L’humanisme contient en lui-même une définition de l’homme. Mais celle-ci est problématique. Claude Lévi-Strauss faisait le reproche à l’humanisme d’avoir fixé à l’humain des frontières trop étroites, excluant ainsi une partie des hommes de l’humanité – ce qui permettrait de comprendre pourquoi les Européens ont eu tant de difficultés à reconnaître l’humain dans ces hommes étranges qu’ils ont rencontrés dans leurs expéditions, avant de les soumettre pour en faire des esclaves. Lévi-Strauss, à la suite de Jean-Jacques Rousseau à qui il se réfère, cherche ce qui est commun à tous les humains, ce qui les caractérise, en faisant abstraction de ce que l’évolution sociale et historique a pu imprimer en eux.
Edmund Burke est connu pour avoir dit, critiquant la
« Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen » qu’il ne
connaissait pas les droits de l’homme, mais seulement les droits des Anglais,
des Français, etc. et refusait ainsi la pensée « abstraite » des
révolutionnaires de 1789. Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle
« droit » pour entrer plus dans cette querelle. Mais s’il n’y a pas
d’homme, les droits de l’homme sont une expression creuse.
A.
Concept et réalité
On pourrait commencer par évoquer la vieille querelle
médiévale des nominaux et des réaux. Nous pouvons penser que les substantifs
sont des substances, autrement dit que les noms communs désignent une
substance, indépendamment de ses instanciations singulières. Si nous
reconnaissons dans cet animal qui tombe actuellement sous nos sens un chien,
c’est bien parce que nous possédons en nous l’idée de chien, sans quoi nous ne
pourrions pas savoir que nous avons affaire à un chien. Ce qui existe
substantiellement, c’est l’idée et ce que nous voyons n’en est qu’une apparence
sensible et éphémère, comme le sont tous les êtres de notre monde. L’idée au
contraire n’est pas éphémère : quand bien même, les chiens auraient-ils
été tous exterminés, l’idée de chien demeurerait. Puisque l’idée est considérée
comme la réalité ultime, les partisans de cette thèse étaient désignés comme
« réaux », tenant du réalisme des idées.
À quoi les nominalistes répondront que les noms ne sont pas
des substances – en tout cas pas des substances premières – mais seulement des
désignations conventionnelles pour désigner des êtres individuels présentant un
certain nombre de traits communs. On peut admettre en suivant Aristote et
Guillaume d’Occam, admettre que les noms sont des « substances
secondes » c’est-à-dire des classes ou des ensembles au sens mathématique.
Mais les seules entités que l’on peut appeler substances au sens strict sont
les individus. Chaque individu se caractérise par son unicité et son
indivisibilité. Être, c’est être un, disait Leibniz. Les êtres vivants
correspondent exactement à cette définition. Ils sont tous différents, même si
on les confond parfois quand on les regarde de loin. Les êtres vivants ont une
identité, un « soi » qui permet que chacun demeure, autant qu’il est
en lui, et se distingue de tous les autres. Les choses inertes n’ont ni
« soi » ni identité. Les galets de la place n’ont pas d’identité et
les pièces fabriquées dans une usine sont toutes identiques et ne se
distinguent que par un numéro arbitraire, comme le numéro de série.
Il est préférable d’être nominaliste. En effet, seuls les individus
sont des sujets (un sujet et une substance sont deux termes presque
identiques). Pour reprendre une formule fameuse, le chien aboie, mais le
concept de chien n’aboie pas et l’idée de cercle n’est pas ronde. La difficulté
tient à ceci que le langage n’est pas une description du monde, mais plutôt un
moyen dont nous disposons pour en parler avec quelques chances que ces paroles
soient comprises et permettent d’orienter l’action. Les ambiguïtés, les
imperfections et malentendus qui naissent du langage sont en même temps sa
puissance en tant que moyen dont nous disposons pour penser et vivre. Si je dis
« le chien aboie », cela peut faire référence à mon chien, qui
présentement aboie car quelqu’un rentre chez moi. Mais la même phrase peut
énoncer une des propriétés du chien, car généralement les chiens aboient –
encore que certains n’aboient pas. Pour énoncer ces deux idées différentes, une
seule phrase suffit, le contexte d’énonciation, au sens large, suffisant
largement pour éviter les confusions.
