La mémoire des ordinateurs surpasse infiniment la
nôtre : une bibliothèque entière tient sur une clé USB. La mémoire de
l’ordinateur est infaillible (sauf problème technique) et quand nous doutons de
notre propre mémoire, nous faisons confiance à ces prothèses faites de
plastiques et métaux plus ou moins rares, accessibles par des réseaux
d’ordinateurs connectés. Face à ces produits conçus rationnellement et si
parfaitement adéquats aux objectifs qui leur sont fixés, nous éprouvons nous,
pauvres humains, ce sentiment que Gunther Anders a désigné sous le nom de
« honte prométhéenne », nous qui ne sommes que le résultat aléatoire
des lois de la biologie. Notre mémoire est si fragile relativement à la mémoire
des ordinateurs !
Explosion de la mémoire
Si les hommes ont toujours inventé des dispositifs
techniques permettant d’objectiver leur mémoire, avec l’avènement de
l’informatique, c’est à une nouvelle explosion de la mémoire que nous
assistons. On peut donner une idée : un livre comme Matière Et Mémoire de Bergson contient environ 400.000 caractères.
Une mémoire informatique de 1 Mo peut donc contenir près de trois livres comme
cette œuvre de Bergson. Un disque dur d’un ordinateur grand public est de 1 To (240
octets) soit environ 3 millions de livres comme Matière et Mémoire et sans doute beaucoup plus si on utilise des
algorithmes de compression de données !
Chacun pourrait donc posséder facilement toutes les plus grandes bibliothèques
du monde. On peut mémoriser non seulement les mots, mais aussi les images et
les sons, qui annonce sans doute des bouleversements considérables de la
culture humaine : pour raconter un événement, il fallait passer par le
travail d’abstraction du langage ; désormais un clip vidéo peut suffire.
Cette explosion de la mémoire transforme fondamentalement la condition des
hommes. Le passage de la « graphosphère » à la
« vidéosphère » (cf. les travaux de Régis Debray) n’est pas un simple
changement de médium.
Le contrôle de ces mémoires externes devient du même coup un
enjeu non seulement économique mais aussi politique autour duquel se livrent
les batailles d’aujourd’hui. Qui contrôle les mémoires externes pourrait bien
contrôler les mémoires de chacun d’entre nous.
La survie et le développement de l’humanité ont toujours
nécessité la production d’informations. Le progrès technique est le
développement d’une mémoire externe, c’est-à-dire de toutes sortes de
dispositifs utilisés pour le stockage de
l’information.
Le mot « calcul » (en latin, « petit caillou »)
vient de premières méthodes employées pour compter les entrées et les sorties
dans les magasins de la cité. On pourrait ainsi compter les informations
produites par l’humanité au cours de sa propre histoire et on estime ainsi que
l’humanité à produit au cours des deux dernières années plus d’informations
qu’elle n’en a produites dans toute son histoire antérieure ! Avant la fin
du XIXe, les informations étaient stockées sous une forme écrite et
on ne pouvait mémoriser que les images fixes, par la peinture et la
sculpture ! L’invention de la photographie démultiplie la mémorisation des
images, puis le cinéma permettra la mémorisation du mouvement, la
chronophotographie pouvant ici tenir lieu de « chaînon
intermédiaire ». L’invention du phonographe permet la mémorisation du son.
Les trois autres sens, en revanche, ne laissent aucune
trace. Se pose la question de savoir pourquoi il en est ainsi revient à savoir
si l’incapacité dans laquelle nous sommes de stocker des informations de nature
olfactive, par exemple, découle de problèmes techniques qui pourront peut-être
résolus un jour ou si, au contraire, cela tient à la nature même de cette
information olfactive, gustative ou tactile. Il semble que la deuxième
hypothèse soit la bonne. Nous pouvons faire des représentations imagées d’un
paysage : cette représentation a une réalité objective, indépendante de
notre perception (subjective), mais ni les odeurs ni les saveurs ne sont
susceptibles de ce genre de représentation et donc ne peuvent être mémorisés.
