mercredi 1 décembre 2021

Science et morale

Si pour les Anciens la science était à la fois la recherche du vrai et celle du bien, dans notre culture apparaît la figure récurrente du savant comme l’être déraisonnable par excellence, le fou ivre de la puissance sur le monde que lui procure le savoir. L’alchimiste dont la science sert la soif de l’or et le voue à la fréquentation du diable, comme son cousin, le docteur Faust, qui vend son âme à Méphisto ; ou le savant moderne, apprenti sorcier qui a déchaîné les forces de la nature et ne peut plus les arrêter – ainsi le Docteur Frankenstein et sa fameuse créature, fruit de l’imagination de Mary Shelley. Nos fantasmes nous apprennent que quelque chose s’est rompu de l’unité de la sagesse antique. La morale (ou l’éthique[1]) et la science ne vont plus du même pas. Notre époque semble vivre entre deux mythes : d’un côté, celui de la toute puissance bénéfique de la science – devenue la référence par excellence d’un monde désenchanté ; de l’autre, la réaffirmation d’exigences morales plus ou moins bien définies comme seule garantie contre cette puissance déchaînée. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : ce vieux précepte rabelaisien est censé nous aider à conjurer nos démons. D’où cette volonté qui se manifeste un peu partout de soumettre la science aux exigences morales et d’enseigner un peu d’éthique aux futurs scientifiques.

Cette manière si commune de demander que la science n’ignore point les exigences morales est cependant problématique. Car elle oppose deux de ces « notiones universales » dont Spinoza a montré qu’elles nous donnaient seulement l’illusion d’un savoir. Tout d’abord, la science telle que nous la comprenons aujourd’hui n’est pas la science des Anciens. La séparation de l’être et du devoir, du vrai et du bien est un produit de l’histoire de la philosophie. Ensuite, si la science moderne prône la « neutralité axiologique »[2], elle n’est pourtant pas dépourvue de valeurs morales. Enfin, si conflit, il y a entre science et morale, on pourra se demander si ce conflit concerne la science en tant que telle ou plutôt la puissance sociale dont elle est créditée dans nos sociétés. Autrement dit, nous sommes peut-être devant ce paradoxe que la puissance de la science n’est terrifiante que parce que la science est en réalité asservie à des fins sociales et à des valeurs morales fort discutables.

Le vrai et le bien

Dans l’idée ancienne de la philosophie, la connaissance du Bien paraissait comme le couronnement d’une marche graduelle, d’une dialectique ascendante du savoir. Connaître rationnellement le monde, c’est finalement déterminer la manière juste de se conduire. Il y a là une sorte d’optimisme du savoir que Kant vient mettre à mal. En limitant de manière drastique la puissance de la raison pure, Kant sépare du même coup la science et la morale, la vérité et la norme, la causalité empirique et la causalité de la liberté. La science est privée de toute prétention à dire le bien puisque le bien et le vrai ressortissent à deux usages distincts de la raison. Les seuls résultats auxquels elle puisse parvenir ne concernent jamais la moralité et pour Kant, c’est seulement la raison pratique qui conduit à la connaissance du Souverain Bien.

La scission entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison est la conséquence de la grande mutation de la pensée au tournant du xvie et du xviie siècle. Pour les Anciens, la nature est en elle-même porteuse de valeurs, puisqu’elle est ordonnée en vue de certaines fins ; « la nature ne fait rien vain » répète Aristote. Par conséquent, la connaissance de la nature nous conduit du vrai au Bien. Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l’éthique et la physique. Les Stoïciens « comparent la philosophie […] à un œuf : la partie extérieure est la logique, puis vient la morale, et tout à l’intérieur la physique. »[3] La philosophie est un tout dont chaque partie est reliée aux autres comme le sont les diverses parties d’un organisme vivant. Avec Galilée, Descartes, Spinoza, etc., nous entrons dans un monde bien différent. Un monde qui n’est plus ordonné hiérarchiquement – dans ce monde infini du relativisme galiléen, il n’y a plus ni haut ni bas. Un monde surtout qu’il n’est pas ordonné par des fins suprêmes mais seulement par l’enchaînement aveugle des causes et des effets. Croire que tout dans la nature s’explique par les « causes finales », c’est, pour Spinoza, l’exemple archétypique de toute superstition. Alors que le Bien et le Mal se pouvaient lire dans le « grand livre de la nature », Spinoza affirme maintenant qu’il ne s’agit pas d’absolus, mais seulement de notions, produites par notre imagination, qui n’ont de sens que relativement à nous autres les humains. C’est pour cette raison que la pensée rationnelle, scientifique, doit s’occuper de ce qui est, indépendamment des jugements de valeurs auxquels notre imagination nous porte ; elle doit donc être libre à l’égard des dogmes et des croyances, fussent-ils imposés par les autorités théologiques et politiques.

La morale de la science

Cependant, l’activité scientifique ne se réduit pas à un ensemble de méthode et à un corps de résultats validés. Elle est aussi une activité humaine et comme telle porteuse de valeurs. Il y a une sorte d’éthique de l’activité scientifique définie par la recherche de la vérité comme valeur fondamentale, l’esprit critique, la capacité à se remettre en cause soi-même, la publicité de la recherche, la soumission des résultats à la discussion de l’ensemble de la communauté scientifique, le refus de l’argument d’autorité et la recherche de la conviction rationnelle. Sans doute s’agit-il ici d’une vision idéalisée de la pratique scientifique ; la science réelle ne méconnaît ni les positions de pouvoir, ni le mensonge, ni le secret. Cependant ces critères idéaux sont, à n’en point douter, ceux que revendiquerait tout savant raisonnable.

Autrement dit, la science moderne se constitue en retravaillant et promouvant un corpus d’exigences morales. La pensée des Lumières est entièrement pénétrée de cette idée optimiste : si le savoir et la raison progressent, alors les hommes deviendront meilleurs, ils se débarrasseront des « vaines craintes », chasseront les despotes et apprendront à vivre dans la liberté. Ce que Jürgen Habermas (né en 1929) nomme « agir communicationnel » prend explicitement pour modèle le fonctionnement idéal de la communauté des savants. Habermas y voit précisément la possibilité de substituer aux rapports de domination et de violence, la discussion et la conviction rationnelles entre hommes de bonne foi, débouchant l’acceptation de normes communes de vie.

La neutralité axiologique impose au savant l’objectivité et l’impartialité, mais elle ne signifie pas que la science soit immorale ou puisse en prendre à son aise avec les valeurs morales. La dissimulation est proscrite : « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes » dit Descartes[4]. C’est encore Descartes qui recommande d’user d’une « morale par provision », se conformant aux mœurs en vigueur. Et c’est Darwin qui refuse d’utiliser ses découvertes pour une vaine propagande antireligieuse, estimant qu’il est préférable en cette matière de faire confiance au lent progrès des lumières dans l’opinion. Car la connaissance scientifique n’a pas pour but de donner du pouvoir à celui qui la détient, mais de concourir au bien commun. Cette morale de la science, les médecins, depuis l’Antiquité, en ont donné un modèle avec le serment d’Hippocrate, le premier code de déontologie, qui fixe les devoirs qui vont nécessairement avec le savoir.

Il est d’ailleurs remarquable que l’effort pour fonder en raison notre connaissance de la nature s’accompagne d’un effort pour penser rationnellement la morale. Tant que la morale n’est qu’un ensemble de coutumes fondés sur la croyance dans l’autorité religieuse, elle est condamnée à tomber sous les coups de la critique sceptique. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit Montaigne repris par Pascal. Et si « nous sommes chrétiens ou musulmans comme nous sommes Allemands ou périgourdins », que valent donc tous ces préceptes qui règlent les rapports avec les supérieurs, les rituels religieux, les relations sexuelles aussi bien qu’ils commandent l’honnêteté, le respect de la vie humaine ou la foi en la parole donnée ? Le type même de pensée qui caractérise la science conduit à poser la question essentielle : qu’est-ce qui peut fonder la morale en raison ? Car, seule cette fondation rationnelle de la morale peut donner à ses préceptes une valeur universelle.

Certes, la science peut entrer en conflit avec les croyances et les dogmes superstitieux, mais comment pourrait-elle donc entrer en conflit avec une morale fondée rationnellement, une morale qui exprime dans son propre champ, cette même puissance législatrice de la raison qui a si bien fait ses preuves dans les sciences de la nature ?

L’application de la science

Ainsi, en droit, il n’y a aucune raison que la science entre en conflit avec l’exigence morale, tant que cette exigence est elle-même déterminée par la puissance de la raison. Si la séparation claire du champ de la science et de celui de la morale s’accompagne de leur accord fondamental dans la raison humaine, les problèmes naissent du fait que la science moderne n’est pas seulement une contemplation de la nature, elle est d’emblée une volonté de nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », selon une expression fameuse de Descartes[5]. Certains contemporains la désignent d’un seul mot qui l’oppose à la science des Anciens : la « technoscience ». En modifiant le milieu naturel de l’homme, la technoscience imposerait aussi, spontanément, ses propres valeurs fondées sur la soumission aux « faits ». Les maximes générales sur le « progrès » qu’on « ne peut pas arrêter » et la nécessité d’y plier nos scrupules moraux sont là pour illustrer cette soumission.

Kant distinguait les sciences pures qui ne visent que la connaissance pour elle-même et les sciences appliquées qui déterminent le développement des techniques. Théoriquement, cette distinction reste parfaitement valable[6]. La formule de l’équivalence de la masse et de l’énergie (« E = mc² ») n’est ni morale ni immorale, puisqu’elle est vraie et il est absurde de rendre, Einstein responsable de la bombe atomique[7] pour avoir énoncé cette formule. On peut même ajouter que la réaction en chaîne est, comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses : elle peut semer la mort ou fournir de l’énergie pour l’industrie et le confort des hommes. Ce qui nous pose problème, ce n’est donc pas la science en général, mais la science appliquée, car, là, il ne s’agit plus de connaissance, mais d’action pratique. Les manipulations génétiques ne sont ni vraies ni fausses ; ce sont seulement des actions qui doivent être jugées, comme toutes les actions, en fonction de critères moraux. C’est bien pourquoi les questions les plus brûlantes concernant les rapports entre science et morale se posent en médecine. La médecine touche d’un côté à la connaissance pure – les médecins travaillent avec les biologistes dans la recherche – et d’un autre côté elle est une science appliquée très particulière puisque son objet est un sujet, l’individu confronté à la maladie et à la souffrance.

Ce conflit entre science et exigences morales, dans l’application de la science, prend deux aspects qui doivent être distingués. D’une part, la science dégénérant en scientisme peut devenir puissance d’oppression et par là même subvertit toutes les valeurs morales. D’autre part, les applications de la science peuvent devenir le champ du conflit non entre science et morale mais entre conceptions différentes de la morale.

Pour le premier aspect, en tant qu’application, la science devient une source de puissance. Suivant une pente naturelle – la raison a toujours tendance à vouloir outrepasser ses propres pouvoirs – s’est développé un état d’esprit « scientiste », c'est-à-dire la croyance selon laquelle les sciences de la nature pourraient donner une solution à tous les problèmes de l’humanité. De là à l’idée qu’on peut traiter des hommes comme des éléments naturels, des insectes ou des vaches, le pas est vite franchi. Le scientiste en vient ainsi à édicter des « règles pour le parc humain »[8] : eugénisme raciste, darwinisme social, etc. Mais ce scientisme, cette idolâtrie de la puissance de la science, constitue une perversion de l’esprit scientifique, que la morale de la science doit rejeter.

Le deuxième aspect est bien plus compliqué. Il s’agit en effet de savoir quelles valeurs morales doivent guider la mise en œuvre pratique des découvertes scientifiques. Si l’application des découvertes scientifiques doit permet de « parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » et en particulier « aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »[9], cela signifie que la finalité des applications scientifiques est la maximisation du bien-être humain. Les diverses manipulations du vivant peuvent ainsi trouver une justification morale en tant qu’elles visent à maximiser le plaisir et minimiser les peines, ce qui est la définition même des morales utilitaristes telle qu’elle a été donnée pour la première fois de manière systématique par Jeremy Bentham (1748-1832). Or, il n’est pas évident que le bien commun puisse être réduit à la définition utilitariste. L’utilitarisme a été sévèrement critiqué par Kant et cette critique est reprise aujourd’hui par ceux qui, comme John Rawls (né en 1921), affirment que l’utilitarisme ne peut pas être le principe d’une société bien ordonnée.

