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samedi 18 avril 2015

Sur la crise de l'éducation

Écrit voilà près de vingt-et-un ans, à l'époque de François Bayrou, ce texte n'a hélas pas vieilli, à ceci près que la situation qui y est décrite s'est considérablement dégradée aujourd'hui et que les possiblités de sauver ce qui peut encore l'être se sont plutôt sérieusement amenuisées. Alors que François Bayrou avait - timidement - proposé la revalorisation de l'étude des langues anciennes, c'est sa liquidation pure et simple qui est à l'ordre du jour. Une menace grave pèse sur la possiblité même de transmettre même partiellement ce qui a constitué la culture française et européenne et au delà-la possibilité de l'ouverture sur la  humaine dans son ensemble. Quand on pense que l'enseignement de l'allemand risque, avec le nouvelle réforme des collèges prévue pour la rentrée 2016, d'être complètement marginalisé (au point même que l'ancien premier ministre Jean-Marc Eyrault s'en est ému), on mesure ce qui est en train de se passer. On pourrait croire que c'est l'orientation d'un gouvernement, d'une majorité qui est en cause, mais il n'en est rien. Chaque gouvernement, chaque majorité parlementaire poursuit le travail des précédents, toujours dans la même direction. Si, selon Hannah Arendt, l'éducation est conservatrice par essence, parce qu'il s'agit de préserver le monde, on ne peut que se demander si cette préservation est encore possible.
 
Les idées reçues du pédagogisme
Le texte de Hannah Arendt sur « La crise de l’éducation »[1] est consacré à la situation américaine mais il peut parfaitement s’appliquer au système mis en place en France dans les deux dernières décennies. Arendt montre comment les bonnes intentions envers les enfants constituent un véritable enfermement dans un univers d’enfants, coupé du monde des adultes et en fin de compte leur interdisant l’accès à ce monde. Il peut être utile d’étudier la question de l’échec scolaire à la lumière des propositions théoriques de Hannah Arendt.
Pour commencer, j’essaierai de résumer ces propositions.
Hannah Arendt commence par les trois idées de base de la pédagogie moderne :
·         Il existe un monde autonome des enfants.
·         La pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner.
·         L’enseignement est soumis à la thèse pragmatiste qui affirme que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même.
La première idée aboutit non à la « libération » des enfants mais à une tyrannie bien plus grande et plus difficile à supporter que l’autorité « naturelle » des adultes. La deuxième à vider le rapport enseignant-enseigné de tout contenu puisque les ressorts naturels de l’autorité de l’enseignant sont brisés. Quant à la troisième, en substituant le faire à l’apprendre, elle substitue le savoir-faire au savoir.
Si la première de ces idées n’est pas systématiquement mise en oeuvre dans le système scolaire français, les deux dernières ont fait l’objet d’une élaboration à peu près complète au fil des années, particulièrement dans les programmes de remédiation destinés à lutter contre l’échec scolaire. L’idée que l’école ne doit pas transmettre un savoir mais d’abord « apprendre à apprendre », constitue le fil directeur des divers plans de rénovation de l’école. L’absurdité théorique de cette proposition saute aux yeux. Si, avant d’apprendre, il faut apprendre à apprendre, il faudra aussi bien évidemment apprendre à apprendre à apprendre et ainsi de suite à l’infini. On tombe dans le regressus ad infinitum déjà dénoncé par Spinoza à propos de l’idée, de l’idée de l’idée, etc.. Le problème classique du commencement est rendu insoluble par la suite infinie des médiations qui empêchent de commencer. Pour commencer, il suffit de commencer, comme pour vouloir, il n’est pas besoin de vouloir vouloir. Il y a un saut obligatoire, un immédiat nécessaire dans l’apprendre comme dans le commencer ou dans le vouloir. Pour apprendre à nager, il faut se mettre à l’eau. Pour apprendre à apprendre, il faut d’abord apprendre quelque chose. La proposition des pédagogues est inversée. Chez Descartes, on le sait bien, le discours de la méthode n’est le préalable de la connaissance, il en est la réflexion post festum.
La difficulté tient au fait que tous les enseignants se sont rendu compte qu’il ne suffisait pas d’énoncer un savoir pour que ce savoir soit transmis. Parler (ou écrire) c’est transmettre un message, une information ; le récepteur du message — l’élève — enregistre des sons mais ce message peut parfaitement rester du bruit, une suite de signes sans signification. Les pédagogues confondent transmission d’un savoir et cours magistral. Bien évidemment, la transmission du savoir suppose que l’élève soit capable de « décoder le message » et donc qu’il soit actif. Ce qui suppose un certain nombre de techniques, extrêmement variables suivant les âges, la personnalité des élèves, les disciplines. Il est souvent plus difficile de guider l’élève dans une recherche active que de parler. Faire lire un texte de philosophie est plus payant que de le lire soi-même. Amener l’élève à retrouver et à utiliser ce qu’il sait déjà pour acquérir un nouveau savoir. Tout cela n’est que l’enfance de l’art pédagogique. Mais ce sont pour, l’essentiel, des « trucs et astuces » et non une science nouvelle. L’enseignant apprend également à utiliser et à maîtriser la théâtralité de l’acte d’enseigner. Les élèves n’apprennent pas en jouant. Mais l’enseignant doit savoir « jouer » au même sens, ou presque, que le comédien. Or l’art du comédien ne découle pas d’un savoir mais est un savoir-faire qui s’obtient par apprentissage.
C’est précisément parce qu’il se sent désarmé par les difficultés de son propre apprentissage pratique que l’enseignant cherche à inverser les rôles, à transformer l’élève en apprenti et, pour lui-même, à apprendre ce qui est propre à son métier comme une science qui ne relèverait que d’un processus cognitif théorique. Le succès, chez les enseignants, de la « formation professionnelle » au métier d’enseignant tient précisément à ce qu’il permet d’évacuer du métier la dimension propre à tout métier, qui est expérience, savoir-faire, et de remplacer cette dimension par une formation « scolaire » qui est précisément la seule chose qu’il sait bien faire au terme de ses longues études.
