mardi 12 juillet 2022

Sur la technique

 La technique se présente de prime abord comme un pur moyen, parfaitement neutre, indifférent aux usages qui en peuvent être faits. Un couteau de boucher est fort utile pour découper le bœuf, mais il peut aussi être utilisé pour de mauvaises fins, comme trucider son voisin ou l’amant de sa femme. Ce qui peut passer pour les outils isolés, que l’on manie à la main ne convient plus dès que les objets techniques deviennent plus nombreux et plus spécialisés. Des premiers bifaces aux produits « high tech » d’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un perfectionnement des outils, une démultiplication de la puissance et de l’efficacité des moyens, il y a un changement radical de rapport au monde, au point que la technique de simple moyen devient une fin. Unie à la science, la technique, devenue technoscience, loin de rendre l’homme comme seigneur et maître, le domestique, le domine et l’aliène.

Marx a analysé avec précision le passage de l’outil à la machine automatique et la transformation des rapports sociaux que cela induit. Entre la manufacture — qui réunit des ouvriers-artisans sous la direction d’un capitaliste unique, et l’usine fondée sur l’entrainement des machines par une source d’énergie unique, on passe de subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Cette transformation aboutit à ceci : ce n’est plus l’outil qui prolonge la puissance de l’homme, c’est l’homme qui devient le serviteur de la machine. Tout cela n’est pas uniformément vrai. Le conducteur de la moissonneuse-batteuse est à lui seul cent ou mille faucheurs et batteurs, il dirige cet engin formidable et la puissance de la machine est sa propre puissance. Il en va de même pour le conducteur de pelleteuse ou de bulldozer. Mais pour fabriquer ces machineries il a fallu réduire des dizaines de milliers de travailleurs au rôle « d’opérateurs », c’est-à-dire de serviteurs des machines, mettant leur habileté et leur intelligence sous le commandement de la machine, c’est-à-dire du capital en tant que travail mort. Sur les effets de cette organisation du travail sous la conduite des machines, on pourra lire Simone Weil, une des rares philosophes ayant parlé du travail en connaissance de cause…

Que la technique ne soit pas un simple moyen, on la voit encore dans le développement tentaculaire du système technique mondial. La technique forme un système dont chaque élément est étroitement dépendant de tous les autres. L’utilisateur d’un ordinateur peut se croire le possesseur d’un outil qui prolonge sa main et son cerveau, mais il est tout autant possédé par le système global dont il n’est qu’un maillon. Il faut lire le livre de Caselli, En attendant les robots, essai sur le travail du clic qui donne une bonne idée de cet enrôlement des usagers dans le système technologique mondial coordonné via Internet.

Croire que la technique est encore un moyen entre les mains de l’homme est une illusion à laquelle nous cédons d’autant plus facilement que ces objets nous fascinent tant ils concentrent d’intelligence en si peu de place. « Small is beautiful » proclamait Ernst Schumacher dans un livre fameux au début des années 1970. Son slogan a trouvé une réalisation qu’il n’avait pas prévue. Mais il n’y a en vérité rien de « petit » ni de très beau dans le système informatique mondial qui est devenu un des plus gros consommateurs d’électricité, appuyé sur un réseau colossal de câbles sous-marins et de satellites. On commence à bien saisir la finalité de cette machinerie : développement d’un contrôle total des humains par les machines : « portefeuille » électronique réunissant toutes nos données administratives et sanitaires, contrôle des déplacements (ce fut la grand test du « passe sanitaire »), remplacement des activités humaines par des procédures automatisées, destruction des communautés de travail au profit de « communautés virtuelles » (metaver). Le « global reset » défendu par le forum de Davos est déjà largement entamé. Une autre humanité devra naître de ce processus, une humanité radicalement inhumaine.

La critique radicale de la technique comme système de domination doit être reprise et développée. C’est une question de vie ou de mort.

