les choses deviennent plus compliquées. Le libéralisme peut être le libéralisme politique classique, celui de Locke, Montesquieu, Tocqueville, Stuart Mill ou John Rawls. C’est une doctrine qui concilie la liberté du commerce et de l’entreprise avec l’existence de libertés égales pour tous et des dispositions qui enrayent la tendance « naturelle » du pouvoir à abuser du pouvoir. Ce libéralisme modéré est compatible avec le républicanisme et même avec certaines formes modérées de socialisme. Mais il existe un autre sens du terme « libéralisme » : le libéralisme qui considère qu’aucune entrave ou du moins les entraves les plus réduites à la libre entreprise et aux possibilités que chacun a d’exploiter tous ses atouts. Ce libéralisme est antiféodal. Il s’oppose à aussi bien aux vieilles corporations qu’aux syndicats ou aux mutuelles. C’est le libéralisme de la loi Le Chapelier (1791) ou celui de Sieyès deuxième version, celui du Directoire. Ce libéralisme qui croit aux vertus du marché tout-puissant pourrait encore s’appeler « libérisme » à la mode italienne ; on l’appelle aussi « néolibéralisme », terme douteux parce que ce néolibéralisme n’est pas très nouveau et même aussi vieux que le libéralisme lui-même. En tout cas, c’est ce libéralisme-là dont je parle par la suite, laissant de côté le sympathique « libéralisme politique » qui, hélas n’existe plus guère.
Les libéraux (libéristes) sont rarement égalitaristes. Ils sont plutôt favorables à la domination de la « race des seigneurs ». La Controstoria del liberalismo de Domenico Losurdo donnait à ce sujet des indications importantes[1]. Losurdo rappelle comment les plus libéraux des politiciens américains du XIXe siècle ont souvent été des défenseurs intransigeants de l’esclavage. Les libéraux sont des partisans du « darwinisme social », c'est-à-dire de l’idée que la meilleure société est celle qui n’entrave pas la loi naturelle de la « sélection des plus aptes » et considèrent que tous les obstacles doivent être levés qui empêcheraient que la force des forts puisse se déployer pleinement.
Il y a, ici, un fond commun avec les bases idéologiques du fascisme et du nazisme. Évidemment fascistes et libéraux ne peuvent être confondus et parfois ils ont été des ennemis acharnés. Quand Mussolini proclamait la prééminence absolue de l’État dans tous les domaines, il ne pouvait obtenir l’assentiment des libéraux. Mais les libéraux peuvent parfaitement être racistes : Ford et Lindbergh étaient de bons nazis et Steve Bannon est un suprématiste blanc. Bolsonaro donne un exemple de ce mixte d'idéologie fascisante et d'ultra-libéralisme économique. Macron en est un autre exemple : le verticalisme, la supériorité affirmée des experts sur le suffrage populaire et les corps représentatifs de la société civile sont des traits communs aux libéraux (du genre Macron) et aux fascistes. La racine commune est facile à deviner : la compétition (« que le meilleur gagne »), tel est le seul moyen d'organiser la sélection naturelle des élites. Quand le directeur du CNRS (qui s’appelle maintenant « président-directeur-général ») présente comme inégalitaire et darwinienne la réforme qu'il propose pour son organisme, on est en plein dans cette idéologie libérale autoritaire qui perfuse un peu partout à partir des sommets du capital financier. L’idée que la lutte de chacun contre chacun est un moyen naturel pour améliorer l’homme et lui permettre de s’affirmer, est une vieille idée… éternellement remise au goût du jour selon des modalités différentes mais qui renvoient toute à un substrat biologique ou biologisant.
En effet, ce qui permet de rapprocher libéralisme et fascisme, c’est l’importance donnée à la biologie et à la technoscience comme moyen de façonner l’homme autant que l’organisation sociale. Cette confiance dans la science et la technique (dans la technoscience) entre en résonnance avec la dynamique propre au mode de production capitaliste. La technoscience est un facteur majeur dans l’augmentation de la productivité du travail et l’adoration des machines est une des figures obligées de la propagande fasciste, libérale ou stalinienne. Loin de libérer l’homme, la machine doit contribuer à la rationalisation de l’organisation de la production en faisant des humains des prolongements de la machines. Cette vision de la technoscience correspond complètement au « verticalisme » propre aux idéologies modernes.  Elle accompagne toutes les recherches visant à l’augmentation de la productivité du corps humain – généralement testées sur le terrain du sport.
De ce point de vue, les spécialistes du posthumanisme, de l'homme augmenté, les maniaques de la PMA, de la GPA s'inscrivent eux aussi dans cette mouvance qui vise à défaire la société (« il n'y a pas de société », disait Mrs Thatcher) et à instaurer la « lutte pour la vie » entre les hommes. La « conception bouchère » de l'humanité, dénoncée par Pierre Legendre, triomphe.[2]
Retenons que, si on ne peut ni ne doit confondre libéralisme et fascisme et encore moins utiliser le qualificatif de « fasciste » à toutes les sauces, les glissements de l’un à l’autre sont assez nombreux et peuvent permettre de comprendre un certain nombre d’évolutions du dernier siècle. Nous manquons certainement d’une analyse complète des formes nouvelles de domination et d’oppression. Le nazisme et le fascisme à l’ancienne étaient, pour le grand capital, des moyens coûteux face au danger à court du communisme. Aujourd’hui, le communisme ne semble plus très menaçant. Mais l’évolution même du mode de production capitaliste exige cependant un renforcement de la domination, des moyens de contrôle et de procédures visant à l’obéissance totale. La société industrielle technicienne, analysée par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, est potentiellement une société totalitaire, bien que sous des formes plus « douces » que les sociétés totalitaires du XXe siècle. Il est possible que les catégories politiques héritées du XXe siècle soient par là-même devenues totalement inapplicables à notre présent. Voilà un champ de réflexion philosophique et politique qui est ouvert et qui attend qu’on y veuille bien travailler.
Denis Collin – le 15 décembre 2019  