La priorité accordée aux « méthodes d’enseignement » sur le contenu disciplinaire a bien abouti, comme le dit Hannah Arendt, à ce que les enseignants ne savent pas beaucoup plus choses que leurs élèves sur la matière qu’ils doivent enseigner. L’affirmation peut paraître exagérée si on considère le savoir uniquement comme une certaine quantité d’informations, mesurable par exemple au moyen des méthodes de Shannon. Mais l’enseignant n’en sait pas « plus » que ses élèves s’il se contente de connaître plus de théorèmes, plus de faits historiques, plus de lois physiques, etc.. Il en sait vraiment plus s’il a atteint un niveau où il est capable de faire retour sur son propre savoir, de comprendre comment les algorithmes élémentaires des mathématiques entrent dans la structure générale de toute connaissance, en quoi le groupe commutatif ou l’isomorphisme ne sont pas des constructions arbitraires des mathématiciens, mais bien des formes fondamentales de tout savoir rationnel. On dit parfois que les enseignants sont trop érudits pour leurs élèves. C’est l’inverse. Ils ne le sont jamais assez et c’est une loi générale que les meilleurs pédagogues sont les plus « savants ».
L’école et la société
Le problème de la crise de l’enseignement ne peut pas être réduit au problème de la relation pédagogique. C’est un problème de relations sociales et politiques et un problème de vision de l’avenir de notre civilisation. Depuis les origines de notre histoire, l’enseignement est marqué d’une ambiguïté que masque le mot d’école. D’un bout à l’autre de ses dialogues, Platon s’interroge sur l’enseignement de la , qu’il ne faut pas comprendre au sens moral et même moralisant actuel mais au sens grec de l’αρέτή, c'est-à-dire de l’excellence en quelque art. Le menuisier possède la science du bois. Le politique s’intéresse à la science du gouvernement des affaires humaines. Chacune de ces sciences a un but pratique qui concerne tous les hommes. Mais quelle est la science du philosophe, la science de celui qui aime la sagesse en général ? C’est la science qui s’acquiert non par l’activité en vue d’une fin extérieure mais dans l’activité qui se tourne vers soi-même et qui est proprement l’objet du loisir, de la skholê, de l’otium de Romains. Dans l’école moderne les deux types de savoir sont étroitement mêlés. Il s’agit tout à la fois d’apprendre des excellences utiles dans tel ou tel domaine et d’acquérir un savoir en soi désintéressé.
Dans l’école de la IIIe République, les deux objectifs étaient, en partie, séparés. L’école primaire, complétée éventuellement par le primaire supérieur, fournissait les bases d’un savoir pratique (lire, écrire, compter) et inculquait les vertus nécessaires à un bon citoyen et à un bon soldat (pour reprendre l’Alsace et la Lorraine) pendant que la filière secondaire-supérieur était dominée par les « humanités classiques » qui visaient à former « l’honnête homme », selon l’idéal de Lumières — fort mâtiné, cependant, de la tradition philosophique spiritualiste française. Bien évidemment, cette opposition est schématique : le primaire enseignait aussi un savoir « désintéressé » élémentaire pendant que le secondaire offrait des savoirs parfaitement intéressés. D’ailleurs la République, en créant l’école Polytechnique, se dotait des moyens d’avoir des ingénieurs et pas seulement des « honnêtes hommes », ce qui est la charge de l’École Normale Supérieure. Le point commun était cependant la rupture entre l’école et le « monde ». La fonction de l’école primaire de Jules Ferry était certes de fournir une main-d’œuvre qualifiée au capitalisme mais aussi et surtout de combattre l’influence de l’Église, des régionalismes, des habitudes ancestrales. Elle donnait une idée de l’universel, sachant que, pour les vieux « radsocs », l’universel s’identifiait à la  française. La conception des EN comme « couvents laïques » correspondait bien à cette visée qui n’était pas réductible à des objectifs utilitaristes économiques — quoiqu’en aient dit les gauchistes des années 70.
La caractéristique de l’école de la Ve République est, précisément, que cette dualité d’objectifs disparaît. L’école doit être « ouverte sur la vie », c'est-à-dire qu’elle n’est plus du tout une scolh préparatoire à la praxis véritablement humaine mais un apprentissage en vue de la poiesis, pour reprendre l’opposition aristotélicienne. Par un paradoxe étonnant, on introduit le jeu à l’école au moment même où l’école est transformée en annexe de l’usine et du bureau. C’est pourquoi l’objectif central poursuivi par les réformes successives a été la substitution de l’apprentissage d’un savoir-faire à la transmission d’un savoir, avec pour corollaire la destruction systématique des « humanités » — marginalisation des langues « mortes », transformation de l’étude des langues, y compris la langue maternelle, en apprentissage de la « communication », attaques contre la philosophie, etc.. Jusqu’à la supériorité des mathématiques et des disciplines scientifiques témoigne de cette entreprise puisque les mathématiques se réduisent — y compris dans les classes de terminales scientifiques — à des techniques de calcul et la physique théorique disparaît au profit d’un apprentissage pseudo-expérimental. Les benêts disent que, derrière tout cela, il n’y a pas un plan machiavélique mais une sorte de pression sociale objective et anonyme. Il suffit de lire les discours patronaux concernant l’éducation pour comprendre qu’ils savent ce qu’ils font. L’idée même d’un savoir « désintéressé » est une idée insupportable, non seulement parce qu’elle engendre des faux frais pour le capitalisme, mais parce que, en elle-même, elle est une critique des fins que le capitalisme impose à l’humanité.
Dans la pratique, la mise en œuvre de ces plans rencontre toutes sortes d’obstacles. Les résistances des « archaïques » qui se recrutent dans tous les courants politiques, d’abord. Mais on peut espérer que d’ici quelques décennies ceux qui ont été formés à l’ancienne école auront disparu et avec eux les derniers souvenirs d’une culture qui se meurt. Les lois de la biologie sont très convaincantes ! Se débarrasser des « archaïques » sera d’autant plus facile que, trop souvent, les défenseurs de la tradition apparaissent comme les défenseurs d’une corporation qui refuse le changement et se préoccupe trop peu des élèves. De toutes parts, et pour des raisons évidentes, on cherche à assimiler la défense de l’école républicaine à la défense réactionnaire du passé. Et il est alors très facile de dénoncer les mythes de « l’âge d’or », de citer les complaintes datant de Platon sur la baisse du niveau. On ne peut vraiment défendre l’école républicaine que si on comprend les tendances contradictoires qui sont à l’œuvre en son sein depuis les origines.