Les concepts sont donc des moyens de saisir le réel et de
s’y retrouver, mais seules les entités individuelles sont réelles. Ainsi, le
concept d’homme n’épuise jamais la réalité humaine. Dans la définition du
politique, le dialogue (qu’il faut lire avec l’ironie nécessaire) aboutit à
cette définition formulée par l’étranger : « Eh bien, je dis que nous
aurions dû diviser tout de suite les animaux marcheurs en opposant les bipèdes
aux quadrupèdes, puis voyant l’homme rangé encore dans la même classe que les volatiles
seuls, partager le troupeau bipède à son tour en bipèdes nus et en bipèdes
emplumés ». L’anecdote qui veut que Diogène de Sinope ait plumé un poulet
et, le montrant, ait dit « Voici un homme selon Platon », ne doit pas
non plus être prise au pied de la lettre. Elle ne fait que montrer la
difficulté des définitions. Si on dit que l’homme est un animal qui parle,
faut-il dénier leur humanité aux muets ?
Un concept ne peut pas être définition comme on définit les
objets en mathématiques : « un point est ce qui n’a pas de
parties ». Ces définitions formelles, si elles peuvent être utiles pour
fixer l’usage des mots, ne nous apprennent rien. Le concept est un
résultat : la logique de Hegel suit une route qui part de l’être pour
aller à l’essence et se terminer par le concept. Le concept n’a rien
d’immédiat. Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? »,
Kant proposait de répondre d’abord à trois autres questions : « que
puis-je savoir ? » (c’est l’objet de la critique de la raison pure), « que
dois-je faire ? » (c’est l’objet de la critique de la raison pratique)
et « que puis-je espérer ? ». À une époque où on donne souvent
le dernier mot à « la SCIENCE »[1],
nous allons commencer par un examen critique de la conception naturaliste de
l’homme.
B.
L’homme comme être naturel
Comme nous ne croyons plus guère que l’homme ait été créé le
sixième jour, à part des autres animaux, mais à l’image et à la ressemblance de
son Créateur, nous devons essayer de situer l’homme dans la classification
systématique des êtres vivants. Pour parler des hommes en général, nous
employons fréquemment l’expression « genre humain ». Du point de vue
scientifique, les hommes vivant sur Terre, depuis quelques dizaines de milliers
d’années appartiennent non seulement au genre humain, mais à une espèce particulière
baptisée Homo sapiens par Carl Linné. Il y a aujourd’hui pas mal
d’autres espèces du genre homo découvertes par la paléontologues : homo
habilis, homo erectus, homo neandertalensis, etc. Tous ces homo
sont seraient des espèces distinctes.
Premier problème : qu’est-ce qu’une espèce ? Les
partisans de la théorie synthétique de l’évolution comme Ernst Mayr tiennent
les espèces pour les réalités fondamentales. Les espèces sont les classes
définies par l’interfécondité des individus qui les composent. Leur patrimoine
génétique permettrait de les distinguer nettement les unes des autres. contrairement
au dogme aristotélicien et darwinien, selon lequel « la nature ne fait pas
de saut », il y aurait bien discontinuité entre les espèces. Cette idée
est battue en brèche par de nombreux biologistes et paléontologistes
contemporains qui considéraient que les classifications des espèces, à la
manière de Linné ou suivant les méthodes du cladisme, ne renvoient à aucune
réalité substantielle, mais ne sont que des étiquettes utiles. À l’intérieur
d’une espèce, on distingue, par commodité, des « variétés » qui se
caractérisent par certains traits phénotypiques, mais sont interfécondes –
ainsi les « races » chez les animaux d’élevage. On connaît aussi de nombreux phénomènes
d’hybridation, à quoi on rétorque que les produits de ces hybridations (mules,
mulets, bardots, par exemple) sont stériles, enfin en général, mais pas
toujours. Inversement, il existe des cas où l’on a considéré comme deux espèces
différentes des animaux appartenant en réalité à une seule espèce. Des
systématiciens comme Guillaume Lecointre ou des biologistes comme Pierre-Henri
Gouyon, défendent une position nominaliste. Il n’y a pas de réalité
substantielle des espèces.
Si on ajoute à ces débats, les révisions auxquelles est
soumise la théorie génétique classique, où, au contraire du déterminisme
génétique en vogue il y a quelques décennies, on soutient de plus en plus
fréquemment un indéterminisme génétique qui fait une large place aux conditions
du développement des individus après la fusion des gamètes, on est obligé
d’admettre que la balance là aussi penche fortement du côté du nominalisme.
