samedi 11 novembre 2023

Peut-on parler de progrès moral?

J’ai déjà eu l’occasion, en plusieurs endroits, de poser la question des mythes du progrès. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que l’on baptise aujourd’hui du qualificatif « progressiste » des gens qui défendent une régression intellectuelle terrible en rétablissant dans toutes leurs réflexions les classements en termes de « races », par exemple, ou veulent essentialiser toutes les petites différences entre les humains. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur la question du progrès moral. Cette notion a-t-elle un sens ? Si oui, pouvons-nous répondre à la question qui sert de titre à cette modeste contribution ?

vendredi 10 novembre 2023

Le marché de la vertu

 Estelle Ferrarese, Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique, Librairie philosophique Jean Vrin, 2023


Voici un livre bref, mais dense, d’une lecture exigeante. L’auteur, professeur de philosophie à l’Université de Picardie, mobilise les ressources de la théorie critique et principalement les développements d’Adorno sur la morale, pour examiner les argumentations morales ou éthiques qui servent de justification au « commerce éthique ». Il semble aller de soi, en effet, que chacun d’entre nous est responsable de la planète, et que nos choix de consommation peuvent influer sur la marche du monde ! Il nous faut du café éthique et responsable, des produits des « petits producteurs »… Il y a même un peu partout des chartes de conduite éthique et responsable dans les entreprises et les organisations. Estelle Ferrarese commence par montrer que cette attitude qui se veut une critique du capitalisme, tel qu’il se développe actuellement, a son origine dans la doctrine sociale de l’Église et notamment la fameuse encyclique Rerum novarum, promulguée par Léon XIII (1891) et la revendication du « juste prix ». À partir de là, l’auteur va développer toute une argumentation critique, fort détaillée, des théories du « commerce équitable », incluant d’ailleurs certains des principaux représentants de la troisième génération de l’école de Francfort, comme Axel Honneth qui apporte à cette entreprise son concours.

vendredi 3 novembre 2023

Bergson, le possible et le réel


Dans un essai de 1930, Le possible et le réel (in La pensée et le mouvant), Bergson montre que la créativité extraordinaire de la nature par le fin que la réalisation d’un possible est toujours différent de ce possible. Ce qui se réalise ne correspond jamais à ce que j’avais prédit, même si cet écart peut être presqu’imperceptible.Soit, dira-t-on ; il y a peut-être quelque chose d'original et d'unique dans un état d'âme ; mais la matière est répétition ; le monde extérieur obéit à des lois mathématiques une intelligence surhumaine, qui connaîtrait la position, la direction et la vitesse de tous les atomes et électrons de l'univers matériel à un moment donné, calculerait n'importe quel état futur de cet univers, comme nous le faisons pour une éclipse de soleil ou de lune. – Je l'accorde, à la rigueur, s'il ne s'agit que du monde inerte, et bien que la question commence à être contro­versée, au moins pour les phénomènes élémentaires. Mais ce monde n'est qu'une abstraction. La réalité concrète comprend les êtres vivants, conscients, qui sont encadrés dans la matière inorganique.

jeudi 26 octobre 2023

La morale face à la guerre

La guerre est une rupture brutale du lien moral entre les hommes. C’est aussi vieux que l’humanité. Il n’y a pas de société sans ce lien moral (ou éthique si on tient à ce mot). Mais les sociétés humaines s’entretuent sans la moindre pitié. Les guerres préhistoriques sont maintenant bien documentées — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et, évidemment, on n’épargnait personne. Les Romains ne faisaient pas dans la dentelle avec les rebelles à leur « pax romana ». Les barbares l’étaient vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois (« tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée par Louis XIV, etc. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait des guerres intraeuropéennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé. Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme que l’on s’y oppose…

jeudi 14 septembre 2023

Auguste Comte et la politique scientifique

Après la révolution française,  contre l’idée du passage et de l’opposition de l’état de nature et de l’état civil, est affirmée la naturalité essentielle du social et du politique. C’est pourquoi, selon Cabanis, « l'homme politique éclairé doit être l'élève consciencieux de la nature. »

mardi 5 septembre 2023

Quel avenir pour le socialisme?

 Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on  ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?

dimanche 20 août 2023

De la sensibilité

Ces deux textes qui portent sur la question de la sensibilité ont été écrits dans des circonstances particulières. Ils n’ont pas pu être publiés comme prévu. Je ne me suis cependant pas résigné à les laisser à la « critique rongeuse des souris », pensant, peut-être présomptueusement, que quelqu’un pourrait en faire son miel.


La coexistence de ces deux essais n’est nullement fortuite. La lecture de Marx proposée par Michel Henry dans son volumineux 
Marx a été pour moi une véritable révélation, bousculant sans ménagement ma « formation marxiste » antérieure et me ramenant à la philosophie qui avait été quelque peu relativisée dans l’ordre de mes préoccupations. J’espère trouver quelques lecteurs qui me feront part de leurs remarques avant d’aller plus loin. Je jette une flèche, la ramasse qui veut.