Les contradictions internes du système seront plus difficiles à éliminer. La croissance de la violence scolaire n’est pas un simple reflet de la croissance de la violence sociale. D’abord parce que la « croissance de la violence » est une notion toute faite qu’on n’interroge pas sérieusement. Le sentiment d’insécurité se développe à partir de ce qui se passe dans certains quartiers urbains, mais on a, en général, plutôt moins de « chances » de se faire égorger au coin d’un bois qu’il y a un siècle. Ensuite parce qu’il y a toujours eu une certaine violence scolaire dont le bizutage ou les châtiments corporels imposés par les enseignants étaient des manifestations réglées et organisées. Ce qui est nouveau, c’est une violence non ritualisée des élèves contre les autres élèves (racket, …) et contre les enseignants. En arrière-plan, il y a l’idée que l’école n’est plus un havre séparé de la société mais un rouage de la machine à exclure, un rouage d’autant plus insupportable qu’il rend, insidieusement, l’élève responsable de la ségrégation sociale dont il est victime. Celui qui quittait l’école pour aller à la mine pouvait rendre le « système capitaliste » responsable ; aujourd’hui, on ne quitte plus l’école transformée en garderie pour les 2-22 ans. On y reste « en échec » et il ne reste plus à l’enfant qu’à se retourner contre soi-même ou contre cette représentation socialisée de soi-même qu’est l’institution scolaire. Les saccages d’écoles — même d’écoles maternelles — expriment cette violence retournée contre l’institution.
Le « collège unique » : ventre mou du système
Face à l’échec scolaire, le mot d’ordre est celui de la pédagogie différenciée. Il s’agit cependant d’une pure hypocrisie, qui, au nom de l’intérêt des élèves et de fumeuses théories pédagogiques, couvre la dislocation des diplômes nationaux et l’abandon du monopole d’État de la collation des grades. Cette entreprise reçoit l’aide bénévole des partisans des « écoles alternatives » qui n’hésitent pas à invoquer le modèle anglo-saxon, c'est-à-dire le modèle du  scolaire. Il est assez curieux de voir fleurir les mots d’ordres de la pédagogie différenciée alors même que le collège unique de M.Haby vise à supprimer toute différenciation pédagogique en organisant le passage systématique de tous les enfants en classe de Sixième, c’est-à-dire dans un système de fractionnement des disciplines, de maîtres multiples, de découpage rigide des horaires, pour lequel de nombreux enfants ne manifestent pas la maturité suffisante. Dans ce système, la pédagogie différenciée n’a pas d’autre résultat que de souligner et renforcer la situation d’échec de l’élève, situation qui est vécue de la façon la plus dure en raison même du principe du « collège unique ». L’exclusion et la ségrégation sociale sont d’autant plus dures qu’elles sont sournoises.
Le « collège unique » n’est unique que nominalement. En fait, le premier degré de l’enseignement secondaire est éclaté suivant les villes, les quartiers, les options enseignées et le sort de l’enfant se joue pour beaucoup dans la connaissance que les parents peuvent avoir — ou ne pas avoir — de la stratégie gagnante, c'est-à-dire la connaissance des chemins cachés et les relations utiles pour disposer des dérogations nécessaires pour changer, le cas échéant de collège, quand la carte scolaire vous a placé dans la zone de recrutement d’un "mauvais collège". L’enseignement privé prospère sur cette base.
Dans cette classification des établissements scolaires, il y a une bonne part d’escroquerie. On confond les statistiques avec le destin individuel des enfants. Question de méthode élémentaire que la plupart des parents sont cependant incapables de comprendre. Ce n’est parce que le collège A envoie 60% de ses Troisièmes en second degré général que l’enfant X déterminé a 60% de chances d’entrer dans une seconde S ou L. Les résultats scolaires de l’établissement ne sont pas obligatoirement un critère de la qualité des enseignants et de la direction, si on veut bien admettre que les handicaps « socioculturels » jouent un rôle important. Plaçons les enseignants de H.IV ou Condorcet (100% de réussite au bac) dans un collège de ZEP et on verra qu’ils n’y font aucun miracle. Inversement, même des professeurs médiocres obtiendront de bons résultats dans les beaux quartiers parisiens — il n’est d’ailleurs par certain que les bons lycées aient de bons enseignants. Mais les idées reçues ont la vie dure et les illusions statistiques sont plus puissantes que l’analyse rationnelle.
Il reste que le « collège unique », spécialement dans les « quartiers défavorisés », apparaît comme un lieu chaotique où s’opère un tri aveugle. La notion de mérite, qui fondait l’école républicaine traditionnelle, y a disparu au profit de la promotion « à l’ancienneté » du fait des limitations drastiques des redoublements. L’enfant n’y est jamais confronté avec son propre avenir et ses propres responsabilités. L’enseignant y apprend à perdre la « foi » et à accepter, avec fatalisme et parfois un brin de cynisme, la vanité de son métier. A la sortie, il faudra pourtant être capable de se réveiller et d’affronter un monde de concurrence impitoyable.
Le problème des programmes et des contenus
Paradoxalement, à l’heure du pédagogisme triomphant, jamais les programmes n’ont été aussi chargés. On répète en citant Montaigne qu’il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Et pourtant, on cherche à « enfourner » le maximum de choses dans les « chères têtes blondes ». Dès le primaire, il faut — en moins de 24 heures par semaine — apprendre, en plus des savoirs fondamentaux, l’informatique, une langue vivante, les guerres de religion, que sais-je encore. Les parents, qui investissent dans la formation, ne sont pas les derniers à pousser à cette accumulation puisque, comme tout le monde, ils confondent instruction et quantité d’information. En introduisant dans les horaires, le travail dirigé, on s’est aperçu que ça allait finir par coincer. Chose curieuse, les instituteurs — pardon ! Les professeurs d’école — n’avaient pas imaginé que le travail dirigé pût être une activité pédagogique aussi utile que la leçon !
La surcharge s’accroît quand on passe du primaire au secondaire. On impose aux élèves des horaires de travail que les parents n’acceptent plus depuis longtemps. Au collège des semaines de plus de 30 heures de cours, auxquels il faut ajouter les devoirs à la maison et les leçons à apprendre : on dépasse allègrement les 40 heures de 1936. Heureusement, que l’année scolaire est régulièrement amputée par les examens, les conseils de classe, les réunions pédagogiques, etc. ! Pour de mauvaises raisons, Jospin avait pris la bonne décision de supprimer la physique en Sixième et Cinquième. C’est le type même de connaissance inutile parce que, en réalité, incompréhensible par un élève normal, en raison du degré d’abstraction qu’elle exige. Un potentiel électrique ou une force sont des concepts théoriques que l’humanité a mis des milliers d’années à élaborer, qui supposent des outils mathématiques en dehors desquels ils sont dépourvus de sens. Or, la plupart des élèves de troisième sont aujourd’hui incapables de résoudre les problèmes d’arithmétique du certificat d’études primaires d’antan, lesquels étaient pourtant une bonne manière de faire des mathématiques d’une manière concrète.