L’utilitarisme, en effet, souffre de plusieurs défauts. Tout d’abord, sa conception du bien suprême est extrêmement réductrice – il conduit à une espèce d’hédonisme qui s’oppose à la morale plaçant la valeur de la vie humaine dans des biens plus élevés que le plaisir. Ensuite, il légitime une conception sacrificielle de la vie sociale : des individus peuvent être sacrifiés si cela accroît le bonheur commun. Enfin, il conduit à accepter que l’homme ne soit pas toujours traité comme une fin en soi mais seulement comme un moyen. À l’utilitarisme, on opposera donc les morales déontologiques, qui font de la liberté et des droits de l’individu la valeur suprême et, par conséquent, considèrent notre devoir comme un impératif absolu, cela dût-il nous coûter des peines supplémentaires. Autrement dit, si l’utilité des applications scientifiques est en prendre en compte, elle doit toujours être subordonnée à la considération du respect dû à l’humanité en chaque homme.

Sans développer plus sur ce point, où l’on voit se concentrer les problèmes de l’éthique médicale, nous pouvons donc remarquer qu’il n’y a pas ici conflit entre science et exigences morales, mais conflit entre divers types d’exigences morales.

Conclusion

Il est donc maintenant très clair que la science ne peut pas ignorer les exigences morales. La première question qui nous posée est non pas de soumettre la science à l’éthique, mais de refuser la soumission de la science à des fins sociales immorales. Le problème se pose quand la science ne vise plus prioritairement la connaissance, mais quand elle devient un simple moyen au service de fins déraisonnables, bref quand la rationalité scientifique est transformée en une simple rationalité instrumentale. Du même coup, nous voyons que la question centrale est celle de savoir quelles sont les fins raisonnables qui peuvent donner corps à une morale commune à l’humanité, c'est-à-dire à un ensemble de principes qui garantissent la liberté de tous.



[1] Étymologiquement, ces deux termes sont des synonymes. Devant le grand public, l’habitude a été prise de parler d’éthique, parce que la morale devait faire « vieux jeu ». Plusieurs philosophes contemporains opposent l’éthique – qui concerne la conduite individuelle de la vie – et la morale qui concerne les rapports avec les autres, la première étant particulière et subjective, la seconde étant universelle et objective.

[2] Neutralité quant aux valeurs morales. Max Weber (1964-1920) en fait une des caractéristiques essentielles de l’attitude scientifique.

[3] Diogène Laërce : Vies et opinions des philosophes illustres, vii.

[4] Discours de la méthode, ve partie.

[5] Ibid.

[6] Il y a de bonnes raisons, fondées sur la théorie de l’information, de refuser le concept de technoscience, comme une notion confuse. Voir Jean-Pierre Séris : La technique (PUF).

[7] En tant que citoyen, Einstein s’était adressé au président Roosevelt pour le presser de développer les recherches sur cette arme, face à la menace que faisait peser sur le monde le risque que Hitler possédât le premier cette arme terrifiante.

[8] Titre de la conférence du philosophe Peter Sloterdijk, dans laquelle il examine la situation de l’homme à l’ère des biotechniques.

[9] Descartes : op. cit.

 

dimanche 28 novembre 2021

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

L’idéologie woke sous ses divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme, mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.

Le mouvement woke est comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » — un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes (Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude (encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.

Ces mêmes antinomies se retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste et considère que les particularités des différents peuples et des différentes religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture « bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des ouvrages de ces penseurs horribles.

Les marxistes ne portaient guère dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968. En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale, mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.

Les marxistes sont antiracistes et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle. Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue la lutte des races à la lutte des classes.

Que les divers mouvements woke n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités » au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme : Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke, c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…

On peut critiquer le marxisme : élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes. Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien, eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.

Denis Collin — 26 novembre 2021

Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com 

[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]

jeudi 4 novembre 2021

Haine des mères

Les mortels : c’est ainsi que les Grecs désignaient les humains. Il est cependant quelque chose d’aussi important pour les désigner : la natalité. Hannah Arendt a bien souligné cette dimension rarement notée. Tous les humains sont nés du ventre d’une femme et le simple savoir de ce fait est la connaissance intime de notre dépendance radicale, de notre contingence ou pour parler comme Sartre de notre facticité.

On a souvent pensé que d’être né créait une sorte d’amour naturel envers la mère (voir Freud) mais on a trop peu souligné l’ambivalence des sentiments. Car il n’est pas agréable du tout de savoir sa propre facticité, de reconnaître sa dépendance, d’apprendre que sa liberté s’élève sur fond de non-liberté. Les filles peuvent trouver une compensation à cette conscience malheureuse dans le savoir qu’elles peuvent devenir mères à leur tour et disposer de ce pouvoir extraordinaire de mettre au monde des nouveaux humains, ces nouveaux qu’il faudra ensuite faire entrer dans le monde. Pour les garçons et pour les hommes rien de tel. La virilité est toujours problématique et la paternité incertaine. L’angoisse de la castration par la mère castratrice, voilà qui explique les méfaits de nombreux malfaiteurs et l’ardeur qu’ont mise les mâles historiquement à réduire les femmes en servitude.

Si l’on suit le rassurant schéma hégélien de la dialectique maîtrise-servitude, tout cela devrait se terminer dans la reconnaissance réciproque et l’égalité. Mais Hegel est le dernier grand philosophe des Lumières et pèche souvent par trop d’optimisme. Surtout ne pas être femme, voilà la réaction que produit aussi chez les femmes la haine des mères, qui devient une terrible haine de soi, laquelle ne peut que devenir une implacable haine des autres. Et c’est sans doute là que l’on devrait rechercher l’origine de ces deux phénomènes en apparence opposés, le retour en force d’un islamisme marqué par une haine des femmes inouïe comme nous le voyons chez les talibans, et la recherche folle d’indifférenciation des sexes, de leur suppression pure et simple, ce qu’exprime la mode du « trans » et les revendications ouvertes de castration de tous les mâles.

Au moment où notre société pue la mort comme jamais, où la vie est déclarée ennemi numéro un, la haine de la natalité des humains trouve naturellement toute sa place. Non pas la haine d’avoir des enfants, mais la haine d’avoir des enfants que l’on n’a pas entièrement contrôlés ab initio. Un enfant fabriqué n’est plus un enfant à naître avec sa redoutable contingence pour la mère et, le cas échéant, le père. Un enfant fabriqué est un produit qui manifeste notre liberté sans loi qui est toujours plus une pure folie.

Il y a là seulement quelques intuitions et quelques pistes pour un programme de recherche pour psychanalystes, historiens et sociologues. Nous sommes engagés dans un bouleversement anthropologique sans précédent et à la clé il se pourrait que l’homme (le genre humain) finisse par s’effacer « comme un visage de sable » ainsi que le prophétisait avec gourmandise Michel Foucault. 

mercredi 27 octobre 2021

De la vérité.

« la philosophie est recherche de la vérité »

… « et n’est que cela ». Cette affirmation d’Éric Weil (1904-1977) peut être le fil rouge de l’histoire de la philosophie. La philosophie naît au moment où l’on commence à considérer que la vérité ne vient plus des dieux et des prêtres qui parlent en leur nom, mais peut être découverte par l’homme faisant usage de sa raison. Mais il est très difficile de définir ce qu’est la vérité. Peut-être même est-elle indéfinissable, puisque pour la définir il faudrait déjà savoir ce qu’elle est, en vérité.

ce qui est et ce qui n’est pas n’est pas

La vérité est un énoncé et pour être vrai cet énoncé doit être en accord avec ce dont il parle. « Adequatio rei et intellectus » dit la formule de la scolastique médiévale. Mais le contenu est déjà chez Aristote (384-322). Comment savons-nous que ce qui est est ? Pour Aristote ce sont d’abord nos sens qui nous permettent de connaître la réalité. Certes il arrive que nos sens nous trompent ou qu’ils soient altérés, mais il s’agit là de cas exceptionnels et notre raison nous aide à valider ou non ce que notre perception nous donne. Il n’est rien dans l’intellect qui n’a d’abord été dans les sens, dit encore Aristote.  On peut difficilement contester cette définition de la vérité.

Que dire de ce qui n’est pas mais devient ?

Héraclite d’Éphèse (fin VIsècle av J.-C.) le constate : dans notre monde, il n’y a de permanent que le changement. Toutes les choses passent et « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». L’universelle mobilité des choses conduit l’homme à juger contradictoirement de la même chose selon ses sensations. Si tout change en permanence comment peut-on s’arrêter à une parole ? Parménide (né vers 515 av. J.-C.) résout le problème à sa manière : la seule parole vraie que l’on puisse prononcer est « l’être est, le non-être n’est pas ». On ne peut penser que ce qui ne change pas. Zénon d’Élée, disciple de Parménide développe toute une série d’arguments pour soutenir ce point de vue qui caractérise l’école des Éléates. Le philosophe italien contemporain Emanuel Severino (1929-2020) se considère comme un éléate.

C’est Platon (428-348) qui tente de résoudre le dilemme. La vérité est la propriété des Idées ou des Formes éternelles. Le monde sensible, le monde du changement ne peut être l’objet que de croyances. Les Idées ne sont connaissables qu’à travers une démarche dialectique qui part de l’immédiat pour s’élever à ce qui est intelligible.

Empirisme et rationalisme

Toutes nos idées viennent de l’expérience, soutiennent les empiristes. Mais la vérité des idées que nous en tirons reste fondamentalement problématique. Si le soleil s’est levé tous les jours, rien ne prouve qu’il se lèvera encore demain : telle est la constatation qui soutient le scepticisme de David Hume (1711-1776). Le rationalisme oppose à ce pessimisme sceptique la thèse selon laquelle notre raison contient en elle-même un certain nombre de vérités « innées » qui permettent, si nous en usons selon la bonne méthode, de nous assurer de la vérité de nos assertions. Descartes (1596-1650) est généralement associé à ce rationalisme que partagent, avec des raisonnements et des inflexions différentes Spinoza (1632-1677), Malebranche (1638-1715), Leibniz (1646-1716) et leurs disciples. Souvent, les mathématiques sont le modèle de ces vérités qui ne dépendent que du bon usage de notre raison et non de l’expérience et leur preuve réside dans la cohérence de nos pensées.

Emmanuel Kant (1724-1804) montre cependant que les pouvoirs de notre raison sont limités. Si nous disposons bien de formes a priori (antérieures à toute expérience) de la sensibilité et catégories a priori de l’entendement qui, seules, rendent possible l’expérience, en revanche, notre raison dans son usage théorique ne peut rien dire de vrai des objets qui ne sont pas susceptibles d’une expérience possible.

Après Spinoza, G.W.F. Hegel (1770-1831) montre que la vérité n’est pas un résultat mort, mais est entièrement contenue dans le processus qui y conduit. Toute l’histoire de la philosophie elle-même est ce processus global par lequel l’esprit humain acquiert la vérité de lui-même.

Pragmatisme et développements contemporains

Refusant ce qu’il considère comme des vaines spéculations, le pragmatisme fait de la vérité quelque chose qui découle des interactions entre les hommes et le monde. Il n’y a pas à chercher des définitions abstraites des choses, mais des définition opérationnelles, c'est-à-dire qui induisent des actions qui fonctionnent. De nombreux philosophes peuvent être rattachés à ce courant, de C.S. Peirce (1839-1914) à Richard Rorty (1931-2007).

La vérité est mise en question par les courants de la déconstruction : la vérité ne serait qu’un ensemble de constructions sociales. Dans le champ de la philosophie des sciences est posée la question du degré de vérité des théories scientifiques et de la possibilité d’établir des critères de démarcation entre théories scientifiques et théories non scientifiques.

samedi 9 octobre 2021

Est-ce le cerveau qui pense ?

 


Nous pensons avec notre tête : « une idée me vient en tête » quand une nouvelle pensée surgit ; « qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? » dit-on de celui dont les actes semblent déraisonnables, celui qui a pris sa décision sur un « coup de tête » ; et celui qui réfléchit à un problème difficile « se creuse la tête » ou « se prend la tête ». Cette géographie populaire de nos pensées les fait résider dans le corps. Pourtant, entre ce corps sans vie qu’est celui du mort et le corps vivant, il semble bien qu’existe une différence imperceptible et pourtant essentielle : n’y aurait-il pas une âme immatérielle qui anime ce corps ? N’y aurait-il pas un souffle, un esprit qui lui donne vie et intelligence ? Comment un corps pourrait-il donc penser ? Non seulement les religions mais aussi une très large partie de la tradition philosophique demande que l’on admette l’existence d’un esprit, d’une « chose mentale », indépendante du corps et qui serait la véritable source de la pensée. Est-ce le cerveau ou l’esprit qui pense ? Matérialisme d’un côté, dualisme du corps et de l’esprit, il semble bien que soyons face à deux positions antinomiques, impossibles à départager. Mais peut-être peut-on poser la question autrement ?

