J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins. Indépendamment des réserves que pourrait entraîner telle ou telle formulation ou tel ou tel exemple, sur le fond, Kohei Saito a raison et il lit correctement Marx.
dimanche 10 novembre 2024
mardi 22 octobre 2024
Il n'y a pas de politique scientifique
Le « socialisme scientifique » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dans les œuvres de Marx qui voulut faire œuvre de science et compara en quelques passages son travail à celui de Galilée.
Il estimait aussi que la transformation radicale du mode de production capitaliste se produirait avec la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature. Mais l’œuvre majeure de Marx, Le Capital, ne s’intitule pas « Science de l’économie capitaliste », ni « Théorie scientifique de l’histoire », ni « Théorie générale des classes », ni quoi que ce soit de ce genre. Son sous-titre est Critique de l’économie politique. Marx se place d’emblée sur le terrain d’une « théorie critique », c’est-à-dire d’une critique des théories qui se veulent scientifiques. Marx ne nous donne pas une théorie scientifique, mais plutôt une « métathéorie », une théorie de la théorie. Marx n’est pas Auguste Comte ! N’en déplaise à Althusser.
samedi 12 octobre 2024
« Moins » par Kohei Saito
Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Université de Tokyo. Il participe aux travaux de la nouvelle MEGA (éditions des œuvres complètes de Marx et Engels). En 2020, il publie Hitoshinsei no ‘Shihonron’ (qu’on peut traduire par « Le Capital dans l’Anthropocène »), un livre qui se vend à 500000 exemplaires !
C’est une version remaniée de ce livre qui sort en français sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil). Il a également publié en 2016 La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (Syllepse, 2021), dont j’ai rendu compte brièvement dans La Sociale. Kohei Saito prend tout le monde à revers et propose une lecture de Marx aussi ébouriffante que stimulante, débouchant sur des perspectives politiques et sociales pour notre époque.
mardi 8 octobre 2024
Bifurcation
– 1 —
L’action politique — si l’on pense qu’elle est utile parce que motivée par le sens du bien commun — demande que l’on soit capable de dégager des orientations à long terme, en fonction de ce que l’on peut discerner des tendances historiques générales. Lorsque Rosa Luxemburg analysait la dynamique globale du mode de production capitaliste, elle en déduisait le caractère inéluctable d’une sorte de crise finale de ce mode de production, et cette perception de l’avenir justifiait son pronostic : « socialisme ou barbarie ».
lundi 7 octobre 2024
La logique totalitaire (II)
Poursuivons notre lecture de Jean Vioulac. Nous abordons maintenant l’analyse du nazisme. Après Léviathan, nous avons affaire à Béhémot ! C’est un monstre terrestre que l’homme ne peut pas plus domestiquer qu’il ne peut attraper Léviathan avec un hameçon.
Jean Vioulac, Logique totalitaire (I)
Jean Vioulac (né en 1971) n’est pas un philosophe de plateaux de télévision. Il ne hante pas les émissions « culturelles » des stations de radio. Il fait avec sérieux son travail de philosophe, c’est-à-dire qu’il cherche à penser le réel, sans faire de concessions à la mode du moment, en s’appuyant sur une tradition riche et trop mal traitée, Marx, Nietzsche, Heidegger, Husserl, Freud, Sartre, Günther Anders et quelques autres comme Tocqueville. Parmi ses contemporains, il cite l’excellent Dany-Robert Dufour. J’avais eu l’occasion de signaler son intéressant ouvrage consacre à Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, 2018). Je voudrais parler ici de deux ouvrages qui se situent dans le même ordre de préoccupations : La logique totalitaire (PUF, 2013, réédité en 2023, collection « Quadrige ») et les deux volumes de la Métaphysique de l’anthropocène, Nihilisme et totalitarisme (PUF/ Humensis, 2023) et Raison et destruction (PUF/Humensis, 2024).