[1][1] Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo. Laterza, Biblioteca Universale Laterza, 2005. 384 pages, Voir présentation par l’auteur sur Philosophie et politique : https://denis-collin.blogspot.com/2006/01/pour-une-contre-histoire-du-liberalisme.html
[2] Voir aussi  La transmutation posthumaniste, ouvrage collectif publié aux éditions QS ? (2019)

dimanche 1 décembre 2019

La religion française

Le livre de Jean-François Colosimo, La religion française (Cerf, 2019) intéressera tous ceux qui sont attachés à la défense de la laïcité, mais déplaira aux thuriféraires de la coexistence des religions selon les principes de la tolérance à l'anglo-saxonne. Théologien (orthodoxe), philosophe et historien, Colosimo soutient une thèse: la laïcité n'est ni une invention de la révolution française, ni une création de la IIIe république, mais l'essence même de la France, une France qu'il fait commencer aux Capétiens (987) et dont il souligne la profonde continuité politique. La "religion française" au sens où la religion est ce qui relie et structure le politique est fondée sur la séparation du temporel et du spirituel et l'absolue souveraineté de l'Etat dans l'ordre temporel. Toute l'histoire des conflits de la monarchie avec la papauté pour se lire par cette grille de lecture. La monarchie est non le propriétaire de la France (vieille conception franque des Carolingiens) mais l'incarnation du peuple (laos) et à ce titre elle est laïque! A condition de ne pas assimiler laïcité et neutralité religieuse. La IIIe République a créé une religion avec ses rites, ses textes sacrés et ses commémorations et elle s'inscrit dans une histoire millénaire.
Colosimo en tire quelques leçons pour aujourd'hui, notamment dans la confrontation de la "religion française" avec l'islam. Le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme se sont accommodés de la suprématie de l'Etat en échange d'une totale liberté théologique. Avec l'islam, les choses sont profondément différentes. Inutile d'attendre, nous dit l'auteur, une réforme de l'islam, puisque celle-ci a eu lieu au XIXe et XXe siècle et elle a été une réforme anti-moderne fondée sur deux piliers politiques, la charia et le halal. Si la France essaie de s'accommoder de l'islam suivant la mode anglo-saxonne, elle périra, avertit Colosimo. S'il y a une chance à saisir, elle passe par la réaffirmation de l'autorité de l'Etat laïque et l'appui aux courants qui, dans l'islam, veulent regagner une liberté théologique en échange du renoncement à légiférer et à imposer des comportements dans l'ordre temporel. Je ne suis pas certain que Colosimo soit complètement confiant dans cette voie et il est sans doute plus pessimiste qu'il n'y paraît.  Mais son amour de la patrie lui fait concilier le pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté.
le 1/12/2019