I – Avec le développement de la science, nous savons que le cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.

En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense.

La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objet d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute subjective qui nous définit comme des êtres conscients. Le cerveau en revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale – peut-être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les neurones.

De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert. À y regarder de plus près, cependant, les choses sont beaucoup moins simples et le triomphe du matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un trompe-l’œil.

II – Si on admet que la pensée dépend du cerveau, on n’a pas, pour autant, démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité. L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber sans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ».

Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune description physique de l’intentionnalité de nos pensées. Il n’en va pas mieux avec la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées. Comme le dit Kant « le Je accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous laissent pas indifférents ! Or, ni les sciences cognitives, ni la neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John Searle, lui-même matérialiste, fait remarquer que nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être « naturalisée », même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.

Nous pouvons, ainsi, d’un côté, admettre que pensée et cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes incapables de réduire la description des états mentaux à la description des états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique (le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en admettant que les comportements et activités humaines peuvent être l’objet de deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux puissent être défini comme la cause de l’autre.

Il n’est donc peut-être pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances pour admettre cependant que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.

III – Wittgenstein tente d’éclaircir cette question dans le Cahier bleu.

« La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout différents.  Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (…)Mais la pensée, direz-vous, existe ce n’est pas un « rien. » À cela on peut simplement répondre que nous n’utilisons pas du tout le mot « pensée » de la même façon nous utilisons le mot « phrase ». 

Serait-il donc absurde de parler d’un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l’expression n’a d’autre sens que celui que nous entendons lui attribuer. Quand nous disons « Le cerveau est le lieu où se situe la pensée »  qu’est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de découvrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l’observation du cerveau permettra d’atteindre des pensées ? »

Wittgenstein prend l’exemple de la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière nous pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.

Par conséquent, l’expression « le cerveau pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose (le corps, le cœur ou les poumons) qui pense ! C’est tout simplement que, strictement parlant un cerveau ne peut pas plus être dit « penser » qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou d’une autre chose mentale.

Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si, en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une réponse adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée…

Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et activité cérébrale. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire du point de vue l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun gain d’intelligibilité, puisqu’elle ne permet pas de dire quelque chose de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.

Conclusion – Au dualisme cartésien de l’âme et du corps, il s’agirait alors d’opposer un monisme un peu particulier : il y a bien une seule réalité humaine, mais que l’on peut décrire de deux manières, soit physiquement comme n’importe quelle réalité physique – la physiologie du cerveau incluse – soit mentalement, sans que l’on ne puisse jamais éliminer une de ces descriptions au profit de l’autre.

mardi 5 octobre 2021

« Transgenre » : un post-humanisme à la portée de toutes les bourses




Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement crû au cours des dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue politiquement correcte). En France, désormais les opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu, était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité. Des changements importants s’opèrent donc qui ne sont pas seulement médicaux, mais affectent la sphère sociale et les idéologies. Les travestis faisaient partie d’un paysage social interlope : travestis au théâtre — pendant longtemps les rôles de femmes étaient tenus par des hommes — ou travestis des milieux prostitués. Le cinéma en fait un de ses thèmes de prédilection. Dans Victor, Vitoria, Julie Andrews joue le rôle d’une femme qui se déguise en homme qui se travestit en femme ! Les travestis jouent un rôle important dans le cinéma de Pedro Almodovar. Le chevalier d’Éon a longtemps fasciné les historiens et surtout les amateurs d’histoire. Dans tous ces exemples, on reste dans le jeu, dans le rôle qu’on cherche à endosser. Avec les opérations de changement de sexe, il s’agit d’autre chose, il s’agit d’une rupture profonde qui s’inscrit dans un ensemble de recherches, de tentatives plus ou moins folles devant permettre à l’homme de se modifier lui-même, de se transformer non dans les apparences, dans le jeu social, dans les mœurs (bonnes ou mauvaises), mais dans son être biologique, dans le substrat même de son existence. La banalisation du changement de sexe est ainsi le point d’entrée dans le post-humain. C’est à ce titre qu’il y a là un enjeu essentiel.
L’humanisme suppose la reconnaissance de l’éminente « dignité de l’homme », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pic de la Mirandole[1] et donc la reconnaissance de sa liberté — l’homme est libre dit Pic parce qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais il s’agit bien de l’homme, tel qu’il est, tel qu’il a été « créé », l’homme mortel, l’homme comme corps mortel et nullement d’un homme idéal recréé par lui-même. Le transhumanisme ou le post-humanisme (les deux termes sont à peu près équivalents) signifie au contraire que l’homme est cet être qui doit être dépassé : un homme qui échappe à ses limites physiques, qui échappe à ses limites intellectuelles, qui est capable en quelque sorte d’être cause de lui-même (causa sui) et donc d’être Dieu. De ce point de vue le post-humanisme n’est pas un « humanisme augmenté », mais un antihumanisme. Cette hybris propre à notre époque trouve des formes parfois inattendues. Un homme politique français, relayant les discours délirants de certains médecins, peut ainsi proclamer : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pause. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? »[2]  Le retour au réel s’impose. L’idée de « vaincre la mort » est toujours aussi absurde et la durée maximale de la vie ne s’est pas allongée (même si l’espérance de vie a cru prodigieusement) et en matière d’homme augmenté nous avons surtout l’homme diminué, aliéné, rabougri par la soumission au mode de production capitaliste et à ses impératifs de valorisation de la valeur. Aucun docteur Frankenstein n’a réussi à créer un humain de toutes pièces. Dans une société où l’idéal du Moi remplace la domination du Surmoi, dans une société où le narcissisme est la loi, la possibilité de choisir son propre sexe ou son propre genre (on fera la distinction plus loin) apparaît comme un premier pas décisif vers le post-humain, et de plus un pas facile à faire, un pas à la portée de tous puisqu’il peut même être remboursé par la Sécurité sociale ou les compagnies d’assurances, bref un post-humanisme à portée de toutes les bourses.

En premier lieu on devra clarifier la terminologie et déterminer précisément ce que recouvre la vaste étiquette « trans », en évitant soigneusement tout amalgame. On essaiera ensuite de déterminer les causes de la demande « trans » et ce qu’elle indique de l’état affectif de la société contemporaine. Enfin, on tentera de définir quelques pistes à la fois concernant la logique de ce qui est engagé et les principes normatifs qui permettraient éventuellement d’y résister.

Qu’est-ce que le trans ?

Le préfixe « trans » indique la traversée, le passage d’une rive à une autre (transatlantique) ou la mise en relation d’entités ordinairement séparées (les mouvements transgénérationnels). Le transhumanisme est ainsi la mise en communication de l’homme et des machines permettant l’avènement du post-humain. Le transgenre n’est pas très clair : il s’agit non pas de souligner ce qui est commun aux genres masculins et féminins, mais bien plus de refuser la séparation homme/femme (séparation assimilée à une pensée « binaire ») et de permettre le passage de l’un à l’autre en soutenant la fluidité des identités de genre – fluidité parfaitement en accord avec les analyses de Zygmunt Bauman sur la société liquide ![3] Mais si on admet, ce que demandent les théoriciens des gender studies, qu’il est nécessaire de distinguer le genre, comme construction sociale, du sexe, comme construction biologique, alors le transgenre n’est pas du tout l’équivalent du transsexuel, même si la frontière entre les deux catégories est loin d’être étanche. Le transsexuel est celui qui cherche à mettre en accord son sexe biologique et le genre qu’il pense devoir assumer. Le transsexuel se fait opérer, renonce, pratiquement définitivement, à tout ce qui pourrait le rattacher à son sexe de naissance pour se faire greffer, autant que possible les attributs de l’autre sexe.

Psychanalytiquement, on pourrait dire que le transgenre est celui qui manifeste tous les traits d’une névrose, mais ce terme est inadéquat. Si la névrose est le symptôme d’un conflit entre le ça et le surmoi confiné à l’intérieur du Moi, le névrosé ne perd pas le lien avec le réel. Il est conscient de sa souffrance peut trouver dans la psychanalyse le moyen de rechercher la vérité de sa souffrance et de s’en libérer ou du moins de la placer sous contrôle. Dans la « dysphorie de genre », le lien avec le réel est largement perdu. Ce qui veut changer de sexe, pense « réellement » être une femme dans un corps d’homme ou inversement et loin d’introjeter ce conflit (comme dans la névrose), il le projette en exigeant de la technique qu’elle satisfasse son désir. Il y a là-dedans quelque chose qui ressemble à l’illusion délirante (je me prends pour une femme comme d’autres se prennent pour Napoléon), ou encore à la perversion narcissique dont Freud identifie l’origine dans les troubles de l’identification de sexe et que Lacan ramènera clairement à la « crise œdipienne ». Il y a de nombreux débats, à l’intérieur du mouvement psychanalytique au sujet de la dysphorie de genre, mais comme les institutions ont décidé que ce n’était pas un trouble psychique, mais un désir aussi normal que la faim ou la soif, ces débats se font maintenant à voix basse pour éviter de tomber sous les coups de la « phobophobie » ambiante.

Aujourd’hui militants comme psychiatres prônent l’abandon du terme de transsexualité au profit du transgenre ou du transgenrisme, c’est-à-dire tout ce qui concerne les transidentités, afin de prendre en compte tous les cas de figures multiples. Un homme peut décider de devenir une femme lesbienne ou une femme un homme gay, « l’identité sexuelle psychique » ne coïncidant ni avec le sexe biologique (XX ou XY) ni avec l’orientation sexuelle (on hésite à employer ce terme). D’ailleurs on n’a même plus le droit dire que Untel ou Unetelle est né homme ou née femme, on doit dire « assigné à la naissance comme homme ». Pour que personne ne soit oublié, on multiplie les catégories, puisque ce trouble dans les identités déclenche une manie de la classification et de la réidentification. Ainsi les LGBT (lesbienne, gay, bi et trans) doivent-ils (ou elles ?) s’ouvrir aux « queers » (ceux qui sont entre les deux), aux « agenres », etc. Ce qui est le plus intrigant, c’est la maladie de la classification qui, au contraire de ce que prétendent ses promoteurs, n’est rien d’autre qu’une essentialisation des conduites.

Il y a pourtant une distinction importante à faire : les travestis ne font que se déguiser, même s’ils usent des accessoires féminins. Ils ne deviennent homme ou femme que sur le plan fantasmatique. Le transgenre qui procède à une « réassignation » commence au contraire à se modifier biologiquement. Et c’est un renversement radical de perspective. Toute la théorie du genre repose sur la séparation du genre (sexuation psychique) et du sexe biologique, mais les transformations de leur propre corps auxquels se livrent les transsexuels ont pour but au contraire de rendre le corps sexué identique au sexe psychique. Les « vrais » trans sont donc une réfutation vivante par l’exemple de la théorie du genre ou de ce que les Américains appellent « queer theory ».

Comment transforme-t-on un homme en femme ?  Il y a plusieurs phases et plusieurs techniques. La plus simple suppose une féminisation des traits visibles : visage, cheveux, hanches, travail de la démarche, pilosité… Il est assez facile pour un garçon aux traits féminins d’effectuer cette première transformation qui reste réversible, mais demande un soin constant. On peut ajouter un traitement hormonal et la chirurgie plastique pour fabriquer des seins. Mais il n’y pas encore eu de changement de sexe à proprement parler. Ces transsexuels (ceux que l’on peut voir dans les films pornographiques) sont en fait des hommes qui peuvent se faire passer pour des femmes tant qu’ils ne sont pas complètement nus. Ils continuent d’avoir des érections et des éjaculations parfaitement masculines. Si cet individu masculin a une orientation lesbienne, il (ou elle) peut devenir père biologique d’un enfant que porterait son amie (c’est le thème d’un film d’Almodovar) et s’il séduit un homme, il ne peut évidemment pas avoir les mêmes relations sexuelles que s’il était une femme.

La phase suivante consiste en une ablation des organes sexuels masculins, testicules et pénis, et, au moyen d’une chirurgie plastique assez lourde, on peut utiliser la peau du pénis pour fabriquer un pseudo-clitoris et on sculpte un pseudo-vagin (vaginoplastie). L’individu qui a subi ce traitement ne pourra plus redevenir qui il était. Mais il n’est pas pourtant devenu une femme. Son pseudo-vagin ne se lubrifie pas naturellement et son pseudo-clitoris n’est pas un clitoris.