Le 12 juillet 2022

jeudi 7 juillet 2022

De la nature des choses

L’idée de nature est une affaire grecque. Elle s’invente en même temps que la philosophie. La nature est la phusis, ce qui naît et se développe de lui-même et sa science est la physique — on retrouve une semblable étymologie en latin : nature renvoie à nascor, natum, qui désigne la naissance. On trouve la phusis chez Empédocle d’Agrigente qui a écrit un poème sur la Phusis qui, curieusement semble nier la phusis :

Je te dirai encore qu’il n’est point de naissance
D’aucun être mortel, et point non plus de fin
Dans la mort à la fois effrayante et funeste ;
Il y a seulement un effet de mélange
Et de séparation de ce qui fut mêlé :
Naissance n’est qu’un mot qui a cours chez les hommes.
(Empédocle, B, VIII, — tiré de Plutarque)

Le commentaire de Plutarque nous éclaire. C’est simplement un mauvais usage qu’Empédocle critique : le mot naissance (phusis) pourrait laisser penser que les étants ne viennent de rien ! En fait presque tous les présocratiques ont écrit une œuvre qui s’intitule Phusis et qui pose la question de l’origine des choses, comment l’étant vient à l’être.

Aristote reprend et réordonne à sa manière quelque chose qui lui vient des philosophes que l’on appelle présocratiques, ces premiers philosophes grecs entre le VIIe et le Ve siècle. La philosophie, dit Léo Strauss naît avec la découverte de la nature. Dans Droit naturel et histoire, s’interrogeant sur l’origine du droit naturel, Strauss écrit : « La notion de droit naturel est nécessairement absente tant que l’idée de nature est ignorée. Découvrir la nature est l’affaire du philosophe. » (Droit naturel et histoire, p.83) Et il ajoute :

La philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu’on découvrit la nature ; le premier philosophe fut le premier homme qui découvrit la nature. L’histoire de la philosophie n’est autre chose que l’histoire des efforts incessants de l’homme pour arriver à saisir toutes les implications de cette découverte fondamentale que nous devons à quelque grec obscur, il y a deux mille six cents ans ou plus. (op. cit., p. 84)

La nature s’oppose au nomos, la loi, la convention, on pourrait même traduire par « construction sociale » si on voulait vraiment faire moderne ! Mais pour les premiers philosophes grecs, il s’agit au contraire d’introduire une différence entre deux ordres de phénomènes qui étaient rassemblés sous le nom de coutume :

  • Les chiens ont coutume d’aboyer, mais ici c’est la nature qui va être introduite ;
  • Les Athéniens ont coutume de se rendre sur l’agora, et ici c’est bien de la coutume, des mœurs, le domaine propre de l’ethos et du nomos. Et cette coutume pourra être contestée quand on cessera de penser que la coutume est bonne parce que vieille et que l’on cherche l’origine première des choses.

Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine soutient sur ce point des thèses fortes plutôt convaincantes. La philosophie oppose la nature à ce qui résulte des conventions humaines. Bloch enrôle tous les premiers philosophes grecs dans les défenseurs du droit naturel. Les sophistes opposent la phusis au nomos. Mais c’est vrai au fond de toutes les grandes écoles philosophiques grecques. De fait, les conventions sont variables et dépendent largement du hasard, des circonstances, de l’arbitraire des groupes humains, alors que la nature existe d’elle-même, manifeste sa propre nécessité. Beaucoup de philosophes grecs ou latins utilisent la nature comme arme critique contre les conventions. Les hommes peuvent toujours inventer toutes sortes de fariboles, la nature des choses finit par s’imposer.