jeudi 21 novembre 2019

Du néolibéralisme à l'islamisme, n'est-ce pas de gauche que viennent ces entraves à la liberté ?​​

Denis Collin analyse les menaces qui pèsent sur la liberté, incarnées par le libéralisme économique, le "politiquement correct" et l'islamisme. Selon lui, aussi curieux que cela puisse paraître, la gauche joue un rôle néfaste sur les trois plans. (Article publié le 12/11/2019 sur le site Marianne.net)
En 2011, j’avais publié un "essai sur la liberté au XXIe siècle" sous le titre La longueur de la chaîne (éditions Max Milo). Les années passées n’ont fait que confirmer les craintes qu’exprimait ce livre. Si Ronald Dworkin avait pu qualifier l’égalité de "valeur en voie de disparition" (cf. La vertu souveraine, Gallimard), je soutenais que la liberté, elle aussi, était en voie de disparition. Quant à la fraternité, inutile d’en parler, plus personne n’a la moindre idée de ce que cela pourrait vouloir dire.
Que la liberté suive l’égalité dans les "poubelles de l’histoire", c’est tout à fait compréhensible. La liberté n’a de sens que si elle est la liberté égale pour tous, sinon la liberté des uns a pour corollaire la servitude des autres. Les balivernes "libérales" qui opposent la liberté à une égalité qui serait une intolérable oppression ne font que reprendre, en inversant les signes, les balivernes staliniennes d’antan qui prétendaient qu’on devait sacrifier la liberté à l’égalité.

