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dimanche 10 mai 2015

A propos de 'Libre comme Spinoza"

Une lettre de Benoit Spinosa

Avec son autorisation, je publie ici la lettre que m'a envoyée Benoit Spinosa.  Benoit Spinosa est philosophe, professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur d'un excellent ouvrage sur Hobbes, dont j'avais fait la recension 

Bonjour Denis

J'ai lu avec grand plaisir ton beau livre sur Spinoza. Cette introduction à l'Ethique, par sa concision et sa clarté, est un tour de force, comparée à des résumés scolaires sans portée réelle ou à des sommes gueroultiennes décourageantes pour beaucoup (et pas seulement pour les néophytes). La première partie sur le De Deo bénéficie de ta connaissance des mathématiques et leur usage, simple et éclairant, donne une idée de l'engouement de Spinoza pour la géométrie ainsi que de la portée encore valable de certaines propositions de l'Ethique. Cette partie centrée sur l'unicité de la substance et sa puissance est comme le fondement à partir duquel tu as pu expliquer pourquoi Spinoza passe pour le premier philosophe des Lumières : cette conception rationnelle d'un Dieu-Nature oblige le lecteur, qui entend en saisir le sens, à opérer en lui une distinction entre les "façons d'imaginer" un Père terrible et "les connaissances objectives" du principe immanent à toute chose - c'est prendre au sérieux, comme tu le diras plus loin (p; 268) le caractère unique et éternelle de la substance.
La suite de ton explication rappelle judicieusement le rôle de l'expérience chez Spinoza sans laquelle la fin de l'Ethique resterait tout à fait énigmatique. Le rapprochement avec Marx, particulièrement judicieux, indique bien que le concret effectif est loin du concret immédiat et que la connaissance du troisième genre, celle du singulier comme tel, n'est pas aussi incompréhensible que le laisse croire Alquié : le processus dialectique, compris dans sa puissance d'individuation (loin du mythe du collectif qui avale l'individu), peut éclairer en retour ce que veut dire Spinoza quand il entend dépasser la connaissance par notions communes. L'usage que tu fais de Marx, juste avant l'exposé des trois genres de connaissances, est un point fort du livre. Je me souviens de Marx écrivant que "l'individu est l'entité sociale" dans les Manuscrits et du commentaire de Marcuse dans Raison et Révolution (p. 330) commentant : "Le but, c'est l'individu : ce trait individualiste est un des soucis essentiels de la théorie marxiste" ; aux antipodes du Robinson isolé abstraitement, cet individu est social-concret. K. Axelos avait aussi insisté sur cet aspect. La connaissance singulière du troisième genre fait peut-être de Spinoza l'un des premiers "dialecticiens" des temps modernes. Ce que tu avances relativement aux passions, avec un conatus-éros, explique pourquoi la pathétique spinoziste est très appréciée des psychothérapeutes (tu emploies même l'expression "conatus de transfert"). Le dynamisme spinoziste de l'adéquation de l'idée explique, avant la catharsis de Breuer et Freud, la puissance nocive de l'affect inconnu et la possibilité de le transformer en action sitôt repérée sa trajectoire et sa genèse, possibilité de renversement de pôles complémentaires. On trouve, dans les romans d'Irvin Yalom (Le problème Spinoza surtout, et Nietzsche a pleuré dans une moindre mesure) cet hommage rendu au philosophe hollandais et la force reconnue des liens entre les passions et les pulsions, ainsi que la possibilité de convertir une passion en action, puisque la connaissance rationnelle est nécessaire mais non suffisante à l'atteinte de la sagesse. Ton livre explique bien que la sagesse n'est pas un orgueil ni une pensée de surplomb et que la liberté n'est pas un vol au-dessus de la nécessité mais une émancipation des aliénations qui ne se satisfait pas d'un simple utilitarisme. Tout ceci est bien montré, argumenté et motivé et tous les étudiants et les élèves de classes préparatoires (à commencer par les miens dès septembre) devraient être invités à lire cet ouvrage en parallèle d'une lecture de l'Ethique (on pourrait éviter le traditionnel conseil pédagogique, qui n'était pas sans force, de commencer par le Traité de la Réforme de l'Entendement, avantage en un sens, mais inconvénient en un autree en ce qu'il ne donnait pas une image d'ensemble de l'ambition spinoziste). Pour Spinoza, écris-tu page 219, "la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale. Spinoza dit en quelques formules ce que des sociologues laborieux écrivent en plusieurs chapitres, et le suprême effort de l'esprit, le conatus ultime, dit-il en E5P25, accomplit l'individu, qui n'est plus un être égaré ou un enfant perdu, mais un sage réinséré dans la nature et dans sa nature, dans le monde et dans ses affects, "comme" coextensif à la totalité de la nature (le "comme" à son importance).

Je te félicite très sincèrement pour cet ouvrage, dans lequel tu restes fidèle à ta conception de la philosphie (celle que j'ai lue dans "A dire vrai"), qui est à la fois rigueur théorique dans la recherche de la verité et souci de l'existence et de l'histoire des hommes : il est vrai que Spinoza fait partie de ces auteurs dont la puissance psycho-physique fait se précipiter les exigences théoriques et pratiques dans un même creuset. 
Bravo encore pour ce livre.
Amitiés
Benoit.

mardi 14 avril 2015

Libre comme Spinoza

Recension par Alberto Biuso, parue dans le quotidien italien "Il Manifesto"

Denis Collin
LIBRE COMME SPINOZA
Une introduction à la lecture de l’Éthique
Max Milo Éditions, Paris 2014
287 pages
€ 19,90
 
L’Ethica ordine geometrico demonstrata est non seulement un des plus grands livres qui ait été écrit, c’est par-dessus tout un livre vivant, qui doit toujours être lu, relu, pensé, critiqué, fait sien. L’acte même de sa lecture transforme celui qui le lit, c’est un lecture «performative, c’est-à-dire qu’elle réalise ce qu’elle énonce» (p. 280), dans le sens que le contact avec cette perspective est en lui-même un geste de lætitia du corps-esprit qui, par son intermédiaire, comprend beaucoup de choses de la manière dont il est fait. Denis Collin accompagne le lecteur de manière linéaire et point par point dans ce labyrinthe de sagesse, sans jamais réduire le cheminement à un simple commentaire mais en devenant toujours une véritable introduction à la complexité de la philosophie de Spinoza.
Contrairement à ce que l’on croit parfois, Spinoza ne fut pas complètement un penseur solitaire et méconnu, mais entretint des rapports directs et épistolaires avec quelques-uns des plus important chercheurs de son temps, il fut un homme célèbre déjà de son vivant – et pourtant toujours prudent – constamment engagé dans le débat politique de son époque. L’Éthique est-elleaussi un livre politique puisqu’il énonce la structure métaphysique de l’émancipation. L’émancipation de toute superstition, cela veut dire des erreurs et des équivoques conceptuelles qui emprisonnent nos vies dans les barrières de l’inquiétude et de la soumission aux passions individuelles et collectives. Passions que Spinoza ne refuse pas complètement, les jugeant au contraire constitutives de l’humain, mais qu’il enseigne à gérer et à vivre de manière qu’elles ne nous portent pas trop de dommages et même qu’elles nous soutiennent dans l’existence.

Qui veut en effet être libre doit vivre dans l’immanence, dans la plénitude de l’ici et maintenant. Si on ne confond pas la durée et l’éternité, on a l’intuition que l’existence de chaque être – nous compris – puisque ce sont des modes singuliers qui peuvent «naître et disparaître, mais cette naissance et cette disparition supposent l’éternité de la réalité: on peut seulement penser le devenir sur un ‘fond’ d’éternité» (53 e 245). La permanence indestructible de tout ce qui existe est définie par Spinoza avec le mot Dieu qui ici n’a aucune signification d’une personne, subjective, caractérisée par une volonté (qu’elle soit bonne ou mauvaise), mais désigne au contraire la puissance éternelle de l’être, de laquelle nous-mêmes, comme tous les autres êtres, sommes des manifestations partielles mais éternelles en tant que nous participons de l’éternité de la substance. Il y a donc chez Spinoza une claire orientation anti-subjectiviste, opposée à l’intériorité et en faveur de la structure objective de la matière et de ses lois, compréhensibles, comme pour Galilée, en langage mathématique mais qui ne saurait se réduire à ce langage. Au-delà des deux degrés de l’imagination confuse et de la raison calculatrice, ce philosophe définit en réalité le niveau suprême de l’intuition entendue comme amor Dei intellectualis, comme compréhension et acceptation d’être partie d’un tout.
La philosophie, c’est comme apprendre à nager en ne faisant plus qu’une seule chose avec l’eau dans laquelle on est immergé:
Il nous semble que l’amour intellectuel de Dieu, c’est cela! Le moment où l’esprit individuel n’existe plus comme un sujet face à l’objet, le moment où les pensée du sage sont tellement coordonnées avec les pensées des chose qui tombent sous son entendement avec l’idée de Dieu, que l’esprit du sage est comme étendu à la dimension du monde tout entier, et donc que la partie s’est étendue au tout (au moins potentiellement). (269-270)
La pensée de Spinoza est donc une «philosophie de la limite» (149), éloignée de tout anthropocentrisme qu’il soit chrétien ou cartésien et, à l’inverse de la pensée des Grecs:

On peut voir dans cette pensée de l’impuissance de l’homme, une trace de l’idée grecque qui soumet l’homme à l’ordre de l’univers et condamne les prétentions humaines à échapper à cet ordre, condamne la démesure, ce que les Grecs considéraient comme le seul vrai péché -rappelons que le ‘Connais-toi toi même’ veut d’abord dire: ‘Connais ta propre mesure’. On peut y voir aussi une préfiguration de certains courants de la pensée moderne, qui condamnent la folie de l’homme qui prétend dominer la nature. […] Sa puissance est toujours infiniment supérieure à celle de l’homme. Au total, on doit souligner que Spinoza pense ce thème de l’impuissance et de la servitude de l’homme comme finitude qui s’oppose à la substance infinie. En tant qu’être déterminé, l’homme est limité par la puissance des autres êtres (200).
 
Un Spinoza grec émerge donc de la lecture de Collin, attentif à saisir et à éclairer « e caractère profondément classique de l’éthique spinoziste et ses rapports intimes avec la conception des Anciens» (275), in particulier avec l’épicurisme et avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Aucun dualisme gnoséologique mais l’unité immanente du corps-esprit humain: l’esprit en réalité n’est rien d’autre que l’idée du corps: «Souligner ceci: ‘l’esprit est l’idée du Corps’ et non ‘l’esprit a l’idée du corps’» (107). Grec aussi parce que loin de toute espérance théologale par excellence – «le sage n’a pas besoin d’espoir, parce qu’il est pleinement heureux!» (226) dans le sens qu’il accepte pleinement la nature désirante de la substance humaine, sans laquelle nous serions simplement morts, mais la retourne en action du corps-esprit en ne la subissant plus comme passion de la volonté ballottée par les événements extérieurs. Nous sommes donc des machines du désir – «toutes les affections qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir» – et nous le sommes au point que «philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale!» (181) puisque la philosophie a des objectifs absolument pragmatiques, par lesquels la compréhension devient inséparable de l’action en tant que comprendre ne signifie pas seulement comprendre (c’est-à-dire saisir) mais aussi être compris dans le tout et donc en saisir la nécessité.
Ici se trouve la conséquence pleine de la critique radicale que Spinoza a adressée à la superstition du libre arbitre, puisque se croire libres – dans le sens de n’avoir pas de «cause agent» de ses propres décisions – signifie simplement abstraire l’humain de la nature et donc de la substance et le transformer en «un empire dans un empire», ne plus le comprendre dans le cercle plus vaste de l’être sur lequel se fonde aussi la  humaine libre parce que construite sur les limites réciproques et partagées dans lesquelles la potentia de chacun ne devient potestas tyrannique de personne: «Existit unusquisque summo naturæ jure et consequenter summo naturæ jure unusquisque ea agit quæ ex suæ naturæ necessitate sequuntur atque adeo summo naturæ jure unusquisque judicat quid bonum, quid malum sit suæque utilitati ex suo ingenio consulit» (Parte IV, prop. 37, II scolie, ici p. 219). Aussi, mais pas seulement, contre Hobbes, Spinoza soutient qu’ «il y'a dans les passions elles-mêmes quelque chose qui permet de penser la  humain et la paix» et que «un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation» (176 et 240).
Au contraire, la compréhension de la structure politiquement et ontologiquement partielle du mode humain à l’intérieur de la substance est définie justement par Collin avec le mot gnose, qui est le véritable amour envers Dieu: «Nous sommes maintenant en possession d’une science, qui n’est pas loin de la gnose si on résume celle-ci à l’identité de la connaissance de l’âme et de la connaissance de Dieu» (266). Spinoza ‘athée’? Oui, dans le sens qu’il ne croit pas en Dieu mais le voit dans le monde et le saisit comme cause suprême et substance immanente dans toutes les choses.
Le spinozisme est une gaia scienza, très proche de celle de Nietzsche, aussi bien comme philosophie du soupçon contre les principes moraux extérieurs et par-dessus tout comme le libre arbitre, que comme désenchantement: «Bien que désillusionné, le déterminisme spinoziste n’est pas pessimiste; il définit ce qui est bon et tout ce qu’il propose pourrait être appelé, pour reprendre ici une expression de Nietzsche, un ‘gai savoir’» (221-222).
De ce gai savoir fait partie la compréhension d’un des sentiments les plus puissants qui nous soient donnés, la passion amoureuse. Spinoza, comme beaucoup le feront après lui avec des instruments de caractère plus empirique ou plus artistique, montre comment nous n’aimons pas quelque chose ou quelqu’un parce qu’il est bon mais nous le jugeons tel véritablement parce que nous le désirons et l’aimons. L’amour, à la lettre, est aveugle.
De ce gai savoir fait aussi partie et, par-dessus tout, une compréhension équilibrée des relations profondes qui courent entre la physique et la métaphysique et que Collin synthétise ainsi:
Il y a entre physique et métaphysique une relation dialectique: la métaphysique fournit des intuitions qui permettent ensuite à la physique de se développer de son propre mouvement, et la physique, à son tour, conduit à un nouveau questionnement métaphysique. En tout cas, autonomie ne veut pas du tout dire indépendance et radicale séparation. Le positivisme ordinaire dans ce domaine est invalidé dès qu’on cherche à faire autre chose qu’une science opérationnelle à des fins techniques. Si on essais d’interpréter les résultats de la théorie a fin de leur donner sens, alors on fait de la métaphysique. (63-64)
Spinoza demeure inversement et inévitablement lié à certains préjugés et convictions de son temps, même quand ils sont, à l’évidence, contraires à l’esprit profond de sa philosophie. Parmi ces préjugés, il y a la relation hiérarchique et anthropocentrique avec les autres animaux. Si, à la différence de Descartes, Spinoza admet que les animaux sentent, «il affirme que l’homme a néanmoins le droit d’en disposer selon son gré: le droit n’est qu’une question de puissance et la puissance de l’homme étant supérieure à celle des animaux, il peut imposer son droit naturel» (218-219).
Et ceci démontre aussi que l’homme le plus sage, le philosophe le plus pénétrant, ne peut pas du tout faire abstraction de son temps parce qu’il est une partie des choses, chaque mode de la substance est lié au tout. Même dans ses erreurs donc, le spinozisme montre qu’il a raison.
 
 
 
                                                                                         Alberto Giovanni Biuso

samedi 2 août 2014

Spinoza ou le crépuscule de la servitude

Note de lecture du livre d'André Tosel par Marie-Pierre Frondziak

Spinoza ou le crépuscule de la servitude - Essai sur le Traité Théologico-Politique par André Tosel – Aubier, 1984 collection « Philosophie de l’esprit »