Conséquence : la définition biologique de l’homme
risque fort d’être sujette à caution.
C.
Le genre humain et l’espèce humaine
L’homme est bien un être biologique, naturel en ce sens, et
ce sont ses propriétés naturelles qui lui ont permis d’entamer cette
prodigieuse marche en avant depuis un à deux millions d’années. En ce sens on
peut dire qu’il y a une « nature humaine » comme il y a une nature du
chien, du chat ou du poisson rouge. Mais, dès qu’on rentre dans les détails,
les choses se compliquent. Tout d’abord, on a des difficultés à délimiter la
catégorie « homme ». Il y a eu toutes sortes d’hommes. On fait
parfois du Sahelanthropus tchadensis (surnommé Toumaï) un ancêtre de la
lignée humaine, puisqu’il semble qu’il était bipède, à la différence des autres
primates, parfois plus récents, comme les chimpanzés et les bonobos. Mais on
n’est pas très sûr qu’il soit à mettre dans la lignée humaine. Son découvreur,
Michel Brunet, en a fait un « anthropus » mais non un homo.
Lucy, que l’on a longtemps présentée comme une ancêtre de l’homme n'en est pas.
Elle est un australopithèque, et un « pithèque » est plus près des
singes que des hommes. Comme nous avons qu’assez peu de fossile et que parfois
leur interprétation est une affaire très complexe, la reconstitution de la
lignée humaine est beaucoup moins aujourd’hui encore qu’elle pouvait l’être il
y un demi-siècle. Il n’y a pas une ligne évolutive directe, mais un
buissonnement avec toutes sortes d’espèces humaines ayant souvent cohabité et
la question de savoir pourquoi « nous », les hommes modernes, sommes
la seule espèce survivante, reste une des énigmes les plus excitantes.
Commençons-nous avec homo habilis, homo erectus ou un autre
encore inconnu ? Jadis, on croyait qu’il s’agissait d’espèces différentes,
nées de la sélection naturelle darwinienne. Mais on n’en est plus très
sûr : l’homo sapiens, d’origine africaine, s’est progressivement
répandu sur la surface de la Terre, croisant sur sa route des autres espèces d’homo,
comme l’homme de Neandertal ou l’homme de Denisova, avec lesquelles Sapiens a
entretenu des « relations intimes » pendant une certaine période.
Mais on trouve aussi des hybridations entre denisoviens et néandertaliens. Ces
trois espèces humaines (sapiens, Denisova et Neandertal) auraient un ancêtre
commun à -65000 ans… D’où la question : où commence l’humanité ? La
biologie ne nous donne aucune réponse ! L’hypothèse n’est pas absurde que
le processus de spéciation chez les humains (le genre homo) n’ait jamais
été complet et que, par conséquence, on ne puisse parler de différentes espèces
humaines, mais de variations autour d’un même thème, si l’on ose dire, qui
permettraient de rendre compte des hybridations et des rencontres attestées
entre des humains appartenant, selon la classification traditionnelle, à des
espèces différentes. On peut faire des expériences de pensée pour essayer de
démêler ces questions. À la manière de Philip K. Dick, imaginons que nous
rencontrions, grâce à un trou dans l’espace-temps, des homo habilis vivant
sur une « Terre-jumelle », comment devrions-nous les
considérer ? Seraient-ils titulaires des « droits universels de
l’homme » ? Les homo habilis ayant un cerveau de petite taille
devaient être bien moins « intelligents » que les Sapiens. Et
pourtant, il semble bien que nous n’aurions pas le droit de les tuer, et que
nous devrions les traiter avec respect comme des membres de la famille humaine.
A fortiori, cette attitude serait prescrite à l’égard de Denisoviens ou de
Néandertaliens égarés dans notre époque. Les défenseurs du Big Apes Project
prétendent que cette attitude morale devrait s’étendre aux grands singes, comme
les gorilles, les chimpanzés, les orangs-outangs et les bonobos, que nous
devrions aussi considérer comme des membres de la famille. La taxinomie les
regroupe avec homo dans le groupe des hominidés. Mais, si la question de la
protection des grands singes est une question sérieuse, les considérer comme
des membres de la famille pourrait sembler très exagéré et ouvrirait la voie à
toutes sortes de niaiseries animalistes.
