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lundi 28 mars 2016

L’homme dans la nature

Pour une philosophie de l’habitation du monde

La « crise écologique » qui a déjà commencé ne doit pas être prise à la légère. Or les discours dominants comme les politiques publiques, s’ils font mine d’en tenir compte apparaissent pour l’essentiel comme des bavardages mondains ou des opérations de diversion. En même temps, les spécialistes de l’écologie ont tendance à l’enfermer dans un discours « scientifique », en fait purement technocratique qui s’opposerait au discours technocratique des « productivistes ». Ce que je soutiendrai ici, c’est la nécessité de sortir de ces discours pour aller à la racine, philosophique, des questions auxquelles nous sommes confrontés. Je défendrai la nécessité de revisiter l’ontologie pour changer notre approche de la nature. C’est ce à quoi nous invite Arne Naess qui a essayé de penser une « écologie profonde » qui ne soit pas en rupture avec l’humanisme, qui refuse tout mysticisme et puisse se justifier à partir de raisonnements dont tous les termes aurons été clarifiés logiquement1. Naess se situe dans la lignée ouverte par Spinoza sur le plan philosophique le plus fondamental. Il s’agit donc de tracer les grandes lignes d’une philosophie « écologique » ou plutôt d’une philosophie qui prenne en compte la notion de notion et les apports de la « mésologie » d’Augustin Berque.2