Il s’agit ici d’une analyse du TTP, dans lequel Spinoza confronte ce qu’il appelle la superstition de la religion révélée à son onto-théologie reposant sur la nature et la raison. Ainsi, à l’idée d’une nature et d’une nature humaine créées par un Dieu transcendant, il oppose l’idée vraie de la nature comme substance de laquelle découle l’idée vraie de nature humaine.  Le détour par le « Deus Sive Natura » est donc nécessaire pour comprendre l’affirmation du réel infini au travers de ses modes finis, et donc pour comprendre ce que nous sommes. Spinoza met ainsi en évidence que la superstition trouve son origine dans le premier genre de connaissance, l’imagination, inhérente à la nature humaine, mais à laquelle celle-ci ne doit pas se limiter. Dans l’Éthique, Spinoza a en effet montré que la nature humaine commence par une soumission à ses affects, dont elle peut se libérer grâce à la connaissance de la nature externe, de laquelle découle sa propre nature. Le TTP  œuvre donc à la mise en lumière de la véritable possibilité pour l’homme de se libérer de l’ignorance, entretenue par l’imagination, et qui le pousse à la croyance religieuse, le détournant ainsi de son utile propre qu’il croit pourtant, à tort, réaliser ainsi.
Chapitre 1 : contre la superstition. La réforme intellectuelle et .
Avant toute chose, il est nécessaire de poser quelques principes afin d’atteindre l’objectif premier du TTP : « délivrer la connaissance de sa soumission à l’Écriture en produisant une connaissance non religieuse de l’Écriture » (Tosel p.23).
Comme ses contemporains, que sont Descartes, Hobbes, Galilée, Spinoza affirme le primat de la connaissance par la raison, « chose du monde la mieux partagée », donc accessible en droit par tous, contre la confiscation d’un « savoir » par quelques-uns et auxquels la majorité doit se soumettre. Avec le XVIIe siècle s’impose la valorisation d’un savoir rationnel opposé à toute forme de croyance.
C’est celle-ci qui donne lieu à la superstition. Sans explication rationnelle du monde, les hommes en « imaginent » une. Spinoza procède ainsi à l’analyse du fonctionnement des religions, lesquelles ont justement pour fonction de donner sens au monde. Dans son principe, toute religion rejette toutes les autres comme superstitions, et évidemment se dénie comme superstition. La superstition ne peut alors se savoir comme telle. Et celui qui essaie de mettre en lumière ses mécanismes se pose nécessairement « contre » la superstition, et contre la religion. La superstition interdit de penser. Le philosophe au contraire est celui qui décide de penser.
Spinoza se propose ainsi d’expliquer l’origine de la superstition. Dans l’Appendice de la partie 1 de l’Éthique, il affirme que l’homme n’est pas cause de soi et qu’il ignore également les causes des choses. Par ailleurs, il est animé par un conatus qui le pousse à rechercher ce qui lui est utile. Les hommes naissent donc dans l’ignorance et sont soumis à leurs affects, produits par la relation qu’ils entretiennent avec le monde extérieur. Cette relation est d’abord passive, subie, non maîtrisée et non comprise. L’homme ignore d’abord qu’il est un mode fini de la nature infinie et confond la réalité avec l’effet de la réalité sur lui, effet dont il se fait une représentation par le moyen de l’imagination. L’homme a donc dès le départ une vision tronquée du monde et de lui-même dans le monde. C’est pourquoi, au lieu de partir du monde et de comprendre ce qu’il est dans ce monde, il se met au centre et interprète tout en fonction de lui-même et de son désir. Tosel nous dit qu’il y a ici une double fétichisation : celle du Moi et celle de l’objet, connu non pas en lui-même, mais uniquement relativement à l’utilité qu’il peut avoir pour nous. De là, la transposition est facile en superstition : le monde est fait pour nous, il a une finalité qui est de nous servir. Mais encore faut-il qu’une volonté ait décidé de ce monde dont nous ne sommes pas cause, et cette volonté est nécessairement supérieure. La boucle est bouclée : Le Moi vit dans un Monde créé à son usage par une volonté supérieure : Dieu : « telles sont les figures d’une même logique « imaginaire », de l’idéologie propre à une forme primaire de vie impuissante, incapable d’organiser rationnellement l’expression du “conatus”, le rapport de celui-ci aux circonstances. » (Tosel p.34)
Le préjugé finaliste, qui consiste à projeter sur la nature la manière dont nous agissons, entraîne l’acceptation de l’idée d’un Être supérieur qui a créé le monde et qui l’organise. Cette idée permet même d’expliquer les catastrophes, les souffrances, … Si elles surviennent, c’est parce que nous ne nous sommes pas bien comportés et ne lui avons pas suffisamment rendu culte. Non seulement l’homme est d’abord ignorant, mais il redouble cette ignorance en s’interdisant de connaître et d’agir, en se soumettant à une illusion produite par son imagination.
Toutefois, selon Tosel, Spinoza n’est pas un simple athée, ni un humaniste. Il ne croit pas en le pouvoir absolu de l’homme, lequel serait à son tour une autre forme de superstition.
Chapitre 2 : Superstition et lecture
La superstition représente un moyen éprouvé de gouverner les foules. Elle s’appuie sur la crainte, maintient dans l’ignorance, impose l’obéissance et empêche la pensée. Lorsqu’elle est édifiée en bloc théologico-politique, elle devient haine de la pensée, haine qui s’instaure comme régulateur de la vie humaine. Aussi, la foi comme préjugé suppose le mépris de la raison. C’est pourquoi le TTP ne s’adresse ni aux philosophes, qui aiment la pensée par définition, ni aux superstitieux, mais aux amis de la philosophie, c’est-à-dire à ceux qui sont en mesure d’emprunter le chemin de la pensée et qui sont désireux de penser par eux-mêmes. Cela explique que le TTP ne fasse pas usage d’un langage nouveau, mais utilise les concepts traditionnels. Il s’agit à la fois de contourner la censure et de se faire comprendre de ceux-là mêmes qui sont prêts à penser, mais qui sont encore imprégnés de la superstition. L’urgence pour Spinoza n’est pas de simplement livrer sa pensée, mais d’expliquer le préjugé superstitieux.
Spinoza va donc procéder à une Histoire critique de l’Écriture par l’Écriture et mettre en lumière que les livres saints ne peuvent être inspirés par Dieu, sinon ils ne donneraient pas lieu à tant de conflits. Par ailleurs, certains points de la Bible demeurent inintelligibles (par exemple : « Dieu est feu » ou encore « Dieu est jaloux »). Aussi, pour procéder à cette critique, il est nécessaire de connaître l’Hébreu, de rassembler les affirmations par thèmes et connaître les circonstances particulières contemporaines de la rédaction de chaque livre saint. Ainsi, il sera possible de comprendre la naissance et la structure, ainsi que la fonction concrète des Écritures. Le TTP est alors « un texte intelligible qui donne accès aux textes inintelligibles puisqu’il enseigne que l’inintelligibilité est toujours relative à une forme pratique de vie, qu’il est possible de comprendre, du point de vue d’une autre forme de vie, plus compréhensive, plus intelligente, plus forte. » (Tosel, p.65) En revanche, le TTP lui-même ne peut être inintelligible, ni relatif. Il représente le fondement de la théorie de l’Histoire, intervenant dans l’Histoire afin d’échapper à l’ignorance. Spinoza est en effet convaincu que son temps est celui de la vraie science.
Chapitre 3 : Ébauche d’une histoire critique du TTP
C’est pourquoi le TTP est écrit pour le temps de Spinoza. Dans les années 1660-1670, les Provinces-Unies offrent une conjoncture favorable : possibilité pour la multitude d’exprimer ses revendications contre l’exploitation économique et l’injustice sociale, réforme et consolidation des institutions politiques, liberté de pensée et d’opinion. Le temps de Spinoza est le temps de l’affirmation de la vie contre la superstition, de l’affirmation du conatus comme appropriation de la nature, de la coalition des conatus en puissance politique maximale : la démocratie. Il s’agit pour l’homme d’augmenter son pouvoir sur la nature et par conséquent sur son propre monde. L’histoire critique doit donc partir du conatus, de son actualisation. Il s’agit de la recherche de l’utile propre, compris non comme acte égoïste, comme intérêt bien compris, mais comme ce qui permet d’offrir au conatus, aux conatus pris tous ensemble, l’expansion la plus grande. L’utilitarisme rationnel de Spinoza n’est pas celui de Hobbes, n’est pas un simple calcul rationnel d’intérêt, mais il renvoie à la possibilité pour l’entendement de former les idées adéquates du corps et des corps. Or, seul celui qui connaît adéquatement agit par  et peut donc atteindre son utile propre, mais qui est en même temps l’utile de tous. Agir par , c’est aimer Dieu, c’est-à-dire, pour Spinoza, comprendre et connaître la nature et nous-mêmes au sein de cette nature : « Tout ce à quoi nous nous efforçons selon la Raison n’est rien d’autre que comprendre, et l’esprit en tant qu’il se sert de la raison, ne juge pas qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre » (Éthique, prop. 2, IVpartie). Cette connaissance nous permet de comprendre ce qui produit nos désirs et les circonstances et les conditions de notre maîtrise.
L’affirmation du conatus autorise la constitution politique des conatus, objectivés en une « libre République ». Pour cela, il faut d’abord en passer par une lutte contre le pouvoir théologico-ecclésiastique, afin d’éviter la menace du retour de la superstition. C’est pourquoi l’État, ou le politique, doit revendiquer son absolue souveraineté. « Le TTP est l’unité de la fusion du processus de laïcisation politique et du processus de désagrégation confessionnelle de la Réforme » (Tosel p.86). Le TTP unit la raison politique de l’État et la raison  des libres croyants. Avec cette affirmation de la nécessaire autonomie de l’État, ce dernier s’approprie pleinement le « jus circa sacra » et revendique son entière laïcité. Cela devrait permettre la fin de la guerre religieuse.
Dans les Provinces-Unies se trouvent justement des « néo-christiani » (collégiants, mennonites et sociniens) qui souhaitent former des libres associations religieuses vraies et qui revendiquent un christianisme à visage humain, sans hiérarchie ecclésiastique, mais qui aspirent à une justice sociale contre l’individualisme possessif. C’est donc à eux que s’adresse en priorité le TTP. Spinoza prend  en effet comme base de départ la rationalité pratique de l’éthique évangélique. L’hostilité à la théocratie, la revendication démocratique, la critique des dogmes religieux sont des éléments qui apparaissent suffisants à Spinoza pour faire des chrétiens évangéliques des lecteurs philosophes, mais aussi des éclaireurs de l’État libéral-démocratique. En effet, le TTP repose sur le désir de philosopher, l’amour du savoir et « les politiques qui souhaitent une intelligence plus profonde des mécanismes de socialisation, qui veulent comprendre la fonction de l’ordre politique dans la nature même des choses ont donc intérêt à critiquer leur savoir politique, à le situer dans une conception plus complète de la nature» (Tosel p.95). Pour cela, ils doivent critiquer l’ordre théologico-politique à sa racine en s’appuyant sur la nouvelle science naturelle.
Le TTP s’adresse donc à ceux qui veulent réfléchir et développer leur conatus sans se soumettre à des autorités extérieures quelles qu’elles soient. « Prendre en charge la puissance affirmative, épocale, du « conatus », le composer en force politique, achever le processus de laïcisation du politique et d’éthicisation du théologique, séparer l’Église de l’État, promouvoir la raison (…), développer une conception unifiée de la nature, sans le Dieu de la superstition, de la nature humaine, éthique et politique, tel est l’ensemble d’opérations théoriques et pratiques que le TTP engage auprès de ses “lecteurs philosophes” » (Tosel p.99).
Chapitre 4 : De la critique biblique à la critique de la religion révélée.