jeudi 3 octobre 2024
Qu’est-ce que l’homme ? Première approche
L’humanisme contient en lui-même une définition de l’homme. Mais celle-ci est problématique. Claude Lévi-Strauss faisait le reproche à l’humanisme d’avoir fixé à l’humain des frontières trop étroites, excluant ainsi une partie des hommes de l’humanité – ce qui permettrait de comprendre pourquoi les Européens ont eu tant de difficultés à reconnaître l’humain dans ces hommes étranges qu’ils ont rencontrés dans leurs expéditions, avant de les soumettre pour en faire des esclaves. Lévi-Strauss, à la suite de Jean-Jacques Rousseau à qui il se réfère, cherche ce qui est commun à tous les humains, ce qui les caractérise, en faisant abstraction de ce que l’évolution sociale et historique a pu imprimer en eux.
samedi 21 septembre 2024
Le spectacle banalise l'horreur
L’appel de 200 hommes mâles des arts, du spectacle et autres lieux réservés aux gens bien, émus par les faits terribles révélés par l’affaire Pélicot, est tout à la fois indécent et grotesque.
Indécent parce qu’ils saisissent un drame terrifiant pour le rabattre sur la « domination masculine » en général. Droguer sa femme pour la faire violer par une cinquantaine d’abrutis recrutés par petites annonces, ce n’est tout de même pas comme mettre une main au fesses ou siffler une fille dans la rue. Le vocabulaire de la « domination » archi-usé par les « intersectionnels » de tous poils, montre une fois de plus qu’il n’a aucune fonction critique, mais sert à tout mélanger et à interdire le jugement. La conséquence, non voulue, on l’espère, de cette confusion, c’est que si tout se vaut, rien ne vaut. Et donc, ce qu’a subi Gisèle Pélicot est réduit à toutes les manifestations de « machisme » et on instille l’idée atroce que « ce n’est pas si grave que ça. »
jeudi 12 septembre 2024
L’avenir a-t-il besoin de nous ?
Le titre de cette conférence m’a été inspiré par un texte d’un informaticien américain, Bill Joy, publié au début des années 2000 et largement diffusé sur internet. Bill Joy s’intéresse aux conséquences éthiques des nouvelles technologies et se demande si avec l’informatique, les nanotechnologies et le génie génétique, nous ne sommes pas en train de préparer un monde qui pourra se passer des humains – du moins des humains tels que nous les connaissons… Bill Joy fait référence à un autre texte américain très connu, le manifeste d’Unabomber, c’est-à-dire de Theodor Kaczynski.
samedi 7 septembre 2024
Antiquité de l’humanisme
Pascal, après d’autres, dont Giordano Bruno, a fait remarquer que les Anciens étaient en réalité la jeunesse de l’humanité et les Modernes étaient donc nettement plus vieux que les Anciens. Retourner aux Anciens, c’est donc retourner à la source de la nouveauté. On peut aussi aborder le problème autrement. Si beaucoup de peuples considèrent que la parole des Anciens a plus de valeur que celle des blancs becs, ce n’est pas sans raison : l’expérience des Anciens est précieuse, et un homme âgé a vécu tellement plus de choses qu’un jeunot. De quelque manière que l’on prenne le problème, le retour au passé est absolument nécessaire et riche des plus grands enseignements. Ceux qui veulent faire table rase du passé empruntent une impasse. Individuellement nous sommes notre passé, du passé fugitivement présentifié, et il en va de même des sociétés et des nations. Énée, fuyant Troie en flammes porte son père Anchise sur son dos et tient par la main son fils Ascagne (ou Iule) pour le guider. Telle est la condition humaine. Nous portons la charge de nos parents et nous avons à guider nos enfants. Malheureusement parce que le passé est souvent très lourd : lourd de crimes, de secrets de famille qui restent à dévoiler, d’échecs. Le bilan du passé est si souvent un bilan de faillite de nos espérances.