LA TRAHISON DE LA GAUCHE

L’égalité est un principe politique et moral qu’ont abandonné ceux qui étaient censés le défendre : les "partis de gauche" convertis au libéralisme économique et au "chacun pour sa pomme" depuis le "grand tournant" des années 80, depuis ces horribles années 80 qui ont vu les triomphes politiques, à la Pyrrhus, des Blair, Schröder et Mitterrand (un Mitterrand que l’exercice du pouvoir avait converti en un rien de temps à tout ce qu’il avait dénoncé avant son élection). Mais une fois que le renard est libéré dans le poulailler encore faut-il empêcher les poules de faire front contre le renard, d’appeler le fermier à leur secours ou de cribler de coups de becs cette horrible bête. C’est pourquoi, partout, à des degrés divers cependant, les pouvoirs répressifs des États se sont renforcés. Les dispositifs de surveillance, plus efficaces et plus raffinés que ceux imaginés par Orwell dans 1984, s’emparent de nos vies.
Des lois qui eussent horrifié les libéraux d’antan sont adoptées en rafale au motif de "lutte contre le terrorisme" (du Patriot Act américain à l’institutionnalisation française de l’état d’urgence). Même dans la patrie de la Magna Carta et de l’habeas corpus, Julien Assange est jeté dans un cul de basse fosse et jugé par une parodie de tribunal britannique aux ordres de son maître, l’État américain, celui d’Obama autant que celui de Trump. Dans la France "mère des droits de l’homme", les Gilets jaunes ont subi une répression impitoyable, éborgnant, blessant grièvement et jetant en prison des milliers de braves citoyens qui ne réclamaient qu’un peu de justice.
"C’est bien (...) un retour de l’ordre moral qui s’annonce, mais un ordre moral qui ne vient pas du côté où on l’attendait"
Mais on savait qu’on ne peut rien attendre des pouvoirs d’État tant qu’ils sont entre les mains des fondés de pouvoir de la classe dominante. La classe dominante domine, rien que très normal. Ce qui l’est moins, c’est l’apport venu de "l’extrême gauche" à cette entreprise de destruction de la liberté. La pulvérisation de la communauté politique consécutive au triomphe du néolibéralisme et de la marchandisation totalitaire a produit la naissance d’ "identités" nouvelles plus extravagantes les uns que les autres et de nouvelles "communautés" fantasmatiques qui prolifèrent comme les métastases du cancer capitaliste.
Chacun son identité, chacun sa volonté d’être reconnu et de faire taire tous ceux qui pourraient ne pas s’extasier devant les revendications folles de ces gens. Ainsi le "politiquement correct "qui a déjà ravagé les universités américaines et fourni les troupes réactionnaires (ou plutôt réactionnelles) qui ont fait Trump, a-t-il gagné la France. La censure la plus impitoyable commence à s’exercer dans le domaine de la culture – contre telle pièce de théâtre antique, contre tel auteur au programme de l’agrégation de lettres, contre telle philosophe accusée d’homophobie au motif qu’elle est opposée à la pratique des "mères porteuses". C’est bien comme le dit Pierre Jourde dans L’Obs un retour de l’ordre moral qui s’annonce, mais un ordre moral qui ne vient pas du côté où on l’attendait.
"La gauche de gauche, au nom d’un faux antiracisme s’est mise à la remorque de ceux qui pendent les communistes, battent les femmes et emprisonnent les syndicalistes"
En embuscade, le troisième parti des ennemis de la liberté a engagé le combat. Les islamistes (Frères Musulmans sous leurs divers faux nez, prédicateurs salafistes tous plus obscurantistes les uns que les autres, "antisionistes" enragés) ont engagé sous le drapeau de la "lutte contre l’islamophobie" une offensive de conquête politique visant à gagner l’hégémonie, d’abord sur les musulmans vivant en France à qui ils veulent imposer les coutumes et accoutrements des pays du Golfe. Cette hégémonie gagnée, ils pourront passer à la phase II, celle très bien décrite dans le roman de Houellebecq Soumission. Pour la phase I, ça marche comme sur des roulettes : la gauche de gauche, au nom d’un faux antiracisme s’est mise à la remorque de ceux qui pendent les communistes, battent les femmes et emprisonnent les syndicalistes dans les pays où ils ont le pouvoir.
"Espérons pourtant que la lutte de classe sera la plus forte, qu’elle balayera les miasmes de la décomposition de la gauche et que nous pourrons sortir de cette étreinte mortelle"
Telle est la situation désespérante dans laquelle nous sommes. Alors que l’offensive antisociale du gouvernement se poursuit à marche forcée et alors que les forces de résistances se manifestent, comme elles s’étaient manifestées l’an passé avec les Gilets jaunes, l’issue politique du mouvement social semble bouchée. Espérons pourtant que la lutte de classe sera la plus forte, qu’elle balayera les miasmes de la décomposition de la gauche et que nous pourrons sortir de cette étreinte mortelle.