Spinoza va donc procéder à une étude radicale de la religion révélée, qu’il entend comme superstition, non pas en s’y opposant frontalement et de l’extérieur, ce qui serait de peu d’efficace, mais de l’intérieur. Il va opérer une critique de l’Écriture sur la base de l’Écriture et aboutir à une critique de la religion. Pour cela, il s’appuie sur le fonds commun de toute religion, et auquel il adhère : l’exigence de justice et de charité, qu’il va articuler au désir de raison. Il va donc ruser avec les lecteurs, non pas pour les tromper ou les manipuler, mais pour leur permettre de comprendre de l’intérieur et d’échapper à la censure de leur propre désir superstitieux qui s’ignore (ce sont toujours les autres religions qui sont superstitieuses). Spinoza va donc faire apparaître les contradictions du langage religieux commun. Ainsi, dans un premier temps, il reconnaît le dogme de la révélation pour, dans un second temps, le réduire au rang de simple opinion. En procédant par méthode déductive, Spinoza ne brusque pas le lecteur, ne le pousse pas dans ses retranchements, mais fait appel à son intelligence. Celui-ci peut alors avoir une compréhension interne, une lecture performative, lesquelles sont bien plus efficaces que les contradictions assénées de l’extérieur. Ainsi, il fait apparaître de l’intérieur l’impossible conceptualisation rationnelle de l’ordre ontothéologique. Le TTP est à la fois la manifestation du vrai contre l’absurde, l’engendrement du vrai et la formation d’esprits réformés.  Comme l’Éthique, le TTP fait ce qu’il dit.
Ainsi, l’interprétation littérale de la Bible permet d’en éliminer toute prétention scientifique ou logique. L’interprétation de la Bible par la Bible conduit à une critique de l’autorité spéculative de la Bible et met en évidence son autorité exclusivement dans son enseignement moral universel.  Par cette critique, Spinoza montre qu’il n’y a pas de Dieu transcendant, que l’homme n’est pas une créature libre et pécheresse et il identifie l’homme comme puissance finie d’affirmation et « l’Etat comme intégrateur immanent des formes humaines associées » (Tosel p.108). « Spinoza joue la Bible populaire et simple, anti-spéculative et , contre la théologie élitiste, et ratiocinante, liée à une vie passionnelle dans un État de la servitude » (Tosel p.124).
Chapitre 5 : Critique de la révélation et de la prophétie
Il s’agit ici de mettre en évidence l’impossibilité d’une ontologie surnaturelle. Pour cela, il faut repartir de la genèse du conatus. Chaque être cherche à persévérer dans son être, désire persister dans l’existence. Or, le monde est source de crainte et nous espérons échapper à ses dangers. Pour cela, nous avons besoin de le connaître. Cependant, nous sommes ignorants de ses causes et nous projetons alors sur lui, par anthropomorphisme et par imagination, notre manière de fonctionner. Comme toutes nos actions ont une fin, nous imaginons un Être, Dieu, qui a créé le monde et qui nous a créés, et nous croyons qu’il répond à nos désirs. Nous lui rendons un culte pour continuer d’exister, pour obtenir sa bienveillance. La superstition, la croyance en une religion révélée est une pathologie, une perversion de notre imagination qui crée des représentations fantasmagoriques. Telle est l’explication de l’existence de la religion révélée. Mais celle-ci est impossible et absurde, car chaque entendement a en lui une idée de Dieu comme cause productrice de ce qu’il est, lui-même étant une partie de l’entendement divin, ou de la nature. Toutefois, si elle fonctionne, c’est parce qu’elle a réponse à tout et donne sens, y compris dans les relations entre les hommes, elle a donc une dimension politique en maintenant une relation d’obéissance de la masse envers quelques élus. Spinoza refuse encore plus d’accepter un demi-rationalisme et rejette toute tentative de conciliation entre la révélation et la science, la foi ne peut se fonder sur la raison. Il vise ici en particulier Maïmonide, selon lequel Moïse serait le prophète philosophe. Dans cette optique, le peuple hébreux est le peuple élu par Dieu qui par sa « distinction » s’affirme par exclusion. La logique de la superstition consiste à être le préféré de Dieu, et donc à vivre de et dans la haine des autres. Et cela non seulement est inacceptable, mais n’a pas de sens. Spinoza essaie au contraire de réconcilier science et politique, nature et nature humaine en s’appuyant uniquement sur le travail de la pensée, ce qui justifie le TTP et sa critique de l’Écriture, lesquels mettent en évidence la « nécessité » naturelle de la révélation, visant la réalisation erronée du conatus et éclairent l’idée vraie de nature et de nature humaine.
Aussi, le Dieu de Spinoza est-il désubjectivisé. Le connaître c’est connaître les lois de la nature. Toutes les choses sont des « élus » de Dieu au sens où elles sont produites par la nature, mais certaines ont plus de puissance que d’autres, soit par leur essence, soit par les conditions dans lesquelles elles se trouvent. Il n’y a donc pas d’ « élection », cette idée étant seulement passionnelle et absurde, car Dieu n’est rien d’autre que l’ensemble des réalités naturelles à l’intérieur duquel s’inscrit la réalité humaine.
Chapitre 6 : Un nouveau traité des lois, ou l’Ethique souterraine du TTP
La religion, selon Spinoza, comporte un élément pratique : une vie respectueuse des autres et qui suit la loi éthique de justice et de charité ; et un élément théorique : le désir de connaître. Aussi, aimer et connaître Dieu ne consiste pas à obéir à un ordre théologico-politique, mais en une conduite  et en la connaissance de la nature, et plus nous nous conduisons bien et connaissons, plus notre conatus augmente. Ainsi, pour connaître l’idée vraie de Dieu, il faut commencer par critiquer le Dieu de la superstition.
Chez Spinoza, la loi ne correspond pas à l’instauration de hiérarchies diverses, mais consiste en l’unité de l’ordre naturel immanent qui comprend l’ordre humain, lequel s’exprime plus et mieux par association (par démocratie) que par subordination. On a ainsi le schéma suivant : il y a d’abord la nécessité naturelle dans laquelle s’insère la nature humaine qui possède la propriété de législation consciente sur elle-même. Mais cette dernière peut s’exprimer soit dans l’ignorance des lois naturelles du désir et donner lieu à l’ordre théologico-politique ; soit s’exprimer en connaissant sa propre nature, son rapport à la nature, en restructurant l’ordre politique et en supprimant le Dieu transcendant et l’État séparé.
Reprenons plus en détail : l’amour intellectuel de Dieu consiste à connaître la nature, ce qui est la vraie connaissance. Les lois naturelles ne sont pas créées par Dieu, mais sont immanentes à l’ordre qu’elles forment et informent, c’est-à-dire à la nature. L’homme suit des lois de la nature et son désir (qu’on peut aussi appeler pensée et volonté) relève des lois de la nature. Ainsi, l’homme ne peut échapper au conatus, à la conscience de son utile, mais la manière dont il le satisfait dépend de son jugement, c’est pourquoi il peut se tromper. Ce qui me semble utile n’est pas nécessairement l’utile en tant que tel. Les choix humains ne sont pas libres, au sens où l’homme n’est pas un empire dans un empire, mais sont des réactions inévitables déterminées par les lois de la nature. La recherche de l’utile ne se limite pas cependant à la recherche de la sécurité, elle vise aussi la connaissance, qui est notre plus grand bien, dans la mesure où elle développe notre puissance : là est la béatitude. Or, la plupart des hommes n’ont pas cette connaissance et cherchent la satisfaction immédiate, et souvent erronée parce qu’ils ne le connaissent justement pas, de leur utile propre. Aussi, ne vivent-ils pas suivant leur propre décret, mais en obéissant à des indications extérieures. Le conatus, généalogiquement, est d’abord passionnel, mais il comporte en lui la potentialité de développer toutes les facultés humaines et donc la possibilité de comprendre l’émergence du Dieu de superstition.
A la base, il y a donc le conatus. Celui-ci est plus certain de se réaliser en société, à laquelle chacun cède une partie de sa puissance (son droit naturel d’exister). Mais cette cession est d’abord passionnelle, commandée par la crainte et la nécessité de survivre. L’ordre politique est donc une expression de la puissance naturelle. Pour Spinoza, et avant Hegel et Marx, quand on connaît la nature, on peut prendre des décisions en connaissance de cause. On sait que la nécessité nous produit d’abord sans nous, nous conditionne, nous permet de constituer une individualité et une société. C’est seulement ensuite qu’intervient l’effort conscient parce que nécessaire pour organiser les circonstances et les conditions de notre reproduction. Mais les sujets qui obéissent aux lois par crainte, sont dans la servitude car ils ne comprennent pas qu’elles sont nécessaires par leur propre manière passionnelle de rechercher leur utile dans la violence. Néanmoins Spinoza pense qu’un État rationnel, où l’utile commun est réalisé et voulu par tous, est possible. La compréhension autorise l’autonomie et remplace la croyance en un Dieu révélé. La connaissance de la réalité et la place de l’homme dans cette réalité représente ainsi le préalable nécessaire pour toute action humaine rationnelle. L’effort pour affirmer l’existence s’exprime le mieux dans l’effort pour connaître le vrai dans la nature de notre nature.
Or, le peuple hébreu a renoncé à décider par lui-même quand il a transféré son droit à une autorité censée venir de Dieu. Ce renoncement s’inscrit aussi dans l’explication naturelle, dans la manifestation du conatus. En effet, le peuple hébreu s’est libéré de l’oppresseur et s’est uni dans sa haine. Pour maintenir cette union, la croyance superstitieuse a constitué le ciment de l’État. La démocratie a vu le jour en même temps qu’elle a vu sa fin avec le libre consentement des Hébreux à l’obéissance à Dieu pour leur salut, dans une illusion superstitieuse. Ils ont ainsi adhérer librement à leur esclavage en croyant augmenter la puissance de leur conatus. La tâche de la philosophie s’inscrit bien dans la libération par le savoir : « l’ignorance de la nécessité passionnelle qui les a conduits à lier “conatus” et divinité anthropomorphe s’est intériorisée en conscience de liberté, de libre choix d’obéissance à un Dieu posé comme centre autonome de volonté, et non pas connu comme produit de mécanismes complexes de projection-inversion du désir. La force de la nécessité passionnelle se convertit en force d’une conviction vécue comme libre au moment même de sa plus grande dépendance. » (Tosel p.196)
Chapitre 7 : Fin du miracle, fin du surnaturel
Le chapitre VI du TTP représente un tournant : de la critique de l’Histoire et de l’Écriture, Spinoza passe à la philosophie. Il critique à la fois la théologie rationnelle, celle de Maïmonide, laquelle doit se transformer en théorie scientifique de la nature, et la théologie sceptique de Calvin. Cette dernière rejette la rationalité, au sens où croire n’est pas connaître, mais reconnaître, en l’occurrence reconnaître Dieu et avoir une vie de soumission à Dieu. Croire en Dieu transcende la raison, est « autre ». Pour les calvinistes, l’appel à la raison, l’identification de la puissance de Dieu à la nature, le recours aux lois naturelles, sont des manifestations de la « chair » corrompue et de l’orgueil humain. De là, la possibilité du miracle qui n’a rien à voir avec la rationalité et qui est rupture avec l’ordre naturel. La croyance au miracle est croyance au fait même de la révélation, car il atteste l’action de Dieu. Or pour Spinoza, cette croyance est liée au processus de formation du conatus par la force de l’imagination et guidé par la crainte. Ainsi, cette croyance est foncièrement « désir d’être le plus aimé de Dieu », d’être voulu « comme cause finale en vue de laquelle Dieu a créé et dirige continuellement toutes les choses » (Chap.VI TTP). Aussi celui qui croit à un Dieu maître de l’Histoire et maître de la Nature aliène sa force productive dans une fiction et ne peut vivre que sous le joug d’un Autre qui n’est que son propre produit mystifié. Le Dieu maître de la Nature et de l’Histoire représente la figure circulaire de la superstition. En effet, penser que Dieu puisse intervenir dans la nature et dans l’Histoire en violant les lois de la nature, c’est penser une absurdité : « tout ce qui est contraire à la Nature est contraire à la Raison, et tout ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit être rejeté en conséquence » (Chap.VI TTP). À propos des événements, « il faut entendre en réalité que cela est arrivé conformément aux lois et à l’ordre de la Nature, non du tout, comme le croit le vulgaire, que la Nature a pour un temps cessé d’agir et que son ordre a été interrompu » Ibid. C’est pourquoi la théologie rationnelle et la théologie sceptique doivent laisser la place à la science de la nature, laquelle enveloppe la recherche de notre utile propre, qui elle-même renforce la diffusion du savoir, qui à son tour permet l’augmentation de notre puissance d’exister.