Partir de Spinoza

Je ne vais pas exposer ici les thèses de Naess mais essayer à mon tour de montrer qu’on peut tirer de Spinoza une ontologie et une éthique radicalement différentes de celle suivi par le courant principal de la modernité. On l’a dit et répété : pour Spinoza à l’encontre exact du cartésianisme, il est impossible de séparer l’homme de la nature, pour la même raison qu’il est impossible de séparer le corps et l’esprit. Si la nature (ou Dieu) est la subsistance infinie ayant une infinité d’attributs (un attribut étant ce que notre intellect peut percevoir comme étant l’essence d’une substance), alors que ce qui existe n’existe que comme une partie de la nature, un mode fini de la substance infinie. Un mode est une manière d’organisation et de délimitation de l’être. Dans le « tissu » de la nature sont découpées des manières d’être. Ainsi les planètes et les étoiles ne sont que des arrangements particuliers locaux, des modifications de l’espace-temps, un espace-temps sans rupture, « plein » – comme nous le présente, d’ailleurs, cette récente confirmation (fin 2015) de la théorie einsteinienne des ondes gravitationnelles à partir d’expériences rendues publiques au début de l’année 2016.
Un corps individuel, celui d’un animal ou un corps humain, ce n’est donc pas une entité qui existerait par elle-même. Ce n’est qu’une organisation « locale » de la nature possédant une certaine stabilité structurelle. Qu’est-ce qui caractérise un corps ? Ce sont des rapports, ces rapports qui définissent son essence. Une brique d’argile cuite, c’est un parallélépipède rectangle, homogène … mais peu importe si l’argile vient de tel ou tel endroit, pourvu qu’elle ait les mêmes qualités, peu importe que ce soit tel atome de silicium ou tel autre qui entre dans sa composition. La brique est un assemblage de parties extérieures les unes aux autres, mais son essence de brique, c’est autre chose que ces parties extérieures. Tout pareillement, mon propre corps est un assemblage en continuelle transformation de parties extérieures les unes aux autres. Certaines parties se détachent du corps, d’autres y sont intégrées pour venir prendre place dans la composition des rapports qui forment le corps. Tous ces mouvements sont des affections. Par exemple, je suis affecté par une piqûre de moustique : mon bras gonfle comme résultat de la rencontre de mon corps propre et de celui du moustique ! La piqûre de moustique produit une modification de mon corps et je perçois cette modification. Parmi les parties extérieures, il y a donc celles qui me composent et celles qui n’entrent pas dans les rapports qui me composent. Ce que je perçois dans le mode de connaissance que Spinoza nomme connaissance du premier genre (par perception immédiate ou par images), ce sont les affections des parties extérieures, sans la connaissance adéquate des rapports qui me composent. Dans la connaissance du second genre, connaissance par la raison, je perçois au contraire les rapports entre les parties extérieures, à partir de ce que Spinoza appelle « notions communes ». Il n’y a donc pas de rupture absolue entre la connaissance du premier et la connaissance du second genre3, il n’y pas de rupture absolue entre ce qui me compose, ce qui entre dans les rapports qui me définissent et ce qui n’entre pas dans les rapports qui me définissent. L’air (frais ou étouffant, par exemple) entre pour partie dans les rapports qui me composent – je respire – et aussi n’entre pas dans les rapports qui me composent ; je subis (affection) l’air frais et j’ai froid ou j’étouffe et je sue. Les corps ne sont donc que des points de concentration de l’être et l’individu que forme mon propre corps n’échappe pas à cette définition. On comprend mieux ainsi ce que Spinoza veut dire quand il affirme que l’homme n’est pas un empire dans un empire. Il est donc impossible de séparer un sujet (le terme ne figure pas chez Spinoza) de la nature qui l’environne. Le « sujet » (l’individu) n’est que la nature exprimée sous un certain angle, concentrée en un certain point, dont toutes les déterminations expriment l’enchaînement infini des causes et des effets qui forment la nature ; il est donc une sorte de « monade » au sens de Leibniz.4
Spinoza ne se contente pas de construire une ontologie, une ontologie générale aussi bien qu’une ontologie de l’être humain, une ontologie du corps humain. Il veut en déduire une éthique. Or cette éthique en tant que recherche de la vie bonne ou de la béatitude, ne peut être rien d’autre que l’effectuation de sa puissance d’agir et d’exister, le déploiement de son conatus propre. Mais compte-tenu de ce que nous avons dit l’essence de l’homme, cette effectuation de sa propre essence, cette « réalisation de soi » si l’on veut, ne peut s’inscrire dans une impossible et absurde tentative de maîtrise. L’homme doit reconnaître d’abord qu’il ne relève pas de lui-même, mais de l’enchaînement complexe et le plus souvent difficile à prévoir des causes et des effets naturels. La puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme : cette évidence a des conséquences quant à notre puissance de connaître. Ce que la connaissance permet à l’homme, ce n’est pas « devenir comme maître et possesseur de la nature » mais seulement, dans une certaine mesure, d’ordonner ses affects – c’est-à-dire d’ordonner les parties qui composent son propre corps – d’une manière qui lui permette de réaliser son utile propre. La tempête surpasse la puissance du nageur, mais il peut 1° éviter de sa baigner quand la mer et déchaînée et 2° si la mer est relativement calme, il peut ordonner ses mouvements de telle sorte qu’ils entrent en résonance avec le mouvement des vagues, de telle sorte que les parties qui le composent se rapportent aux parties extérieures qui ne le composaient pas tant qu’il ne nageait pas convenablement et sont maintenant, très provisoirement, presque comme des parties extérieures de lui-même5. C’est très important ici de souligner qu’il n’y a pas chez Spinoza de séparation du corps et de l’esprit, de la nature et du sujet connaissant. Plus le corps peut être disposé de différentes manières, dit-il, et plus l’esprit connaît adéquatement la nature des choses. C’est le corps qui connaît et la connaissance est cette interaction du corps propre de l’individu avec les corps qui l’environnement. Ce n’est pas une « représentation mentale », un « miroir » de la réalité extérieur, mais une activité.
Essayons maintenant de voir quelle idée du rapport de l’homme à la nature peut se tirer de la conception spinoziste.
  1. L’homme et la nature ne font qu’un. On retrouvera cette idée chez Marx quand il dit que « la nature est le corps non organique de l’homme ». L’esprit de l’homme fait partie des choses naturelles et c’est pourquoi « l’ordre et la connexion des idées suit l’ordre et la connexion des choses », les idées étant elles aussi des « choses » – dans le cas contraire, il faudrait imaginer que les idées font partie d’un autre monde, d’une autre réalité que la réalité naturelle. Mais chez Spinoza il n’y a pas la plus petite trace de dualisme.