« Nous avons été sevrés de nature », dit le géographe et philosophe Augustin Berque. De fait le monde moderne considère la nature seulement comme ce sur quoi doit s’exercer l’ingéniosité humaine, comme matière à modeler selon nos propres projets. L’artifice est l’essence de la modernité : des produits de synthèse aux machines qu’on voudrait intelligentes, il y a une ambition qui est aussi le moteur idéologique de l’accumulation du capital : en finir avec la nature ! Et par la même occasion, en finir avec la nature humaine. Dans L’idéologie allemande Marx rappelle que l’homme produit non seulement ses conditions matérielles d’existence, mais il produit en même temps sa propre vie et, ce faisant, il transforme sa propre nature comme le résultat de sa propre activité, de sa praxis. Ainsi Marx semble souvent partager cette ambition prométhéenne qui est propre au mode de production capitaliste. On pourrait montrer qu’il ne faut pas s’en tenir aux propos du jeune Marx et que l’homme mûr, écrivant Le Capital a une approche plus nuancée et plus « dialectique » du rapport entre l’homme et la nature… Mais c’est une autre histoire.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une étrange contradiction. D’un côté, la préoccupation de la nature, rebaptisée souvent « environnement », semble dominante. Il faut protéger les bêtes et les plantes, la fameuse « biodiversité », il faut « sanctuariser » les sites naturels et organiser la « transition écologique », « décarboner » les activités humaines, etc. Mais dans le même temps, jamais la « haine de la nature » n’a été aussi forte, aussi radicale et aussi systématique. Christian Godin a consacré un livre à ce sujet. Dans l’article dont on trouve ici le lien, je rappelais les analyses de la « honte prométhéenne » de Gunther Anders. Je voudrais aujourd’hui insister sur un autre aspect. Dans la foulée du « déconstructionnisme », invention de Heidegger et Derrida, on s’est mis à déconstruire les « stéréotypes » au point de considérer toutes les relations humaines comme des « constructions sociales ». Dans les sociétés humaines, il n’y aurait plus de phusis mais seulement du nomos. Nous avons appris, au cours des deux ou trois dernières décennies, dans la suite des écrits de Judith Butler (Trouble dans le genre) que la différence des sexes elle-même n’est pas naturelle mais relève de la construction sociale. Qu’une telle aberration puisse avoir envahi les universités et les médias ne laissera pas d’étonner les générations futures (s’il y en a !). Une fois qu’on a admis le dogme central foucaldo-butlerien, on passe aisément à la suite : chacun peut être homme ou femme ou tout ce que l’on veut à sa convenance et on n’a aucune raison d’obéir aux disciplines du corps imposées par la société phallo-logocentrée (Derrida). Et comme nous sommes désormais « comme maîtres et possesseurs de la nature », la technique médicale permet de fabriquer des hommes à partir de femmes et l’inverse. On peut aussi prétendre que deux hommes ou deux femmes peuvent ensemble avoir des enfants, via la PMA-GPA. La toute-puissance, la folie de la toute-puissance peut se déployer sans entrave pourvu qu’on en ait les moyens. Les usines à mères porteuses d’Ukraine ou d’Inde fabriquent les bébés qui viennent satisfaire les fantasmes de l’Occident opulent. Les tripatouillages des médecins mercenaires, des nouveaux John Money (voir mon papier sur le sujet) sont transformés en œuvres humanitaires bienveillantes pour ceux qui éprouvent une « dysphorie de genre ». L’arrière-salle de la négation postmoderne de la nature n’est pas très belle à voir.

Il y a certes de nombreux stéréotypes sociaux, qui conditionnent les comportements des hommes et des femmes. Mais on a fort exagéré les différences construites entre les groupes humains, on a fort exagéré la part de la culture, en oubliant que, pour Lévi-Strauss par exemple, les règles de la parenté sont le lieu où s’articulent nature et culture. En oubliant aussi que quelqu’un comme Lévi-Strauss, en bon rousseauiste, ne cherche nullement à montre que tout est « construction sociale », que « tout est culture », mais bien plutôt à retrouver la nature humaine elle-même.

Car évidemment, rien ne peut être « contre nature ». La loi de la nature est dure, mais c’est la loi. Les hommes ne mettent pas au monde des enfants. Seules les femmes disposent de ce redoutable privilège. Pour satisfaire les fantasmes gays, il faut réduire les femmes à de simples moyens, organiser leur totale aliénation et les violer — même si on prétend que c’est avec leur consentement. Bien peu nombreuses sont les féministes qui s’intéressent à cette question et dénoncent cette transformation des femmes en esclaves qu’organisent les entrepreneurs de GPA et leurs clients. Une main aux fesses leur semble généralement plus grave ! Effectivement, quand on a admis et revendiqué la « PMA pour toutes », la GPA devient très logique. Aux États-Unis, une femme de 61 ans a porté l’enfant de son fils « marié » à un homme et qu’il s’était procuré les gamètes femelles nécessaires. La mère devenue mère du fils de son fils, Sophocle n’avait pas pensé à cela ! Normalement, si les Anciens ont vu juste, la peste doit s’abattre sur les États-Unis !