L’accumulation générale des disciplines se retrouve, sous une autre forme, à l’intérieur des programmes de chaque discipline. Le goût des détails inutiles envahit tout au détriment des structures essentielles. En mathématiques, on apprend beaucoup d’analyse et de techniques de calcul mais on oublie les structures fondamentales, ensemble, groupe, anneau, corps, définition précise d’une relation, d’une application, d’une fonction. En physique, on multiplie les expériences au point que la physique théorique est menacée de disparition dans le second degré. Pour justifier cette révision des programmes, les pédagogues prétendent s’appuyer sur une stratégie de la découverte. Le cycle du « Claude Bernard standard »[2], observation, hypothèse, vérification par l’expérience, est élevé au rang de pédagogie passe-partout. Jamais les physiciens n’ont travaillé selon cette « méthode ». Quant aux élèves, on les induit en erreur et on multiplie les « obstacles épistémologiques à une véritable prise de conscience de ce qu’est l’activité scientifique. On inculque un empirisme vulgaire qui fait de la connaissance un acte de recueil du « réel » sans que jamais soit interrogé le statut du « réel » en question. Vérifier la loi d’Ohm à l’aide d’un ohmmètre ou d’un voltmètre ne prouve rien du tout puisque l’ohmmètre est construit sur la base de la loi l’Ohm. On oublie que l’appareil expérimental n’est pas une chose neutre mais d’abord un dispositif théorique. Un plan incliné ne permet pas de découvrir la loi de la chute des corps, si auparavant on n’a pas formulé théoriquement les grands principes de cette loi. Toute expérience, prise comme simple donné est susceptible de multiples interprétations théoriques : le plan incliné de Galilée aurait très bien pu recevoir une interprétation cohérente dans la physique d’Aristote.
On pourrait multiplier les exemples. Ainsi la pédagogie apparaît comme le recueil des préjugés concernant le savoir. L’enseignement de la philosophie n’échappe pas à la règle. La liste des notions qui doivent être abordées dans une année de Terminales est suffisamment impressionnante pour décourager les meilleurs volontés. D’autant que les élèves font de la philosophie une année et une seule pour l’immense majorité d’entre eux. Ce n’est donc qu’un mauvais moment à passer. Les théoriciens de la didactique de la philosophie se payent de mots en ressassant la phrase de Kant qui veut qu’on n’apprenne point la philosophie mais seulement à philosopher. Apprendre à penser par soi-même, tel est le résumé de l’instruction ministérielle. Mais comment est-il possible d’apprendre à penser par soi-même quand la langue française n’est même pas maîtrisée, quand on a remplacé l’étude des auteurs de la littérature française par des techniques de « communication », quand les repères chronologiques ont disparu, quand l’enseignement des langues étrangères se résume de plus en plus à « Je regarde la télé, je vais au stade jouer au basket, Mr. Smith arrive au bureau, etc. » ? Ajoutons le recul des langues anciennes et l’absence à peu près totale de culture générale et on comprend que la mission du professeur de philosophie est une véritable mission impossible. Au risque de passer pour un radoteur, faut-il rappeler que l’élève de terminale du lycée pré-Faure et pré-Haby (on pourrait dire pré-Cinquième République) avait étudié, les années précédentes, des textes de Montaigne, Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot, que bien souvent il avait entendu parler de Lucrèce et de Cicéron en latin, que les noms de Goethe, Schiller ne ressemblaient pas à des noms de joueurs du Bayern de Munich, que par l’exercice répété de la version allemande, anglaise ou latine, il avait appris à lire un texte mot à mot, à en rechercher la logique et à le traduire en un français correct, tous exercices qui, soit ont disparu purement et simplement, soit ont été réduits à la portion congrue. Bref, c’était l’époque où l’école n’écartait pas systématiquement tout « ce qui prend la tête » et n’a aucune utilité pratique pour être employé de bureau ou jeune cadre dynamique aux dents longues.
Évidemment cette école ancienne mode n’enseignait ni le code de la route, ni l’éducation sexuelle. Quand on songe au malheureux professeur de biologie chargé de cette dernière tâche face à des adolescents en plein bouillonnement des humeurs, on ne peut qu’être interloqué par la stupidité et l’absence de tout sens psychologique des faiseurs de programmes[3]. L’école instruisait mais n’éduquait pas, laissant cette tâche à la charge de la famille ou de la « société ».[4] Curieux paradoxe encore qu’on doit remarquer : l’école ouverte sur la vie transforme la vie entière en disciplines scolaires qui relèveraient d’un savoir que le professeur devrait transmettre …
La dictature des mathématiques
Depuis plusieurs années, les ministres successifs prétendent lutter contre la « dictature des mathématiques ». C’est évidemment une sinistre plaisanterie. La « dictature des mathématiques » se porte mieux que jamais et cela ne pourra aller qu’en s’aggravant. Il est sans doute utile de se demander pourquoi il en est ainsi — pourquoi par exemple les futurs médecins ne choisissent pas les bacs à option « sciences de la vie » et pourquoi ceux qui se destinent aux grandes écoles de commerce boudent les bacs « sciences économiques et sociales ». Les critères de sélection de ces formations ne sont pas seuls en cause puisque la philosophie (ou du moins la culture générale rebaptisée philosophie) joue un grand rôle pour l’admission à HEC et autres écoles de moindre importance. Le caractère irrationnel de cette poussée vers les mathématiques est tout à fait surprenant, quand on songe que 90% des métiers ne demandent en mathématiques que le niveau de l’ancien certificat d’études primaires (et encore !) et que 95% au moins des bacheliers scientifiques n’auront jamais, au grand jamais, à résoudre d’équations différentielles (à l’exception de ceux qui deviendront professeurs de mathématiques et devront l’enseigner à leur tour).
Moins que quiconque je ne voudrais mettre en cause les vertus propédeutiques des mathématiques. Les longues chaînes de raisons, chères à Descartes, sont supposées enseigner la rigueur formelle aux jeunes gens. Malheureusement cette supposition est erronée. Il n’y a, hélas, aucun rapport entre l’aptitude à la rationalité et l’aptitude à la réussite des études de mathématiques et plus généralement scientifiques. On peut, par exemple, se demander pourquoi les intégristes islamistes et plus généralement les diverses variétés de chevaliers de l’obscurantisme contemporain se recrutent avec une telle constance dans les branches scientifiques des Universités. Ou pourquoi les sectes les plus ahurissantes (Mandarom, Lotus d’Or et autres) font le bonheur des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs, des cadres stressés beaucoup plus souvent que celui des âmes un peu simplettes. Essayons de donner quelques raisons plausibles.