  2. Il s’en déduit facilement que la béatitude ne peut être que cette pleine présence de soi à la nature et pleine présence de la nature à soi-même. Le sentiment de la nature – celui dont parle Rousseau ou encore le « sentiment océanique » qu’évoque Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud – n’est rien d’autre que la perception (rare!) de cette identité que nous formons avec la nature que nous percevons. Comprendre, c’est prendre avec soi t c’est précisément ce dont il s’agit quand nous avons une connaissance adéquate, c’est-à-dire quand les idées s’ensuivent en notre esprit selon l’ordre causal réel des choses dont elles sont les idées. Ce que Spinoza entend sous l’expression énigmatique d’amour intellectuel de Dieu, ce n’est d’autre que cela, cette possibilité qu’a l’esprit humain de s’identifier au moins partiellement avec l’ordre entier de la nature (c’est-à-dire avec Dieu, si on veut garder cette terminologie !)
  3. Mais de même que le corps et l’esprit sont deux en un (une contradiction à l’intérieur de l’unité immédiate qui tente de se surmonter dans cet amour intellectuel de Dieu), de même l’homme et la nature sont deux en un. Avec Spinoza, il faut faire un peu de dialectique : Descartes a montré que la scission du corps et de l’esprit, mais Spinoza montre que cette scission n’est que la scission d’une identité (la même chose perçue sous deux attributs différents). L’identité est en même temps différence. Dans la nature, l’homme fait des différences ; il distingue les choses qui sont de même nature que lui de celles qui ne sont pas de la même nature que lui. Il se pose en s’opposant. Si rien n’est plus précieux à l’homme qui vit sous le commandement de la raison qu’un autre homme, c’est parce qu’il peut exister entre les humains un accord en nature qui ne peut exister entre les hommes et, par exemple, les autres animaux. Il y a bien ici une sorte de hiérarchie et Spinoza s’en prend assez durement à ces misanthropes qui préfèrent la compagnie des bêtes à celle des hommes. Mais cette hiérarchie n’est une hiérarchie que pour nous ; elle n’a aucune valeur absolue. L’homme n’est pas supérieur à la baleine ! Mais l’homme préfère l’autre homme à la baleine. Donc quand il s’agit de la survie, si je dois choisir entre la vie d’un homme et celle d’un animal, je choisis la survie de l’homme ! Comprendre la nature, c’est aussi comprendre cette nécessité naturelle qui fait que tous les êtres vivants cherchent à persévérer dans leur être et que, de ce point de vue, l’homme est un vivant comme un autre et il doit vivre. Mais une fois qu’on a admis cette nécessité naturelle, il va de soi que, pour Spinoza, nous avons le droit d’user des bêtes pour notre utile propre, mais évidemment faire souffrir les animaux par plaisir, les tuer pour satisfaire de vains fantasmes de puissance (virile ?) mal assurée, ce n’est pas là quelque chose digne d’un sage. Cependant, pour Spinoza, cela n’est pas non plus incompréhensible : il y a bien des chiens enragés et les hommes soumis à la puissance aveugle de leurs passions peuvent devenir comme des chiens enragés. Rien n’est « contre-nature », rien, ni des passions des hommes ni de appétits des bêtes.
On peut maintenant, en restant dans l’optique de Spinoza, essayer d’aller plus loin et d’adopter un point de vue spinoziste sur les questions soulevées par l’habitation humaine de la nature, c’est qui est le sens propre de l’écologie.
Tout d’abord, il faut le redire, la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme et en ce sens il est absurde de dire que l’homme détruit la nature. D’abord son action, aussi puissante soit-elle, ne concerne jamais qu’une infime partie de la nature. Ceux qui disent que l’homme détruit la nature n’ont qu’une conception très étriquée de la nature ! En second lieu, on pourrait tout aussi bien dire que la nature détruit la nature : les grandes extinctions à la fin de l’ère primaire ou à la fin de l’ère secondaire ne sont nullement imputables à l’homme, mais seulement à des processus naturels. Même l’actuel réchauffement climatique nous paraît catastrophique parce que nous pourrions bien en être les victimes, mais le climat de la Terre a déjà subi des bouleversements climatiques considérables et la Terre a été parfois beaucoup plus chaude qu’aujourd’hui et d’autres fois beaucoup plus froide (la fameuse « Terre boule de neige »). À trop vouloir diaboliser l’action humaine, on ferait de l’homme un être surnaturel, inversant en quelque sorte la coupure homme-nature que l’on peut reprocher à la pensée moderne cartésienne et post-cartésienne, mais finalement restant prisonnier de la même problématique : remplacer le dieu par le démon, c’est rester dans le surnaturel.
On a souvent assimilé l’humanisme à une manifestation de l’orgueil démesuré de l’homme. Son éminente dignité mise en valeur dans le texte fameux de Pic de la Mirandole6 lui donnerait un droit usurpé sur la nature, ce qui serait la cause de la « crise écologique » actuelle. Sans doute y a-t-il un grain de vérité dans ces affirmations. Mais un humanisme raisonnable peut parfaitement cohabiter avec le souci de la protection de la nature, des êtres vivants et de la biodiversité. Spinoza ne demande rien d’autre que de considérer son « utile propre », mais celui-ci n’est rien d’autre que ce que commande la raison. De la même façon que Spinoza rejette l’opposition entre altruisme et égoïsme (car il y a toujours de l’égoïsme, du souci de soi-même, dans l’altruisme7), de la même manière on devrait rejeter l’opposition entre un point de vue « anthropocentré » et un point de vue « naturo-centré ». Préserver la nature est une nécessité pour l’homme, car il s’agit de préserver le seul lieu où il puisse vivre, son foyer. La destruction des milieux naturels pourrait très bien préparer les plus grandes catastrophes pour l’espèce humaine. Comprendre que l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, c’est donc comprendre cette solidarité entre l’homme et les milieux naturels, car il n’y a pas de société humaine sans lieu, sans milieu, c’est-à-dire sans référence à la nature.8
Ce n’est donc pas l’excès de rationalité qui conduit l’homme à dévaster la planète mais bien un défaut de rationalité, on pourrait presque dire un défaut d’égoïsme bien compris. Traiter l’homme de super-prédateur ou le comparer à un virus dévastateur et substituer à l’humanisme un culte de la nature radicalement anti-humaniste – comme on le trouve chez certains groupes écologistes mystiques ou se réclamant de l’écologie profonde, c’est évidemment faire fausse route et contribuer à discréditer toute lutte écologiste sérieuse. D’abord parce que l’écologie profonde telle que la définit Arne Naess n’a rien à voir avec cette mystique de la Terre et cette haine de l’homme mais tente au contraire de réconcilier humanisme et écologie. Ensuite parce que l’homme n’a pas moins de valeur intrinsèque que les pandas ou les baleines. La différence importante est que si les gros poissons mangent les petits et que cette « loi » de la nature est impossible à modifier, chez les humains, on peut faire en sorte que les gros ne mangent pas les petits. Si le renard dans le poulailler étouffe trente poule pour n’en emporter que deux ou trois, l’homme peut se contrôler et ne tuer que les deux poules qui lui seront nécessaires ! Toutes les espèces prolifèrent autant qu’elles le peuvent quitte à détruire leur propre niche écologique et à disparaître, alors que l’homme est capable, plus ou moins de maîtriser sa propre prolifération. L’idée d’équilibre naturel … est une idée de l’imagination humaine, qui peut nous être utile, mais elle n’est rien d’autre qu’une idée née de notre imagination.