Mais pas plus qu’un homme ne peut accoucher, on ne peut transformer un homme en femme ou, cas le plus fréquent, une femme en homme. XX et XY : on ne peut changer ça. Et c’est ainsi qu’on voit des enfants naître d’une mère barbue et dépourvue de seins, par exemple. La rupture dramatique du lien généalogique fondamental prépare une société folle. Dès le plus jeune âge, on éduque les enfants à la lutte contre l’homophobie et la transphobie, en même temps qu’on les invite à se soucier de la nature. On a donc décidé de les faire devenir schizophrènes dès que c’est possible.

On arguera que cette folie ne concerne en pratique qu’une mince couche de la société, prise dans CPIS et les gens fortunés. Il est vrai que l’immense majorité des adultes de nos sociétés continuent de chercher les bras d’une personne du sexe opposé et, si affinités, de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée. Mais ceux-là, les belles gens les classeront tôt dans les « beaufs » irrécupérables et on devra éprouver la honte prométhéenne de n’être pas un produit de la technoscience médicale.

Il serait sans doute utile de retravailler pour en tirer des conséquences morales le bon vieux précepte stoïcien : « en toutes choses suivre la nature ».

Le 7 juillet 2022

 

 

lundi 4 juillet 2022

Le nihilisme

Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXsiècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.

En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :

Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque indi­vidu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une géné­rale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)

Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.

De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :

J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois décou­verte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)

Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.

Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !

Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.

Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.

Le 4 juillet 2022

samedi 2 juillet 2022

« L’État est le plus froid des monstres froids »

L’État, c’est le plus froid des monstres froids » dit Nietzsche[1]. Cette affirmation fameuse du Zarathoustra ne devrait pas étonner les lecteurs des philosophes modernes. C’est Hobbes qui le premier compare l’État à un monstre, en l’occurrence un monstre marin, le Léviathan, monstre biblique dont le livre de Job nous dit : « (2) Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan: qui donc oserait me résister en face? (3) Qui m'a obligé, pour que j'aie à lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. (4) Je ne veux pas taire ses membres, sa force, l'harmonie de sa structure. (5) Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse? Qui a franchi la double ligne de son râtelier? (6) Qui a ouvert les portes de sa gueule? Autour de ses dents habite la terreur. » Pour accomplir sa fonction, l’État doit inspirer la crainte, soutient Hobbes.

Mais l’idée est plus ancienne. Machiavel est l’un des premiers à exiger que l’on regarde l’ordre politique sans fioritures et que l’on comprenne que la vertu politique n’a pas grand-chose à voir avec les vertus chrétiennes… Le Prince expose la vérité effective de la chose : pour conquérir et conserver « ses États », le prince doit être prêt à renier sa parole, à mentir, à être autant cruel que fourbe, etc. Celui qui recherche le bien doit s’écarter de la politique, dit Machiavel à ceux qui veulent bien le lire.

La raison autant que l’expérience ne peuvent que nous conforter dans cette vision pessimiste de l’État – un pessimiste est un optimiste bien informé. Qui a appris un peu d’histoire de France, de cette bonne vieille histoire récit « à l’ancienne » a appris que les grands hommes de notre histoire n’ont pas reculé devant le mal. Philippe Auguste que l’on tient parfois pour le véritable « père de la nation française » (il est le premier à écrire « roi de France » et non plus « roi des Francs ») a mis en œuvre à peu près tous les stratagèmes énoncés par Machiavel. Et multiplié par quatre la surface du domaine royal. Louis XI (voir le livre que lui a consacré Murray Kendall), Henri IV, Richelieu, Louis XIV, etc.  lequel pourrait venir contredire la leçon du secrétaire de la chancellerie de Florence ? Traître, menteur, comploteur et impitoyable contre ses ennemis, ce tartuffe de Frédéric II de Prusse a pourtant eu l’audace d’écrire un « Anti-Machiavel » !

Il n’est pas besoin d’attendre l’émergence de ce qu’on appelle « États totalitaires » pour comprendre que l’État un monstre dépourvu de sentiments !