La caractéristique première des humains est la capacité de
fabriquer des outils, de penser dans le temps cette fabrication, d’améliorer
ces outils et les procédés de fabrication et de transmettre tout cela aux
générations suivantes. Et cette capacité remonte à bien plus de 1 million
d’années, c’est-à-dire bien longtemps avant l’apparition de Sapiens !
Cette aptitude à être homo faber, comme le dit Bergson, est liée,
presque sans aucun doute, à l’apparition de capacités communicationnelles
exceptionnelles et qu’on ne trouve nulle part dans le monde animal. L’asymétrie
du cerveau et l’existence d’une de Broca est attestée sur des fossiles de
crânes de spécimens de l’homo habilis. Outils et communication : voilà
quelque chose qui sort nos ancêtres de la vie animale, soumise simplement à la
sélection naturelle. Va commencer un processus de « coévolution » :
l’évolution technique et l’évolution biologique vont se renforcer mutuellement.
Par exemple, la maîtrise du feu et la cuisson de la viande vont permettre d’en
augmenter la consommation et ainsi le cerveau va pouvoir se développer. On
pourrait presque dire qu’à certains égards l’homme s’est fait lui-même.
Autrement, l’homme n’est pas défini biologiquement, par son
ADN ou ses caractéristiques morphologiques, mais il se définit lui-même par son
interaction avec la nature, ce que Marx nommera son métabolisme, cet échange
permanent dans lequel il se confronte à la nature et l’utilise à ses propres
fins. Il faudrait ici reprendre les pages de L’Idéologie Allemande de
Marx tant elles sont précises et pertinentes, surtout si on tient de l’état
encore embryonnaire de la paléontologie humaine à ce moment-là.
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience,
par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se
distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens
d'existences, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation
corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent
indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens
d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et
qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de
ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence
physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de
l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un
mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète
très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur
production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le
produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de
leur production.
Cette production n'apparaît qu'avec l'accroissement
de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations [2]
des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée
par la production.
Les rapports des différentes nations entre elles
dépendent du stade de développement où se trouve chacune d'elles en ce qui
concerne les forces productives, la division du travail et les relations
intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement
les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la
structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de
développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures.
L'on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu'ont
atteint les forces productives d'une nation au degré de développement qu'a
atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n'est pas une simple
extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu'alors
(défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour
conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.[3]
Comprendre ce qu’est l’homme, s’en faire un concept, c’est
d’abord le considérer du point de vue de la pratique (praxis) sensible
humaine subjectivement[4],
et non pas comme objet des sciences de la nature.
Évidemment, il y a ici, à la base, des processus purement
naturels, ceux qui produisent les mutations favorables à l’apparition du genre
humain (station verticale, nudité, excellente vue binoculaire, dégagement des
possibilités d’accroissement de la capacité de la boîte crânienne, etc.). Mais
il y a un « saut dialectique », c’est-à-dire une évolution qui, sous
un certain rapport, sort l’homme de la domination de la nature extérieure et le
conduit à faire de sa propre nature le facteur actif d’une humanisation de la
nature.
D.
Leroi-Gourhan
On doit à André Leroi-Gourhan, le grand paléontologue,
d’avoir dégagé les grandes étapes de cette révolution qui produit le genre
humain.
L’hominisation est le premier processus, celui des
modifications biologiques à partir des singes hominidés. La station verticale
est le facteur décisif : l’histoire de l’homme ne commence par le cerveau,
mais par les pieds, dû notre amour-propre en souffrir ! Cette évolution
biologique est souvent attribuée, selon les dogmes en vigueur, à la pression
sélective. Mais il n’est certain du tout que l’évolution des espèces ait pour
seul facteur la pression sélective, comme l’affirme la théorie synthétique de
l’évolution. Il y a une part de hasard considérable et beaucoup de mutations
seraient neutres du point de vue sélectif, comme l’affirment les neutralistes.
On peut aussi imaginer des tendances à la complexité et une ligne évolutive de
l’intelligence, en reprenant les thèses de Bergson qui sont injustement passées
sous silence aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, il y a bien une évolution
naturelle qui conduit au genre humain.