Je peux envoyer à un ami une photographie de ma résidence de vacances, mais
nullement les odeurs des plantes ou le goût d’un met.
Nonobstant cette limitation, il semble que rien ne puisse
arrêter notre boulimie d’information mais nos supports actuels, essentiellement
les disques des ordinateurs, atteignent leurs limites. En outre on sait qu’il
s’agit de support dont la durée de vie est limitée : le papier résiste
mieux aux outrages du temps que les disques optiques (CD, DVD) et autres
disques magnétiques. On envisage d’utiliser l’ADN comme dispositif de
stockage : des essais ont permis de stocker un million de caractères sur
un picogramme d’ADN (10-12g). Cette macromolécule peut, en effet,
être considérée comme une mémoire qui contient les informations qui commandent
la production des molécules d’ARN à partir desquelles se construisent tous les
êtres vivants. Cette information est « codée » par une suite de
combinaisons de quatre bases qui permettent de définir toute l’information
génétique. Nous savons aujourd’hui « décoder » le code génétique de
tous les vivants et singulièrement celui de l’homme – qui nous donne de
nouvelles informations sur notre passé, le nôtre comme celui de l’espèce. Mais
on peut se servir de ces suites de combinaisons pour coder d’autres
informations.
Mémoire objectivée et métaphore de la mémoire
Pourtant il n’est pas certain que l’on puisse dire que les
ordinateurs « ont » une mémoire. Pour parler d’un homme qui a une
bonne mémoire, on dit encore qu’il a une mémoire d’éléphant et pas une mémoire
d’ordinateur ! La langue dit nos réticences à accorder une
« vraie » mémoire aux ordinateurs. Nous avons le pressentiment que le
mot mémoire est utilisé de manière métaphorique par l’industrie informatique.
Tout d’abord commençons par remarquer que la civilisation
humaine, au plus loin que nous puissions remonter laisse des traces et des
marques qui rappellent aux humains toutes sortes de choses utiles à la vie.
Laisser une trace sur un tronc d’arbre ou sur un rocher sera utile pour se
ressouvenir du chemin à emprunter. Le fil d’Ariane qui aide Thésée à s’échapper
du labyrinthe, c’est le fil de la mémoire. Et d’ailleurs quand un peu plus tard
Thésée appareille en laissant Ariane il se trouve dans un épais brouillard car
il a perdu la mémoire de la route à suivre. Le totem est le rappel de la
mémoire des ancêtres. Tous ces moyens de garder la mémoire restent très
limités. C’est l’invention de l’écriture qui va permet la première explosion
des moyens de mémoriser. Tout ce qui était confié à la mémoire subjective des
individus enseignant ce qu’ils savaient à d’autres individus qui devaient à
leur tour le garder en mémoire peut maintenant être objectivé dans une chose
matérielle.
Les grottes peintes rappelaient aux hommes de la préhistoire
quelques secrets, quelques vérités initiatiques et nous rappellent à nous combien
ces hommes si lointains étaient nos semblables. Mais on ne dira pas que la
grotte peinte a une mémoire
bien qu’elle soit à certains égards l’enregistrement des faits ou des croyances
de nos ancêtres. Les livres n’ont pas de mémoire, ils sont de la mémoire
objectivée et de la mémoire qui ne sera véritablement mémoire qui s’ils trouvent
des hommes pour les lire et les inscrire dans leur mémoire. Peut-on dire alors
qu’il en est de même avec les
ordinateurs ? À certains égards on peut comparer un ordinateur à une
bibliothèque stockant des livres de toutes sortes : des livres encryptés
en code binaire, des livres qui définissent le fonctionnement de l’ordinateur
et un ensemble d’engrenages qui permettent d’effectuer des opérations
arithmétiques et des recherches dans la bibliothèque. On a souvent comparé les
ordinateurs à des machines à calculer mécaniques comme la célèbre
« pascaline » inventée par Blaise Pascal au XVIIe siècle
ou encore à l’antique boulier, venu sans doute de Chine. Ce n’est pas
faux ; mais la comparaison la plus pertinente est celle qui rapproche
l’ordinateur du métier Jacquard ou du limonaire.