Chapitre 8 : Le problème de la spécificité chrétienne
Le christianisme se distingue du judaïsme en ce sens qu’il a donné naissance à des apôtres non à des prophètes. Les premiers ne se réclament pas de Dieu, mais du Christ, et dispensent un enseignement moral universel, que sont justice et charité. Ils supposent en outre la libre reconnaissance de la parole de vérité , à l’inverse du judaïsme qui hait la pensée et qui est absolument dogmatique. Mais ce sont les apôtres, en particulier Paul, qui sont à l’origine de la confusion entre théologie et philosophie. En effet, si l’amour passionnel de Dieu a une grande portée pratique, il n’a aucune valeur théorique. Les apôtres croient à l’Incarnation et à la Résurrection, croyances qui sont contraires aux lois naturelles et qui relèvent de la superstition. Les chrétiens obéissent par passion, non par contrainte et terreur, mais comme les juifs ils ont un rapport superstitieux à la vérité. Pour Spinoza, le Christ n’est pas Dieu. Il comprend la résurrection comme une régénérescence spirituelle et comme passage d’une vie de passion et de soumission à une vie libre centrée sur la connaissance.
Aussi Spinoza est-il en accord avec le Christ, mais pas avec la doctrine chrétienne interprétée par les apôtres qui ont sacralisé le conatus, sans comprendre que la véritable actualisation de la justice et de la charité passe par la dimension politique. Les chrétiens ont soumis le pouvoir politique au pouvoir théologique. Or, pour Spinoza obéir à Dieu, c’est connaître la justice et la charité, lesquelles doivent être déterminées par l’État, après la libre expression du jugement de chacun sur l’utile propre. Justice et charité sont des principes à partir desquels l’obéissance à Dieu est obéissance aux lois positives ; aimer son prochain, c’est accomplir les lois qui déterminent l’utile public. Pour le philosophe rien n’est sacré pour l’homme que la puissance de vivre et de bien vivre ensemble. C’est pourquoi si les raisons du croyant ne sont pas des raisons adéquates, elles justifient néanmoins une attitude pratique raisonnable. Le problème est alors d’obtenir des chrétiens la laïcisation de leur foi et l’acceptation de la confrontation des idées. Il faut revenir à un christianisme évangélique, celui prêché par le Christ, mais qui n’a jamais existé. Spinoza dit que le Christ est le premier philosophe, ce qui permet aux croyants de fortifier leur désir de raison, tout en étant rassurés dans leur foi car il demeure fondateur religieux. Cependant, la théologie et la philosophie ne peuvent s’accorder, car elles sont contradictoires. Aussi, la christologie spinoziste n’est-elle qu’une construction ad hoc, dans l’économie du TTP, nécessaire pour fonder « la loi catholique universelle ».
Chapitre 9 : De la foi pratique à la refondation politique
Le TTP a pour visée dernière le politique, le bien vivre ensemble. Cela n’est possible que si les croyants acceptent de considérer leur croyance comme une opinion qui peut accepter la discussion critique. C’est là toute la démarche du TTP : l’ontologie qui s’édifie sous nos yeux doit à la fois se déterminer en politique de puissance démocratique, tout en amenant le croyant raisonnable soit à devenir philosophe et à former l’idée adéquate de Nature en prenant mesure de la superstition ; soit à demeurer croyant raisonnable mais en pouvant conclure que la spéculation théologique sur Dieu est nulle, sa foi se limitant à la certitude .
Il s’agit donc de passer d’une obéissance servile et aveugle à un Dieu d’amour, instance extérieure reconnue plutôt que connue, projection de notre puissance collective, à la véritable connaissance de Dieu, c’est-à-dire à la science de la nature. Le chapitre XVI du TTP achève ainsi la théorie de la puissance de la nature en une théorie de la nature humaine et de ses possibilités, qui pose les fondations  autonomes de notre puissance collective. Dieu, ou la nature, s’exprime à travers chaque réalité dont le droit est une part de la puissance qui lui est impartie par la puissance de la nature. Aussi, le sage et l’ignorant détiennent-ils le même droit souverain de nature et « le droit [naturel] de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (chap. XVI TTP). Cela explique que les individus les plus puissants peuvent se soumettre les moins puissants. Dans cette socialité primaire, les hommes sont dominés par le désir et la puissance dans leur affirmation immédiate. Cependant face à la nécessité de la reproduction humaine et à la confrontation nécessaire à la nature, les hommes doivent coopérer, même s’ils cherchent à tourner à leur propre avantage les forces de la collaboration. Comment alors passer de cet ordre naturel à un ordre politique voulu et conscient ? Par un pacte de création et d’adhésion au droit et à l’État. Mais ce pacte n’est pas « contractuel », absolument conscient, mais est le produit d’une nécessité, d’un mécanisme lui-même naturel et passionnel. C’est une création de fait. Aussi, l’État n’est-il pas encore une affirmation pleinement rationnelle des conatus et ne représente pas encore l’exercice autonome de la vie rationnelle pour tous, but dernier de l’État. Cependant, Spinoza ne renonce pas à la vraie connaissance et à l’amour de Dieu, connaissance qui humanise complétement les hommes parvenus à la connaissance de la nature et d’eux-mêmes au sein de cette nature. Tosel affirme même que « une société de sages est la visée immanente de la nature » (p.284). Or la nature n’ayant aucune finalité, ne vise rien. Que les hommes tendent à une société d’hommes sages s’inscrit dans la nature, est nécessaire, mais sans que cela soit le produit d’une intention. Toutefois, au-delà de la sécurité, l’Etat (en tant que produit humain et donc voulu en quelque sorte) a pour finalité de permettre le développement de la connaissance, d’où la nécessite de la libre discussion, « et avec elle, celui d’une socialisation supérieure qui surgisse comme communion de droit et de pouvoir librement consentie, rationnellement développable en une société de savoir (savoir de la nature et de la nature humaine elle-même) » (Tosel p.285). La fondation de l’ordre politique est donc dans son essence démocratique. Les citoyens doivent pouvoir s’y reconnaître et satisfaire leur conatus : l’État doit faire droit au droit naturel de chacun, sinon ils lui retireront leur confiance. Le but de l’État n’est pas seulement la sécurité, mais d’abord la liberté. Et même si c’est la passion qui motive la démocratie, les hommes finissent par comprendre que « tous sont tenus d’obéir à eux-mêmes, et non à leurs semblables » (chap. V TTP). Aussi, Spinoza enjoint-il les Régents à prendre position pour la démocratie et à élargir la République aux conatus des masses pour renforcer le système des lois. En effet, pouvant s’exprimer sur leur utile propre sous la domination de la loi  de « justice et charité », l’État peut élaborer des lois et prendre des décisions, « établir des institutions faisant que, les hommes, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés » (chap. XVI TTP). La  se prolonge en politique, le mécanisme producteur de l’obéissance servile se transforme en obéissance voulue, la fin de la servitude est alors possible.
Conclusion : Théorie et transformation du champ théologico-politique
 Tosel termine son commentaire en énonçant 12 thèses qui récapitulent la démarche du TTP :
1.       Il n’existe pas de théorie religieuse de la religion.
2.       La religion a une fonction symbolique de constitution du monde à partir de la constitution collective des conatus humains, mais cette première sociabilité est faible, déchirée par l’intérêt privé et repose sur la superstition.
3.       Mais elle a une fonction pratique de consécration religieuse de la puissance politique, en ce sens elle a une fonction idéologique.
4.       Elle différencie donc le pouvoir politique en pouvoir religieux, ce qui affaiblit les conatus, le développement intellectuel et accentue le mépris pour la science et la philosophie = théocratie barbare et existence serve : « des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes » (Chap. XVII TTP).
5.       La Théocratie renie sa fondation démocratique en enchaînant la puissance collective des conatus à un groupe dominant.
6.       Cet ordre idéologico-symbolique contribue au maintien de l’ordre politique.
7.       Aussi, le pouvoir politique n’est alors fort que s’il reçoit l’aval et le soutien du pouvoir religieux.
8.       Ainsi, l’appropriation du monopole de l’interprétation du sens est en corrélation directe avec l’appropriation du pouvoir politique et des conditions d’existence.
9.       Dans ce contexte, il ne peut y avoir d’État sans Église et d’Église sans État : « A l’État qui confisque le conatus de la masse dans un appareil séparé correspond une Église qui se constitue en appareil d’interprétation légitime, qui se sacralise tout en sacralisant l’État qu’elle aide à constituer, tout en le contestant » (Tosel p.305).
10.   C’est la dialectique interne pour l’appropriation du monopole de l’interprétation légitime des besoins économico-idéologiques des conatus qui permet de comprendre l’extraordinaire efficacité de la religion.
11.   Enfin, il existe deux religions : une orthodoxe et une hérétique (au travers des sectes). Celle-ci revendique l’autogestion religieuse du monopole d’interprétation, et donc l’autogestion pratique et politique. L’Église orthodoxe s’allie donc à l’État pour garder le monopole religieux.
12.   Il faut alors neutraliser la dialectique orthodoxie/hérésie en mettant en place un Etat qui n’aura pas besoin de l’Église, et mettre ainsi fin à l’âge théologico-politique en libérant notre puissance collective, en pensant ses conditions d’institution, comme le fait le TTP.
Toutefois, reste un problème non négligeable : comment articuler le savoir séparé de la politique et l’ignorance de la multitude, laquelle doit cependant former des opinions justes et avoir des conduites raisonnables en matière politique ? Formé d’individus qui ne commencent pas par saisir et connaître leur utile vrai, mais qui ne peuvent pas ne pas le chercher, l’État naît de cette recherche et exige ce savoir. Le TTP transgresse l’ordre symbolique en intégrant les lois naturelles et les lois de la nature politique en un même corps : le conatus peut alors se développer à sa pleine puissance. Le temps des prophètes est révolu, commence le temps de la philosophie.
La pensée de Spinoza est révolutionnaire : révolutionnaire sur le plan théorique et sur le plan politique (sous forme d’État libéral, non absolutiste et anti féodal). En effet, savoir de la nature et savoir politique, libération du désir et constitution d’une  pacifiée dans un Etat non transcendant, font cercle.
Les derniers chapitres du TTP (XIX et XX) établissent la liberté de penser et le fait que l’État n’existe et n’est puissant que dans l’absolue libre reconnaissance par les sujets qui en sont aussi les citoyens actifs. Le radicalisme théorique de Spinoza s’appuie sur une stratégie progressive, soucieuse de reconstruire pas à pas le nouvel édifice de la société humaine, après avoir détruit les chaînes de la servitude.