La question démographique

Une des raisons qui ont contribué à discréditer l’écologie profonde, y compris Naess, est la thèse selon laquelle il fallait préparer une diminution drastique de la population humaine pour la rendre compatible avec le maintien d’un milieu naturel protégé. Certains auteurs proposaient même un maximum de 500 millions d’humains sur Terre. En France, le commandant Jean-Yves Cousteau estimait à 400 millions le bon chiffre pour la population humaine. Pour atteindre un tel objectif, il faudrait soit des génocides massifs soit un contrôle des naissances si drastique qu’on n’aurait bientôt plus que des sociétés de vieillards !
Sans aucun doute, une population de la Terre autour de 9 à 10 milliards d’habitants vers les années 2050, comme le prévoient bon nombre de démographes, c’est certainement un bouleversement radical de « l’équilibre écologique » qui prévalait avant la révolution industrielle et les écologistes « purs et durs » y verront une perspective inacceptable. Mais la notion d’« équilibre écologique » est à peu près dépourvu de sens, comme celle d’équilibre naturel. Elle suppose qu’il y aurait une sorte d’optimum naturel – au regard de quel critère ? – et ce n’est là qu’une nouvelle version des superstitions finalistes que Spinoza dénonce vigoureusement dans l’appendice de la partie I de l’Éthique. L’optimum ne peut être déterminé qu’à partir de critère toujours particuliers. Pour les grands sauriens, les conditions de vie sur Terre devaient leur sembler une équilibre écologique optimal … jusqu’à ce qu’une météorite percute notre planète, bouleverse radicalement les conditions de la vie et, précipitant l’extinction des dinosaures, produise un nouvel équilibre écologique nettement plus favorable à l’expansion des mammifères et notamment à celle de tous ces grands mammifères dont la sauvegarde mobilise – sans doute juste titre – les associations de protection des espèces naturelles, mais qui ne doivent leur existence qu’à la disparition massive des prédécesseurs. Bref, il est absurde de calculer le nombre optimal d’humains sur Terre … tout en sachant que la croissance de la population ne pourra pas être illimitée ! Il y a un consensus chez les démographes pour parier sur une stabilisation de la population humaine à partir du milieu du XXIe siècle. On devrait partir de là et cela suffira à notre peine, en sachant que cette stabilisation posera à l’humanité de redoutables problèmes.
  1. La maigre espérance de vie qui a longtemps prévalu incitait les humains à avoir beaucoup d’enfants – pour qu’il en reste quelques-uns – et d’autre part maintenait des populations jeunes, donc plus actives, plus inventives, plus audacieuses et au-delà des vicissitudes de l’histoire, s’il faut chercher une ligne de développement d’un progrès de l’humanité, c’est dans ces conditions anthropologiques qu’il faut la chercher. La stabilisation de la population avec une fécondité égale simplement au taux de remplacement naturel entraînera nécessairement un vieillissement massif de la population humaine. Ce qu’on observe dans les pays d’Europe ou au Japon et dont les prémices se font sentir en Chine deviendra la loi pour toute la planète. Les problèmes que cette situation entraînera sont considérables et nous n’avons pas le plus petit commencement d’une analyse sérieuse de ce que cela signifie. Une chose est certaine la condition humaine, dans toutes ses dimensions anthropologiques, sera ébranlée. Il s’agit du rapport entre les générations en premier lieu : d’une part les jeunes générations auront plus de mal à faire leur place au soleil, puisque les « vieux » continueront d’occuper la place. Mais ces « vieux » encore vaillants eux-mêmes se trouveront encore plus qu’aujourd’hui contraints à la fois d’aider enfants et petits-enfants et de s’occuper de leurs propres parents… ce qui pourrait n’être pas un système très durable. On peut sans peine imaginer les problèmes sanitaires et sociaux que provoquera l’explosion du nombre de centenaires …
  2. Globalement, sur le long terme, la « croissance économique », c’est-à-dire l’accumulation du capital et la croissance de la population ont été de pair (invalidant d’ailleurs la prétendue loi de population de Malthus, critiquée de manière si pertinente par Marx). On a toutes les raisons de penser que la stabilisation de la population humaine totale entraînerait une stagnation structurelle du processus d’accumulation du capital et donc une mise en question du cycle de la « valorisation de la valeur », ce système qui depuis les temps modernes s’est révélé si efficace pour produire toujours plus et toujours maintenir l’espoir chez les défavorisés qu’ils pourront ainsi jouir de toutes marchandises dans lesquelles semble se résumer toute la richesse sociale.
Une telle situation serait suffisamment difficile et posera tant de problèmes inédits qu’on devrait plutôt commencer à réfléchir à cette hypothèse là sans en imaginer d’autres qui appartiennent seulement au monde de la science-fiction et des dystopies.
Dans les projections des partisans du « global downsizing » de l’humanité, il y a l’idée du retour à une nature sauvage avec des îlots d’habitation humaine « soutenable » et capable d’une vie harmonieuse avec la nature. Mais cette vision idyllique n’est qu’une rêverie. On peut parfaitement pronostiquer qu’une baisse considérable de la population humaine constituerait à sa manière une catastrophe écologique : l’humanité a développé toute une « écosphère » agricole par exemple qui disparaîtrait inévitablement, et avec elle tous les animaux domestiques et tous les paysages façonnés par le travail des paysans. Pourquoi les vaches auraient-elles moins de valeur que les pandas ? En quoi le bleu du lin en juin dans les plaines de Normandie ne serait-il pas un paysage naturel digne d’être sauvegardé ? L’UNESCO a inscrit au patrimoine naturel de l’humanité la région du Val d’Orcia au Sud de la Toscane. Cette région n’est pourtant belle que parce que l’agriculture, depuis des millénaires l’a sculptée. L’abandon des exploitations agricoles n’y laisserait plus guère qu’un amas de forêts dépourvu de tout ce qui fait la sublimité de ces paysages.
Et encore ! Je n’ai abordé ici qu’une évolution « indolore » et lente de la population humaine. On peut penser qu’à système politique et économique globalement inchangé, la baisse de la population s’accompagnerait d’une baisse importante du niveau de vie en termes de biens matériels – contrairement à ce que l’on pourrait penser en raisonnant à la manière du révérend Malthus. Quand on voit les gaspillages extravagants, on peut penser qu’il y a une bonne marge d’économies à faire en termes de production de biens matériels sans que la richesse réelle des individus, en termes de bien-être, n’en soit affectée. Mais c’est raisonner abstraitement, en pensant que l’humanité peut raisonner comme un individu confronté à des difficultés temporaires de trésorerie. Mais en imaginant une humanité qui accepterait une baisse de son niveau de vie, on suppose déjà résolu le problème qui est à résoudre, c’est-à-dire qu’on suppose que les hommes sont déjà convaincus de la nécessité de changer de mode de vie, de réévaluer collectivement l’échelle de leur priorité. En indiquant un objectif de baisse de la population comme un moyen pour construire un nouveau rapport de l’homme à la nature, on présuppose en fait le problème déjà résolu et du coup cet objectif devient parfaitement inutile, car si l’humanité était convaincue de cela, si « l’homme socialisé » pouvait gérer rationnellement ses rapports à la nature, la question de la croissance économique et de surpopulation humaine ne se poserait plus. À moins, encore une fois, qu’on ne table sur une nouvelle guerre mondiale ou des épidémies massives comme on les présente dans ces dystopies où les rescapés de l’humanité vivent dans un milieu de haute technologie, sans le moindre effort, pendant que le reste de la planète est rendu à l’état sauvage, état sauvage où d’ailleurs a aussi été précipitée l’humanité « surnuméraire ».
Il est, enfin, nécessaire de se méfier des prédictions apocalyptiques qui ne sont jamais réalisées et, finalement, ont un effet contre-productif. Face à la croissance démographique africaine, René Dumont prévoyait une famine terrible … qui n’a pas eu lieu. Il y a eu et il y a encore des famines locales en Afrique qui ne sont pas dues à l’explosion démographiques mais bien plutôt à des conditions géopolitiques et socio-économiques, mais globalement la situation en Afrique s’est plutôt améliorée depuis l’époque des prédictions de Dumont. Dans les années 70, un chercheur avait montré qu’une Terre avec le niveau de vie des habitants des États-Unis ne pourrait guère soutenir plus de 500 millions d’habitants… Un éminent élu écologiste par ailleurs spécialiste des questions du pétrole avait cru bon d’annoncer en 2005 qu’il n’y aurait plus de pétrole en 2012. La futurologie, comme on le sait n’est pas une science très exacte quand il s’agit de prédire l’avenir.