Le
métier Jacquard est un métier à tisser mécanique qui peut être manipulé par un
seul ouvrier et dont les motifs sont « programmés » sur des cartes
perforées qui déterminent quelle aiguille sera actionnée et donc quel fil sera
utilisé. Il suffit de changer les cartes pour changer de motif. Les cartes sont
comme un programme d’ordinateur ou plutôt les programmes d’ordinateurs sont
semblables aux cartes d’un métier Jacquard. Le limonaire fonctionne sur le même
principe, mais ici il ne s’agit plus de tisser de la toile mais de produire de
la musique. Au lieu de reproduire le son à partir d’un dispositif qui mémorise
les sons (disque vinyle ou CD), le limonaire produit le son à partir de son
programme que l’on peut changer à l’envi.
Où se trouve la mémoire ? Pas dans la mécanique :
un batteur pour monter les monter les œufs en neige n’a aucune mémoire et
pourtant quand je m’en sers adéquatement, il exécute toujours les mêmes
opérations et me permet d’obtenir ce que je voulais, à savoir des œufs en
neige. On voit tout de suite qu’il n’y a guère de sens à parler de
« mémoire » quand une machine exécute les mouvements en vue desquels
elle a été construite. Que l’on puisse à volonté modifier ces mouvements par
des dispositifs ingénieux comme celui de Jacquard ne modifie pas
fondamentalement la nature de la machine. Après tout, de nombreuses machines
sont réglables et on peut changer les réglages en fonction des tâches à
accomplir. Si on s’intéressait spécifiquement à l’histoire des techniques, le
point de vue serait extrêmement différent : une technique du genre métier
Jacquard est une évolution importante des techniques. Les grandes machines
automatiques qu’étaient les « mule-jenny » inventées à la fin du
XVIIIe n’étaient pas aussi évoluées que le métier Jacquard ! Mais il n’y a
ni plus ni moins de mémoire dans la « mémoire morte » des mule-jenny
que dans la « mémoire réinscriptible » des Jacquard. D’ailleurs on ne
parle jamais de mémoire à leur sujet.
On pourrait aussi évoquer la mémoire dans les processus
physiques. La courbe d’hystérésis pourrait apparaître comme une forme de
« mémoire ». La courbe d’aimantation d’un noyau de fer doux sous
l’effet d’un courant électrique est différente de la courbe de désaimantation
dans on coupe le courant. Tout se passe comme si noyau de fer conservait la
« mémoire » du cycle d’aimantation. Mais là on voit bien que le mot
de mémoire dans un sens qui nous interdit de dire que le fer doux « a »
de la mémoire. Il en va de même lorsque l’on parle d’effet-mémoire dans les
accumulateurs ou encore de « mémoire de forme » pour les matelas ou
les alliages à « mémoire de forme » : ici la mémoire désigne
seulement la propriété d’un matériau à revenir à sa forme antérieure.
On s’est mis à parler de mémoire avec les ordinateurs pour
une raison qu’on a un peu oubliée : les premiers ordinateurs s’appelaient
calculateurs mais aussi souvent « cerveaux
électroniques », puisqu’ils étaient censés effectuer des opérations
mathématiques aussi complexes que celles d’un cerveau humain. Mais pendant un
temps assez long, c’est sur des cartes perforées (comme dans le métier
Jacquard) qu’étaient stockés programmes et données et sur cartes perforées que
sortaient les résultats avant qu’on ne les remplace par des téléimprimeurs.