vendredi 30 août 2024
Kohei Saïto : La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. (Syllepse, 2021)
Voilà un ouvrage qui présente de très nombreux intérêts et qui mérite d’être lu largement. Tout d’abord, il tord le cou aux lieux communs propagés par les frères ignorantins de l’écologie politique officielle. Non, Marx n’ignore ni les limites des ressources naturelles, ni l’écologie, bien au contraire. S’il a pu un moment penser que l’industrie et la science pourraient permettre un développement presque illimité des « forces productives », dès les années 1860, il modifie son point de vue et s’intéresse particulièrement à la question de l’agriculture, lisant attentivement les traités de Liebig, Johnston ou de Fraas. Il retrouve là son intuition première : le rapport fondamental est le rapport de l’homme à la nature et la propriété privée qui prive une partie des humains de ce rapport à la nature constitue la première et la plus fondamentale des aliénations. Marx est parfaitement conscient que le développement sans fin ni mesure du mode de production capitaliste conduit à détruire la terre et le travail, c’est-à-dire les sources de la richesse. Kohei Saïto fait du « métabolisme de l’homme et de la nature », ce qu’est le travail, selon Marx, le fil directeur de ses interrogations et il faudrait creuser ce sillon.
samedi 24 août 2024
Le retour de Ludd, ou comment se défaire de l’homme-machine
Ned Ludd, « captain Ludd », ou encore « le roi Ludd, général de l’armée des justiciers » est un personnage un peu mythique auquel on attribue les mouvements des briseurs de machines qui sévissent au cours de l’année 1811 et qui ne seront arrêtés que par l’exécution de 17 meneurs et la déportation en Australie de 6 autres. Les destructions de machines à filer visaient à protéger l’emploi des ouvriers et leur qualification. Longtemps, on a fait des luddites l’archétype de la résistance réactionnaire au progrès industriel.
lundi 12 août 2024
Illusions perdues
mercredi 3 juillet 2024
Humain, trop peu humain: actualité de l’humanisme
Dans les années 1960 et 1970, on avait entrepris de se débarrasser de l’homme. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, tel sur le rivage une image de sable. La mode était à « l’antihumanisme théorique » et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des « procès sans sujet(s) ni fin(s) », un Marx créateur d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », totalement opposé au « jeune Marx » humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de « machines désirantes ». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.
mardi 18 juin 2024
Le poison de l’analogie
Le raisonnement par analogie présente bien des avantages : transférer le connu sur l’inconnu, c’est une tentative séduisante. On peut même lui donner des fondements rigoureux sur le plan logique. Si entre ensemble E muni d’une opération (*) et un ensemble F muni de l’opération (T) il existe un isomorphisme, les résultats des opérations sur E seront semblables aux résultats des opérations sur F. C’est parce qu’on peut établir un tel isomorphisme entre le plan muni d’un repère et l’ensemble des complexes que l’on donne des représentations graphiques des opérations algébriques et réciproquement. Malheureusement, ce qui est strictement établi en mathématiques l’est beaucoup moins quand on s’essaie aux analogies pour traiter des affaires humaines. Sokal et Bricmont avaient jadis traité des vertiges de l’analogie (Impostures intellectuelles). La topologie lacanienne est sans doute une chose très douteuse et Lacan aurait sans doute pu se passer avantageusement de ses nœuds borroméens, mais les dégâts causés par ces analogies ne sont pas bien graves. Quelques individus en profiteront pour briller dans des salons un peu snobs et c’est tout. Mais c’est en histoire, en raison de ses implications politiques immédiates que l’analogie me semble être un véritable poison.
samedi 15 juin 2024
En votre âme et conscience…
En dernier recours, chacun est appelé à juger « en son âme et conscience ». Le juré d’un jury d’assises n’a pas d’autre obligation que de juger « en son âme et conscience ». Nos décisions les plus importantes, les plus graves, nous ne les pouvons prendre qu’en notre âme et conscience. Cette expression est comprise de tous. Chacun fait l’expérience de cette intériorité contraignante que l’appelle aussi parfois la conscience morale, ou la conscience tout court : « conscience, instinct divin », écrit Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Qui pourrait renoncer à cet appel à la conscience de chacun.
jeudi 13 juin 2024
mercredi 12 juin 2024
Conservateur et non réactionnaire
On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique.
samedi 1 juin 2024
Légalisation de l’aide à mourir : Le dernier pas vers l’abolition de l’humain.
Ainsi une loi se propose de légaliser « l’aide à mourir ». On pourra désormais demander au médecin la prescription d’une dose létale de quelque poison qu’on s’administrera soi-même ou que l’on demandera à un autre d’administrer. La chose est déjà très développée dans d’autres pays comme les Pays-Bas, la Belgique, le Canada, certains États des États-Unis, etc. En dépit des formules alambiquées, voire absurdes, comme « suicide assisté », il s’agit d’un processus général de légalisation de l’euthanasie.