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lundi 24 juillet 2023

Le système et le chaos

 Le livre de Bernard Charbonneau, Le système et le chaos. Critique du développement exponentiel est republié chez l’excellent éditeur « R&N » (Du rouge et du noir) avec une préface de Renaud Garcia. Bien que vieilli par certains aspects (le livre a été écrit avant 1973), il reste une stimulante réflexion sur l’idéologie du développement, sur le progressisme et le rôle des sciences et des techniques dans l’asservissement croissant des humains. Loin de concourir à nous libérer, la science et la technique ne nous promettent au fond qu’une seule chose : la survie. Le fil directeur du livre est l’affaiblissement, l’exténuation de la démocratie comme conséquence fatale du développement. Défenseur de l’individu, l’auteur montre comment il est de plus en plus ligoté par le système, un système qui produit du chaos qu’il faudra contenir par de nouveaux « progrès ». Que la technique ne soit pas neutre, que ce « moyen » soit en réalité une fin, Charbonneau le montre inlassablement.

Ami et interlocuteur de Jacques Ellul, Charbonneau ne va pas aussi loin que l’auteur de Le bluff technologique (publié en 1988). Il n’a pas la profondeur et le tranchant philosophique de Günther Anders. Mais il faut lire Le système et le chaos pour faire le tour des problèmes qui se posent à nous, avec plus d’acuité aujourd’hui qu’il y a cinquante ans.

lundi 26 juin 2023

Progressisme et ectogenèse

 Nous avons, j’ai « cru au progrès ». La principale accusation que nous lancions contre le règne du capital était qu’il s’opposait au progrès, qu’il était « réactionnaire » et, à tout le moins conservateur, parce qu’il voulait conserver l’ordre existant. Ce fut une erreur profonde, erreur qui est au cœur du
dogme marxiste, c'est-à-dire de cet ensemble de « théories » à nette coloration religieuse qui ont permis de trouver des moyens pour s’accommoder du progrès capitaliste.  Mais si les marxistes avaient lu Marx – quand je dis lire, je parle de lire sérieusement, ligne à ligne en ne se contentant pas des résumés de marxisme, des abrégés du Capital et de toute cette littérature qui a tant fait pour enterrer le vieux Marx, avec une efficacité bien supérieure à celle des antimarxistes professionnels – alors ils auraient pu lire, en toutes lettres, que le mode de production capitaliste est  le mode production révolutionnaire par excellence, qu’il ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement ses propres bases et en faisant triompher non seulement le machinisme, mais, dans le même mouvement, le fétiche suprême, l’argent, en faisant table rase de toutes les communautés humaines et de toutes les valeurs qui venaient du passé.

Tout cela, je l’ai déjà développé si souvent que je ne vais pas reprendre ici l’argument. Je voudrais noter seulement que le progressisme propose, depuis le début, d’appliquer à l’être humain l’ingénierie machinique. Et tout naturellement, l’une des dimensions essentielles du capital est la réification de l’être humain, sa transformation en chose. Le nazisme avait semblé être un achèvement de ce processus de réification : les humains réduits à l’état de cadavres dont on réutilise les dents en or et les cheveux, d’un côté et, de l’autre côté, des fermes d’élevage pour humains parfaits, en tout cas améliorés (les Lebensborn). Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de beaucoup de jugeote pour se rendre compte que, par ces traits, le nazisme n'était nullement réactionnaire, mais plutôt complètement « progressiste ». Le seul défaut des nazis est d’avoir fait tout cela avec une grande cruauté et un brutalité qui nous est devenue insupportable – à juste titre.

Le « progressisme nouveau » promet de délivrer les humains de toutes les complications qu’il y a à être des humains. La fabrication des humains ne peut plus être laissée au hasard ; il faut des « projet d’enfant » et les bonnes vieilles méthodes éprouvées sont trop hasardeuses ; les nouvelles méthodes (PMA, GPA, etc.) restent tributaires du « facteur humain ». D’où le projet déjà ancien de l’ectogenèse, nom savant de l’utérus artificiel. Ce fut longtemps un thème de science-fiction (voir notamment Le meilleur des mondes) mais c’est en train de devenir une réalité. Des expériences de développement d’un embryon humain jusqu’à un stade avancé ont déjà été faite. En Chine, des pas importants ont été faits vers un dispositif contrôlé par une IA. Pour le professeur de médecine François Vialard, directeur de l’équipe Reproduction humaine et modèles animaux (RHuMA) à l’université Simone Veil-Santé de Montigny le-Bretonneux, « la question n’est pas de savoir si l’on va arriver un jour à créer cet utérus artificiel mais plutôt quand nous allons y arriver. » Des humains qui ne soient pas nés d’une femme ! Cela est présenté comme un progrès pour les femmes qui n’auront plus à supporter les ennuis de la grossesse. Mais, par la même occasion, il apparaîtra que la femme, tout l’homme, est devenue parfaitement inutile à la per-existence de l’humanité. Ce n’est nullement un hasard si, dans le même temps, se développe sous le nom d’euthanasie le gestion technique de la mort.