Pourtant, cette méfiance à l’égard de l’État, si largement partagée, est suspecte. L’État monstre froid, ce peut évidemment être l’État instrument de domination d’une caste sur la masse du peuple, l’État que Proudhon définit ainsi :

Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu…

Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.

C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.

Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ![2]

Le mépris et la haine des anarchistes à l’endroit de l’État sont bien connus. Pourtant, il y a une autre critique de l’État, précisément celle de Nietzsche, une critique qui ne se place pas du point de vue des gouvernés contre les gouvernants, mais une critique qui se place du point de vue aristocratique – Domenico Losurdo qualifié justement Nietzsche comme « rebelle aristocratique ». Quand Nietzsche dénonce l’État moderne, il ne dénonce pas la domination, mais bien plutôt une domination qui échappe à l’aristocratie, aux forts, pour passer entre les mains d’une bureaucratie qui prend en compte les intérêts de la  « plèbe », de la masse des faibles qui utilisent la loi et le droit comme instrument de leur ressentiment contre ce qui est vraiment noble.

Bien qu’elles semblent converger dans leur expression, ces deux critiques de l’État partent de présuppositions radicalement opposées. La première critique l’État comme instrument de domination en général, la seconde met en cause l’État comme ce qui met un terme aux dominations traditionnelles – sur la théorie de la domination, on ne peut que renvoyer encore à l’excellent Max Weber, dont les écrits sur ce sujet ont été rassemblés en un volume aux éditions de La Découverte.

Que l’État soit un monstre, l’idée en est exposée sans fard par Hobbes. Le Léviathan, figure du grand corps artificiel chargé d’assurer la paix civile entre les citoyens, est un monstre. Mais ce monstre, créé par les hommes eux-mêmes est nécessaire : sans une puissance assez grande pour terroriser quiconque enfreindrait le pacte social, tous les contrats seraient seulement des engagements verbaux, sans aucune valeur réelle et les hommes seraient de fait condamnés à vivre sous l’état de guerre tel que Hobbes le définit, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. On peut critiquer les outrances rhétoriques de Hobbes, refuser sa conception de l’État qui exclut toute liberté de conscience et soumet la vérité au pouvoir souverain. Il serait tout de même utile de lire Hobbes sérieusement et d’en finir avec les caricatures : Hobbes défend le droit, l’État de droit et la liberté de la pensée philosophique.

On doit cependant lui reconnaître un certain réalisme : tout État, même le plus démocratique dispose du droit de vie et de mort sur ses propres citoyens puisqu’il dispose, selon l’expression de Max Weber, du monopole de la violence légitime, notamment il peut déclarer la guerre et instaurer l’état d’exception. Quand on apprend ou feint d’apprendre que les présidents français donnent régulièrement l’ordre d’exécuter (clandestinement) des individus considérés comme « ennemis », on voit bien que personne ne gouverne innocemment.

Ajoutons que l’État, au sens moderne, est bien un monstre froid. Loin des principes archaïques des dominations féodales, fondées sur l’honneur et le courage, les vertus de la naissance, l’État moderne repose sur la gestion rationnelle du gouvernement des hommes, et place au premier rang non les guerriers, mais les bureaucrates. Quand Richelieu interdit les duels, ce n’est pas anecdotique : les passions guerrières doivent céder le pas à l’ordre politique rationnel dont l’absolutisme royal fut la première forme. Privés du droit de dégainer leur épée à tout moment et de régler eux-mêmes leurs différends, les nobles sont progressivement refoulés dans le statut commun et vont bientôt se confondre avec le Tiers état. Ils vont se lancer dans les affaires…

Autrement dit, l’instauration de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, dont les monarchies absolues sont des formes particulièrement efficaces, correspond à une pacification globale de la société (au moins sur le plan intérieur) et à la prise en compte des intérêts des classes subalternes productives face aux classes dominantes devenues plus ou moins parasitaires. Ce double processus est rendu possible parce que l’État est désormais assez fort pour se faire respecter même des puissants – c’est une question de Machiavel avait également soulevée en son temps. Mais le deuxième aspect, au moins aussi important, est que le développement de la bureaucratie rend moins prégnantes les relations personnelles, diminue le rôle du charisme des chefs ou le recours à la bonté et à la libéralité des dirigeants et cette froideur nouvelle des relations entre pouvoirs et sujets commence à rendre possibles une certaine objectivité et une certaine impartialité, qui sont les deux conditions fondamentales de l’État de droit.