lundi 18 novembre 2019

Nation


Il y a toute une tradition de débats sur la « question nationale » dans le marxisme et le mouvement ouvrier et bien évidemment, nous ne pouvons pas ici entrer dans ces polémiques passionnantes et qui rappellent un temps, aujourd’hui disparu, où le marxisme était quelque chose de vivant. Il reste que nous avons affaire encore et toujours avec la question de la nation. La lecture la plus intéressante sur cette question reste l’ouvrage d’Otto Bauer[1], La question des nationalités et la social-démocratie, publié en 1907 à Vienne et traduit en français seulement en 1987 (EDI, 2 volumes). Otto Bauer commence par montrer qu’on ne peut aborder la question nationale qu’à partir de l’étude du caractère national, sachant que ce caractère national n’a rien de figé, qu’il est un produit historique susceptible de varier et que d’autres caractères déterminent l’individu (par exemple le caractère de classe). Les utilisations abusives qui ont pu être faites de ce concept ne doivent pas conduire à le rejeter. Ainsi Bauer en vient à cette première définition : « La nation est une communauté relative de caractère, c'est-à-dire une communauté de caractère en ce sens que, dans la grande masse des membres d’une nation à une époque donnée, on remarque une série de traits qui concordent ». Il n’y a pas à chercher dans la nature l’origine de cette communauté de caractère qui n’est pas autre chose que le produit d’une sédimentation historique. Ce qui conduit Otto Bauer à une deuxième définition : une nation est une « communauté de vie et de destin ».
Loin de conduire à l’effacement des nations, le développement du mode de production capitaliste en constitue l’aliment. Bauer analyse la montée des revendications nationales en Europe – singulièrement dans l’empire austro-hongrois comme manifestation que ces peuples sont entrés dans la danse infernale de l’accumulation du capital. Toute l’histoire du siècle passé confirme ces hypothèses de Bauer et la « décolonisation » est une dimension saillante de l’expansion mondiale et de l’approfondissement de la domination du capital. Mais ce qui vaut pour les nations jadis soumises à la domination directe des puissances coloniales, vaut aussi pour les vieilles nations dominantes, confrontées au rouleau compresseur de la « mondialisation ».
Ce « caractère national » renvoie à ce que les Grecs désignaient par ethos. Dans une communauté politique, il y a un certain nombre de dispositions acquises par l’éducation et qui permettent la vie commune. Penser que l’on peut faire abstraction du « caractère national » au nom de constructions juridiques (le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas par exemple), c’est se fourvoyer complètement.
La nation joue un rôle politique considérable en Europe aujourd’hui. Nous avons déjà eu l’occasion de nous exprimer sur les tendances nouvelles de la politique italienne, mais aussi sur la Pologne et la Hongrie. Quand on n’a rien ou presque rien et qu’on risque encore de descendre dans l’échelle sociale ou de disparaître, quand on est menacé de n’être plus – les gens « qui ne sont rien » pointés par Macron – il ne reste plus comme seule propriété que ce « caractère national ». Je n’ai pas de logement à moi, j’ai du mal à payer mon loyer, mais au moins en France « je suis chez moi ». Les petits bourgeois aisés, drogués au « politiquement correct » et au cerveau lessivé par la mondialisation des réseaux et de la high tech dénonceront les « beaufs », les fascistes, les franchouillards, etc. Mais ces petits-bourgeois vont bientôt être précipités dans la poubelle à précaires parce que leur utilité pour le capital tend vers zéro et ils ne se maintiennent socialement que parce que la classe capitaliste transnationale a besoin de classes-tampons et tous les managers, commerciaux, communicants, etc. sont une classe purement parasitaire. Quant aux professions intellectuelles « utiles », « l’intelligence artificielle » (ainsi dénommée parce qu’elle exprime à merveille la bêtise humaine) va les renvoyer pointer chez Pôle Emploi.
La nation c’est le peuple constitué, le peuple qui se sent peuple, le peuple politique. Vouloir parler au peuple sans parler de la nation ? des calembredaines ! La « gauche » a disparu parce qu’elle a abandonné la nation. La révolution se fait au cri de « Vive la Nation ! » La Commune de Paris naît comme un mouvement national révolutionnaire, contre l’occupation allemande et contre la couardise de la bourgeoisie française qui pactise avec les « boches ». La plus grande avancée sociale de notre histoire, le programme du CNR, c’est l’alliance de la nation et du mouvement ouvrier. Ayant troqué la nation pour le mondialisme, la gauche a abandonné la défense des revendications populaires au nom de la soumission à la « gouvernance » mondiale. Partout elle a perdu la confiance populaire et contraint les citoyens à l’abstention ou au vote pour les partis réactionnaires qui semblent les seuls à défendre la nation tout entière et non ses seules couches privilégiées. Ainsi en Pologne le PIS ultra-catholique et nationaliste est-il le dernier parti à revendiquer une sorte « d’État-providence » contre une gauche européiste et libérale. Ainsi en Italie, la Lega de Salvini est-elle le seul parti à proposer une renaissance de la nation italienne, plongée dans le marasme après avoir été le meilleur élève des règles de l’ordo-libéralisme des euroïnomanes. Et ainsi de suite.
La situation présente est chaotique et si on ne sort pas du marasme, c’est tout simplement parce que, l’extrême droite mise à part, personne n’ose parler franchement. Pour ne pas parler de souveraineté nationale, on parle de souveraineté populaire. C’est la même chose, direz-vous. Eh bien, non ! La déclaration de 1789 stipule que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. La nation a des limites, des frontières et des institutions. Le peuple, c’est beaucoup plus vague et certains n’hésitent pas à parler d’un peuple européen. Pour reprendre en la précisant la formule de Rousseau, la nation, c’est le peuple qui s’est fait peuple, le pouvoir constituant enfin constitué. La nation ainsi conçue est fondée sur la séparation entre ceux qui sont dedans, qui en sont les membres et les étrangers. Le sans-frontiérisme est l’adversaire farouche de la nation et l’adversaire non moins farouche du peuple existant réellement. « Le patriote est dur aux étrangers », disait Rousseau. Pourquoi ? « Ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Quelle meilleure description de nos modernes cosmopolites pleins de compassion pour la terre entière mais indifférents à ce que pensent, disent et souffrent les « petites gens » qui sont leurs compatriotes. En réalité les cosmopolites de gauche sont les frères jumeaux des cosmopolites de droite, ils ne sont que l’aile gauche de la classe capitaliste transnationale (cf. l’excellent livre de Leslie Sklair, The transnational capitalist class, Oxford, 2001).
Le nationalisme est la maladie de la nation. Et ce n’est pas en crachant sur la nation qu’on chassera le nationalisme, bien au contraire. La consolidation et la poussée lepéniste n’ont été possibles que parce que la gauche a délaissé la nation et le peuple avec elle. Il est temps de tirer de tout cela les conséquences qui s’imposent.
Denis Collin. Le 18 novembre 2019