Aktion 14 à l'oeuvre |
Depuis l’utilisation qu’en avaient faite les nazis, l’expérimentant sur les malades mentaux dès 1939 avec le programme Aktion T4 qui a servi à tester les chambres à gaz, le mot a mauvaise presse. C’est pourquoi on doit le camoufler. Le programme nazi d’extermination des malades mentaux a conduit à la mort environ 300 000 personnes. Il s’agit de la première mise à l’épreuve de la théorie des « vies indignes d’être vécues ». Sans mettre en cause la bonne foi des militants de ADMD (association pour le droit à mourir dans la dignité), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces « vies indignes » et la « mort digne ». La banalisation des politiques orientées vers l’euthanasie est la signature de notre époque : faute de mettre toutes les forces sociales du côté de la vie, on préfère programmer la mort.
vendredi 31 mai 2024
Remarques sur l'antisémitisme. Simmel et Postone
Georg Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas de la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (Philosophie de l'argent, Puf Quadrige, p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.
jeudi 16 mai 2024
mardi 9 avril 2024
Communisme et communautarisme.
Par Carlos X. Blanco
Le communautarisme de Costanzo
Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à
rétrograder vers la communauté organique vierge. Le philosophe italien la
présente comme une sorte de déduction sociale de catégories socio-ontologiques.
Elle naît de « la détection
des
contradictions dégénératives du monde moderne et de la même réflexion
autocritique radicale sur la même expérience du communisme historique » (De
la Comuna a la Comunidad, Fides, Tarragone, 2019, p. 126 ; édition par
Carlos X. Blanco, désormais les citations sont tirées d’ici).
samedi 23 mars 2024
Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...
On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !
vendredi 1 mars 2024
mardi 27 février 2024
lundi 19 février 2024
Tous comptes faits
Avant de partir, il faut faire le ménage. L’âge venant, je sais bien que ma contribution à cette histoire que les hommes font sans savoir quelle histoire ils font, sera nécessairement extrêmement mince. Comme je fais partie d’une génération qui fut prise de l’ivresse révolutionnaire à la fin des années 1960 et qui quitte sans gloire la scène, il me semble avoir des comptes à rendre. C’est bien prétentieux ! Je le sais. Pour rendre des comptes, il faut sans doute croire qu’on a été investi d’une mission et que l’on doit à ceux qui ont bien pu croire en cette mission au moins une relation détaillée de son bilan.
jeudi 1 février 2024
mercredi 31 janvier 2024
ENTRETIEN avec CARLOS X. BLANCO -
Vous avez récemment publié un livre sur Marx en France. Quels sont les éléments essentiels du marxisme que vous retenez et ceux dont vous écartez ?
J’ai publié en 2018 (pour le bicentenaire !) un livre sur la pensée de Marx (éditions du Seuil) et je publie très prochainement un livre sur le marxisme (Mais comment peut-on encore être « marxiste », édition Atlande). Marx et le marxisme sont pour moi deux choses assez différentes. Marx est un grand philosophe qui a procédé à la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire qu’il en a cherché la genèse non-économique dans la vie réelle. L’analyse du fétichisme de la marchandise, la signification de la transformation du travail vivant en travail mort, cette véritable aliénation de la vie que constitue le capital, tout cela est fondamental et nous n’en avons pas encore exploré toutes les possibilités. Au contraire, le marxisme orthodoxe a fossilisé la pensée de Marx, en a falsifié tout un pan et constitue bien selon la caractérisation de Costanzo Preve une « religion à destination des classes subalternes ». Le « marxisme orthodoxe » fut ce « matérialisme » que Marx appelait « grobianisch » (grossier), celui répète que les conditions d’existence déterminent la conscience (là où Marx dit « conditionnent », bedingen et non bestimmen), qui hypostasient les êtres collectifs (classes sociales, institutions) et élimine l’individu considéré du point de vue de l’activité pratique, sensible, « subjectivement. ».