Par conséquent, la caractérisation nietzschéenne de l’État si elle n’est pas fausse, prise en elle-même, n’est pas aussi connotée péjorativement qu’on aurait pu le penser. Après tout, il vaut mieux avoir affaire à un monstre froid plutôt qu’à un monstre chaud !

Il reste que la puissance du monstre doit être contrôlée et que la question reste posée de savoir si l’on peut « chevaucher le tigre ». Parce qu’ils croient impossible cette domestication du monstre, les anarchistes prônent sa destruction pure et simple. Et l’on pourrait être tenté de leur donner raison. À l’époque contemporaine, la puissance étatique s’est infiltrée dans tous les pores de la société. Les individus n’ont jamais été autant soumis à la surveillance étatique, qui peut se déployer apparemment sans limites grâce aux techniques modernes. La puissance effective des dirigeants des États démocratiques modernes est sans commune mesure avec celle des plus absolus des monarques de l’époque de la poste à cheval et de la guerre avec des arquebuses. La mise en œuvre de « l’état d’urgence », la suspension des libertés les plus élémentaires dans nos États « démocratiques » (sic) nous ont montré de quoi l’État est capable. Et ce n’était qu’un début. Le contrôle des citoyens par la machinerie bureaucratique est en voie de prendre des dimensions encore plus effrayantes que le monstre auquel Job fit face.

Cependant, l’expérience montre que la puissance de la multitude déchaînée, en l’absence d’un pouvoir d’État, peut être aussi effrayante que la puissance de l’État-Léviathan. Si la multitude doit craindre l’État, chacun d’entre nous doit craindre la multitude. À ceci près, et ce n’est pas négligeable, que la terreur que peut faire régner la multitude est généralement brève et laisse place, le plus souvent à la tyrannie ordinaire, ainsi que Platon nous en avertissait déjà. Le démos déchainé accouche du pire des régimes, la tyrannie qui est par excellence le régime parricide, celui qui met à mort ses parents.

L’espèce d’angélisme sur lequel repose l’anarchisme n’est que le revers, le renversement comme dans une chambre noire, de l’état de nature hobbesien. Un poète anarchiste disait : « l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Mais cet ordre spontané n’est-il pas encore plus terrifiant que l’ordre imposé par la puissance de l’État. Dans la communauté qui se gouverne elle-même parce qu’elle n’a plus besoin de gouvernement, l’ordre demeure parce que chacun devient gouvernant, parce que chacun espionne, censure,  prêche et contrôle son voisin. Et malheur à celui qui ne suit pas cet ordre sans pouvoir ! Les fourmis n’ont pas besoin de pouvoir politique (la désignation de la reproductrice par le nom de « reine » n’est qu’un mauvais anthropomorphisme), mais les hommes ne sont pas des fourmis.

En réalité, il faudrait peut-être s’arrêter de parler de l’État en général pour s'intéresser à ses expressions pratiques singulières. L’indifférence à la forme du gouvernement doit être mise en examen. L’intérêt immense de Hobbes, c’est que, parmi les premiers, il a montré que l’essence de tout pouvoir était démocratique : le pouvoir procède du peuple. Mais c’est pour abandonner aussi cette idée : démocratiquement, le peuple s’est dessaisi de son pouvoir au profit d’un souverain qui le tient en respect ! C’est sur ce point que porte l’attaque de Rousseau. Mais Rousseau, lui aussi, après avoir défini l’idéal démocratique comme seul pouvoir politique légitime, avoue que des dieux se gouverneraient démocratiquement, mais que ce n’est guère un gouvernement fait pour les hommes.