[1] Otto Bauer a été un des principaux dirigeants du SPÖ, le parti socialiste autrichien et un des théoriciens de « l’austro-marxisme », une tendance du marxisme très souvent critiquée par Lénine et ses héritiers mais qui reste une des tendances intellectuelles les plus riches de celles qui se sont mises à l’école de Marx.

jeudi 14 novembre 2019

Internationalisme


Le mot internationalisme a un sens très clair. Il désigne le rapport entre les nations. Si la Manifeste du Parti de Communiste de 1848 annonçait que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et donc « prolétaires de tous les pays unissez-vous », il s’agissait d’abord de prendre acte d’une situation où la bourgeoisie considérait les ouvriers comme des apatrides, puisque, la plupart du temps, ils n’étaient pas considérés comme des citoyens (le suffrage universel masculin n’est gagné en France qu’en 1848 et au Royaume-Uni en 1867). Mais dans le même temps, Marx et Engels, à l’encontre des anarchistes donnaient comme tâche aux partis ouvriers la conquête du pouvoir d’État. Et ainsi ils se donneraient une patrie. Il s’agissait, en deuxième lieu, de refuser les guerres entre nations et de réaffirmer l’engagement des ouvriers de tous les pays à s’unir contre la bourgeoisie. Ce fut d’ailleurs la doctrine de tous les partis socialistes jusqu’en ce funeste mois d’août 1914.
Mais l’internationalisme n’est ni le mondialisme ni le cosmopolitisme. Pour qu’il y ait internationalisme, il faut des nations ! L’internationalisme est la reconnaissance des nations et la revendication de leur égalité. Marx le dit et le répète : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Et donc les ouvriers anglais ne pourraient s’émanciper que lorsque l’Irlande serait libre ! Au meeting de Saint-Martin’s Hall, en 1864, lorsque fut fondée l’Association Internationale des travailleurs, la première Internationale, était à l’ordre du jour la libération nationale de l’Irlande et de la Pologne, deux nations qui tenaient particulièrement au cœur des « pères fondateurs » du mouvement ouvrier international.
À l’inverse, le capitalisme est mondialiste, car son expansion est sans limites, ni politiques, ni morales. Les capitalistes états-uniens considèrent que la seule nation ayant droit à l’existence est celle qu’ils dominent complètement et que les autres doivent leur être asservies. Les impérialismes en général nient les droits des nations qu’ils envahissent ou décomposent de l’intérieur jusqu’à en contrôler tous les rouages en s’appuyant sur les classes dominantes locales, ces bourgeoisies « compradores » d’acheteurs achetés, comme on le voit avec la plus grande clarté en Amérique du Sud. Mais, autant que possible, le capitalisme aimerait bien se passer des États-nations. C’est pourquoi la destruction des plus vieux États-nations est à l’ordre du jour sur le continent européen, via cette machine de guerre atlantiste qu’est l’Union Européenne.
Il y a donc deux règles de base de l’internationalisme : premièrement, défendre la souveraineté nationale de sa propre nation, deuxièmement interdire à son propre État d’engager des guerres de conquête et toute forme d’impérialisme. Ces deux règles sont indissociables.
Un citoyen ne peut être libre que dans une république libre. Cette maxime du républicanisme suppose que l’on s’oppose à toute soumission à l’égard de quelque puissance extérieure, mais également à toute les formes de désagrégation intérieure de la communauté politique par les diverses factions « communautaristes » ou religieuses.
Denis Collin – 13 novembre 2019
(à suivre)