L’organisation moderne du savoir scientifique est compatible avec l’irrationalité la plus débridée. Réduite à une pure manipulation de signes, la science s’apparente de fait, sans difficulté, aux pratiques rituelles des religions ou des sectes. C’est en effet une activité le plus souvent dépourvue de sens puisqu’elle n’a pas un but pratique et ne s’intègre pas comme composante d’un savoir plus global ou d’une vision du monde, l’idéal « humaniste » ayant bel et bien vécu. La vulgarisation de certains thèmes scientifiques contribue a cette décomposition du sens des propositions scientifiques. Il suffit de penser au « big bang » et aux diverses présentations délirantes auxquelles cette théorie cosmologique a donné lieu. Ou encore de se rappeler l’affaire de la « mémoire de l’eau ».
Les sciences dures en général et les mathématiques en particulier ne favorisent pas le sens critique. Bien au contraire, dans la façon même dont elles sont enseignées, ces disciplines sont les prototypes du dogmatisme le plus obtus, des vérités qui ne se discutent pas et qu’on doit accepter parce que « c’est comme ça ». On peut aisément faire rire les élèves avec la critique des forces occultes telle que Molière nous la présente avec la fameuse vis dormitiva de l’opium. Mais pas un ne s’avise qu’au fond ils expliquent le mouvement des planètes par la « force d’attraction » attribuée à Newton[5], c’est-à-dire que la pesanteur est attribuée à la vis attractiva. La nature réelle de la loi scientifique n’est jamais soupçonnée et la « vérité scientifique » prend un caractère très proche de celui des vérités révélées censées fournir l’explication ultime de tous les phénomènes. Loin d’être l’ouverture d’esprit qu’en attendaient ses promoteurs du XVIIIe et du XIXe siècle, l’enseignement des sciences fonctionne comme une école de dressage des cerveaux. Ce deuxième point se combine aisément avec le premier.
Sans faire de marxisme simpliste, on peut subodorer que la domination de « l’équivalent général » sur toutes les activités sociales n’est pas sans rapport avec le goût pour la science des nombres. Tous les rapports humains apparaissant sous la forme magique de rapports entre des quantités de choses, les mathématiques apparaissent ainsi non comme une connaissance particulière mais bien comme la connaissance en général, la connaissance de tout ce qui doit être connu dans la vie.
Évidemment ce ne sont pas les mathématiques ni les sciences de la nature en elles-mêmes que je mets en cause. Mais tout à la fois leur place dans l’enseignement et cet enseignement lui-même. Car, et c’est un paradoxe qu’il faut souligner, cette domination totale des mathématiques et des sciences de la nature s’accompagne d’une inculture scientifique galopante comparée au poids des « sciences » dans l’information et la vie quotidienne. On pourrait ici donner de nombreux exemples — les professeurs de physique s’arrachent les cheveux devant l’ignorance mathématique de leurs élèves …
Si on examine cette situation dans toute son ampleur, on mesurera aisément combien vaines sont les bonnes paroles ministérielles sur la revalorisation de l’enseignement littéraire ou le renouveau des langues anciennes[6]. Car ce n’est pas d’une compétition entre disciplines qu’il s’agit mais plutôt d’une émulation mutuelle vers le bas ! Le déclin de la culture scientifique malgré la toute-puissance apparente des mathématiques est la conséquence directe du déclin de la culture classique  … et réciproquement ! Plus le français est réduit à l’état de moyen de communication et moins le sens des mathématiques est saisissable ; moins on fait de latin, de grec, de français ancien, d’explication de textes et plus difficile devient l’acquisition d’un raisonnement abstrait. Réciproquement, plus la culture scientifique s’affaiblit et plus la philosophie est réduite au rang de bavardage mondain et de pur jargon.
Ainsi la « dictature des mathématiques » apparaît-elle comme un faux problème. C’est un certain type d’enseignement scientifique, et donc une certaine conception de la science qui est en cause. Je suis ne pas d’accord, en général, avec la formule de Heidegger qui dit que « la science ne pense pas ». Mais il est clair que la science scolaire est faite pour ne pas penser et fonctionne comme une système d’abrutissement des élèves — qu’on songe aux malheureux qui passent du bac scientifique à une Math’sup ! Que ce système soit construit consciemment ou qu’il émerge spontanément de l’interaction des divers intérêts sociaux, c’est alors une question secondaire. On a pu croire un moment à une volonté systématique de destruction des enseignements littéraires et philosophiques. Il n’est pas si sûr qu’il en aille de même aujourd’hui : les « sciences humaines » s’avèrent des auxiliaires utiles dans les techniques de « management » et la philosophie comme machine à produire de l’éthique peut être efficacement intégrée au dispositif de production de l’idéologie dominante — certaines entreprises embauchent des philosophes, Socrate ouvre un cabinet de consultant ! Le résultat est cependant le même. C’est l’idée même d’une activité intellectuelle désintéressée qui est mise en cause ; qu’on sauve la philosophie au nom de son utilité est sans doute le meilleur moyen de l’achever. Or c’est ce qui se cache derrière la prétendue dictature des mathématiques, c’est bien cet utilitarisme généralisé[7].
Ce qu’on pourrait faire.
Il pourrait sembler que, sur de nombreux points, le constat, que je viens de faire, gagne du terrain dans les esprits, des parents, des enseignants, des « décideurs ». En affirmant la priorité à l’enseignement de la langue maternelle à l’école primaire, en prenant la défense du latin et du grec dans le second degré, le ministre Bayrou semble aller dans le bon sens. Malheureusement le détail concret des mesures du fameux catalogue rend beaucoup plus pessimiste. Lire, écrire, compter, d’accord, mais il faudra en plus une initiation à une langue étrangère (façon pudique de dire « initiation à l’anglais »), de l’informatique, des « arts plastiques », de la musique, deux heures minimum d’éducation physique, et tutti quanti avec un horaire encore en diminution pour satisfaire la réunionnite des IA, la manie du week-end des classes moyennes et les desiderata de notre sainte mère l’Église en matière de catéchisme. Le latin d’accord, mais où sont les professeurs de lettres classiques dans les collèges ? Les études dirigées pour le collège, qui serait contre ? Mais personne ne sait qui les dirigera puisqu’on ne peut pas toucher aux horaires des professeurs et qu’on ne veut pas recruter de « pions » ? Dans le catalogue des bonnes intentions, chacun peut trouver ce qui l’intéresse, mais la ligne générale de destruction de l’instruction publique, de « l’exception française », va se poursuivre.