mercredi 2 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

par Marie-Pierre Frondziak

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.
Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
le Mardi 1 Octobre 2013,

mardi 1 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

Par Marie-Pierre Frondziak, 

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
 

mercredi 5 juin 2013

Commentaire du Traité Politique de Spinoza (V)

Chapitre V

  1. Nous avons montré, au chapitre II, article 11, que l’homme s’appartient d’autant plus à lui-même qu’il est plus gouverné par la raison, et en conséquence (voyez chap. III, art. 3) que l’état le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même, c’est celui qui est fondé et dirigé par la raison. Or le meilleur système de conduite pour se conserver autant que possible étant celui qui se règle sur les commandements de la raison, il s’ensuit que tout ce que fait un homme ou un État en tant qu’il s’appartient le plus possible à lui-même, tout cela est parfaitement bon. Car ce n’est pas la même chose d’agir selon son droit et d’agir parfaitement bien. Cultiver son champ selon son droit est une chose, et le cultiver parfaitement bien en est une autre. Et de même il y a de la différence entre se défendre, se conserver, porter un jugement conformément à son droit, et faire tout cela parfaitement bien. Donc le droit d’occuper le pouvoir et de prendre soin des affaires publiques ne doit pas être confondu avec le meilleur usage possible du pouvoir et le meilleur gouvernement. C’est pourquoi, ayant traité précédemment du droit de l’État en général, le moment est venu de traiter de la meilleure condition possible de chaque État en particulier.
Ce chapitre est à certains égards en rupture de tonalité avec les précédents. Il s’agissait jusqu’à présent de décrire l’État tel qu’il est, en partant de la « vérité effective de la chose », comme aurait dit Machiavel. Maintenant, il s’agit de définir ce que pourrait être le meilleur État, un État dont les lois seraient fondées sur la droite raison et qui pourtant ne serait pas une utopie ; ce sera l’objet exact des chapitres VI à XI dont précisément ce chapitre V annonce les principes généraux et la nécessité.