mercredi 13 novembre 2019

Communisme


Comme dit l’autre, les mots sont importants. Commençons par le mot communisme.
Un communiste est tout simplement un partisan du commun. Et le commun est ce qui existe dans une commune et dans toute association plus large qui regrouperait de nombreuses communes. Le commun est le bien commun : par exemple, l’air que nous respirons, les paysages dont nous jouissons, les chemins et les routes que nous empruntons, la langue et la culture que nous partageons. Le commun est aussi l’assurance (autant que faire se peut !) que ceux que nous rencontrons ne nous agresserons pas, respecterons comme nous les règles de base de la civilité. Le commun consiste aussi à partager quand cela est nécessaire et donner à chacun selon ses besoins, sachant que chacun œuvrera au bien commun selon ses capacités. Celui qui meurt de faim sera nourri et l’enfant sera dispensé du travail. Dans toute société, il y a du commun et dans toute société des gens pour défendre ce commun et qu’on pourrait appeler des communistes. Une société sans commun est tout simplement invivable et pour tout dire impossible. Ce serait le monde de l’état de nature que décrit Hobbes, la guerre de chacun contre chacun.
On peut établir une loi : plus la vie sociale se développe, plus la moralité des individus se perfectionne, plus il y a de commun. Quand on établit des lois qui fixent la durée maximale de la journée ou de la semaine de travail, on fait du communisme puisqu’on abolit la concurrence que les vendeurs de travail se font entre eux en établissant une loi commune. Quand on rend l’école gratuite et obligatoire, on fait encore du communisme : voilà un bien qui appartient à tous et dont chacun peut jouir selon ses besoins. C’est la même chose quand on institue des caisses de retraites, quand on fonde la sécurité sociale, etc.
Le communisme n’est donc pas un projet utopique. C’est le mouvement historique réel que nous avons sous nos yeux, mouvement qui a pu subir des reculs et des défaites mais qui reste au cœur de nos sociétés. Mouvement aussi que l’on peut voir dans les sociétés où l’on ne dispose pas encore de lois sociales étendues, de dispositions de protection sociale, etc.
Le communisme est un mouvement. Rien d’autre. Un mouvement qui va vers l’élargissement des biens communs. Comment lutter pour la défense de l’environnement sans faire de l’eau, de la nature, de l’habitat global des hommes un bien commun qui doit être protégé des atteintes par la force commune ? Comment faire sans coordonner les efforts, sans fixer un plan ?
Mais le communisme n’est pas qu’un mouvement. Il est aussi une perspective : celle d’une humanité pacifiée, d’une humanité débarrassée non pas des inégalités en général – comme le croient ou feignent de le croire les ennemis du communisme – mais des inégalités sociales, celles qui sont liées aux positions de classe. C’est aussi la marche vers une société où le produit de l’effort commun ne sera pas capté par quelques-uns mais profitera à tous et où chacun trouvera les moyens de son épanouissement personnel. D’une société aussi où, une vie décente étant garantie à tous, on pourra privilégier l’être sur l’avoir, le plaisir de la vie commune sur la frénésie de la consommation.
Rien de tout cela n’est utopique. C’était déjà, en partie, dans le programme du Conseil National de la Résistance, symboliquement intitulé « Les jours heureux ». Rien de tout cela n’est utopique puisque c’est précisément ce qui est au cœur des avancées sociales des « trente glorieuses ».
(à suivre)
Denis Collin – 12 novembre 2019  
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vendredi 8 novembre 2019