Il faudrait s’attaquer radicalement aux orientations actuelles et d’abord à la première qui veut que l’école prépare à l’emploi. L’école est inapte à faire de la formation professionnelle et ce n’est pas son rôle. La formation professionnelle, au sens strict, se fait « sur le tas », par des systèmes d’apprentissage. Le problème est que l’apprentissage, ça coûte et que les patrons voudraient bien en avoir les avantages sans en avoir les charges. On cite le modèle allemand, mais on oublie d’ajouter qu’en Allemagne les apprentis sont payés, sont syndiqués, couverts par des conventions collectives qui sont surveillées par des syndicats puissants. Les patrons français voudraient des apprentis gratuits, les frais d’instruction générale technique étant pris en charge par la . Les entreprises qui, pour des raisons diverses, ont pris en charge la formation professionnelle de leur personnel — par exemple France-Télécom — lui consacraient 11% de la masse salariale. La moyenne des entreprises françaises tourne autour de 2% !
L’instruction, selon Marx, devait être une instruction « polytechnique ». Ce n’est évidemment pas dans cette direction qu’on avance, mais au contraire vers une pseudo formation professionnelle qui n’est ni généraliste, ni spécialisée. Le première des choses à faire consiste donc à clarifier les missions de l’école fondamentale, de la primaire au lycée, en la séparant radicalement de toute velléité de faire une formation pré-professionnelle[8]. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer l’enseignement technique et professionnel public (par exemple les IUT et les BTS forment de bons exemples de réussite dans ce domaine), mais cet enseignement technique et professionnel ne peut venir qu’après l’école fondamentale et ne doit pas absolument pas interférer avec les préoccupations de l’école fondamentale.
La deuxième bonne mesure consisterait en une réduction drastique du nombre de disciplines enseignées dans une classe donnée. Ce qui impliquerait, d’une manière ou d’une autre, la reconstruction des filières (comme, par exemple, les anciennes filières « classique » et « moderne » dans le premier cycle des collèges) à condition de ménager un certain nombre de passerelles. En tout cas la technologie, telle qu’elle est enseignée au collège — c’est une discipline qui n’a aucun objet précis — pourrait fort bien être supprimée. Tout comme les « sciences économiques et sociales » et quelques autres balivernes du même type qui se réduisent à un discours idéologique sans contenu de savoir réel, quand on s’adresse à des enfants de 11 à 15 ans. Tout comme l’éducation physique sous ses formes rabougries actuelles (elle pourrait reprendre toute sa place, et de manière beaucoup plus « ludique » dans le cadre d’une journée scolaire à mi-temps — disciplines fondamentales le matin, activités d’éveil et loisirs l’après-midi).
Sur le plan pédagogique, sans aucun doute faut-il encourager les méthodes « centrées sur l’élève », tout ce qu’on regroupe sous le terme de pédagogie active. A condition qu’on cesse, d’abord, de parler des pédagogies actives dans des classes de 30 ou 40 élèves. Du reste, si on en reste à 40 élèves par classe, rien n’interdit de passer à 80 ou 100 : dans tous les cas, on est réduit au cours magistral. Ensuite qu’on s’entende sur ce que doivent être ces méthodes actives. Les professeurs perdent un temps précieux à dispenser des cours magistraux qui entrent par une oreille et sortent par l’autre. La place accordée aux travaux dirigés, aux exercices, à la lecture à voix haute, à la copie, devrait être beaucoup plus grande. La traditionnelle « dictée » qui a perdu de son aura (sauf chez Pivot !) est trop souvent en voie d’extinction au collège. Il en va de même pour la récitation — en français ou en langue étrangère — qui, tout à la fois, exerce la mémoire et accoutume l’élève à parler une autre langue que le charabia des cours de récréation. Je me souviens encore de « Ich weiss nicht was soll est bedeuten … » ou de « Tityre tu patulae recubans sub tegmine fagi », trente ans après. Enfin le système du contrôle continu et l’abandon de la composition a exercé des ravages terribles qu’on commence seulement à mesurer maintenant. C’est que certains enseignants appellent le système « Veleda » : on apprend pour le lendemain et on efface tout ; alors que la composition trimestrielle obligeait à une révision globale et à une synthèse de ce qui avait été acquis redonnant un sens global au travail de l’année.
On invoque le problème des moyens. L’école coûte en effet cher, et de plus en plus cher, à la , pour un résultat des plus décevants — et encore, il paraît que de nombreux pays envient le système français ! C’est un faux problèmes : l’école a des moyens qui sont gaspillés dans les dernières lubies du pédagogisme — par exemple les IUFM[9] qui coûtent beaucoup plus cher et ne valent pas les anciens CPR. La suppression des enseignements inutiles et des réunions de pure parlote dégagerait aussi des moyens considérables, sans compter ce qu’on gagnerait par une réorganisation de ce gigantesque chaos qu’est l’administration de l’Éducation Nationale. Ce n’est pas une question d’enveloppe financière globale qui est la cause majeure des difficultés de l’éducation aujourd’hui, mais bien une question politique et philosophique au plus haut point.
(Octobre/Décembre 1994)


[1]in Hannah Arendt : La crise de la culture
[2]qui est une extrapolation osée de ce que Claude Bernard explique dans « L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale ».
[3]Que ce soit le professeur de biologie qui soit chargé de l’éducation sexuelle en dit d’ailleurs long sur la conception que les technocrates ministériels se font de la sexualité humaine mise sur le même plan que celle des oursins et vaches …
[4]Notons, en passant que, si l’école d’aujourd’hui se goberge de la « culture de l’image », c’est pourtant le lycée « de papa » qui nous a appris le cinéma par les ciné-clubs, aujourd’hui presque tous morts.
[5]Je dis bien attribuée puisque Newton refuse toute « explication » (hypotheses non fingo) et se contente d’exhiber une loi mathématique.
[6]Ce dernier point est à lui seul … tout une programme, car il n’y a pas assez de professeurs de lettres classiques, même pour mettre en œuvre les modestes mesures Bayrou, le nombre des diplômés de Latin et Grec ayant chuté verticalement dans la dernière décennie.
[7]Notons en passant que l’utilitarisme le plus sordide cohabite merveilleusement avec le « droit-de-l’hommisme » qui sert d’arôme moral à notre société. Marx, polémiquant contre l’utilitarisme et contre son héraut Bentham, notait déjà que la sphère de la circulation marchande « est en réalité une véritable Eden pour les droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. Liberté ! Car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en tant que personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! Car ils n’entrent un rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! Car chacun ne dispose que ce qui lui appartient. Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices , et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun. » (Capital I, Section II - Chapitre VI)
[8]On lira le livre très polémique, mais souvent fort juste, de Despins et Bartoly sur l’introduction de l’informatique à l’école, « Arsenic et jeunes cervelles » qui démontre l’absurdité de l’introduction de cette technique dans l’école fondamentale, tout en en soulignant les arrière-plans idéologiques.