Comment une femme devient-elle un homme ? C’est en gros le même processus, mais en sens inverse. Dans une première phase, seuls les traits extérieurs normalement visibles sont altérés, mais à condition d’engager presque tout de suite des interventions chimiques (traitements hormonaux) et chirurgicales (ablation des seins). Mais jusque là elle reste une femme. Une femme à barbe, une femme qui a l’air d’un homme, mais une femme tout de même. Et elle peut toujours mettre au monde un enfant (ces cas font la joie de la presse). C’est seulement avec l’ablation des organes féminins et la phalloplastie que la transformation devient irréversible (ou presque). Pour que ce pseudo-pénis devienne érectile, il faut attendre entre 12 et 18 mois pour pouvoir greffer un « pénis érectile » qui n’est qu’un organe mécanique implanté à l’intérieur du pseudo-pénis et permettant à notre femme devenue homme d’avoir des érections — mais évidemment pas d’éjaculation.

En ce qui concerne le plaisir sexuel, la littérature sur le sujet est des plus confuses. Personne ne s’avise d’affirmer que les rapports sexuels d’un trans opéré ou d’une trans opérée sont aussi satisfaisants que peuvent l’être les rapports sexuels d’individus non opérés. Toutes sortes de périphrases sont utilisées pour contourner la question : la jouissance est affaire très subjective et personne ne sait comment jouit l’autre, etc. « On a des sensations et c’est déjà bien », dit l’une. Il se pourrait bien que cette « réattribution » ou cette « réassignation » sexuelle soit un leurre et certaines études font état de 60 % de transopérés qui regretteraient cette opération — bien que les chirurgiens spécialistes de ces opérations affirment de leur côté que leurs patients vont presque tous très bien et ont une vie sexuelle satisfaisante. On note aussi un grand nombre d’états dépressifs. La « réattribution » qui devait résoudre un mal être pénible semble ne rien résoudre. Il y a peu de données fiables concernant les tentatives de suicide après opération. Certains sites évoquent des taux 20 fois supérieurs à la moyenne, sans citer de sources. Mais Le Monde, favorable à tout ce qui est moderne, concède que le taux de suicide reste très élevé après l’opération, en partant du fait évident que les trans sont des gens plutôt suicidaires avant l’opération. On peut donc supposer que l’opération n’a que des effets très faibles dans le meilleur des cas, sur le mal-être des trans.

Il est évidemment interdit de dire que la dysphorie sexuelle — c’est-à-dire le désaccord entre le sexe biologique et le psychisme — est une maladie. Pour éviter cette conclusion qui s’impose à quiconque regarde les choses avec un minimum de bon sens, on s’interroge aujourd’hui sur l’origine génétique de la dysphorie sexuelle. Mais si c’est une question génétique alors la réattribution de sexe (ou de genre) serait simplement une correction d’une « erreur de la nature » ! Une des conséquences très gênantes pour les théoriciens du genre, c’est qu’il faudrait admettre que nous n’avons pas affaire à des constructions sociales, mais bien à quelque chose qui s’enracine dans le biologique. Donc être homme ou femme n’est pas une affaire biologique, mais être trans l’est. Toutes ces prétendues théories du genre flottant, non-binaire, etc., ne sont en vérité qu’un bric-à-brac inconsistant, au verbiage prétentieux, mais fort utile pour faire commerce de la détresse humaine.

Ne pas confondre transgenre et homosexualité

C’est une erreur commise couramment, par les intéressés eux-mêmes parfois : on confond volontiers transgenres et homosexuels et la transphobie et l’homophobie sont volontiers mises dans le même grand sac des phobies qu’il faut chasser partout où elles se manifestent. Pourtant homosexualité et dysphorie sexuelle sont très différentes. Les homosexuels sont des personnes attirées par le même sexe qu’elles et non pas attirées par le sexe opposé alors que sous un certain rapport le transgenre est d’abord celui qui ne se réalise sous une forme fantasmée que dans la représentation du sexe opposé. Un homme homosexuel n’est pas spécialement efféminé et la vieille image de la « tante » ou de la « grande folle » colle encore à la peau des homosexuels assimilés aux « invertis ». S’il en ainsi, c’est en partie parce que le jeu des apparences permettait justement de déguiser le rapport homosexuel en rapport normal. Si dans un couple homosexuel l’un joue un rôle féminin et l’autre un rôle masculin, c’est précisément ce qui permet de renormaliser l’anormal et d’éviter d’avouer que ce qui fascine dans l’autre du même sexe, c’est justement la mêmeté.

En vérité, ceux qui assimilent l’homosexualité et l’inversion des sexes raisonnent en considérant que la seule sexualité digne de ce nom est l’hétérosexualité et c’est pourquoi il faut à tout prix retrouver une séparation des rôles, des stéréotypes hétérosexués jusque dans le rapport homosexuel. Pourquoi un homme préfère-t-il sodomiser un autre homme ? A-t-il vraiment besoin de l’illusion que l’autre est une femme ? Évidemment, non ! La pratique grecque de la pédérastie qui n’est pas à proprement parler une pratique homosexuelle, puisqu’elle ne concerne que les mâles adultes se liant d’un amour sodomite avec des jeunes adolescents pubères (mais pas encore trop barbus), est une pratique très particulière dans laquelle on ne retrouve en rien l’inversion des sexes plus ou moins déguisée. Une femme n’éprouve pas de désir envers une autre femme au motif qu’elle la trouverait « masculine » ou qu’elle-même se sentirait comme un « garçon manqué », mais tout simplement parce que cette autre femme sollicite son désir de femme.

Risquons encore une autre hypothèse. Toutes les sociétés que nous connaissons ou presque considèrent que l’homosexualité est « contre nature » ou ne serait qu’une particularité de certains individus qui seraient nés « avec ça » et différeraient ainsi du cas général par une sorte de « difformité » congénitale — ce qui est l’explication la plus courante des défenseurs de l’homosexualité. Et pourtant, on pourrait faire l’hypothèse inverse. Si on admettait avec Freud que la sexualité humaine est originellement « polymorphe », s’il n’y a pas à proprement parler d’instinct sexuel, mais des pulsions qui se lient à des objets dans une histoire individuelle, on pourrait penser que l’interdit de l’homosexualité est un interdit social culturel construit par les sociétés pour diriger la sexualité vers la reproduction et en inhiber toutes formes non conformes aux besoins sociaux. Il n’y a pas plus d’aversion « naturelle » pour l’homosexualité qu’il n’y a d’aversion « naturelle » pour l’inceste. Au demeurant, si l’homosexualité était « contre nature », il ne serait nullement nécessaire de l’interdire ou de la réglementer. Freud nous met sur la voie quand il écrit : « Nous sommes obligés de voir dans l’homosexualité une excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci » (Introduction à la psychanalyse), mais il ne semble pas en tirer toutes les conséquences.

La position que nous proposons de tenir est qu’il n’y a aucune essence homosexuelle, que personne ne peut dire absolument « je suis gay » ou « je suis lesbienne » comme on dit « je suis Français » ou « je suis né dans le village de Saint-Martin » ! L’homosexualité est une pratique sexuelle, éventuellement une manière de vivre, mais nullement un genre d’être. Ce que nous tenons de la nature, ce sont seulement des organes sexuels et des réseaux neuronaux et hormonaux qui commandent la jouissance, mais leur usage en est éduqué par la vie sociale et c’est cette éducation sociale de la sexualité qui est maintenant condamnée comme discriminatoire par les défenseurs de l’idéologie LGBT+etc.

Très curieusement, au moment où l’on répète à tort et à travers qu’on ne naît pas homme ou femme, mais qu’on le devient, voilà que les LGBT+etc. soutiennent qu’en quelque sorte on naît homosexuel ! Le genre finalement n’est pas aussi troublé que le dit Mme Butler et que le répètent ses sectateurs. L’essentialisation de l’homosexualité qui paraît si absurde est maintenant utilisée pour justifier l’intervention de la médecine et de la chirurgie esthétique dans les opérations de « réassignation de sexe » au motif que le corps ne correspond plus à nos fantasmes.

Mais le fantasme par définition ne correspond pas au corps, sinon ce ne serait pas un fantasme. On pourrait donc conclure que les transsexuels, au moins pour une partie d’entre eux, seraient des homosexuels honteux de l’être qui veulent faire correspondre leur apparence physique à leur fantasme et dans ce but ils demandent une opération qui transformera toute leur sexualité en un pur fantasme, car une femme devenue homme ne jouira jamais comme un homme même avec un pénis gonflable ; et un homme devenu femme ne jouira jamais comme une femme même avec un faux clitoris en peau de gland.

Mutilations sexuelles

Les opérations portant sur le sexe ne sont pas une invention récente. On a longtemps castré les hommes (esclaves eunuques, jeunes castrats pour les chœurs pontificaux) et les femmes de l’excision à l’infibulation jusqu’aux surcharges hormonales des nageuses de l’ex-RDA ont payé un lourd tribut à la volonté des puissants de ne pas se laisser arrêter par les barrières fixées par « l’assignation sexuelle ».

Si on se dégage des normes du politiquement correct qui prescrivent de ne jamais critiquer les opérations de réattribution de genre et qu’on essaie de caractériser objectivement ce qui est en cause, il faut appeler ces choses-là par leur nom : mutilations sexuelles. Supposons que quelqu’un ait envie d’avoir une jambe plus courte que l’autre ou de se faire greffer une main sur le ventre, on pourrait penser qu’on ne trouverait pas un chirurgien pour aller triturer des organes sains avec son bistouri dans le seul but de réaliser les fantasmes d’un « client ». En fait si : on trouve des chirurgiens, bardés de « bienveillance » prêts à se lancer dans ces opérations dont on pourrait se demander si elles sont bien conformes au serment d’Hippocrate. Les opérations de « réassignation de genre » sont un bon business qui dispose de la bénédiction des autorités politiques, des autorités morales, notamment de la « gauche culturelle » et de notre Sécurité sociale qui a pourtant beaucoup de mal à rembourser les vrais malades et notamment un certain nombre de pathologies lourdes. Et pourtant émasculer quelqu’un, ou lui coudre les grandes lèvres, même à sa demande, c’est bien une mutilation sexuelle, au même titre que la castration, l’infibulation ou l’excision. La question du consentement, au cœur de toutes les justifications des partisans de la « morale minimale » à la Ruwen Ogien[4], ne peut être invoquée. Si je tue quelqu’un à sa demande, je serai inculpé de meurtre et j’aurai beau plaider le consentement de la victime, je mériterai d’aller faire un tour en prison. Si je mutile quelqu’un à sa demande, il en ira de même. Un film, projeté il y a quelques années sur Arte, narrait l’histoire d’un masochiste qui demandait à son kiné de lui briser les membres pour finir par le tuer. Tel était le bon plaisir du souffrant ! Admettrons-nous que cette fiction devienne une réalité ?

Jusqu’à nouvel ordre en France l’excision est interdite et conduit les « praticiens » devant la justice pénale. On pourrait faire remarquer que cette barbare ablation permet d’insérer les filles dans leur communauté, qu’elle est une tradition culturelle comme les autres et aussi respectable que les autres, etc., et demander la dépénalisation de l’excision, ce qui fut une revendication portée par l’ethnopsychiatrie et notamment par Tobie Nathan. Si on pose cette question, on peut espérer que les LGBT+ en tous genres se prononceront contre l’autorisation de l’excision — encore que l’évolution des mentalités au cours des dernières années rende cette réponse problématique (le relativisme culturel venant au secours de la barbarie). On alléguera que les petites filles excisées ne sont pas consentantes et que c’est une différence majeure. Ce n’est pourtant pas certain.