Pour une réflexion globale

Ces précautions étant posées, il convient de resituer la réflexion sur un plan plus global. La question de « l’avenir de la planète » n’est pas directement une question de ressources naturelles ou de techniques. Les technophiles écartent toutes les objections écologiques au mode de développement de nos sociétés en arguant que l’on trouvera bien une solution technique. Cela fait immanquablement penser à cette scène à l’Académie des Sciences soviétiques : dans les années 70 quand les signes inquiétants de pollution du lac Baïkal [plus grande réserve d’eau douce de la planète] commencèrent à inquiéter, un savant soviétique balayant les objections affirma que l’on pouvait polluer tant que l’on voulait puisque l’Union Soviétique maîtrisait l’arme nucléaire, on pourrait faire un grand trou pour recueillir l’eau si besoin était…9 Mais il est vrai que le développement scientifique et technique peut offrir des solutions qui préservent les ressources naturelles. Sous bénéfice d’inventaire. Les éoliennes et les panneaux solaires produisent de nouvelles pollutions – par exemple, si l’on voulait faire des panneaux solaires un peu plus qu’un appoint, il faudrait des dizaines et des dizaines de milliers d’hectares de champs plantés en panneaux solaires. La voiture électrique fait aussi partie de ces fausses bonnes idées qui s’inscrivent dans ce « business vert » qui n’a aucun souci de l’état de la planète et que les Américains avec leur rafraîchissant cynisme ont baptisé « greenwashing » (en bon français : « je lave plus vert »!).
La transformation des questions « écologiques » en questions purement techniques noie le poisson. Il est nécessaire de penser les problèmes radicalement, c’est-à-dire en prenant les choses à la racine – et Naess a raison dans sa démarche, même si certaines conclusions sont, comme on l’a montré plus haut, pour le moins contestables. On pourrait commencer par prendre au sérieux l’étymologie commune de l’écologie et de l’économie. Il s’agit dans les deux cas de l’oïkos, de la maison, de l’habitation humaine du monde naturel. L’écologie a valeur descriptive et l’économie doit fournir des normes de la bonne gestion de la maisonnée. Pour ne donner qu’un exemple les baux qui donnaient à fermage une exploitation agricole prévoyait, selon les traditions de l’époque, que le fermier devait élever des bêtes et utiliser le fumier produit par cet élevage pour amender les champs. Le propriétaire avait sûrement l’intuition que le fermier en cherchant le profit maximum aurait pu appauvrir les sols et diminuer à terme le valeur de son bien. Cet exemple devrait nous faire réfléchir : il combine quelques connaissances agronomiques (celles encore bien frustres de la première moitié du siècle passé) et le souci de préserver le bien que l’on veut faire fructifier.
Ce que nous appelons économie aujourd’hui n’est rien d’autre que l’art de faire de l’argent ; Aristote nommait cela « chrématistique », une activité dont il disait qu’elle est « contre-nature ». L’économie, dans son sens premier, consiste à bien gérer son ménage (c’est cela que devrait savoir faire les managers!). L’écologie devrait être une économie au sens où l’on parle d’économiser ses forces ou de faire des économies, de ne pas gaspiller les ressources de la nature à des activités ou des plaisirs vains. Marx reproche au mode de production capitaliste de détruire les deux sources de la richesse que sont la Terre et le travail. Le mode de production capitaliste est donc anti-économique au sens premier du terme. Épuisement effréné des ressources naturelles, destruction des sols aussi bien par la surexploitation que par le bétonnage urbain, pollution de l’air et de l’eau, gaspillage des ressources alimentaires (dans les pays « développés », près de la moitié de la nourriture produit repart directement à la poubelle) : c’est bien l’anti-économie qui règne. L’abondance inouïe de marchandises va de pair avec un gaspillage tout aussi inouï des ressources. Ce que Hannah Arendt entendait par « la destruction de l’œuvre » et la transformation des biens d’usage en produits de consommation atteint aujourd’hui des proportions effarantes, à l’ère du jetable : téléphones, ordinateurs, électro-ménager, mobilier et même habitations, rien n’est fait pour durer, tout doit être englouti par la consommation frénétique. Alors que le capitalisme naissant valorisait l’épargne, la frugalité et l’économie, le capitalisme dans sa phase actuelle valorise la dépense et la jouissance (« enjoy », tel est le mot d’ordre publicitaire mondial).
Marx écrit encore dans un des manuscrits du Capital placé en conclusion du livre III par Engels : « Dans ce domaine [celui de la production dictée par la nécessité], la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. » Dans notre société, l’homme est bien soumis à la puissance aveugle des échanges : on parle aujourd’hui des « marchés » comme s’il s’agissait d’une puissance extérieure à la société humaine, omnisciente et dictant sa loi. Pour que l’échange ne subisse aucune interruption, il faut les valeurs d’usage soient obsolètes rapidement – qu’il s’agisse d’une obsolescence objective par la fabrication de camelote (obsolescence programmée) ou d’une obsolescence subjective (ringardisation des biens d’usage) ou d’une astucieuse combinaison des deux comme on le voit dans l’industrie de la téléphonie et de l’informatique grand public. Rompre avec cette soumission à la puissance des échanges, ce serait rompre avec la loi « économique », c’est-à-dire anti-économique de nos sociétés. Produire des biens durables, ce serait produire des biens faits pour durer et qui pourrait être aisément réparés. Si on doublait la durée de vie des ordinateurs ou des automobiles, il faudrait en même temps, et toutes choses égales par ailleurs diviser la production par deux ! Et donc diviser le temps de travail consacré à la production de ces biens par deux, ce qui serait dans les conditions sociales actuelles une véritable catastrophe sociale. Voilà la contradiction première. Marx parle de la nécessité de régler rationnellement les échanges avec la nature en minimisant la dépense d’énergie, mais pour lui et on le voit clairement, cette régulation ne peut être l’affaire des individus, isolément. Elle est le fait de « l’homme socialisé ». On voit bien que prendre sérieusement en compte la question de la nature, la question de la catastrophe écologique qui a déjà commencé, cela supposerait une rupture profonde avec les rapports sociaux et les rapports de propriété qui englobent aujourd’hui dans un même maillage serré tous les peuples, toutes les nations.
La contradiction se retrouve quand on examine les attitudes que peuvent prendre les individus. Chacun souhaite que la nature soit préservée, que l’eau dans laquelle il va se baigner ne soit pas polluée, etc., c’est-à-dire que chacun serait heureux que les autres aient un comportement « vertueux ». Mais pour autant, comme selon le principe de Nozick, les hommes mènent des existences séparées, chacun ne raisonne pour lui-même qu’en fonction de ses propres avantages et refuse spontanément toute loi collective qui lui apparaît comme une insupportable dictature. Cette contradiction se retrouve dans toutes nos actions quotidiennes. Le salarié souhaite acheter des marchandises au plus bas prix, mais désire que son salaire soit le plus élevé possible ! Résoudre cette contradiction supposerait une révolution anthropologique qui renverserait la révolution qu’a été l’avènement de l’individualisme moderne, tout en préservant ce que l’individualisme a de précieux, l’autonomie et la liberté de pensée. L’opposition entre les sociétés « holistes » où l’individu est soumis au tout et l’individualisme peut-elle être surmontée ? Peut-il y avoir une Aufhebung hégélienne ? Le communisme tel que l’envisageait Marx devait tout à la fois soumettre l’ensemble de la production à l’homme socialisé tout en permettant l’épanouissement de la liberté individuelle : «  l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté ». Force est de reconnaître que ce dépassement (souhaitable pour quiconque suit la raison) demeure problématique. Un doute légitime subsiste en effet : la nature humaine ne pose-t-elle pas les exigences de la raison tout en rendant simultanément leur réalisation impossible ?
Freud, devenu particulièrement pessimiste après la première guerre mondiale, pensait que l’homme était foncièrement antisocial et que la répression pulsionnelle était une nécessité éternelle pour assurer le maintien de la société, c’est-à-dire la survie de l’espèce humaine civilisée. Dans cette perspective, l’harmonie de l’homme et de la nature ne pouvait apparaître que comme une nostalgie d’un âge d’avant la société, c’est-à-dire comme une protestation contre les contraintes qu’impose la vie sociale. Laissé à sa propre dynamique, le principe de plaisir est destructeur et doit donc être canalisé de force vers des buts sociaux. Cette vision pessimiste est aussi celle qui sous-tend les thèses de Hans Jonas dans le Principe responsabilité. Pour Jonas, défenseur de l’heuristique de la peur, les hommes doivent être considérés comme des enfants, incapables de régler eux-mêmes leurs désirs et la défense d’une planète habitable par les générations futures supposerait un gouvernement autoritaire.
À ce pessimisme on peut opposer l’optimisme modéré de Marcuse. Ce dernier admet le schéma fondamental de Freud concernant la formation socio-psychique du sujet, mais soutient que les conclusions de Freud ne découlent pas logiquement de ses prémisses théoriques. Pour Marcuse nos sociétés industrielles et techniques fonctionnent à la sur-répression. La principe de réalité est transformé en principe de rendement. Comment cette sur-répression est-elle acceptée par les masses, par cet « homme unidimensionnel » si bien analysé dans l’ouvrage éponyme ? Grâce à un processus que Marcuse nomme « désublimation répressive ». Alors que la sublimation est la répression des pulsions pour en détourner l’énergie vers des buts plus élevés (art, pensée scientifique, philosophie), la désublimation répression consiste à faire jouer les pulsions au bénéfice du principe de rendement. La consommation névrotique donne une satisfaction aux pulsions tout en motivant l’individu au travail et en éradiquant progressivement en lui toute pensée critique – en imposant cette « pensée unidimensionnelle » qui est celle du marketing et du management. Emblématiques, ces centres commerciaux où des individus dans un monde que l’esprit a déserté, ces lieux où dominent les choses et où triomphe le fétichisme de la marchandise. Mais cette transformation, pour Marcuse, n’est pas irréversible : il fait le pari de la possibilité dans une société profondément transformée, d’une sublimation non-répressive. Cette sublimation non-répressive abolirait l’antagonisme entre le travail dicté par le principe de réalité et le principe de plaisir. Le travail ferait place à la libre création et la beauté deviendrait une valeur essentielle de la vie sociale. Dans une telle optique on pourrait penser la diminution radicale de la consommation, la richesse reposant non sur la quantité de choses possédées mais sur la qualité des biens à notre disposition, y compris sur le plan esthétique. Une telle société évidemment pourrait repenser de fond en comble ses rapports avec la nature. Non seulement les ressources pourraient être épargnées mais aussi la beauté de la nature ferait partie des richesses dont l’humanité peut jouir. Mais comme chez Marx (dont il est très proche), on voit que cette nouvelle humanité suppose une révolution  et intellectuelle, une réévaluation radicale de tout ce qui constitue notre vie, une « transmutation de toutes les valeurs » comme le dirait Nietzsche.