Le problème est que le pouvoir doit être obéi et que les citoyens doivent être protégés contre les abus du pouvoir, y compris contre les abus du pouvoir du peuple. Le pouvoir doit être obéi et il a besoin d’un corps d’hommes en armes, la police. Mais la police ne peut observer en toutes circonstances le code de procédure pénale ; il lui faut des indicateurs et quelques petits arrangements avec les truands et bien vite la frontière entre les forces de l’ordre et les forces du désordre devient floue. Nous apprécions que les policiers espionnent les terroristes et les apprentis terroristes, mais nous leur donnons par la même occasion l’autorisation et même le devoir d’espionner tout le monde. Qui peut garder les gardiens ?

C’est précisément à cette contradiction, dont ni Hobbes ni Rousseau ni les adversaires de l’État ne peuvent sortir, que prétend répondre la conception républicaine. La séparation des pouvoirs et le contrôle des « grands » par le peuple sont les moyens imaginés par les penseurs républicains (de Machiavel à Montesquieu et Kant) pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir et que soient garanties tout à la fois la liberté des citoyens et l’obéissance aux lois. Mais la meilleure des républiques ne peut pas éviter que les voyous et les hommes politiques mal intentionnés ne viennent troubler le bel ordre théorique. La question est de savoir quel quantité de désordre nous sommes prêts à tolérer pour conserver notre liberté et jusqu’à quel point la préservation de la vie est plus importante que la liberté.

En conclusion, si l’État est bien un monstre froid, il n’existe que parce que les hommes ne sont pas des dieux et ne suivent pas toujours la droite raison : soumis à leurs passions, ils doivent être contraints de respecter les règles de l’ordre social, si l’on veut que la vie humaine continue. Dans le livre de Job, il est dit qu’on ne péchera pas le Léviathan avec un hameçon. Il est cependant possible de le domestiquer et éventuellement de lui résister. Et qu’il s’agisse d’un monstre froid n’est pas très gênant. Le citoyen doit obéir et non aimer l’État, ainsi que le disait Alain. Méfions-nous des États « bienveillants » !

Le 2 juillet 2022.

 



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « La nouvelle idole ». Œuvres II, collection « Bouquins, Robert Laffont, p.320.

[2] P-J Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851, p.341

vendredi 1 juillet 2022

Du futur

Voici une pensée de Pascal :

47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.

Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)

On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition du temps.  On me dira que la mort n’abolit que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps », dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance, deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible : dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes de l’époque.

Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs, nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme : prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.

Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) : les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons, pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.

Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes sont la manifestation de notre puissance d’exister.

Le 1er juillet 2022

 

mercredi 29 juin 2022

De la pourriture

La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :

« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »

Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture » ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui, le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui), mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !

En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant. Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la société occidentale pourrir sous nos yeux.

Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire (un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.

Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution. Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance (le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place, peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.

Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.

Le 29 juin 2022.

 

lundi 27 juin 2022

La morale et le droit

On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.

Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.

Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.

La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.

Le 27 juin 2022.



samedi 25 juin 2022

Des insensés

Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?

On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle : l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste, c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?

J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ». Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos censeurs.

Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer. Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la parole.

La mise en cause des auteurs et des personnages historiques à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ». Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver — Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement, très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel est le mot d’ordre.

La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence, que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction. Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font » des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin, le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.

L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords, de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans une société chaque jour plus éparpillée.

À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité » (Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.

Le 25 juin 2022

 

vendredi 24 juin 2022

Rien de trop !

Sur le temple d’Apollon à Delphes étaient écrites deux prescriptions. La première, la plus connue, était « Connais-toi toi-même ! » qui fut la devise de Socrate. La seconde, non moins importante dans la pensée grecque, était « rien de trop ». Jean de la Fontaine a écrit une fable sur ce thème qui se termine ainsi : « Rien de trop est un point/Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point. » Comment comprendre ce « rien de trop », cet éloge de la juste mesure ?

Hegel écrit que « les Grecs vouaient un culte au fini », c’est-à-dire à ce dont on peut déterminer la mesure. L’infini, l’apeiron, là d’où a émergé le monde, est le chaos. Pour sortir du chaos, de cette nuit où toutes les vaches sont noires, il faut déterminer des êtres et déterminer, c’est mettre un terme, poser une limite. Spinoza dit que toute détermination est négation : rien de plus juste ! Au-delà de la limite, votre ticket n’est plus valable. Dans le Timée, Platon décrit la naissance du monde comme l’imposition de formes dans une matrice originelle, la chôra, un peu comme on fabrique des gâteaux de toutes formes avec une forme qu’on applique à la pâte. Si l’être n’était pas déterminé, il serait un pur chaos et donc absolument identique au néant. Le refus des limites, le désir d’infini n’est qu’un désir d’anéantissement.