mardi 23 janvier 2024
Quelques remarques sur le texte intitulé « Machinerie et asservissement »
Une intervention de Jean-Marie Nicolle
Le mode de production capitaliste serait « Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. » Certes, chaque entreprise est une sorte de pompe à plus-value. L’analogie est pertinente, mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? En effet, il manque un élément : toute machine a été voulue et pensée avant d’être mise en route. Ce n’est pas tout à fait le cas du capitalisme. Curieuse machine que celle dont les finalités sont indéterminées et que « personne ne dirige ».
vendredi 19 janvier 2024
Le devenir machine de l’homme
C'est le titre provisoire d'un travail que je mène en ce moment et dont je présente ici les grandes lignes.
Mon point de départ
Les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des
neurosciences remettent sur le devant de la scène une très vieille histoire,
celle de l’homme-machine, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de La
Mettrie. Au fond tout se passe comme si
l’on voulait se débarrasser de l’humanité de l’homme, en le réduisant à une
machine cybernétique ou à un amas de neurones. Les « IA génératives »
et autres « robots conversationnels » d’un côté, les neurosciences
cognitivistes, les neurosciences pour devenir un bon leader, les neurosciences
pour tout ce que nous désirons, de l’autre, voilà des « modes » qui
sont lourdes de menaces, mais ne tombent pas du ciel. Nous avons affaire à deux
phénomènes parmi les plus saillants qui expriment une histoire pluriséculaire,
qui fut d’abord celle de l’Europe occidentale pour se généraliser aujourd’hui
au monde entier. Plutôt que détailler une critique de l’IA ou déterminer les
limites de la raison neuroscientifique, il m’a semblé plus judicieux de
chercher à donner un tableau historique et culturel, permettant d’expliquer pourquoi
nous tenons tant, sinon à devenir des machines, du moins à nous comporter comme
des machines.
dimanche 14 janvier 2024
Machinerie et asservissement
Le machinisme porta longtemps les espoirs de libération de l’humanité. La machine devait libérer l’homme du travail. Elle est devenue très largement l’instrument de son asservissement. La technique moderne est issue de la science et n’a plus rien à voir avec ce « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon.
vendredi 5 janvier 2024
Deux questions dialectiques épineuses
J’ai consacré un livre à faire l’Éloge de la dialectique (éditions Bréal) et la vie nous met toujours aux prises avec cette dialectique dont Hegel fut le grand maître. L’identité de l’identité et de la différence en est le cœur. Et c’est seulement en admettant cette formule contradictoire que nous pouvons rendre compte des embrouillaminis dans lesquels nous nous trouvons pris. Je vais en donner ici deux exemples :
1)
Comment concilier le réalisme en matière de politique
internationale et une défense ferme des principes moraux que nous tirons de la
pensée des Lumières (mais sans doute aussi de la tradition grecque et
chrétienne) ?
2)
Comment concilier l’universel et le respect des
particularités des diverses civilisations humaines.
Ces deux problèmes n’en font peut-être qu’un seul, d’ailleurs.
jeudi 4 janvier 2024
L’illusion volontaire
Il revient à Pascal, ce grand continuateur de saint Augustin, d’instruire le procès du moi. « Le moi est haïssable »[1] écrit-il dans une phrase célèbre … et peut-être pas toujours bien comprise car, comme le dit Lucien Goldmann, Pascal ne répond jamais par oui ou non mais toujours par oui et non.[2]
La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et
de ne considérer que soi.[3]
Ainsi le moi est
identifié à l’amour-propre. Le moi n’est
pas une chose, une partie de l’homme, il n’est pas l’âme, il est simplement
l’amour-propre. Or cet amour-propre est proprement ce qui corrompt l’âme. D’une
part l’amour-propre incline à tous les péchés – ainsi la comédie est
« dangereuse pour la vie chrétienne » parce qu’elle flatte
l’amour-propre et prépare ainsi l’âme à accueillir tous les plaisirs et toutes
les douceurs et les plaisirs représentés dans la comédie.[4]
D’un autre côté cet amour-propre est ce qui nous pousse à nous faire Dieu et
donc à ignorer le vrai Dieu. C’est pourquoi :
Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui
porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à
la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ;
et il est injuste et impossible d’y arriver puisque tous demandent la même
chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne
pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.[5]
Rien de ce qui en nous est « aimable », nos
qualités, nos richesses, nos connaissances, etc., rien de cela nous le
méritons, rien de cela ne doit être rattaché aux qualités propres du moi. Nous
ne méritons pas plus qu’un autre. Pourquoi celui-ci est-il touché par la grâce
et pas celui-là ? « Mérite, ce mot ambigu »[6] :
Pascal reprend ici la controverse augustinienne contre les pélagiens : La
grâce ne nous est pas donnée en échange de nos mérites affirme saint Augustin[7]
et quand Dieu couronne nos mérites il couronne ses dons ! Réciproquement,
être juste ne nous garantit de rien. Pascal rappelle saint Augustin qui a dit
que la force serait ôtée au juste.