Conclusion

De quelque manière que l’on aborde le problème, on voit que les questions « environnementales » ne sont ni des questions purement scientifiques – les sciences ne peuvent que formuler des scénarios d’une évolution possible – ni des questions techniques – la technique n’est pas la solution aux problèmes créés par la technique – et encore moins l’affaire de la mentalité NIMBY (not in my back yard) mais bien des questions philosophiques au plus haut point. Elles supposent une reprise critique de toute ces parties de la philosophie moderne qui s’est développée à partir de Descartes, coupant le sujet de l’objet, l’homme de la nature et remplaçant la métaphysique par la théorie de la connaissance. Ce qui est en cause, c’est donc l’ontologie et l’anthropologie et c’est seulement en se plaçant à ce niveau que l’on peut déterminer les conséquences éthiques et politiques qui permettent de préserver la possibilité pour l’homme d’habiter la Terre.

1Arne Naess, Écologie,  et style de vie, Éditions Dehors, 2013 pour la traduction française.
2Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987-2010 – Voir aussi, du même auteur, Du geste à la cité, Gallimard, 1993.
3Cette affirmation mériterait d’être étayée. Mais il y a une valorisation de l’expérience chez Spinoza tout à fait remarquable, bien qu’on l’ait peu remarquée, obnubilé que l’on était par le classement de Spinoza parmi l’espèce des « rationalistes ».
4Sur la profondeur des rapports entre Spinoza et Leibniz, il faut renvoyer au livre de George Friedmann, Leibniz et Spinoza et sur les nombreuses autres études auxquelles cette confrontation a donné lieu.
5Nous devons cette belle image du nageur aux cours de Gilles Deleuze sur Spinoza.
6Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, éditions de l’éclat, 1993
7Voir Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, La Découverte, 2007
8Voir Augustin Berque, Écoumène, oc.
9Cité par Augustin Berque, oc.

dimanche 6 mars 2016

Nature et institution

Que l’institution s’oppose à la nature, cela semble absolument évident. Ce qui procède de soi-même, de son propre mouvement, n’a nul besoin d’être institué. L’institution s’oppose ici à la spontanéité. Elle s’oppose aussi à la création. La création produit une réalité nouvelle, comme la création de l’homme par Dieu, la création d’un opéra, etc. ; l’institution ne produit de nouveauté qu’en instaurant un ordre. Donc l’institution demande l’intervention d’un agent (humain) qui établit ce qui n’existait auparavant à partir d’éléments préexistants et doit même posséder pour cela une certaine technique – comme le législateur doit posséder la tekhnê de la loi ainsi que le soutient Platon dans le Gorgias. C’est pourquoi l’opposition nature/institution constitue une des oppositions catégoriales essentielles en ontologie. Cependant cette opposition, si utile, n’est peut-être qu’un trompe-l’œil : après tout, c’est par nature que les hommes établissent des lois pour vivre en  et donc, plus généralement, on pourrait penser les institutions humaines à l’instar des autres processus naturels. La véritable question n’est donc pas tant d’opposer (ou non) nature et institution mais bien de penser leur articulation dialectique.