[9]Alain Finkielkraut a consacré plusieurs bonnes émissions de « Répliques » à cette question. On peut également se reporter aux témoignages publiés par le journal du SNLC-FO qui a consacré deux numéros spéciaux aux IUFM. Cette création jospinienne qui a fourni quelques bons fromages aux chefs de la FEN est épinglée dans un rapport au vitriol de l’Inspection Générale, mais curieusement le « Monde de l’Éducation » et autres porte-parole officieux du Ministère n’en ont pas fait mention.

jeudi 12 avril 2012

Hannah Arendt, le totalitarisme et la banalité du mal

Le totalitarisme est la principale figure du mal au XXe siècle. Auschwitz, symbole des camps d’extermination est un des tournants majeurs de l’histoire humaine. Si on ne fait plus guère de difficulté pour reconnaître dans le nazisme le “ mal absolu ”, la définition du totalitarisme reste sujette à discussion. Hannah Arendt, dans ses trois volumes de L’origine du totalitarisme (réédition Points, Seuil) tente de l’élucider théoriquement. Le totalitarisme doit tout d’abord être compris en le situant dans le courant historique qui le fait naître, c'est-à-dire dans la conjonction de l’antisémitisme moderne et de l’impérialisme sans quoi le nazisme eût été impossible. En second lieu, il faut en mettre à jour les traits fondamentaux qui sont communs aux différents systèmes totalitaires que nous siècle a connus. Hannah Arendt montre que le système stalinien de l’URSS et le système nazi peuvent être réunis sous le même concept de totalitarisme. Mais cette analyse qui appartient à la théorie politique trouve son prolongement dans la réflexion  qu’elle mènera à l’occasion du procès Eichmann (voir Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, Folio, Gallimard).
  1. Les sources du totalitarisme
    1. L’antisémitisme.
L’antisémitisme est création originale de notre époque et non le prolongement la haine traditionnelle des chrétiens à l’égard des Juifs. Il est une idéologie laïque qui se développe à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Pour le comprendre, il faut le resituer dans ses rapports avec le déclin de l’État-. La préservation de la spécificité de la  juive correspondait à la coïncidence des intérêts d’un côté de l’État- qui donnait aux Juifs un rôle particulier et, d’autre part, de la  juive elle-même, ou de ses représentants traditionnels. Avec l’avènement de l’impérialisme, la domination complète de la bourgeoisie et la soumission complète de l’État aux intérêts financiers privés, le rôle spécifique des Juifs (par exemple sur le plan financier et diplomatique) n’a plus lieu d’être, alors même qu’ils n’ont pas réussi à s’intégrer à la bourgeoisie financière.
Ainsi, l’antisémitisme n’est pas une forme particulière de nationalisme.Au contraire, il s’exprime d’emblée par des organisations supranationales et, bien que dans la forme sa propagande copie celle des partis réactionnaires, il vise en réalité à “ une rupture fondamentale avec l’ordre existant ” par un gouvernement intereuropéen au-dessus de toutes les nations, ainsi que le proclame le premier congrès international antijuif, réuni à Dresde en 1882. Le nazisme ne milite pas pour la suprématie de la  allemande, mais pour celle de la “ race aryenne ” dont une partie des Allemands est exclue. L’idée de l’unification de l’Europe sous la direction de cette “ race des seigneurs ” est un des thèmes centraux de la propagande.
Paradoxalement, c’est l’égalité de droit des Juifs, conquise progressivement, à partir de la Révolution française, qui constitua un des plus puissants facteurs de l’antisémitisme moderne. Si l’égalité est la justice, elle est en même temps une entreprise hasardeuse. “ C’est parce que l’égalité exige que je reconnaisse tout individu quel qu’il soit comme mon égal, que les conflits entre groupes qui, pour une raison ou une autre, refusent de reconnaître leur égalité réciproque de base, revêtent des formes si effroyables. ”
    1. L’impérialisme
S’opposant aux analyses marxistes, Hannah Arendt montre que l’État- n’est pas l’instrument de la bourgeoisie. “ L’impérialisme naquit lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de la production capitaliste s’insurgea contre les limitations nationalistes imposées à son expansion économique. ” L’État- ne peut construire un empire sans mettre en cause ses propres fondements intérieurs – le corps politique est menacé – et sans éveiller les sentiments nationaux des peuples conquis. La philosophie politique de l’impérialisme est la première à proclamer que “ le pouvoir est l’essence de toute structure politique. ” Ce sont les motifs économiques qui vont alimenter cette transformation. La véritable émancipation de la bourgeoisie n’est pas la constitution de l’État-, mais celle que lui procure l’impérialisme, cette époque où “ les hommes d’affaires devinrent des politiciens ”.
Le racisme n’est pas une invention nazie car “ le racisme a fait la force idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle ”. Il nie “ le grand principe sur lequel sont bâties les organisations nationales des peuples, à savoir le principe d’égalité et de solidarité de tous les peuples, reposant sur l’idée d’humanité. ” Les théories racistes sont souvent anti-nationalistes. La fascination pour la décadence est un autre trait essentiel du racisme. Enfin, bien que le scientisme des Lumières et leur pensée de la diversité des races puisse sembler fournir des arguments au racisme, les Lumières pensent l’unité de l’espèce humaine. Le racisme se construit en réaction contre les Lumières, en affirmant le “ polygénisme ” de l’espèce humaine.
Avec le racisme comme principe politique et la bureaucratie comme principe de domination, l’impérialisme se lance à l’assaut de continents entiers pour y perpétrer “ les massacres les plus terribles de l’histoire récente ” comme l’extermination des tribus hottentotes par les Boers. C’est une véritable folie qui semble saisir les colonisateurs. Et c’est de cette folie que sortira le XXe siècle. Après la conquête du monde, l’impérialisme doit se développer au sein même de l’Europe. Les mouvements pangermanistes et panslaves constituent les phénomènes majeurs d’où est issue l’histoire contemporaine. Le grand tournant se situe le 4 Août 1914 qui fait exploser les nations européennes et ébranle tout le système politique “ avant que le totalitarisme n’attaque sciemment et ne détruise en partie la structure même de la civilisation européenne. ”
  1. Le système totalitaire
S’appuyant sur ces mouvements de fond de la société moderne, le système totalitaire qui s’incarne dans le nazisme et le stalinisme présente néanmoins des traits très spécifiques qui font qu’il ne peut être ramené à aucune des catégories classiques de la théorie politique (tyrannie, despotisme, etc.).