D’une part le consentement n’est pas toujours un argument. Bien que dans la morale minimaliste des individualistes libertariens (à la manière de Ruwen Ogien) le consentement individuel soit l’alpha et l’oméga de la loi, c’est juridiquement intenable. La prostitution devrait être légalisée selon les minimalistes moraux dès lors qu’il s’agit d’une occupation à laquelle consentent librement les prostituées et prostitués qui sont transformés en « travailleurs du sexe ». De même la location d’utérus (mères porteuses ou, plus correct politiquement, GPA) devrait être légale dès lors que les femmes qui se décident à porter le bébé d’un autre ou d’une autre sont consentantes et que leurs intérêts pertinents sont pris en compte. Les « mauvais esprits » remarqueront que les violeurs affirment généralement que leurs victimes sont consentantes. En outre, on a de bonnes raisons de refuser aussi bien la transformation des prostituées et prostitués en simples travailleurs du sexe que la GPA. D’une part parce que le consentement réel de la personne ne peut jamais être garanti : quand une femme pauvre se prostitue ou loue son utérus, est-ce vraiment d’un libre consentement ? On voit rarement les femmes riches se prostituer ou louer leurs services dans le cadre d’une GPA ! Plus généralement, on se fait rarement exploiter de son plein consentement — je suis tout prêt à admettre qu’il y a des prostituées qui le font par plaisir et que certaines femmes adorent être enceintes, mais ça me semble des cas exceptionnels ou des rationalisations a posteriori.

En second lieu, la loi peut légitimement interdire certains actes auxquels une personne consent. Si, par exemple, je demande à quelqu’un de me tuer, celui qui me tuera devra cependant être poursuivi pour homicide. Si je vois quelqu’un sur le point de se suicider, je dois intervenir pour l’en dissuader ou l’en empêcher par la force, faute de quoi je devrai être poursuivi pour non-assistance à personne en danger. On peut le regretter, mais je n’ai pas non plus le droit de me « défoncer » à l’héroïne ni même de refuser à l’avance de cotiser à l’assurance maladie au motif que je ne veux jamais avoir affaire aux médecins et que je préfère mourir. Au moins dans une certaine mesure, je n’ai le droit ni de regarder passivement quelqu’un se faire du tort à lui-même ni de me faire du tort à moi-même. On peut discuter de la fameuse thèse kantienne concernant les devoirs que l’on se doit à soi-même, et elle ne doit certainement pas être appliquée de manière absolue et mécanique — mais c’est vrai de tout précepte moral — mais elle reste un cadre moral et juridique pertinent.

Quoi qu’il en soit, on peut certes se faire du mal à soi-même, se mutiler, se suicider, etc., mais ce ne peut pas être un droit, et a fortiori un droit exigible et remboursé par la sécurité sociale ! On objectera que les opérations de changement de sexe (pardon, de genre !) sont non seulement consenties, mais permettent à l’individu de trouver son bien. Cet argument est également très contestable. D’une part, que quelqu’un croie trouver son bien avec un certain moyen, ne signifie pas qu’il trouvera réellement son bien. L’expérience montre, comme on l’a dit, que de nombreux opérés en vue de la « réattribution de sexe » sont loin d’y trouver leur bien. D’autre part, que quelqu’un croie trouver son bien dans une mutilation ne signifie pas qu’une personne extérieure, a fortiori un médecin qui a prêté le serment d’Hippocrate, puisse l’aider à opérer cette mutilation, de la même manière qu’on n’est pas autorisé à casser le bras d’un masochiste qui demande qu’on lui casse le bras.

Il se pourrait que le terme mutilation soit abusif. Les partisans du « transgenre » considèrent que l’opération permettant de changer de sexe n’est pas une mutilation, mais un pas fait pour faire coïncider l’identité biologique et l’identité psychique. Quand le pape organisait des rafles de jeunes garçons pour les castrer afin d’en faire des chanteurs à la voix très aiguë, il mutilait ces garçons et pour leur « bien », puisque la vie d’un castrat à la cour pontificale devait être malgré tout « meilleure » que la vie dans un milieu pauvre jusqu’au siècle dernier ! L’excision par ablation des grandes lèvres permet sûrement l’intégration dans la communauté et c’est bien pourquoi ce sont les mères excisées qui insistent souvent pour que leurs filles le soient à leur tour, et donc on pourrait considérer que c’est un « bien », thèse soutenue par certains relativistes culturels. On le voit, la notion de ce qui est un bien est un peu trop élastique pour donner des critères moraux sérieux. Il n’est pas besoin d’avoir lu la Critique de la raison pratique et les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant pour s’en convaincre.

Un changement de sexe est bien objectivement une mutilation, puisqu’on perd les organes liés au plaisir et à la reproduction (le cas échéant) ne gagnant pas les organes de l’autre sexe, mais seulement des faux semblants, des piteuses caricatures de pénis et de clitoris. Les vaginoplasties ne créent pas des vagins capables de se lubrifier eux-mêmes et les phalloplasties ne produisent que des bouts de chair pendante, sauf à leur coller des prothèses mécaniques — pour les prothèses de sexe, il y avait déjà l’antique godemichet modernisé en vibromasseur, lequel, hélas, n’est pas remboursé par la Sécurité sociale.

De quelque manière qu’on pose le problème, les opérations de « transsexuation » sont bien des mutilations sexuelles. On peut dire que ce sont des mutilations sexuelles volontaires, mais cela ne change rien à la caractérisation et il n’y a aucune raison que la société apporte son concours à ces pratiques, sous quelque forme que ce soit.

Bricolage : le corps en pièces détachées

La vision du corps qui ressort de cette plongée dans le monde de la « réassignation » est celle d’un montage d’organes qu’on peut découper et remonter à volonté. Le moi-corps, ce corps subjectif qui est l’investissement même du réel par le sujet, investissement dans lequel le sujet lui-même se constitue, est transformé en un simple montage d’organes. Dans l’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari faisaient l’éloge de la schizophrénie comme véritable critique en acte du capitalisme. Cette proposition découlait d’une vision du réel comme composé de « machines désirantes » : un corps n’est rien d’autre qu’un branchement de machines désirantes. On peut certes critiquer les thèses de Deleuze et Guattari et leurs conséquences, mais les concepts qu’ils produisent disent quelque chose de l’idéologie du temps présent.

Le transgenre met bien le corps en pièces détachables et interchangeables. Prendre de la peau du bras pour fabriquer un bout de pseudo-pénis, prendre l        a peau du pénis et des testicules pour fabriquer des organes féminins, voilà la routine des opérations de réattribution de sexe. Voyons le détail. La vaginoplastie n’est pas a priori une opération liée à une réattribution de sexe. Elle peut être une simple opération de régénération du vagin, du même type que les autres opérations de chirurgie esthétique, notamment à la suite d’un accouchement. Mais la vaginoplastie de changement de sexe est d’une autre nature. Comment les choses se passent-elles ? Ça commence par une thérapie hormonale qui est une sorte d’anti-puberté et développe chez le futur réattribué des caractères féminins (diminution de la pilosité, croissance des seins), et avec une forte baisse des capacités érectiles. La thérapie hormonale est arrêtée deux à trois semaines avant l’intervention. La personne qui va subir cette intervention est hospitalisée la veille de l’opération. Au cours de cette intervention chirurgicale, qui dure de deux à quatre heures sous anesthésie générale, le chirurgien retire les deux testicules et le contenu du pénis, puis crée un vagin en utilisant la peau du pénis soudée à l’extrémité et retournée vers l’intérieur (et une greffe de peau en plus si nécessaire). Le clitoris est créé à partir du sommet du gland. Le prépuce est utilisé pour créer les petites lèvres, les parties extérieures du scrotum pour créer les grandes lèvres. Élémentaire, non ?

Comment se passe la phalloplastie ? Comme pour la vaginoplastie, on commence par une cure d’hormones (mâles cette fois) qui change la voix et fait pousser les poils ; on peut compléter par une mastectomie. Ensuite on passe à l’hystérectomie (ablation de l’utérus). Grâce à de la peau prélevée sur le bras, le ventre ou une cuisse, on fabrique un pénis qu’on greffe en raccordant l’urètre pour permettre au réattribué sexuellement d’uriner debout. Le raccordement se fait en utilisant les petites lèvres. On peut également implanter des prothèses de testicules qui seront bien pratiques pour y loger la pompe actionnant le pénis érectile artificiel. On réfléchit aussi sur la greffe du pénis, bien que cette opération soit encore très rare aujourd’hui (c’est-à-dire au moment où ces lignes sont écrites) et réservée uniquement aux hommes émasculés par accident — un soldat américain blessé en Afghanistan s’est vu ainsi greffer pénis et scrotum — mais on n’a encore jamais greffé de pénis sur une femme.

Inutile d’entrer dans les détails. Et laissons de côté les éventuelles complications chirurgicales, les souffrances endurées par le candidat à la réassignation de sexe, la débauche de chirurgie et les moyens hospitaliers qui sont consacrés à ces opérations, fort utiles au business de la santé. On a bien affaire à du bricolage où les diverses parties du corps sont coupées, réassemblées différemment. Il faut s’interroger sur la signification de la mise du corps en pièces détachées. On pourrait commencer par admettre que la dysphorie de genre exprime un rapport pervers ou psychotique avec son propre corps — la dislocation du rapport au corps est souvent caractéristique de la schizophrénie. Se sentir femme dans un corps d’homme ou homme dans un corps de femme, c’est bien un déni du réel. Le corps propre, c’est le sujet lui-même et cette idée que le corps est un ensemble de pièces ajustables en fonction des désirs du sujet est proprement folle. Or c’est cette idée que véhiculent les théoriciens du transgenre : je pourrais choisir mon corps en quelque sorte comme je choisis l’ameublement de mon salon.

On sait bien que la réparation des corps mutilés par des accidents ou par des brûlures nécessite toutes sortes d’opérations complexes qui ressortissent elles aussi à ce « bricolage » et à ces montages de morceaux du corps. La chirurgie réparatrice après les cancers du sein ou après les excisions est évidemment incontestablement un progrès considérable et on ne peut plus légitime, puisqu’il s’agit simplement de rétablir dans son intégrité un corps ravagé par la maladie ou par la cruauté des coutumes barbares. Mais dans le cas de la réassignation, il s’agit de bien autre chose : non pas rétablir, mais transformer le corps selon les desiderata du sujet.

La possibilité de développer ce bricolage du corps humain renvoie à une vision de l’homme et à un projet. Cette vision de l’homme est celle d’un individu qui n’a plus à proprement parler de « soi », qui ne forme plus une unité, un individu au sens strict, mais bien un « dividu », divisible selon les besoins et que l’on peut réagencer à volonté. Cette vision mécaniste est tout simplement la projection sur l’être humain du modèle du robot. Dans sa préface à la Philosophie dans le boudoir, Yvon Belaval a bien montré comment le récit sadien transforme les rapports sexuels en montages de machines embrayant les unes dans les autres. L’homme coupé en morceaux ressortit à cet embrayage de machines.

C’est encore cette vision du corps éclaté qui est à la base de la schizophrénie telle qu’elle s’exprime chez Antonin Arthaud.             Dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, Artaud en donne une explication : « L’homme est malade parce qu’il est mal construit. » Et s’il est mal construit, c’est parce qu’il a des organes ! Or « il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. » Deleuze et Guattari soutiennent[5] que cet « informe » qui entoure la conscience et la menace éventuellement, ce « corps sans organe », c’est un « plan » de la réalité du corps, une strate du corps qui s’oppose à l’organisme, c’est-à-dire au corps composé d’organes structurés, à ces rapports de force dont parle Nietzsche. L’organisme est en quelque sorte l’exploitation du corps ligoté par la hiérarchisation ou la centralisation de ses différentes parties, et par conséquent assujetti. La rébellion contre cette organisation, c’est cela qu’on trouve chez Arthaud. Cette position s’oppose à l’idée du « moi-corps » que l’on a trouvée dans la phénoménologie. Le Corps sans Objet de nos deux auteurs n’est pas une conscience engagée dans le monde. Il n’y a plus de place pour un « Moi ». Pas plus qu’il n’y a de place pour l’Un. C’est une pure multitude qui se présente maintenant à nous.

Voilà quelle vision émerge à l’arrière-plan de l’idéologie « trans ». Voyons maintenant pourquoi cette vision qui ne peut a priori que renvoyer aux destins individuels devient aujourd’hui une question sociale ? Pourquoi ce qui restait très marginal devient-il si important qu’on entreprend de dispenser des « formations » aux enfants des écoles pour les inciter à ne pas tomber dans la « transphobie » ? En vérité, la conception du corps et des rapports à la sexualité qui constituent l’arrière-plan de la très étonnante « transmanie » contemporaine renvoie directement au développement actuel du mode de production capitaliste. Si le corps peut être modifié à volonté, ses organes changés ou transformés, s’ouvre une nouvelle manière de penser l’homme et un nouveau terrain d’expérimentation. La fabrique de l’humain, qui commence à tourner à plein régime avec la PMA, pourrait trouver dans la fabrique du sexe un complément utile. On produit de plus en plus souvent des enfants dont le sexe (en attendant plus) a été choisi par les parents, il va de soi qu’on doit pouvoir ensuite modifier ce sexe — puisque celui-ci était déjà le résultat d’un choix. Un deuxième aspect s’impose également : laisser la loterie de la méiose décider de qui je suis biologiquement est une intolérable atteinte à ma liberté de sujet roi. Je n’ai aucune raison d’accepter que des processus aussi aléatoires que les processus vivants me déterminent ! Il faut là aussi laisser toute sa place à la nouvelle ingénierie du vivant, dont cette mise en pièces du corps humain est la condition. Si la réification — concept de Lukacs repris par la théorie critique — caractérise le mode de production capitaliste, aujourd’hui, cette transformation du corps humain en assemblage de pièces que l’on peut changer à volonté constitue une des pointes avancées de cette réification.