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Le monde proprement humain semble se constituer quand l’institution vient régler ce qui ne l’était pas. Si l’on suit la thèse bien connue de Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste (dont le revers est l’obligation de l’exogamie) est la première institution, celle par laquelle on passe de la nature à la culture. Elle est bien une institution : bien que partout présente, elle ne présente dans ses modalités aucun caractère d’universalité et ne repose sur aucune contrainte naturelle. L’idée que nos lointains ancêtres aient refusé la consanguinité pour ses dangers supposés est tout à fait ridicule : 1° ces lointains ancêtres ignoraient tout de la génétique et 2° les règles de prohibition sont si variées que ce qui est considéré comme une union consanguine et donc interdite ici sera tenu pour une union parfaitement licite ailleurs, ou encore que sont interdites des unions entre cousins parallèles pendant que sont prescrites des unions entre cousins croisés alors que le degré de consanguinité est rigoureusement le même dans les deux cas. L’institution de la prohibition de l’inceste est bien l’institution d’un certain ordre entre les humains.
Créée par les hommes, l’institution si elle doit avoir une certaine durée pour mériter ce nom est néanmoins révisable. La modernité commence sur le plan politique au moment où l’on considère que le pouvoir ne vient ni de la nature ni de Dieu, mais qu’il est bien institué par un accord entre les hommes, nommé « contrat social ». Révolution considérable qui conduit à ne plus penser l’obéissance au pouvoir comme une « loi naturelle » mais bien à en faire le résultat d’un libre consentement qui peut être remis en question dès lors que les clauses initiales du contrat ne sont plus garanties par l’une ou l’autre partie.
Parce que l’on en est venu à considérer la vie humaine comme arrachée pour l’essentiel à la naturalité, le monde des hommes est conçu comme le monde des institutions, ces artifices qui se substituent aux lois naturelles et à l’instinct. Ne faut-il pas instituer les enfants – et pour cela leur donner des instituteurs – parce que les petits d’homme sont naturellement inaptes à prendre leur place dans la société et doivent y être conduits par ces artifices nommés « pédagogie » ?
Ainsi l’opposition nature/institution devrait être considérée comme une autre forme de l’opposition nature/culture ou encore nature/artifice. Elle structurerait notre pensée et notre rapport au monde naturel d’un côté, au monde humain de l’autre.
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Aussi éclairante soit-elle, l’opposition nature/institution suppose un dualisme métaphysique aussi largement partagé que contestable. La nature renvoie aux corps – à la res extensa de Descartes – pendant que l’institution nous fait entrer dans le monde l’esprit – la res cogitans cartésienne. Mais on pourrait aisément renverser ce point de vue et montrer que les institutions humaines sont tout aussi naturelles que les ruches des abeilles. La puissance de penser de l’homme lui appartient par nature et elle n’est elle-même que le résultat d’un processus évolutif naturel qui marque l’hominisation. Loin de s’opposer à la nature, la technique n’est que le prolongement et les institutions humaines sont des arrangements qui permettent dans des conditions socio-historiques particulières d’organiser au mieux la survie de l’espèce.
On ne saurait trop insister sur l’idée aristotélicienne selon laquelle la cité est une  naturelle. En effet, l’institution de la cité, qui l’œuvre propre du législateur, si elle est bien une action humaine, n’a pas d’autre fonction que d’accomplir ce que la nature a déjà dessiné. Il n’y a pas rupture entre nature et institution puisque l’institution actualise ce qui est en puissance dans les communautés humaines naturelles. Chez Spinoza, nulle trace de la téléologie aristotélicienne et cependant l’institution de la république n’est nullement une rupture avec l’ordre naturel, mais son prolongement. En s’unissant les hommes ne contredisent pas le droit de nature mais le déploient. Si le droit naturel de chaque individu n’est rien d’autre que sa puissance d’exister et d’agir, en s’unissant par un pacte social les hommes ne font rien d’autre que combiner leurs droits naturels et agissant comme un seul homme ils peuvent ainsi, chacun individuellement, profiter de la puissance commune. Spinoza insiste : le droit civil, résultat de l’institution, ne contredit pas le droit naturel et ne peut jamais le contredire. Si le souverain impose la loi aux particuliers, c’est tout simplement parce que le souverain, fort de la puissance commune est plus puissant que chaque particulier et donc c’est le droit naturel du souverain – du corps politique – qui s’impose face au droit naturel du particulier.
On pourrait encore radicaliser ce propos. De la même manière que certains spécialistes d’éthologie parlent aujourd'hui d’une culture animale, on pourrait voir dans la culture humaine une simple expression de la nature humaine – les hommes construisent des maisons comme les hirondelles construisent leurs nids. Les institutions humaines pourraient ainsi être considérées comme des comportements réguliers, sélectionnés par l’évolution, selon les schémas développés tant par la sociobiologie que par la psychologie évolutionniste. Cette dernière orientation naturaliste ne doit cependant être confondue ni avec le naturalisme aristotélicien ni avec celui de Spinoza. Chez ceux-ci les affaires humaines sont gouvernées non par les gènes comme dans la sociobiologie mais par les affects de l’esprit et par la puissance de la raison ce qui interdit de voir dans les institutions sociales une projection pure et simple des déterminismes naturels.
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Le naturalisme pur du type sociobiologie est évidemment intenable – ne serait-ce que parce que la diversité des institutions humaines ne saurait être expliquées par des déterminismes naturels ou la propension des gènes à se propager. Comprendre à la fois l’opposition et l’unité de la nature et de l’institution cela suppose qu’on sache les articuler. Il convient de penser ensemble la nature et l’institution et déterminer comment l’un et l’autre jouent dans un rapport dialectique. La naissance est de prime abord un phénomène purement naturel, l’expression la plus claire de la naturalité de l’homme (naître et nature renvoient à la même racine). Et cependant la faiblesse naturelle propre au petit d’homme et l’impérieuse nécessité de l’amener à entrer dans la société, dans un monde déjà construit par ses aînés impliquent une institutionnalisation de la naissance et de l’éducation. L’événement de la naissance met en jeu toutes sortes de règles. Dans le cinéma des années 60, le père attendait à la porte de la maternité en fumant cigarette sur cigarette, aujourd’hui les pères assistent souvent les mères pendant le travail – alors qu’objectivement leur présence est parfaitement inutile. Dans certaines sociétés archaïques, les futurs pères pratiquaient le rituel de la couvade : dans les semaines précédant la naissance, le père se couchait, ne mangeait plus que le bouillie et souffrait de douleurs du ventre, une mise en scène visant à assurer la paternité et donc la filiation de l’enfant à naître. Nous pourrions aussi évoquer le baptême ici, la circoncision des garçons là, etc. Sans le soubassement naturel qu’est la reproduction de l’espèce, rien de cela évidemment n’aurait lieu d’être ! Mais la naissance est toujours institutionnalisée chez les humains. L’un et l’autre, donc, ou encore, pour parler comme Hegel l’identité de l’identité et de la différence. Pierre Legendre aime à citer cette formule reprise du droit romain, vitam instituere, instituer la vie. Formule étrange, paradoxale : ce qui est vivant procède de son mouvement naturel mais chez ce vivant parlant qu’est l’homme, la vie doit être instituée.
On pourrait développer des exemples semblables à propos de la mort, qui n’est jamais une « mort naturelle » au sens strict. Sur toutes ces questions la psychanalyse n’a a apporté de singulières lumières. Bien sûr, le substrat humain est biologique ; comme tous les vivants l’homme est fait de chair et de sang et du point de vue « objectif » du naturaliste, il n’y a pas de différence essentiel entre l’homme et les autres mammifères. Mais la vie de l’homme est de part en part prise dans le filet des institutions sociales ; sa vie est mise en scène et réinterprétée à partir des fictions du droit, des montages normatifs qui permette qu’il se tienne debout, qu’il soit établi.
Nous visons aujourd’hui un double mouvement. La désinstitutionnalisation en route dans nos sociétés scientifiques et techniques ultra-modernes vise à réduire la vie humaine à ces manipulations techno-scientifiques du vivant que permettent les biotechnologies, aussi bien celles de la procréation médicalement assistée que celles qui promettent d’échapper encore un moment à l’instant fatal. Cette désinstitutionnalisation réduit l’homme à sa chair, à la « conception bouchère de l’humanité », pour reprendre encore une expression de Legendre. D’un autre côté, nous croyons pouvoir nous affranchir complètement des étayages naturels de nos institutions. La substitution du genre (« construction linguistique » selon Judith Butler) au sexe qui se place sur le terrain de la section biologique de l’espèce, participe de ce processus. Les deux attitudes, finalement complémentaires procèdent de la même méconnaissance du rapport organique entre nature et institution.