Rien donc ne vient justifier l’amour-propre. Au contraire la
vérité, celle que la foi ouvre au croyant donne toutes les raisons d’aller
jusqu’au mépris de soi :
Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne
découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu,
cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la
nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors
de l’homme, et une nature corrompue.[8]
L’amour-propre s’oppose donc à cette véritable connaissance
de la nature humaine, et à la foi sur laquelle elle repose. Et par conséquent
l’amour-propre ne peut reposer que sur une tromperie, qui masque cette nature
corrompue et prend les défauts à mérite.
Il [l’amour-propre] ne saurait empêcher que cet objet qu’il
aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se
voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut
être parfait, il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de
l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que
leur aversion et leur mépris.[9]
« Misère de l’homme sans Dieu » : tel est le
titre de cette partie selon la classification des liasses de Pascal par
Brunschvicg. Misère non pas accidentelle mais consubstantielle. Misère que rien
de ce qui appartient en propre à l’homme ne peut venir compenser :
Vanité des sciences. – La science des choses extérieures ne
me consolera pas de l’ignorance de la morale, au temps d’affliction ; mais
la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences
extérieures.[10]
Et immédiatement après :
On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes, et on
leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir
rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la
seule chose qu’ils n’apprennent point.[11]
Inversion de la réalité : nous nous faisons mérite de
ce qui est le moins important car le plus important, nous ne le méritons, nous
le l’avons pas appris mais le tenons de la grâce, du don de Dieu… Et parmi
toutes ces sciences qui ne nous apportent aucun science des choses
véritablement importante, la philosophie figure en bonne place, elle qui se
termine dans le pyrrhonisme, le scepticisme et la suspension du jugement.
« Nous voilà bien payés ! »[12]
L’embarras dans lequel se trouve l’amour-propre produit la
« haine mortelle » contre cette vérité. L’amour-propre ne se peut
regarder lui-même en face. Il lui faut un miroir trompeur, un miroir courtisan
qui lui répète qu’il est le plus beau. Mais en même temps, il ne peut pas ne
pas voir cette vérité :
Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en
elle-même, il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle
des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et
aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni
qu’on les voie.[13]
Mentir aux autres, se montrer sous un jour flatteur, jouer
des apparences et se mentir à soi-même, c’est tout un. En mentant aux autres,
je me mens à moi-même. Mais ce mensonge est fait de deux éléments
contradictoires. Si je mens aux autres, j’espère que les autres ne connaîtront
jamais la vérité, mais il m’est impossible de me mentir à moi-même en ne
connaissant pas la vérité. Je mens aux autres et je me mens à moi-même parce
que je connais la vérité.[14]
Comme toujours chez Pascal, on a l’un et l’autre, la contradiction sans
dépassement, c’est-à-dire la condition tragique de l’homme. Par conséquent, le
plus grand mal pour l’homme n’est pas d’avoir des défauts – il ne peut en être
autrement car pour la créature Dieu est d’abord perdu et la nature est
corrompue – mais de ne pas vouloir les reconnaître. Comment peut-on ne pas
reconnaître ce qu’on a devant les yeux ? Comment peut-on ne pas vouloir
voir ce qu’on voit ? Il faut, nouvel oxymore, succomber à « l’illusion
volontaire » qui est l’injustice par excellence puisque nous voulons pour
nous-mêmes quelque chose que nous ne saurions tolérer des autres :
Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous
ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne
méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que
nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.[15]
Ainsi, que les autres nous montrent nos vices, cela devrait
nous rendre heureux puisqu’ils contribuent à ce que nous sortions de l’erreur
et de l’injustice. Au fond, être méprisé quand on est méprisable, c’est encore
le mieux que nous puissions souhaiter si nous anime encore le sens de la
justice. Mais l’amour-propre ne le permet pas :
Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui
nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage et que
nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ?[16]
Il y a certes des degrés dans cette aversion pour la vérité.