Athéisme, laïcité et république


Philosophiquement, je suis athée. Dieu est une hypothèse inutile pour qui suit la raison. Sauf si on appelle Dieu ce que les Grecs appelaient l'Être et qu'on pourrait appeler le réel, qui existe nécessairement, est éternel et absolument infini, omniprésent et tout-puissant... Mais cela n'a aucun rapport avec le Dieu transcendant des religions abrahamiques. Si on voulait chipoter d'ailleurs on pourrait tirer une certaine interprétation
du Dieu biblique vers autre chose – voir Athéisme dans le christianisme d’Ernst Bloch.
Politiquement, je suis partisan de la laïcité, la laïcité sans adjectif qualificatif, la séparation absolue de la sphère privée de la foi et de la sphère publique. Si l’on entend par religion le « fait social total » analysé par Durkheim, la laïcité est « antireligieuse puisqu’elle dénie à la religion sa vocation traditionnel d’organisation de l’espace public, d’organe régenté les conduites des hommes, d’institutions sacralisant les grands moments de la vie (naissance, mariage, mort). La laïcité est sous cet angle, anticléricale. Et donc, ceux pour qui la religion n’est pas la foi mais l’ordre social, ceux-là se sentent sans doute brimés par la laïcité, ils la trouvent « liberticide », bien que le cléricalisme ne reconnaissant pas le principe de liberté de conscience des individus n’est aucunement fondé à réclamer pour lui-même l’application d’un principe qu’il ne reconnait pas. Mais si au contraire de l’institution religieuse, on entend par religion (comme dans l’expression « avoir de la religion) la foi, toute subjective, c'est-à-dire un ensemble de règles de vie et une manière que chacun trouve pour s’arranger avec la mort, la laïcité admet toutes les religions et tous les religieux sincères peuvent parfaitement être laïques. Plus : s’ils tiennent vraiment à leur foi, ils doivent désirer qu’elle soit pure de toute intrusion politique. Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, voilà la bonne règle. Dès lors on peut être un musulman laïque, un chrétien laïque, un Juif laïque et un athée tout aussi laïque. Rappelons d’ailleurs que les athées ne sont pas, loin de là, les seuls acteurs qui ont permis les lois laïques en France : protestants et Juifs y ont pris toute leur place et on trouvait même des catholiques à la Libre Pensée.
Tout cela est assez simple, finalement. Où les choses se compliquent c’est quand on y mêle d’autres considérations. Il va de soi que l’universalisme républicain dont je me réclame est universaliste et donc le racisme est évidemment impensable dans ce contexte. Mais on ne doit pas appeler « racisme » n’importe quel type d’animosité à l’égard d’un groupe humain. Traditionnellement, les militants ouvriers n’aiment pas particulièrement le patronat. Font-ils preuve d’un racisme « antipatrons » ? Nullement ! On peut même être ami à titre personnel d’un patron sans renoncer à son animosité contre le patronat. Je n’aime pas spécialement l’Église catholique ni son Pape, devenu une vedette de la « gauche », mais je n’ai rien contre les chrétiens en général et beaucoup de mes mais embrassent cette foi respectable. Je n’ai aucune dilection pour l’islam mais je n’ai rien contre les musulmans, parmi lesquels je compte un certain nombre d’amis. L’universalisme laïque refuse toute discrimination envers les individus en raison de leur foi, mais se réserve évidemment le droit absolu de critiquer toutes les religions !
Que des questions aussi simples soient devenues incompréhensibles en dit long de la décomposition de l’ethos républicain dans notre pays. Le refus de voir une religion en particulier empiéter sans cesse sur l’espace public, imposer ses règles ségrégationnistes contre toute la décence commune sur laquelle repose la communauté politique est maintenant assimilé à du racisme ! Et d’éminents membres de la « gauche » apportent leur caution à cette imposture. C’est à désespérer de tout.

Sur la question des forces productives

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