  1. La condition d’un État se détermine aisément par son rapport avec la fin générale de l’État qui est la paix et la sécurité de la vie. Par conséquent, le meilleur État, c’est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde et où leurs droits ne reçoivent aucune atteinte. Aussi bien c’est un point certain que les séditions, les guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputés moins à la méchanceté des sujets qu’à la mauvaise organisation du gouvernement. Les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent. Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus d’actions coupables que dans un autre, cela tient très-certainement à ce que cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du droit absolu de l’État. En effet, la condition d’une société où les causes de sédition n’ont pas été supprimées, où la guerre est continuellement à craindre, où enfin les lois sont fréquemment violées, une telle condition diffère peu de la condition naturelle où chacun mène une vie conforme à sa fantaisie et toujours grandement menacée.
La fin de l’État est définie : paix et sécurité, ce qui implique défense des droits des citoyens. De quels droits peut-il s’agir ? Non pas du droit de l’État mais du droit naturel de chaque individu. Ce paragraphe contient un développement très important qu’on peut expliciter ainsi :
Les maux des républiques ne sont pas dus aux vices des hommes mais aux défauts de la constitution politique.
Cette thèse est défendue ainsi :
1.   Le but du gouvernement est de maintenir la concorde et le respect des lois.
2.   Si la constitution est viciée (faute d’institutions prudentes ou de droit civil), alors éclatent les séditions et les guerres et les lois sont violées.
3.   Ces maux ne peuvent être expliqués par la « malice » des hommes. En effet :
·       Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent (c’est la cité qui fait le citoyen).
·       Comme les hommes sont naturellement partout les mêmes, les différences entre cités ne peuvent donc tenir qu’aux différences entre leurs organisations politiques.
L’argument de Spinoza est double.
1.   Le premier, peu développé dit que « les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent. » Ce qui peut s’entendre de deux façons : (1) l’état social n’est pas un état naturel. La qualité de citoyen s’acquiert en participant au « contrat social ». Donc la qualité de citoyen dépend de la qualité du contrat social. (2) On devient citoyen par l’éducation. Un mauvais gouvernement ne peut que former de mauvais citoyens.
2.   « Les passions naturelles » sont les mêmes en tout pays. En tant qu’être naturels, les hommes sont à peu près tous égaux. Leurs qualités et leurs défauts, leurs passions se retrouvent à peu près également réparties. Il ne peut pas y avoir plus d’ambitieux, de lâches, de braves, de téméraires, de généreux ou d’avares, dans un pays que dans un autre puisque ces affections dépendent, au fond, de la nature humaine. Ces affections ne peuvent donc pas être les causes des maux qui affectent une  particulière (ou alors il faudrait que les mêmes maux affectent en tous temps toutes les nations !) Par conséquent quand il se produit des séditions ou des troubles ou que la loi est violée, cela ne peut provenir que de l’organisation du gouvernement car c’est par cette organisation que les nations diffèrent les unes des autres.
Les institutions contribuent à la paix civile parce que :
1.   Ce sont elles qui régissent les rapports entre les individus qui composent une . Comme les affections naturelles des individus sont partout les mêmes, les institutions doivent combiner les rapports entre les individus de telles manières que certaines affections soient neutralisées ou que d'autres soient canalisées vers les buts communs. De bonnes institutions doivent combiner au mieux les qualités et les défauts des individus sans jamais pouvoir se fixer comme but de supprimer ces affections elles-mêmes qui sont naturelles.
2.   Les institutions sont à la fois le résultat et les garantes du droit civil. Le droit civil s’oppose au droit naturel. Il est l’expression des rapports qui se nouent entre les individus quand ils renoncent à l’état de nature pour accepter l’état civil déterminé par le contrat. Or ce droit civil fixe l’organisation du pouvoir et le pouvoir doit garantir le respect du droit. Si l’institution est trop faible pour garantir le respect du droit ou si elle permet à un groupe de méconnaître les droits d’un autre groupe, les troubles politiques s’en suivront.
3.   Pour Spinoza, les institutions aptes à garantir le droit civil sont des institutions justes qui garantissent l’exercice de la liberté au sein même de l’organisation politique. Ce sont donc dans l’idéal des institutions républicaines.
La phrase de Spinoza selon laquelle les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent recèle pour nous une sorte de paradoxe.
Elle renvoie, d’une part, à la problématique de la nature et de la convention – schématiquement l’opposition entre la naturalité de cité, selon la thèse défendue par Aristote, et le caractère conventionnel du « contrat social » tel que le posent Hobbes, Spinoza ou Rousseau. Selon les contractualistes, l’homme devient citoyen parce que la constitution de la cité n’est pas naturelle, l’appartenance à la cité relevant d’un acte de volonté, alors que si on considère la cité comme une chose naturelle ou comme la fin naturelle de l’homme, l’homme doit donc être considéré comme citoyen de naissance. En vérité, cette opposition est beaucoup trop schématique et la phrase de Spinoza doit être interprétée essentiellement dans son contexte et non comme une prise de position générale et absolue.
En effet, que nous naissions citoyens, cela semble découler logiquement de cet acte conventionnel par excellence qu’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. En France, le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine garantit un certain nombre de droits et le simple fait d’être né de parents français ou en France de parents étrangers fait de chaque individu un citoyen en puissance et lui donne une qualité spéciale qui ne peut jamais lui être retirée. Ainsi, on pourra être privé de ses droits civiques (droit de vote, etc.) par suite d’une condamnation mais non point perdre ses droits nationaux.
Cette citoyenneté de naissance ne s’explique cependant complètement que dans la perspective d’un devenir citoyen. Les droits, dont tout membre de l’espèce humaine est titulaire, se comprennent comme les droits accordés à tout citoyen en puissance. Mais être en puissance ce n’est pas encore être en acte. Les potentialités doivent être actualisées. C'est pourquoi l’intégralité des droits de citoyens ne s’acquiert qu’avec l’âge : Majorité à 18 ans, possibilité d’être juré d’assises à 23 ans, éligibilité au Sénat à 35 ans ! C'est pourquoi l’instruction publique est considérée par tous les philosophes depuis Platon jusqu’à Hegel et Marx comme un des devoirs fondamentaux d’un bon gouvernement.
Devenir citoyen, c’est donc devenir ce qu’on est. Mais le propre de l’homme est que sa nature ne se manifeste pas spontanément, mais passe les relations sociales, par ce rapport double qui non seulement met chacun en relation avec ses contemporains, mais également en relation avec le passé par l’intermédiaire des contemporains. C’est précisément dans ce double processus que les institutions politiques jouent un rôle central. De bonnes institutions favorisent le développement de la citoyenneté. De mauvaises institutions, au contraire, découragent l’ardeur civique, rendent les citoyens craintifs. La corruption des gouvernements entraîne la corruption des peuples.
  1. Or, de même qu’il faut imputer à l’organisation de l’État les vices des sujets, leur goût pour l’extrême licence et leur esprit de révolte, de même c’est à la  de l’État, c’est à son droit pleinement exercé qu’il faut attribuer les vertus des sujets et leur attachement aux lois (comme cela résulte de l’article 15 du chapitre II). C’est pourquoi on a eu raison de regarder comme la marque d’un mérite supérieur chez Annibal qu’il n’y ait jamais eu dans son armée aucune sédition.
    Ce paragraphe est un simple prolongement du précédent qu’il éclaire par l’histoire (c’est-à-dire l’expérience).
  1. Un État où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la  qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude.
La stabilité de l’État ne peut être acquise ou conservée à n’importe quelle condition. Un État qui terrorise sa population (un État-Léviathan à la Hobbes) n’est pas un État pacifique, car la véritable paix civile demande le consentement éclairé des citoyens et donc leur puissance active. Spinoza refuse un État où le peuple se laisse mener comme un troupeau. C’est un article clairement anti-Hobbes, mais aussi, une nouvelle fois, un article « machiavélien ». Machiavel ne cesse de le redire, une république dans laquelle le peuple se laisse dominer sans protester est une république qui a perdu toute vitalité et se condamne à disparaître. C’est aussi un thème que l’on retrouve chez Rousseau. Un peuple peut être un peuple corrompu et quand il a perdu l’habitude et jusqu’au goût de la liberté, il ne peut plus redevenir libre que très difficilement, si toutefois il le peut ou s’il en a l’occasion. La liberté nécessite des institutions et des bonnes lois qui éduquent les citoyens. Ainsi : « il en est de la liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments robustes qui en ont l'habitude, mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point faits. Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la liberté que prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs chaînes.[1]
Pour Spinoza, un peuple d’esclaves n’est pas une société !