L’information
Nous voyons donc que le mot de mémoire ne peut s’appliquer
aux ordinateurs que dans un sens faible, plutôt relâché et pas dans le sens où « j’ai
de la mémoire ». La mémoire des ordinateurs est simplement un dispositif
de stockage. Je vais prendre un exemple. Voici ce que dit Wikipedia dans
l’entrée consacrée à la mémoire en informatique. « En informatique,
la mémoire est un dispositif électronique qui
sert à stocker des informations (stockage de données). » Il n’y a rien
à dire à cette définition … sinon qu’elle fait comme s’il allait de soi que
l’on stocke des informations dans une mémoire. Si vous mettez l’interrupteur de
votre radiateur électrique sur (o) ou sur (i) comme « out » ou
« in », vous n’avez pas l’impression d’avoir stocké de l’information
et pourtant dans une mémoire d’ordinateur il n’y a que des positionnements
d’interrupteurs (un élément de mémoire est tout simplement un transistor
fonctionnant comme un interrupteur que l’on peut mettre en position
« bloqué » ou « saturé ». Pourquoi ce qui objectivement
n’est que l’état physique d’un système devient-il de l’information ?
La notion
d’information est le produit d’un travail conceptuel. L’information n’existe
pas comme existent les choses matérielles, c’est une abstraction. Une chose
matérielle peut nous donner une information, c’est-à-dire que nous associons
une idée à la présence de cette chose. Si je trouve des petites crottes dans
mon sous-sol, me voilà informé de la présence de souris ! Autrement dit
l’information n’est ni les déjections de rongeurs (qui ne sont une information
que pour qui sait ce que c’est) ni le rongeur lui-même. Elle est le rapport
qu’un esprit humain établit entre les deux.
On peut essayer de donner une théorie plus formelle de
l’information qui nous permettra ensuite de redéfinir la mémoire comme
dispositif de stockage de l’information. Shannon a construit une théorie de
l’information statistique. C’est cette théorie qui est à l’origine des
dispositifs d’encodage et décodage qui sont les pièces de base de ce qu’on
appelle (avec un air presque mystérieux mais entendu) le
« numérique ». Mais là encore, il faut bien comprendre ce qui est en
question.
On dira qu’une suite de 0 et de 1 forme un message et ce
message transporte de l’information. À quelle condition ? Premièrement que
cette suite de 0 et de 1 soit le produit d’un encodage et faut donc disposer
d’un code et, encore une fois, un code n’est chose matérielle mais bien une
chose mentale. La phrase que je viens de prononcer je peux l’encoder en
écriture alphabétique latine. Ces signes sur un papier demandent à être décodés
– par exemple, il faut savoir lire ! Et pour stocker cette phrase sur mon
ordinateur, il m’a fallu procéder à un deuxième en codage : transformer ma
phrase ne code « ASCII » étendu. La phrase « un code n’est chose
matérielle » s’écrit en ASCII qui est un codage hexa décimal qu’on peut
ensuite très facile transformer en codage binaire qui lui-même peut s’inscrire
dans une « mémoire informatique ». Quand je lis cette phrase sur mon
papier, il a donc fallu à la fois procéder à ce codage et ensuite au décodage.
Ces opérations d’encodage et de décodage peuvent être faites par des
machines ; elles sont des opérations « matérielles », des
processus physiques, entièrement descriptibles par les lois de la physique.
Mais cette opération, en tant que processus physique permet de transmettre un
message qui du sens uniquement pour un utilisateur humain de cette machine à
encoder et décoder qu’est mon ordinateur doté d’un logiciel de traitement de
texte et peut-être même d’un logiciel de reconnaissance vocale. Si j’écris la
phrase : « Jules César est un nombre premier », l’ordinateur
l’encode sans protester alors que l’humain qui lira cette phrase se demandant
si je ne suis pas tombé sur la tête. La machine en tant que
« médium » manipule des signes dont seule la syntaxe importe (c’est
un peu ce que fait le correcteur de grammaire). Mais les cerveaux humains ont
accès au sens ! si je tape « A » sur mon clavier, on peut dire
que j’ai « informé » le microprocesseur de mon ordinateur mon intention
d’afficher la lettre « A », mais c’est une manière métaphorique et
passablement douteuse de parler. Ou alors il faudrait admettre que lorsque je
bascule l’interrupteur des lampes de ma cuisine j’ai informé l’installation
électrique de mon intention d’un voir plus clair ou encore si je bêche mon
jardin, je manifeste à la terre mon intention de planter des patates !