Mais elle est en chaque homme et inséparable de l’amour-propre. Le moi est le
foyer de toutes les tromperies, de tous les mensonges. Parce que nous voulons
tromper et nous voulons nous tromper sur nous-mêmes nous finissons par être
trompés par les autres :
Si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de
nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite
comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la
cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à
être trompés, on nous trompe.[17]
Et c’est pourquoi nos réussites, nos succès mondains nous
éloignent toujours d’avantage de la vérité. D’où cette conclusion sans appel de
Pascal :
Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ;
on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en
notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les
hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie et peu d’amitiés
subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est
pas, quoiqu’il parle alors sincèrement et sans passion.
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et
hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.[18]
Ainsi, l’amour-propre, c’est-à-dire le regard que le moi
porte spontanément sur lui-même, est la source de cette illusion volontaire qui
contamine toute la vie sociale et ne lui laisse pour fondements que ces
illusions qui prennent d’autant plus de force qu’elles peuvent compter sur la
force de l’imagination cette « maîtresse d’erreur ». Le pire,
peut-être est que cet amour propre n’a pas d’objet. Qu’est-ce que le moi ?
Pour savoir, dit Pascal, il faut se donner ce qu’on aime en moi quand on
m’aime. Si on aime quelqu’un à cause de sa beauté, on ne l’aime pas lui-même
puis la maladie peut détruire cette beauté. Il en va de même pour les qualités
morales qui peuvent se perdre.
Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? et comment
aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne font point ce qui fait
le moi puisqu’elles sont périssables ?[19]
Ce moi est à la fois impérissable et même temps
inaccessible ; ses qualités (périssables) ne le définissent pas, elles
n’explicitent pas une essence. Mais comme on peut l’aimer que ses qualités, il
n’est donc pas aimable. Alors le moi est-il haïssable ? Sans aucun
doute : il est se veut le centre de tout et veut asservir les autres.
L’honnêteté, les bonnes mœurs n’y peuvent rien. Elles peuvent masquer aux
autres l’incommodité de ce moi qui veut les asservir mais nullement en
supprimer l’injustice. Reste ce que le Rédempteur met en moi, ces sentiments de
sincérité et de fidélité aux hommes, la « tendresse de cœur pour ceux à
qui Dieu m’a unit »[20].
Dans l’amour de Dieu et l’amour des autres hommes (la charité) réside la vraie
connaissance du moi, dépouillé des illusions et de l’injustice.
[1]
Pascal, Pensées, 455 de l’édition
Brunschvicg, 597 de l’édition Lafuma. Nous donnons par la suite les références
aux pensées en donnant dans l’ordre ces deux numérotations.
[2]
Lucien Goldmann, Le dieu caché,
Gallimard, 1959, p.46
[3]
Pascal, Pensées, 100-978
[4]
Cf. Pensées, 11-764
[5]
Pensées, 492-617
[6]
Pensées, 513-930
[7]
Voir saint Augustin, Controverses
pélagiennes : De la grâce et du
libre arbitre, chap. V.
[8]
Pensées, 441-471
[9]
Pensées, 100-978
[10]
Pensées, 67-23
[11]
Pensées, 68-778
[12]
Pensées, 73-76
[13]
Pensées, 100-978
[14]
Il y a peut-être ici une idée de ce « mentir-vrai » par lequel Aragon
désignera le nouveau style réaliste en littérature.
[15]
Pensées, 100-978
[16]
Ibid.
[17]
Ibid.
[18]
Ibid.
[19]
Pensées, 323-688
[20]
Pensées, 550-931
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