L’hermaphrodite comme idéal social

John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.

La fascination pour les hermaphrodites est ancienne. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comporte de très nombreuses planches qui leur sont consacrées. Dans Le Rêve de d’Alembert, Diderot fait dire à Mlle de Lespinasse « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme ». Considérant que les organes génitaux de l’homme et de la femme sont simplement inversés par retournement à l’intérieur ou extirpation à l’extérieur, ils seraient bien ainsi les monstres l’un de l’autre. Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation du monstre dans la pensée évolutionniste de Diderot, notamment telle qu’elle est exposée dans les explications que Bordeu donne à Mlle de Lespinasse. Toute évolution et transformation du genre est déjà monstrueuse. C’est ce qu’Aristote indiquait déjà : « D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique. Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. » (De la génération des animaux) La différence des sexes est en effet « monstrueuse » pour le petit garçon qui découvre que la petite fille, à la place du pénis, ne montre qu’une mystérieuse fente, comme cet appendice masculin paraît monstrueux à la petite fille. Elle est monstrueuse parce qu’incompréhensible. Pourquoi il (ou elle) n’est-il (ou elle) pas semblable à moi ? La question freudienne de la castration et du rapport au phallus se joue là-dedans.

À partir de l’analyse du petit Hans, Freud avance le complexe de castration comme explication infantile de la différence des sexes : la fille est cet être à qui manque le pénis et le garçon se trouve dans la situation angoissante où domine la peur de se retrouver comme la petite fille, privé de pénis. C’est du moins l’explication que donne Freud dans ses Trois essais et qu’il reprend dans son Introduction à la psychanalyse : « La curiosité sexuelle de l’enfant commence de bonne heure, parfois avant la troisième année. Elle n’a pas pour point de départ les différences qui séparent les sexes, ces différences n’existant pas pour les enfants, lesquels (les garçons notam­ment) attribuent aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du sexe masculin. Lorsqu’un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade de jeux l’existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se figurer qu’un être humain soit dépourvu d’un organe auquel il attribue une si grande valeur. Plus tard, il recule, effrayé devant la possibilité qui se révèle à lui et il commence à éprouver l’action de certaines menaces qui lui ont été adressées antérieurement à l’occasion de l’excessive attention qu’il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous appelons le “complexe de castration”, dont la forme influe sur son caractère, lorsqu’il reste bien portant, sur sa névrose, lorsqu’il tombe malade, sur ses résistances, lorsqu’il subit un traitement analytique. En ce qui concerne la petite fille, nous savons qu’elle considère comme un signe de son infériorité l’absence d’un pénis long et visible, qu’elle envie le garçon parce qu’il possède cet organe, que de cette envie naît chez elle le désir d’être un homme et que ce désir se trouve plus tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs qu’elle a éprouvés dans l’accomplissement de sa mission de femme. Le clitoris joue d’ailleurs chez la toute petite fille le rôle de pénis, il est le siège d’une excitabilité particulière, l’organe qui procure la satisfaction auto-érotique. La transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à l’entrée du vagin. Dans les cas d’anesthésie dite sexuelle des femmes, le clitoris conserve intacte sa sensibilité. » Laissons de côté les jugements implicites de Freud qui témoignent du fait qu’on ne parvient jamais à sauter par-dessus sa propre tête — la « mission de la femme » et le déplacement normal de la sensibilité du clitoris vers le vagin… Il reste une description des angoisses de la petite enfance dont l’évidence est assez claire et même plutôt banale.

Dans la mesure même où l’instinct chez l’homme laisse la place à l’éducation (et parfois même au dressage), la question du destin de tout individu humain est d’abord dans ce rapport au sexe, s’identifier au sien propre et accepter la différence de l’autre. C’est précisément ce que refuse l’idéologie LGBT+etc. et la théorie du genre flottant qui fait de l’hermaphrodite son emblème. Donnons-en deux exemples.

Les hommes à apparence féminine (le politiquement correct interdit qu’on use du terme shemale considéré par les « trans » comme insultant ou diffamatoire) sont un genre particulier d’hermaphrodites produits artificiellement et classés parmi les « transgenres », à tort, puisqu’ils n’ont précisément pas changé réellement génitalement. Ce sont typiquement les personnages de certains films de Pedro Almodovar (Tout sur ma mère, par exemple), des hommes ayant acquis une apparence extérieure de femme (visage remodelé, seins, hanches et fesses, absence de pilosité), mais avec des organes sexuels masculins fonctionnant normalement. Les textes qui se rapportent à ces individus utilisent généralement le féminin pour les désigner alors que c’est évidemment le masculin qui les caractérise le mieux : ils ont des érections et des éjaculations comme n’importe quel homme. Ils occupent une place très particulière à la fois dans le milieu de la prostitution et dans le cinéma pornographique. S’ils ont cette place, il faut bien qu’il y ait des amateurs ou des clients ! Et ce qui se met en scène ici, c’est l’ambiguïté fondamentale de la sexualité dont ces intrigants personnages sont les opérateurs privilégiés. Un homme qui a des rapports sexuels avec un/une « shemale » y joue aussi bien le rôle d’un homme ayant des rapports avec une prostituée qu’il ne peut que sodomiser ou en obtenir une fellation que le rôle d’un homosexuel « passif » puisqu’il peut être sodomisé ou faire une fellation à son/sa partenaire « shemale ».

Les femmes presque devenues des hommes représentent en quelque sorte l’inverse du cas précédent. Il s’agit de femmes qui ont modifié leur apparence extérieure pour devenir semblables à des hommes sans pour autant avoir effectué l’opération de réassignation sexuelle — à ne pas confondre avec l’hirsutisme, maladie qui affecte certaines femmes en leur donnant une pilosité bien gênante qui en fit longtemps des phénomènes de foire. Un cas avait défrayé la chronique : une femme devenue homme homosexuel était enceinte de son compagnon et a mis au monde un enfant né, selon l’état civil, de deux hommes ! Là encore on est dans le monde des simulacres, cet homme selon l’état civil était bien une femme déguisée en homme, rôle de comédie, comme celui de l’homme déguisé en femme dans Tootsie. La comédie de Blake Edwards, Victor Victoria, mettant en scène une femme qui se déguise en homme qui se travestit exhibe avec brio ce jeu de miroirs dans lequel nous aimons à nous complaire parce qu’il fait jouer des ressorts inconscients communs à toute l’humanité.

Dans ces deux cas d’hermaphrodites dont nous venons de parler, il ne s’agit pas de véritables hermaphrodites, au sens biologique, puisqu’ils ne peuvent pas jouer alternativement les deux rôles sexuels, comme cela se produit assez souvent chez les invertébrés. Ils sont seulement des hermaphrodites au sens de la mythologie grecque, ces hermaphrodites de la statuaire ou des fresques antiques, représentant le fils ou la fille d’Hermès et d’Aphrodite unissant la beauté de ses deux parents. L’étrangeté de l’hermaphrodite et la fascination qu’il exerce tient précisément à ce qu’il met en cause la différence des sexes, cette différence vécue sans doute par l’humanité comme une déchirure et une malédiction. Dans le mythe d’Aristophane, rapporté par Platon dans Le banquet, l’humanité était composée d’êtres doubles avec quatre bras, quatre jambes et deux faces. Ces êtres étaient soit masculins, soit féminins, soit d’un genre aujourd’hui disparu, les androgynes (mot-à-mot hommes-femmes). La complétude de ces êtres doubles leur conférait de très nombreux pouvoirs si bien que Zeus a décidé de les diviser en deux et à plongé chacune des moitiés dans la recherche éperdue de son autre moitié. De cette séparation il n’est resté que les deux genres masculins et féminins, les androgynes se rattachant pour moitié à l’un de ces genres et pour moitié à l’autre. Ce mythe pourrait expliquer l’amour homosexuel (les moitiés mâles qui recherchent leur moitié mâle et les moitiés femelles qui cherchent leur moitié femelle), mais aussi ce qui pousse les hommes et les femmes les uns vers les autres, ainsi que la nostalgie de cette complétude disparue.

Sans aucun doute, il y a en chaque homme l’aspiration à être une femme qui possède le privilège fantastique de pouvoir enfanter — et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la stérilité féminine doit être conjurée de toutes sortes de manières dans les sociétés archaïques. Toute femme désire aussi être un homme et les hommes admirent souvent les femmes « qui portent la culotte ». Au-delà des stéréotypes sociaux imposés dans les sociétés patriarcales, il y a bien un désir profond d’être interchangeables, mais aussi un désir de se suffire à soi-même et d’abolir cette incomplétude qui nous oblige à nous rapporter à l’autre, ne serait-ce que pour avoir des enfants — ce à quoi notre société s’évertue à donner des solutions avec la PMA et la GPA, avant d’en finir une fois pour toutes avec le souci de la maternité grâce à l’ectogenèse, c’est-à-dire l’utérus artificiel qui transformera en réalité la dystopie d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.

L’exigence « trans » est, au moins en partie, l’exigence que ce désir soit satisfait avec la complicité active du business médical, qui, comme tout capital doit sans cesse trouver de nouveaux champs d’investissement pour que se poursuive l’accumulation du capital. Jusqu’à notre monde, les sociétés humaines savaient que tous les désirs n’ont pas à être satisfaits et doivent être sublimés et c’est précisément dans ce processus de sublimation que s’enracine la construction de la civilisation. Aujourd’hui la technoscience se propose de donner une satisfaction technoscientifique – illusoire parce que technoscientifique, purement instrumentale — à tous nos désirs : tu es femme et veux faire un enfant toute seule ? Pas de problème, on a la PMA. Tu es homme et veux un enfant sans passer par ce répugnant commerce du rapport sexuel avec une femme ? On a la solution : la GPA. Vous voulez une fille et pas un garçon ? On a à notre disposition la FIVETE. Et ainsi de suite, en attendant les mille et une merveilles que nous promettent les manipulations génétiques. Tu veux changer de sexe ? Pas de problème, la chirurgie a tout ce qu’il faut à ta disposition.

Si la fantaisie est la forme première de la sublimation, la volonté de réaliser les fantasmes, c’est-à-dire le refus de garder le fantasme à l’état de fantasme, en usant des moyens de la technoscience médicale peut être caractérisée comme désublimation, une désublimation qui soumet le corps aux méthodes du principe de rendement et correspond exactement à ce que Marcuse appelle désublimation répressive. L’hermaphrodite, dès lors qu’il quitte le royaume de la fantaisie pour entrer dans la réalité sociale prend toute sa place dans ce jeu de simulacres qu’est la société du spectacle. Mais le spectacle dissimule en les montrant les rapports entre les individus tels qu’ils sont modelés par le capital. L’hermaphrodite devient l’archétype de l’homme interchangeable, tour à tour homme et femme, consommateur sans qualité et producteur malléable, humain sans qualité à quoi les humains doivent tous êtres réduits quand le capital a écrasé toutes les vieilles formes sociales, éliminé toutes les différences sous la loi de l’équivalent général, le grand fétiche devant qui tous sont égaux, l’argent.