La philosophie analytique nous a appris que bien souvent les
problèmes philosophiques n’étaient que des confusions dans l’usage du langage.
C’est un peu exagéré, mais il y a du vrai là-dedans.
Pourquoi les ordinateurs n’ont pas de mémoire
Si la mémoire est du « stockage de
l’information », on voit alors que « stricto sensu » l’ordinateur n’a pas de mémoire. Il ne se
souvient de rien, non pas parce qu’il a perdu la mémoire mais tout simplement
parce qu’il n’est pas quelque chose qui pourrait avoir une mémoire et parce qu’il n’est quelque chose qui pourrait
être sujet du verbe « se souvenir ». Nous avons une tendance à
personnifier les ordinateurs et à en faire le sujet de pensées analogues aux
pensées des humains. C’est un processus psychologique facile à comprendre qui a
une origine infantile (l’enfant qui parle à son ours en peluche). Grâce à ces
ordinateurs dont nous ne comprenons pas le fonctionnement interne nous pouvons
réaliser des tâches complexes et fastidieuses sans même avoir à nous demander
comment ces opérations sont effectuées. Mais l’ordinateur ne « fait » rien, au sens strict du
terme. Le déroulement mécanique d’un ensemble d’opérations planifiées par une
humain en fonction de buts humains n’est pas une action de l’ordinateur ! Elle est une action humaine réalisée
au moyen d’un outil qu’est l’ordinateur. L’ordinateur n’agit pas plus que la bêche
du jardinier !
Tout ceci nous amène à comprendre pourquoi l’ordinateur n’a
pas de mémoire même s’il est un outil de mémorisation. Pour avoir une mémoire,
il faut être capable de se souvenir. Il faut donc être un sujet, c'est-à-dire
un être qui possède en lui une représentation de lui-même. Je sais
qu’aujourd’hui de la même façon qu’on affirme qu’il n’y a pas de véritable
distinction entre l’homme et l’animal, on prétend qu’il faudra admettre les
robots (des IA) au rang de compagnons disposant de droit. C’est évidemment une
position folle (voir JF Braunstein, La
philosophie devenue folle) qui se soustrait à l’avance au simple bon sens.
Si nous reprenons les thèses de Locke, en effet, c’est la
mémoire qui constitue le sujet. Un souvenir qui me revient donne en même une
image et la certitude que ce souvenir est « mon » souvenir et que c’est
un souvenir temporellement situé. Ce qui fait qu’un souvenir est un souvenir,
c’est précisément qu’il appartient à un faisceau de souvenirs qui, unifiés
forment le « moi ». Certes, les souvenirs ne sont possibles que parce
qu’il y a un processus physiologique de mémorisation dont on connait assez bien
le détail maintenant. Mais ces processus physiologiques ne sont pas le souvenir
à proprement parler. Par exemple, on peut mémoriser un paysage : il y a
quelque part dans notre cerveau un ensemble de processus physico-chimiques qui
les traces mnésiques de la sensation qu’a produite le paysage. Mais dire
« je me souviens de ce paysage » et dire « j’ai des traces
mnésiques produites alors que j’étais à tel endroit tel jour » ne sont pas
du tout des assertions substituables l’une à l’autre. Les identifier c’est commettre
une erreur de catégorie comme le dit Gilbert Ryle. Les traces mnésiques
caractérisent un état présent de mon cerveau, alors que le souvenir rend
présent quelque chose que je situe ailleurs et dans le passé. Les traces
mnésiques sont dans mon cerveau et pas les montagnes et le lac dont je me
souviens. « Avoir la mémoire de », c’est bien « se souvenir
de » ou « se rappeler », ce n’est pas avoir un certain état du
cerveau.