[1] Rousseau, Dédicace du Discours sur l’inégalité…
  1. Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la .
La vie humaine n’est donc pas la vie animale, la simple survie, c’est d’abord la vie de l’esprit et la puissance humaine (qui est aussi son droit) se définit d’abord par la puissance de l’esprit. D’où l’importance de la liberté de penser, de la liberté philosophique telle qu’est revendiquée d’ailleurs dans le Traité théologico-politique.
  1. Mais il faut remarquer qu’en parlant du gouvernement institué pour une telle fin, j’entends celui qu’une multitude libre a établi, et non celui qui a été imposé à une multitude par le droit de la guerre. Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espérance plus que par la crainte ; une multitude subjuguée, au contraire, est conduite par la crainte plus que par l’espérance. Celle-là s’efforce de cultiver la vie, celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort ; la première veut vivre pour elle-même, la seconde est contrainte de vivre pour le vainqueur ; c’est pourquoi nous disons de l’une qu’elle est libre et de l’autre qu’elle est esclave. Ainsi donc la fin du gouvernement, quand il tombe aux mains du vainqueur par le droit de la guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et bien qu’il n’y ait entre le gouvernement institué par une multitude libre et celui qui est acquis par le droit de la guerre aucune différence essentielle, à considérer le droit de chacun d’une manière générale, cependant la fin que chacun d’eux se propose, comme nous l’avons déjà montré, et leurs moyens de conservation sont fort différents.
Comme Machiavel, Spinoza prend en compte la manière dont le gouvernement a été établi. Un gouvernement imposé par le droit de guerre ne peut être véritablement un bon gouvernement, il porte en lui toutes les marques de la servitude. On pourrait ajouter qu’il en va nécessairement ainsi quelles que soient les intentions des vainqueurs : on n’exporte pas la liberté à la pointe de la baïonnette, ainsi que l’expérience l’atteste largement (guerres contre-révolutionnaires en France, contre les Jacobins qui voulaient s’en tenir strictement aux guerres défensives, invasion bolchévik de la Pologne en 1919, etc.).
Si l’État vraiment libre est celui qui est institué par la multitude elle-même, il en découle que l’essence même de tout état est la démocratie. C’est ce que disait le Traité théologico-politique et qui paraît avoir disparu dans le Traité politique où la démocratie n’apparaît que dans le XIe chapitre inachevé alors que des développements substantiels sont consacrés à la monarchie et à l’aristocratie.
  1. Quels sont, pour un prince animé de la seule passion de dominer, les moyens de conserver et d’affermir son gouvernement ? c’est ce qu’a montré fort au long le très-pénétrant Machiavel ; mais à quelle fin a-t-il écrit son livre ? voilà ce qui ne se montre pas assez clairement ; s’il a eu un but honnête, comme on doit le croire d’un homme sage, il a voulu apparemment faire voir quelle est l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran de plus grands motifs d’avoir peur. C’est là ce qui arrive quand une multitude prétend faire un exemple et se réjouit d’un régicide comme d’une bonne action. Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se donner de garde de confier exclusivement son salut à un seul homme, lequel, à moins d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la pensée de cet habile homme qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur les moyens de la défendre des conseils très-salutaires.
Ce dernier paragraphe est consacré à la défense de Machiavel, le très pénétrant florentin. Il s’agit ici de défendre Le Prince, ouvrage qui a valu à Machiavel sa mauvaise réputation. Comme le fera plus tard Rousseau, Spinoza défend en Machiavel le républicain dont Le Prince montre combien il est dangereux de donner tout pouvoir à un seul homme (ce que confirme l’ouvrage qui fait pendant à cet opuscule célèbre, les Discours sur la première décade de Tite-Live, dont le républicanisme est absolument indiscutable.
Le rapport, la rencontre Spinoza/Machiavel est aujourd’hui bien documentée, notamment dans la philosophie italienne. Le Traité politique qui représente bien ce qu’on pourrait appeler le « moment machiavélien » de Spinoza.
Dans le chapitre I, l’opposition entre les « chimères » ou « l’île d’Utopie » d’un côté, et, de l’autre côté, la science qui part de la connaissance de la véritable nature humaine ne peut pas ne pas nous faire penser au chapitre XV du Prince quand Machiavel exige qu’on laisse les choses imaginées pour aller à la vérité effective.
Spinoza poursuit en opposant les « politiques » aux fabricants d’utopies (I, §2)On ne peut pas montrer plus clairement que Spinoza s’inscrit bien dans le « moment machiavélien » dont les révolutions anglaises et américaines constituent les puissants prolongements historiques. Mais le « machiavélisme » de Spinoza doit être éclairé. Il y a deux aspects différents à discuter :
-           L’influence directe ou indirecte que Machiavel a eue sur Spinoza ;
-           Les rapports entre ces deux philosophies indépendamment du fait que premier ait ou non influencé le second.
Bref, il est nécessaire de distinguer les convergences objectives et les influences subjectives.
Il y a un aspect explicite du rapport Machiavel/Spinoza, celui que l’on peut trouver dans le Traité politique. Le chapitre I, comme on l’a vu, contient de nombreuses formules qui « sonnent » à la manière de Machiavel.  Critique de l’utopie des philosophes et des théoriciens et leur inaptitude à gouverner mais aussi et surtout exaltation de la sagesse des politiques qui se basent sur l’expérience à l’opposé des discours moralisateurs. Il ne faut cependant pas surestimer cette référence dont Alexandre Matheron a montré qu’elle renvoyait plus aux « machiavéliens ordinaires » qu’à Machiavel lui-même. On pourrait même faire de Francis Bacon le véritable inspirateur de cet appel à une politique expérimentale. Mais la suite du Traité politique montre clairement que Spinoza ne s’en tient pas aux « machiavéliens ordinaires » mais fait des références précises à l’œuvre de Machiavel, ainsi qu’on a eu l’occasion de le souligner au cours de cette lecture.
Paolo Cristofolini, dans l’étude qu’il consacre au « très pénétrant Florentin » s’intéresse plus précisément aux deux passages du Traité politique ou Machiavel est cité explicitement : « le très pénétrant Machiavel » (TP,V,§7) et « le très perspicace Florentin » (TP,X,§1), deux passages dont l’importance pour la compréhension de la pensée politique de Spinoza est soulignée par le fait qu’ils ont été coupés dans l’édition hollandaise des œuvres posthumes 1677 ! Selon Cristofolini, le plus important est le premier de ces deux extraits, explicitement consacré aux enseignements du Prince : « Spinoza ne se limite pas aux conseils de Machiavel contre le tyrannicide et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains, puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci.
Cristofolini fait également remarquer que Spinoza accepte l’un des maximes les plus controversées du Prince, celle qui concerne le droit et même le devoir pour le prince de ne pas tenir sa parole : « Un engagement par lequel on a promis de façon purement verbale de faire telle ou telle chose dont on pouvait s’abstenir de par son droit ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de celui qui s’est engagé ne varie pas. Celui, en effet, qui a le pouvoir de se délier d’un engagement, n’a pas en réalité cédé de son droit ; il n’a donné que des mots. »
Cristofolini montre ensuite les convergences qui existent quant à la conception d’une république populaire libre, objectif commun de Machiavel, « homme très sage » et Spinoza. Il est utile de citer ici l’explication que, dans le V,§7, Spinoza donne des apparents paradoxes de Machiavel, républicain qui expose les moyens pour un prince de gouverner la multitude. L’expression de « multitude libre » est frappante. Pour Spinoza, la multitude, ce sont les hommes soumis à leurs passions et la liberté est au contraire l’action guidée par la raison. Mais précisément, dans l’État bien organisé, la multitude peut agir ou être obligée d’agir comme si elle était guidée par la raison. Cristofolini explique ainsi ce paradoxe apparent de la liberté d’une multitude soumise aux passions, selon Spinoza, ou généralement cupide et changeante, selon Machiavel : « La seule explication réside dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves, de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la défendre. La  contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à la conclusion du Traité théologico-politique»
Il est donc assez clair que la convergence des pensées de Machiavel et Spinoza n’est nullement contingente et ne peut pas être mise au compte de stratégies interprétatives intéressées mais découle bien d’une influence du premier sur le deuxième ou plutôt d’une intégration de la réflexion machiavélienne dans l’entreprise philosophique de Spinoza et ce sur la base d’une lecture assez systématique du « très perspicace Florentin ». 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...