Le narcissisme

Le désir de changer de sexe est très souvent le désir de correspondre à l’image que l’on se fait de soi-même. De ce point de vue, la montée statistique du transgenre n’est qu’un des aspects de ce que Christopher Lasch nommait « la culture du narcissisme ». Freud introduit la question du narcissisme dans un texte de 1914. Il commence par reprendre la définition de Näcke : le narcissisme désigne « le comportement par lequel un individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel : il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu’à ce qu’il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète ». La pratique psychanalytique montre que l’on trouve des traits narcissiques dans l’homosexualité (ce qui semble assez évident) et dans de nombreuses névroses. Si au premier abord on peut qualifier le narcissisme de perversion, Freud, cependant, en arrive très rapidement à l’idée qu’il y a un narcissisme normal, celui qui défend l’égoïsme de l’individu et que le psychanalyste rencontre dans la résistance que le patient oppose à l’influence que le médecin cherche à lui imposer. À partir de ces considérations, Freud développe une interprétation de la schizophrénie qui le conduit non à supprimer, mais à réviser la séparation entre les pulsions libidinales et les pulsions du moi, qui constitue l’un des traits caractéristiques de la première topique. Il montre que : « Les premières satisfactions sexuelles auto-érotiques sont vécues en conjonction avec l’exercice de fonctions vitales qui servent à la conservation de l’individu. Les pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que plus tard ; mais cet étayage continue à se révéler dans le fait que les personnes qui ont affaire avec l’alimentation, les soins, la protection de l’enfant deviennent les premiers objets sexuels c’est en premier lieu la mère ou son substitut. »

Mais cette observation semble contredite par la clinique d’un certain nombre de perversions. « Nous avons trouvé avec une particulière évidence chez des personnes dont le développement libidinal est perturbé, comme les pervers et les homosexuels, qu’ils ne choisissent pas leur objet d’amour ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne. De toute évidence, ils se cherchent eux-mêmes comme objet d’amour, en présentant le type de choix d’objet qu’on peut nommer narcissique. C’est dans cette observation qu’il faut trouver le plus puissant motif qui nous contraint à l’hypothèse du narcissisme. »

Après d’intéressants développements sur la libido féminine, que nous laisserons de côté, Freud, résumant la distinction entre libido d’objet par étayage et libido d’objet narcissique, en arrive à la conclusion suivante : « On aime : 1) Selon le type narcissique a) Ce que l’on est soi-même ; b) Ce que l’on a été soi-même ; c) Ce que l’on voudrait être soi-même ; d) La personne qui a été une partie du propre soi. 2) Selon le type par étayage : a) La femme qui nourrit ; b) L’homme qui protège ; et les lignées de personnes substitutives qui en partent. Le cas c) du premier type ne pourra être justifié que par des développements qu’on trouvera plus loin. Il restera, dans un autre contexte, à apprécier l’importance du choix d’objet narcissique pour l’homosexualité masculine. » Ajoutons que le cas c) du premier cas permet aussi de donner un début d’explication de la dysphorie de genre. On aime par narcissisme ce que l’on voudrait être soi-même : Freud y voit une explication de l’homosexualité masculine, mais on peut y voir aussi la clé de la compréhension du « trouble dans le genre ». Une femme qui aime en l’homme ce qu’elle voudrait être elle-même, voudrait donc s’aimer (narcissiquement) en tant qu’en homme et c’est précisément ce narcissisme qui lui fait rejeter son propre corps et vouloir avoir le corps d’un homme, de pouvoir exhiber les atours virils et uriner debout !

Ce dernier point est si important qu’on le voit revenir dans presque toutes les études sur les opérations de réassignation de sexe : le plus important dans la greffe d’un pseudo-pénis n’est pas tant d’avoir des érections qui ne pourront pas se terminer par une décharge, mais bien de pouvoir enfin uriner debout. Un certain féminisme fait d’ailleurs de la manière d’uriner une des conditions de l’égalité homme/femme. Ainsi en Suède, en 2013, un député aurait-il défendu un projet de loi visant à obliger les hommes à uriner assis en vue « d’améliorer l’hygiène, renforcer l’égalité homme-femme et lutter contre le cancer de la prostate. » C’était une information un peu exagérée : il ne s’agissait que d’un projet de résolution déposé dans un comté par le « parti de gauche » local et visant à aménager les toilettes de telle sorte que les hommes puissent plus facilement pisser assis… Mais l’affaire est hautement significative, non seulement de l’angoisse de castration qui saisit le société « hétéronormée », comme on dirait dans Libération, mais aussi et surtout des préoccupations « de gauche » pour en finir avec les conceptions « binaires » de la vie ordinaire. Notons qu’il existe des urinoirs féminins, jetables ou réutilisables permettant aux femmes d’urine debout sans changer de sexe (en vente sur un grand site de vente en ligne). Par ailleurs, les Égyptiens anciens, selon Hérodote, urinaient assis, comme les Indiens (paraît-il) ou les Arabes. Bref, il n’y a pas de dogme médical ou scientifique sur ce sujet. Ce sont des images qui sont en cause. Or, et cela nous ramène à la question transgenre, il s’agit bien dans ce cas des images, l’image du « mec » et du désir d’aimer en soi cette image. Narcisse aime son image. Et si l’on peut étendre le narcissisme, comme le fait Freud, à l’amour de l’image de ce que l’on voudrait être, l’essentiel dans les opérations de réassignation de sexe n’est pas le sexe, mais l’image du sexe.

On le sait par d’autres observations. Les garçons qui voudraient être des filles sont d’abord des garçons qui voudraient qu’on les trouve jolis comme des filles, qui voudraient s’habiller en filles autrement que par jeu (toujours révélateur de l’inconscient). Dans la « société du spectacle », où le spectacle se substitue à la vie, il est assez naturel qu’on en arrive là et que la technoscience comme toujours vienne au secours du spectacle. Le transgenre n’est pas la forme unique de la « culture du narcissisme » qui domine entièrement nos sociétés, comme l’a très bien montré Christopher Lasch — il suffit de penser au « selfie » et à la manie touristique consistant à se photographier soi-même devant un site touristique pour bien montrer que l’important n’est le site, mais le « moi » tout-puissant. Mais la forme transgenre du narcissisme s’accorde peut-être beaucoup mieux à d’autres exigences du « capitalisme du troisième âge », comme l’interchangeabilité des individus, le culte de la technique et la mise à raison du corps devenu viande, matière à tailler, à sculpter, à transformer.

Hybris de la médecine

Le changement de sexe a longtemps été considéré comme l’impossible par excellence. On disait du Parlement britannique qu’il pouvait tout faire sauf changer un homme en femme ! Même le tout-puissant parlement britannique se heurtait à cette limite. En dépassant cette limite, l’homme accède donc enfin à la véritable toute-puissance. Il est capable de se faire lui-même, il est causa sui, le petit nom de Dieu dans la scolastique. Mais il le fait par les moyens de la technique : chirurgie, biochimie, etc. C’est bien en cela que le transgenre est une branche du transhumanisme. Changer de sexe, c’est tout simplement transgresser les lois qui assignent l’individu humain à une existence déterminée et qui délimite drastiquement le cercle où peut s’exercer la liberté.

Car la médecine joue un rôle central dans le projet transhumaniste ou post-humaniste — termes dont nous avons dit qu’ils sont à peu près équivalents sinon, peut-être, que le « trans » prépare le « post ». Pour que l’homme cesse d’être homme, il faut l’augmenter. Et en premier lieu vaincre la mort : Laurent Alexandre, médecin urologue, homme d’affaires avisé — il a fondé et bien revendu le site Doctissimo — fait l’annonce à qui veut l’entendre de la « mort de la mort ». Il est un des apôtres du transhumanisme et un grand adorateur de la soi-disant « intelligence artificielle » (IA). C’est le même Laurent Alexandre qui annonce dans le Figaro (13/06/2017) que la dystopie du film Bienvenue à Gattaca va devenir la norme : « La sélection embryonnaire sous une forme un peu plus sophistiquée que Bienvenue à Gattaca deviendra la norme. Ce n’est pas mon souhait personnel, mais un pronostic. » Union de l’homme et de l’IA, l’homme du futur pourra ainsi gagner cette course à l’intelligence. Laurent Alexandre assène : « Selon un sondage réalisé en 2016, 50 % des jeunes chinois éduqués souhaitent pouvoir augmenter le QI de leur futur bébé… Un pourcentage d’adhésion qui grimpera en flèche… dès que les parents se rendront compte que les enfants de leurs voisins ont tous 50 points de QI de plus que les leurs… » Si on lui fait remarquer que l’homme est un être sensible qu’on ne saurait réduire à son cerveau, l’éminent savant en tout coupe net à l’objection : « L’homme se réduit à son cerveau. Nous sommes notre cerveau. La vie intérieure est une production de notre cerveau. » Si l’homme se réduit à son cerveau, le corps n’est donc bien que de la vile matière à disposition de la « vie intérieure » produite par le cerveau.

L’hybris médicale trouve dans les prouesses des bricoleurs de la réassignation sexuelle un large champ d’expression. Ce n’est sans doute pas par hasard que la science maîtresse de nos jours n’est plus la physique, mais la biologie, car c’est dans la biologie qu’on peut espérer trouver les moyens d’en finir pour de bon avec l’homme, cette si imparfaite créature du hasard. Quand Laurent Alexandre cite Bienvenue à Gattaca, il fait mine d’oublier que le premier modèle de cette biologie devenue folle date des années 30 et c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Or c’est bien vers cela que veulent aller les scientifiques les plus fous et surtout leurs commanditaires ivres de puissance. Grâce à la médecine scientifique moderne, on va pouvoir décharger l’humanité du fardeau de la procréation : en attendant les hommes immortels qui iront coloniser Mars, l’utérus artificiel est annoncé. L’ectogenèse est évidemment conçue pour les meilleures intentions du monde, par exemple faciliter la survie des fœtus humains ultra-prématurés. Des essais concluants ont été menés sur des agneaux et on espère pour les années 2020 des essais concluants sur l’humain. On annonce d’un autre côté que les opérations de réassignation sexuelle pourraient s’améliorer au point de donner une véritable sensibilité sexuelle aux organes greffés. Bref on pourrait définitivement s’affranchir de la division de l’humanité en sexes mâle et femelle puisque la question de la reproduction, de son côté, ne se poserait plus.

La médecine nous promet un monde merveilleux. Ce monde merveilleux est-il possible ? Sans doute pas : les lubies d’Alexandre Laurent lui font gagner beaucoup d’argent, mais la durée maximale de la vie ne bouge pas et l’espérance de vie en bonne santé a une fâcheuse tendance à baisser. Il en sera certainement de même concernant les utopies sexuelles et transgenrées. Mais en attendant il y a de l’argent à faire et une idéologie envahissante promue par une propagande totalitaire d’autant plus efficace qu’elle se fait au nom de la bienveillance et au moyen de techniques prétendument neutres. Mais si nous supposons que ce « monde merveilleux » promu par la médecine délirante puisse un jour advenir, alors il y a de bonnes raisons qu’il soit un véritable enfer. D’un certain point de vue, la question de la survie de l’humanité ne se poserait plus car il n’y aurait tout simplement plus d’humanité.

La subversion au service de la tradition patriarcale.

Les partisans du transgenre cherchent souvent à banaliser leur position en trouvant dans les sociétés traditionnelles de telles formes de « subversion » dans la réassignation des genres. Ainsi l’étude des « vierges jurées » d’Albanie fournit-elle un exemple fort instructif. En Albanie et, semble-t-il, plus généralement dans les Balkans, il existait tout un rituel permettant à une femme de devenir un homme. Si, par exemple, un homme n’avait pas d’enfant mâle, il pouvait faire de sa fille son héritière à l’expresse condition qu’elle jure de devenir un homme et donc de n’avoir aucun rapport sexuel avec un homme. Elle était alors considérée comme un homme et bénéficiait de tous les privilèges attachés au sexe masculin[6]. Il est d’autres exemples connus et qui, comme tous ces cas particuliers, permettent de nourrir le relativisme. Ainsi chez certains peuples d’Afrique (Nuers du Soudan) une femme stérile peut être officiellement reconnue comme un homme et épouser une femme. Ce n’est pas un couple lesbien qui fournirait le modèle du mariage pour tous, mais, aux yeux de cette société un couple tout à fait normal, même si l’épouse ne peut tomber enceinte que d’un homme qui sera utilisé seulement comme reproducteur, l’enfant qui naîtra prenant le nom de « l’époux » fictif. Loin d’infirmer la règle, cet exemple ne fait que la confirmer.

Sous une forme romanesque, ce thème est au centre du roman de Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable. Un homme qui veut à tout prix avoir un fils nomme sa huitième fille Ahmed et l’élève comme un garçon avec tous les privilèges d’un garçon. Ahmed va assumer l’imposture de son père, épouser une fille délaissée et commencer sa plongée aux enfers. Il est intéressant de noter que les spécialistes des études transgenres considèrent de telles pratiques comme subversives alors même qu’elles ne sont qu’un moyen boiteux pour pallier les inconvénients d’une société patriarcale stricte. Comme cela arrive souvent, la subversion déchaînée finit par ressembler comme deux gouttes d’eau à la tradition la plus réactionnaire. Le féminisme égalitaire, c’est-à-dire celui qui se tient sur le ferme principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes est aujourd’hui submergé par un « pseudo féminisme » partisan de l’inégalité, le féminisme pro-burka, le féminisme pro-burkini, le féminisme pro-polygamie et aussi ce féminisme pro-patriarcat, sous couvert évidemment de valoriser la situation des femmes par rapport aux hommes et dénoncer les stéréotypes « genrés ». 