  1. L’alliance de la populace et de l’élite
Le totalitarisme apparaît d’abord comme l’époque de l’irruption des masses sur la scène historique. Il ne s’agit plus des classes sociales au sens ancien du terme (comme chez Marx) ni du peuple (au sens de la philosophie politique) mais de la populace fascinée par le mal. L’unité de cette “ organisation des masses ” n’est ni la conscience d’un intérêt commun, ni une “ logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis ”.
La crise des élites, le mécontentement violent à l’égard de la civilisation – la critique des “ intellectuels ”, de la rationalité, l’exaltation du sentiment – le type de personnel sélectionné dans les aventures coloniales et les guerres – aventuriers de tout poil, individus dont la structure  a été détruite par l’exercice répété des massacres – tout cela prépare cette alliance de la populace et de l’élite si caractéristique des mouvements totalitaires. Le mouvement totalitaire vise ni plus ni moins qu’à la transformation de la nature de l’homme, à créer un “ homme nouveau ”, par l’endoctrinement, mais aussi, dans le cas nazisme, par les méthodes de sélection du bétail.
    1. L’État et la terreur
Le système du parti unique ne résume pas le totalitarisme. Staline dut briser le vieux parti bolchevik pour mettre sur pied le parti totalitaire. Le régime totalitaire vise une accumulation de pouvoir illimitée. “ La lutte pour la domination totale de toute la population terrestre, l’élimination de toute réalité non totalitaire rivale, est inhérente aux régimes totalitaires eux-mêmes… ” À la différence des partis extrémistes classiques, socialistes révolutionnaires ou nationalistes, les mouvements totalitaires se radicalisent après la prise du pouvoir. La gestion de l’État et l’élimination de l’opposition permettent le déchaînement de la terreur. Les États totalitaires s’affranchissent de toute règle. Ils semblent être dans un état permanent d’anarchie.
La radicale nouveauté de l’État totalitaire fait éclater l’alternative entre régimes sans lois et régimes soumis à des lois. La terreur s’impose quand les hommes sont isolés c'est-à-dire quand ils ont rompu tout lien avec la vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail. C’est ainsi que le totalitarisme est inséparable de la transformation radicale de la condition humaine dans le monde contemporain (voir, de Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne).
  1. L’enfer et la banalité du mal
    1. Le mal superficiel
Pour comprendre l’essence du phénomène totalitaire, on doit expliquer comment tous les ressors de la conscience  ordinaire peuvent être détruits. Il s’agit aussi de bien cerner quel genre d’enfer les nazis ont construit, quelque chose qui n’a rien à voir avec les tueries de masse ou les folies destructrices qui ont maintes fois saisi l’humanité. L’analyse du “ cas ” Eichmann, criminel guerre nazi, capturé par les services secrets israéliens, jugé et pendu à Jérusalem en 1961, démontre comment l’homme ordinaire devient l’exécutant et l’organisateur de la “ solution finale ”. Revenant sur cette affaire dans l’introduction à La vie de l’esprit (son dernier ouvrage), Hannah Arendt écrit : “ Ce qui me frappait chez le coupable, c’était le manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remontrer le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démonique ni monstrueux. ” Eichmann n’était pas un fanatique nazi, ni un antisémite enragé, ni une brute inculte qui aurait obéi machinalement. Le trait véritablement frappant qui le caractérise est le “ manque de pensée ”. Non pas la stupidité, mais l’incapacité de penser, la propension à laisser sa vie se jouer comme une “ comédie macabre ” dont il répète le texte comme autant de clichés, de formules apprises par cœur.
C’est précisément parce que le mal est superficiel qu’il peut se répandre comme un feu de paille et saisir des millions d’hommes. S’il fallait être particulièrement démoniaque, s’il fallait être un monstre exceptionnel, le mal n’aurait jamais pris l’extension qu’il a pu prendre dans le système totalitaire.
    1. Le manque de pensée et l’obéissance
Eichmann avait provoqué l’indignation de ses juges en déclarant “ qu’il avait vécu toute sa vie selon les principes moraux de Kant et particulièrement selon la définition que Kant donne du devoir. ” (Eichmann à Jérusalem, Chap. VIII). Kant, en effet, semble affirmer que le bon citoyen doit obéir à la loi civile et qu’aucune circonstance ne peut justifier qu’on puisse se soustraire à ses obligations légales. De là Eichmann en déduit qu’on devait appliquer l’impératif du Troisième Reich : “ Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait. ” Cette “ adaptation ” de Kant consiste à expurger la pensée de la pensée de Kant. Le cœur de la  de Kant réside justement dans la faculté de juger, qui exclut, par définition, l’obéissance aveugle. L’invocation de l’obéissance aux ordres est donc une scandaleuse manière de refuser ses responsabilités : “ en politique, obéissance et soutien ne font qu’un. ”
Cette perversion de la , évidée de son contenu rationnel et remplacée par l’obéissance au chef, suppose la perversion du langage. Orwell avait analysé cette perversion dans son 1984 : la novlangue a pour but de détruire tout sens du langage ordinaire par divers procédés dont l’identification des contraires : la liberté c’est l’esclavage, etc.. Hannah Arendt montre à son tour comment le système de commandement et de propagande du nazisme repose sur les “ règles de langage ”, l’emploi d’un langage perverti en son fond. De l’expulsion des Juifs signifie la destruction des Juifs d’Europe ; “ accorder une mort miséricordieuse ” (euthanasie) signifie meurtre ; la “ solution finale ” signifiera que, pour “ éviter les souffrances inutiles ” on va organiser le système des chambres à gaz. C’est précisément ce qui permet au criminel Eichmann de se retrouver en harmonie avec la société, car la société allemande toute entière s’est défendue contre la réalité du crime par les mêmes moyens que Eichmann : l’auto-intoxication, la stupidité et le mensonge.
Laissons, pour finir, la parole à Hannah Arendt : “ Dans tous les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : “ Tu ne tueras point ”, même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre la loi du pays de Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : “ Tu tueras ”, même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l’encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, la mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement, celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l’immense majorité d’entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient naturellement, que c’était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d’entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s’ils ont vite appris à résister à la tentation. ”
Denis Collin

mercredi 18 janvier 2006

Arendt , Marx et le problème du travail

Un aperçu critique de "Condition de l'homme moderne"

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.
Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, laskolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et œuvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.
On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...