Supposons maintenant que je prenne une photo de ce paysage
pour m’en ressouvenir quand je serai rentré de vacances. Qu’il y ait maintenant
dans mon appareil photo une pellicule à développer ou une carte SD à
transférer, je ne dirai pas que mon appareil photo a de la mémoire et encore
moins qu’il a la mémoire du lac et des montagnes. Ce sont des mémoires
externes, dont la valeur est subordonnée à ma capacité de me ressouvenir quand
je regarde quelques mois ou quelques années après la photo. Mais il se pourrait
très bien que cette photo ne me dise rien du tout, que je ne me souvienne plus
ni du lieu, ni temps où elle a été prise. Dans ce cas, elle n’est même pas un
souvenir mais une photo analogue à celles que l’on peut trouver en feuilletant
un magazine consacré aux voyages. Il se peut aussi que la photo vienne
contredire ce dont je me souvenais ou que j’y découvre un détail que je n’avais
pas perçu.
On me dira qu’un appareil photo n’est pas un ordinateur.
Mais comment faire la différence ? Les appareils photo d’aujourd’hui sont
d’ailleurs justement des petits ordinateurs spécialisés dans la prise de photos
et automatisant toutes les tâches qui étaient à la charge du photographe.
On voit donc, par extension, que l’ordinateur est certes un
dispositif externe de mémorisation mais qu’on ne pas peut dire au sens strict
qu’il a de la mémoire. Quand on utilise le mot mémoire ici, c’est un raccourci
qui désigne seulement le nombre d’interrupteurs élémentaires qui peuvent être
positionnés sur la position 1 ou sur la position 0. Rien de plus.
L’enjeu de ces réflexions
Pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire ? Parce qu’il
n’est pas capable de « se représenter » quoi que ce soit. Il peut nous présenter quelque chose et nous amener à nous représenter quelque chose Mais « lui » – si ce pronom personnel sujet a ici un sens autre que
grammatical – ne se représente rien. Pas plus que l’horloge qui marque l’heure
ne se représente l’heure. Mais si l’ordinateur ne se représente rien, il n’a
évidemment pas de conscience de quoi que ce soi et encore moins de conscience
de soi.
On pourra me rétorquer : soit, mais on ne sait pas quel
effet ça fait d’être un ordinateur ? En parodiant Thomas Nagel, on
pourrait remplacer la question « How
to be a bat ? » par « How
to be a computer ? ». À quoi il se pourrait que l’on n’ait rien à
répondre, sinon de demander à son interlocuteur de moins lire de SF et de faire
preuve d’un minimum de bon sens ! L’esprit est prompt à s’inventer toutes
sortes de fantasmagories dans lesquels il s’enferme. Personne n’irait imaginer
que sa machine à laver est un être conscient, même à un bas degré de conscience,
sauf dans le monde fantaisiste des dessins animés.
Sans développer plus ce point, je veux faire une remarque
qui permettra de sérier les questions. Leibniz disait en substance qu’un être est un. Être, c’est former une unité. Les êtres vivants forment des
unités « organiques ». Les ordinateurs ne sont pas des unités, mais
simplement des compositions de machines agencées de différentes manières. Je
n’ai pas dit que tous les êtres vivants ont une conscience – quoi que ce soit
exactement ce que dit Leibniz – mais une chose est certaine les ordinateurs (ou
les robots humanoïdes) ne sont pas le genre d’entités auxquelles nous pourrions
attribuer une conscience. Peut-être fais-je preuve de « chauvinisme
carboné » (comme diraient Paul et Patricia Churchland), mais là aussi je
ne peux que renvoyer au simple bon sens. Après avoir tenté d’abolir la limite
entre l’homme et l’animal, on ne va non plus abolir la limite entre homme et
machine. Sauf à vouloir transformer les hommes en machines.
Le 3 décembre 2018