La haine du sexe

On repérera assez facilement dans toutes ces manifestations une haine inconsciente du sexe, c’est-à-dire du plaisir sexuel qui se conclut par l’orgasme dont Wilhelm Reich a bien montré la fonction essentielle. Chasser le mot sexe au profit du très neutre terme de genre, c’est tout un programme. Le genre, c’est la grammaire alors que le sexe ça sent le sperme et la cyprine, la sueur des corps qui s’enlacent, bref, la vie. Par définition, le sexe est binaire. Il faut toujours un organe dans un autre, même dans la masturbation, il faut la chose dans la main ou la main dans la chose ! Refuser la binarité du sexe, c’est en vérité refuser le plaisir sexuel, renoncer à l’orgasme. Reich, réveille-toi, ils sont devenus fous !

Dans la logique trans, il y a d’abord le dégoût de son propre sexe. Je me sens femme dans un corps d’homme, cela veut dire : je n’aime pas ce corps d’homme ! Et inversement. Mais si je deviens femme, comment vais-je pouvoir maintenant aimer ces corps d’homme ? D’où cette bizarrerie très fréquente : les transgenres deviennent homosexuels ! Je veux devenir femme pour mener une vie de lesbienne. On connait aussi des couples de lesbiennes qui se brisent quand l’une des deux passe à la réassignation de sexe. De même les hommes devenus « femmes » deviennent lesbiens (ou lesbiennes). Ce qui n’empêche pas, si le changement de sexe n’a pas été mené à son terme, que ces couples homosexuels aient des enfants, des enfants issus de deux hommes ou de deux femmes selon l’état civil, mais issus en réalité, comme tous les enfants, de gamètes mâles et de gamètes femelles. On est encore dans le simulacre.

Les psychologues parlent de troubles de l’identité sexuelle. C’est mettre un mot sur ce qu’on comprend mal. Ce trouble de l’identité sexuelle renvoie fondamentalement à l’incapacité à assumer franchement et sans détour son propre désir. Comment ne pas y voir l’ancestrale hantise du sexe ? Freud avait dit, dans une lettre à Jones (1914) : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Nous en sommes là : il s’agit bien de promettre à l’humanité qu’on va la débarrasser de la « sujétion sexuelle » puisque nous ne serons plus liés à un sexe. Ce qui est très ennuyeux c’est qu’on soit encore obligé, dans la réassignation telle qu’elle se fait aujourd’hui, de choisir entre mâle et femelle. Pourquoi ne pourrait-on pas choisir d’être « neutre » ou encore d’un sexe encore inconnu et à inventer qui ne serait ni mâle, ni femelle, ni neutre ? Ce délire est maintenant chose courante et montre que la lutte contre la conception « binaire » est en vérité aussi une lutte contre la logique, qui, comme chacun le sait depuis les premiers délires post-soixante-huitards, est sans doute d’essence « fasciste ».

Se prendre pour Dieu

Dieu est le seul être qui soit « causa sui » et c’est en ce sens qu’il est absolument libre : voilà l’enseignement majeur de la théologie chrétienne, codifiée au Moyen âge et subvertie radicalement par Spinoza. Remplaçons Dieu par la nature et l’essentiel sera conservé, savoir que l’homme n’est pas absolument libre puisqu’il n’est pas la cause de sa propre existence ni des lois qui la gouvernent. Thèse difficilement contestable. Nous n’avons pas décidé d’être ni d’être qui nous sommes puisque tout cela nous est d’abord donné par la biologie, puis par des rapports premiers avec des adultes, rapports que nous ne maîtrisons évidemment pas. « L’homme n’est pas un empire dans un empire, il est une partie de la nature dont il suit le cours » : il est absolument nécessaire si on ne veut pas sombrer dans la folie et dans cette forme si classique de la folie qu’est l’hybris, de tirer toutes les conclusions qui se doivent tirer de cette thèse spinoziste.

J’ai employé le terme de folie. Je ne fais que suivre ce que disent de nombreux psychanalystes : « En effet, l’idée qu’on puisse changer de sexe est une idée folle parce qu’elle se heurte à une impossibilité ; on peut seulement changer les apparences et l’état civil ; l’intérieur du corps, les chromosomes restent ce qu’ils sont. Et les transsexuels ne parviennent à “oublier” le temps de leur vie vécu dans le sexe abhorré qu’au prix d’un déni et d’un clivage. Le traitement inventé par des médecins depuis le milieu du XXe siècle est une “réponse folle”, une “offre folle” à la demande folle des transsexuels, même si les faits montrent que c’est un palliatif qui adoucit la souffrance. » On pourrait ajouter que les palliatifs pour adoucir la souffrance ne sont pas forcément légitimes : l’alcool ou les drogues adoucissent bien des souffrances et les médecins ne les prescrivent pourtant pas.

Quelle est donc la nature de cette folie ? Le choix de son propre sexe est le premier moyen de se choisir soi-même, exactement comme le choix du sexe de l’enfant, rendu possible par la FIVETE et l’analyse du code génétique apparaît comme une manifestation de la puissance parentale sur l’enfant. On n’a pas assez analysé la perversion qui se manifeste dans la volonté de choisir le sexe de l’enfant à naître. Il s’agit dans le cas des parents choisissant le sexe de l’enfant d’être non plus procréateurs, mais créateurs. L’enfant est leur produit puisqu’ils décident d’une caractéristique essentielle de ce qu’il sera. Habermas a dit sur ce sujet des choses fort raisonnables dans L’avenir de la nature humaine. Qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui), c’est bien l’horizon de ces techniques de la PMA qui ont largement dépassé leur champ initial d’application, à savoir remédier aux problèmes d’infertilité des couples. Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie morale fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.

La liberté apparente acquise par les parents se paierait d’une non-liberté des enfants. Dans le cas où c’est le sujet lui-même qui décide de son propre sexe, il se met lui-même à la place de ses parents tout-puissants. Je ne leur dois rien, dit-il ! Il affirme ainsi la déliaison de ce qui enchaîne chaque individu humain, le rapport de filiation. L’opération de changement de sexe est ainsi l’affirmation démente par laquelle le sujet devient le parent de lui-même. Il est bien causa sui comme Dieu est causa sui. La médecine prolonge ici les transformations qui se sont déjà produites dans le Code civil. On peut de plus en plus souvent choisir son nom de famille, c’est-à-dire qu’on choisit ses ascendants. Tout dépend évidemment des systèmes de nominations variables d’un pays à l’autre. En Espagne, le nom de famille comporte les noms du père et de la mère (sachant que la filiation est toujours patrilinéaire et qu’il faut bien à la génération suivante éliminer l’un des deux noms…) alors qu’en France on hérite généralement du nom du père, sauf exception. Le problème n’est évidemment pas de savoir s’il faut préférer le système espagnol au système français, ou même de savoir si on devrait adopter une filiation matrilinéaire ! Il est que l’individu a le choix : il peut dire, au fond, « je descends de qui me plaît ». La logique de ce qui se trame de ce côté-là est de donner à l’individu le droit de s’appeler comme bon lui semble ; il ne veut s’appeler ni Dupont ni Martin, mais Bonaparte : de quel droit l’empêcherait-on de se nommer lui-même ainsi ? Dans de nombreux pays, on permet que les individus choisissent leur sexe (pardon, leur genre) sur l’état civil et on a introduit un genre neutre (c’est le cas en Allemagne) avant d’introduire l’un de ces multiples « genres flottants » dont la gender theory s’est fait une spécialité. Alors que l’état civil enregistre tout simplement l’acte de naissance, c’est-à-dire un fait qui est typiquement le fait sur lequel l’individu n’a aucune prise, on donne symboliquement à l’individu le droit de modifier les faits passés ! Je suis peut-être né Jean Dupont de sexe masculin, qu’à cela ne tienne, je vais maintenant m’appeler Jeanne Durand de sexe féminin ou Dominique Dubois de sexe neutre ! On pensait que la réécriture du passé était le propre des systèmes totalitaires, mais voilà qu’elle devient un droit à l’époque de l’individu-roi ! On pourrait évidemment citer d’autres terribles contraintes qui pèsent sur nous en raison de notre état civil, comme celles qui sont liées à l’âge. Pour échapper au départ forcé à la retraite, je pourrais modifier ma date de naissance en me rajeunissant de dix ans ou au contraire me vieillir pour faire valoir plus tôt mes droits à la retraite, ou bénéficier des tarifs réduits dans les chemins de fer ou dans les musées. Et pour couronner le tout, je pourrais exiger de la médecine qu’elle me façonne un corps adapté à mon nouvel état civil.

Selon la Genèse, l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. À l’époque de l’individu, l’homme se prend pour Dieu. Pour une part, on peut trouver dans ce délire l’aboutissement du projet de la modernité. Dans la dernière partie du Discours de la méthode, Descartes annonçait que, grâce à la science nouvelle, l’homme pourrait devenir « comme maître et possesseur de la nature ». On a oublié le « comme » (c’est-à-dire qu’on a oublié que l’homme n’était que l’image et la ressemblance de Dieu) pour penser que nous allions devenir les maîtres et possesseurs de la nature, sans aucune restriction. Descartes pensait que la physique non seulement pourrait soulager la peine des hommes grâce à la construction des machines, mais encore par ses prolongements dans la science médicale, elle nous garantirait la santé, le plus grand de tous les biens, et surtout que, l’âme étant étroitement liée au corps, la médecine contribuerait à nous rendre plus habiles et plus sages. Le bricolage de la réassignation sexuelle est censé rendre plus heureux les individus mal dans leur peau en attendant de les rendre plus habiles et plus sages. Il paraît que l’on vient d’inventer une pilule contre les chagrins d’amour.

Le transgenre est donc bien une des formes des plus étonnante et bizarre de cette marche en avant au-delà de l’humanité. Le fantasme de toute-puissance combinée avec la réification complète du corps humain, un corps qui n’est plus un être vivant, mais de la viande, entre les mains des bouchers spécialistes de la sculpture sur viande. « Conception bouchère de l’humanité » disait Legendre. Mais dès que les hommes se prennent pour Dieu, le religieux revient au grand galop : c’et bien la dépréciation du corps qui est mise en œuvre dans la fabrication de ces hommes qui ne sont plus des hommes, mais des simulacres de femmes et de ces femmes qui ne sont plus des femmes, mais des simulacres d’hommes. Dépréciation au profit de ce cher moi, de cette âme indépendante du corps et apte à se choisir un corps comme on choisit un vêtement en magasin. La bonne vieille bigoterie n’est pas loin.

L’âme séparée du corps, c’est aussi ce que prétendent découvrir les chercheurs de l’intelligence artificielle, au moment où on se demande s’il faudra accorder des droits humains aux robots et où l’Arabie Saoudite donne la citoyenneté saoudienne à l’une de ces machines. Entre les pénis à ressorts ou à gonflage pneumatique et les âmes des robots, il y a un point commun : désintrication de la pulsion de mort et désir de retourner à un état inorganique. Tout cela commence à puer la décomposition de la société soumise à la loi du capital, à cette société où, comme le disait Marx, « le mort saisit le vif ».



[1] Giovanni Pico della Mirandola : De la dignité de l’homme, Oratio de hominis dignitate, 1486

[2] Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Fayard, 2014, chapitre 5

[3] Zygmunt Bauman développe ce concept de « société liquide » dans sa critique de la post-modernité qui laisse les individus isolés dans la concurrence et encadrés seulement par un État « garde-chasse ».

[4] En faisant du consentement la seule règle morale, Ruwen Ogien, Marcella Iacub et quelques autres, se sont fait les défenseurs de la prostitution et de la GPA. Michela Marzano, dans Je consens donc je suis critique cette morale du consentement qui fait fi de la fragilité humaine. Marcela Iacub défend ardemment l’ectogenèse (cf. infra).

[5] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et Schizophrénie, 1972

[6] Le relativisme culturel permet de justifier la pédérastie. Tel ethnologue citait (positivement) le cas de cette tribu où le rite d’initiation incluait la sodomie des jeunes initiés par le groupe des adultes. Exemple à suivre ?


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