La deuxième évolution qui va prendre le relai et rétroagir
sur l’évolution naturelle est ce que Leroi-Gourhan nomme anthropisation. C’est
l’apparition et l’évolution de la technique. Les paléontologues classifient les
âges de la préhistoire humaine par les techniques employées qui, sur des temps
très longs, marquent un perfectionnement des outils. Encore faut-il prendre
garde au fait que ne subsistent que les outils en pierre et nous n’avons pas la
moindre idée des éventuelles outils en bois, par exemple, ni de la manière dont
ces premiers humains s’habillaient. Nos classifications reflètent aussi notre
manque irrémédiable de connaissance au sujet de ces aurores du genre humain.
La technique ouvre la voie à une troisième évolution, celle
de la symbolisation, c’est-à-dire de la capacité à produire des sons ou des
objets pour désigner des choses non présentes. Là encore, nous raisonnons à
partir des traces laissées par les humains. Mais le langage est à coup sûr bien
plus ancien que les vestiges de statues, d’instruments de musique ou de
fresques de l’art pariétal. Leroi-Gourhan montra très précisément comment le
développement de la main et celui du cerveau vont de pair. Ce qui apparaît avec
Sapiens, et qui, pour l’heure, nous semble sa principale caractéristique, c’est
l’aptitude à fixer des pensées sur des supports matériels. Mais une telle
aptitude est aussi apparue chez notre « cousin », l’homme de Neandertal,
qu’on a longtemps représenté comme une grosse brute et dont les toutes les
recherches récentes ont corrigé l’image.[5]
Concluons avec Leroi-Gourhan :
Les faits montrent que l’homme n’est pas, comme on s’était
accoutumé à le penser, une sorte de singe qui s’améliore, couronnement
majestueux de l’édifice paléontologique, mais, dès qu’on le saisit, autre chose
qu’un singe. Au moment où il nous apparaît, il lui reste encore un chemin très
long à parcourir, mais ce chemin, il l’aura moins à faire dans le sens de
l’évolution biologique que vers la libération du cadre zoologique, dans une
organisation où la société va progressivement se substituer au courant phylogénétique.[6]
Cette vision d’ensemble du développement de l’histoire
humaine exclut, évidemment toute forme de racisme, toute idée de supériorité
d’une « race » sur une autre. Les différences entre les humains ne
sont pas des différences biologiques (bien que celles-ci existent) mais des
différences liées précisément au fait que la société s’est substituée au
courant phylogénétique.
E.
Propos d’étape
Ce qu’est l’homme, nous peut nous aider à l’apprendre la
paléontologie humaine qui se trouve au carrefour des sciences de la nature et
des « sciences humaines », au carrefour des sciences qui expliquent
les phénomènes par les lois naturelles et des sciences de l’esprit ou des
sciences historiques qui doivent comprendre, en quelque sorte de l’intérieur les
faits produits par l’esprit humain. L’homme est un être naturel social,
biologique et culturel, il est une
partie de la nature dont il suit le cours, comme dirait Spinoza, mais il est
aussi l’être qui comprend la nature, en fait des représentations et travaille à
lui ôter son caractère « farouchement étranger » (Hegel) en la
transformant ou en l’apprivoisant. Il forme sa conscience dans ce rapport avec
les autres et avec la nature – c’est pourquoi chercher dans le cerveau le site
de la conscience est une idée tout à fait stupide : la conscience est dans
cet entre-deux, dans ce milieu, entre les humains qui chassent en commun[7],
dans ce rapport entre la main qui tient le percuteur et la pierre qui va
devenir un chopper ou un biface. La conscience est cette transformation de
l’individu qui, cessant d’être un spécimen d’une espèce devient membre d’une
ethnie, d’un clan, d’une tribu ou d’une nation.
[1]
Voir Collin, D., Malaise dans la science, édition de la Nouvelle
librairie
[2]
Marx emploie ici le mot Verkehr, qu'il traduit lui‑même par commerce (au
sens large du mot) dans sa lettre à Annenkov. Plus loin, reviendront les termes
de Verkehrsform, Verkehrsverhältnisse par lesquels Marx entend ce qu'il
désignera plus tard par “rapports de production” (Produktionsverhältnsse).
[3]
Idéologie Allemande, I. Feuerbach
[4]
Voir Marx, Thèses sur Feuerbach.
[5]
Voir Condemi, S. et Savatier, F., Néandertal, mon frère. 300000 ans
d’histoire de l’homme, Champs Sciences, 2019
[6]
Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole. Technique et langage, Albin
Michel, 1964, p. 166
[7]
Voir Mandel, G., La chasse structurale, Payot
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