À peine ces sujets ont-ils été soulevés, on entend tout de même des protestations. Ce serait complètement inhumain ! Même chez les plus progressistes des progressistes, on hésite devant l’abîme. Effectivement, c’est une société d’humains inhumains que cette technologie nous prépare. Mais ce qui est difficile, c’est de voir où réside le problème, c’est trouver les raisons que nous pourrions avoir de ne pas accomplir cet ultime saut vers l’au-delà de l’humanité. En effet, si en matérialiste pur et dur, on pense que l’homme, comme tous les autres vivants, n’est qu’un assemblage de cellules, avec, en particulier un assemblage fort complexe de cellules neuronales et que donc rien n’est spécialement « sacré » dans l’être humain, rien ne le rend intouchable, puisque nous améliorons nos autos et nos robots ménagers, pourquoi ne pas améliorer l’homme et le rendre plus « performant » ? Pourquoi ne pas faire se développer les fœtus humains dans un environnement transparent, parfaitement surveillé, sans risque que l’inconduite de la mère ait de fâcheuses conséquences pour sa progéniture ? On objectera qu’il y a beaucoup d’interactions entre la mère et son enfant en gestation, qui concourent à le former. Mais, d'abord, on n’est pas certain que ces interactions soient si bonnes – les mères peuvent être stressées, dépressives, etc. – et, surtout, on pourrait produire de bonnes interactions par un développement de simulations pilotées par IA.

Il y a plus de deux décennies, Habermas avait, à juste titre, dénoncé « l’eugénisme libéral » qui mettait en cause « l’avenir de la nature humaine » (voir le livre éponyme). Un être qui serait, dans certaines déterminations essentielles (et Habermas incluait le sexe), le produit du projet d’un autre homme aurait perdu sa qualité d’être libre. En gros, nous ne sommes libres que parce que nous n’avons pas été voulus tels que nous sommes par d’autres humains, qui se sont contentés de procréer sans créer personne. On le voit : cet argument habermassien s’applique à plus forte raison aux projet d’ectogenèse.  Mais cet argument n’est pas scientifique. Il suppose quelque chose qui est hors de portée de la science et de la commune rationalité par les fins. Il suppose cette idée de la raison qu’est la liberté humaine. L’homme, en tant qu’il est un être raisonnable, est libre et celui lui confère une dignité, alors que les choses n’ont qu’un prix. Un athée radical ne croit pas que l’homme soit libre et il accepte parfaitement qu’on le considère comme une machine et même qu’on le traite comme tel : voir Sade, le seul athée radical des Lumières.

Jusqu’à présent, les partisans de la raison et des Lumières s’en tenaient, sans bien le savoir, à la théologie chrétienne : Dieu est en chaque homme et donc chaque homme est en quelque manière Dieu. Voilà qui suffit à poser des barrières : l’homme est sacré comme Dieu est sacré pour ceux qui croient en lui. Mais précisément ce que propose la technoscience, c’est ni plus ni moins que la déconstruction du sujet, la déconstruction n'est ici qu’une euphémisation du projet réel qui est la destruction du sujet. Il faut le dire et le redire : le projet de l’ectogenèse est, en son essence, un projet nazi, une nouvelle forme de l’apothéose du capital. La dénaturalisation radicale de l’homme est sa désubjectivation et sa transformation en matière première pour machine (le cyborg pour les plus perfectionnés). Les délires de Marcela Iacub, Thierry Hoquet ou Donna Haraway, ne sont pas de simples délires. D’abord, ce sont des délirants qui occupent d’importantes positions universitaires et, ensuite, ces « délires » sont l’expression de la rationalité du mode de production capitaliste qui, dans son mouvement incessant, ne doit rien laisser de sacré.

Si on pense que les idées philosophiques sont aussi un champ de bataille (Kampfplatz, disait Kant), alors il convient de procéder à une critique en règle, systématique et raisonnée du progressisme et de son soubassement sournois, le positivisme. Dans cette bataille, les humanistes, ceux qui pensent que l’homme est un Dieu pour l’homme, comme le disait Spinoza, se retrouveront du même côté de la barrière, face à ces matérialistes en bois brut et leurs amis déconstructeurs.

Le 26 juin 2023.

Humain, trop peu humain: actualité de l’humanisme

  Dans les années 1960 et 1970, on avait entrepris de se débarrasser de l’homme. Michel Foucault, dans Les mots et choses , annonçait sa dis...