Ce qui n’a pas de mesure est immense, au sens étymologique. Mais encore faut-il trouver la bonne mesure ou la juste mesure de chaque chose. La justice est précisément cette détermination de la bonne mesure. Si on ne détermine pas la bonne mesure dans la construction, celle-ci sera laide ou encore s’effondrera. L’art grec classique est un art de la mesure — voir la statuaire ou l’architecture. La bonne mesure doit aussi être trouvée dans l’organisation des humains, c’est-à-dire dans la constitution de la polis. Si celui qui détient le pouvoir en abuse, on tombe dans la tyrannie, mais le pouvoir déréglé du peuple conduit à une autre forme de tyrannie. Enfin dans la conduite de sa vie, chacun doit faire preuve de modération, de maîtrise de soi, de continence. L’ivrogne est celui qui dépasse la mesure, qui a bu un verre de trop !

Ce « rien de trop » et cette notion de mesure (metron) qu’il exprime couvrent un large champ de problèmes. Nous pouvons les ressaisir pour notre propre compte aujourd’hui. Lorsque Platon s’en prend à la tyrannie du plaisir et dénonce le pouvoir dissolvant pour la cité de l’accumulation des richesses, son propos résonne évidemment en nous. Toutes les sociétés ont été conscientes de la nécessité de réfréner les appétits humains. Toutes ont inventé des dispositifs pour les limiter (prescriptions religieuses, morales, rituels), ce qui était rendu plus aisé par la faiblesse des moyens matériels mis à disposition du plus grand nombre. Le mode de production capitaliste qui commence établir sa domination mondiale à partir du XVe siècle change tout. En même temps qu’on commence à concevoir l’univers comme infini, l’homme s’évade par la pensée des limites étroites de la Terre et la technoscience lui promet de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Loin d’être un danger, l’accumulation de richesse devient un idéal social. Justice et charité ? N’y pensez plus. Maintenant les deux maîtres mots sont croissance et développement.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation du capital, hors de laquelle le profit s’épuise — mais cette accumulation finit par accélérer la baisse du profit. Il faut donc trouver de nouveaux champs d’investissement du capital, ne pas laisser une seule parcelle de la vie humaine en dehors de la toute-puissance de Sa Majesté le Capital. Sur ce point Marx a dit l’essentiel et son enseignement confirmé mille fois par les faits. Les conséquences, déjà décelées par Marx, sont connues : le capital finit par détruire les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Nous sommes peut-être arrivés à un point où ce formidable mouvement économique et technique qui nous a nourris (matériellement autant que spirituellement) va engloutir les conditions mêmes de la vie humaine. Je ne veux pas discuter la question de savoir s’il est minuit, minuit moins cinq ou seulement onze heures du soir ! Celui qui croit à la possibilité d’une croissance illimitée dans un monde fini est soit un fou soit un économiste, disait un économiste américain. N’étant ni économiste ni fou, je me garderai bien de partager cette croyance !

La question difficile est de savoir dans quelle mesure nous sommes capables de dire aujourd’hui « rien de trop » alors que, derrière les discours sur la « transition écologique », discours souvent fumeux, le trop de tout poursuit sa course sans le moindre ralentissement. Bezos et Musk s’envoient en l’air et préparent le tourisme spatial pour les multimilliardaires. Pas un jour sans une nouvelle « appli » informatique, sans un nouveau gadget, sans un nouveau système de contrôle que nous accueillons d’autant plus volontiers que nous ne savons pas comment nous passer de nos prothèses.

Jancovici et Bihouix, chacun à sa manière et avec leur sérieux d’ingénieurs, posent les bonnes questions. Mais, fondamentalement, les questions ne sont pas techniques, mais morales et concernent ce qui doit être sauvegardé à tout prix et ce que nous devrons abandonner pour affronter la tempête.

24 juin 2022.

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...