mardi 29 décembre 2015

L'ordre de la nature

Si on peut faire une science (ou des sciences) de la nature, c’est qu’on suppose un certain ordre dans la nature puisque la science vise à ramener la diversité des phénomènes à des règles générales, à découvrir la raison de ces phénomènes et à les classer (ex. : classification du règne vivant, classification périodique des éléments naturels, etc.). Mais la nature de cet ordre reste problématique. S’agit-il d’un ordre qui caractériserait la nature en elle-même, un ordre que nous ne ferions que découvrir ? S’agit-il au contraire d’un ordre qui ne concerne que les phénomènes tels qu’ils nous sont donnés dans l’intuition sensible ? Ou encore ne s’agit-il pas seulement d’une construction conventionnelle qui n’a d’autre justification que son intérêt pratique.

mercredi 23 décembre 2015

L'énigme de l'art

Un article de Tony Andréani

Un livre récent d’Yvon Quinioui, aussi rigoureux que subtil, et appuyé sur une connaissance sans faille des auteurs, est construit autour de cette énigme : pourquoi l’art nous paraît-il porteur de vérité (ce qu’assureront, en philosophie, des penseurs comme Bergson et Heidegger), et pourquoi cette vérité se dévoilerait-t-elle à travers le sentiment de la beauté ? C’est d’abord à démonter cette double illusion que s’attache Quiniou, et c’est ce qui fait le côté passionnant de son livre, conduit comme une enquête policière : derrière le crime parfait, il y a des coupables. Suivons son parcours
Il part de Kant. Ce dernier, cherchant la spécificité du jugement esthétique, lui assigne un certain nombre de traits : la satisfaction de l’amateur d’art est désintéressée, elle n’a rien à voir avec ses intérêts vitaux (le beau n’est pas l’utile) ; le beau se présente à lui comme universel, à l’instar de la vérité (nous soutenons que le beau est universellement valable) ; le beau a son ordre particulier, sa finalité interne (c’est ce que postule le jugement de goût) ; le beau enfin apparaît comme une propriété de l’objet d’art, et non comme une qualité que nous y mettons. Il en résulte une autonomie, voire une transcendance, de l’art par rapport à la vie. Tout cela, Kant cherche à l’expliquer par un libre jeu des facultés (l’imagination et l’entendement), à la différence de la vie pratique et de l’activité rationnelle. Mais c’est là une explication idéaliste. Car l’art n’est qu’une illusion, ou plutôt une série d’illusions. Il faut chercher ce qui se cache derrière elles, par un travail d’investigation fondé sur les sciences humaines. Cependant, comme on le verra, on ne peut, dit Quiniou, se défaire totalement de ces illusions.

L’art n’est qu’un jeu d’illusions

Le premier à les avoir dénoncées, et avec une virulence particulière, est Nietzche. L’art n’est pour lui qu’une manifestation « sublimée » (le terme est déjà de lui) de la vie. L’ivresse que procure l’œuvre d’art (par exemple à l’écoute d’une musique) n’est que le symptôme d’une augmentation de puissance, et elle est donc totalement subjective. Mais ce diagnostic est encore grossier.
C’est avec Freud que le sens profond de la satisfaction esthétique et le processus psychique qui la rend possible se dévoilent. L’art est la manifestation des désirs refoulés, à travers un certain nombre de déguisements, qui leur permettent de contourner la censure, et qui utilisent les mêmes mécanismes que le mot d’esprit ou le rêve (à la différence que l’art est éveillé) : transposition, condensation, déplacement, symbolisation, allusion. Ainsi le plaisir esthétique s’explique-t-il par la réalisation fantasmée du désir et par le soulagement lié à une levée partielle du refoulement. La célèbre analyse que Freud donne du tableau de la Sainte Anne de Léonard de Vinci illustre la façon dont s’opère, à l’insu de l’artiste, la sublimation de ses désirs refoulés (l’attachement à la mère, une homosexualité latente et la crainte qu’elle lui inspire, masquée sous la forme d’un vautour dissimulé dans les plis de la robe de la Sainte). L’art est donc intensément subjectif.
Mais il est aussi immergé dans le social. Il ne s’agit pas seulement de noter que l’art reflète son époque, que son histoire est inséparable de l’histoire tout court. Il a aussi une fonction sociale, développée avec brio par Bourdieu, dans sa critique féroce de Kant : loin d’être un pur jeu de l’esprit, l’art hiérarchise les objets en fonction de l’appartenance sociale de l’artiste et de l’amateur d’art, il fonctionne comme un signe de distinction, et l’appartenance sociale détermine même l’idée que nous nous en faisons. Une critique pourtant réductrice, car elle néglige le plaisir qu’il procure. Quiniou fait ici intervenir Vygotski, qui introduit la satisfaction esthétique à travers l’expression d’un sentiment : l’art est une « technique sociale du sentiment ».
Au terme de ce parcours il apparaît que l’art, dans sa prétention à une vérité spécifique délivrée à travers l’impression de beauté, n’est qu’une illusion. Mais une illusion dont on ne peut se passer.

Une illusion indispensable

Nietzsche lui-même le reconnaît : l’art nous rend la vie supportable, il est nécessaire à la vie, non seulement parce qu’il exalte la puissance, mais encore parce qu’il rend sa violence acceptable en la mettant à distance. C’est l’exemple de la tragédie grecque, qui nous fait admettre ce que nous ne supporterions pas dans la réalité. Freud voit dans l’art une sorte de thérapie spontanée. Alors l’art est-il comme la religion : une illusion apaisante, un opium qui nous soulage des malheurs de notre existence ?
Arrivé au bout de son parcours, Quiniou s’interroge. Non, certes l’art n’a aucune valeur de vérité. Il faut la réserver au discours rationnel de la science. Reste que nous ne pouvons pas nous détacher du besoin de beauté. « Je voudrais tenter de résoudre cette ultime question de la beauté formelle que la résorption de l’art dans la vie semble rendre difficile à penser »ii. Car, finalement, Kant a donné une excellente description de la satisfaction esthétique  comme désintéressée, du jugement esthétique comme jugement à prétention universaliste et de la beauté comme finalité sans fin et interne à l’objet. « Une phénoménologie exacte » donc. Et, très honnêtement, Quiniou conclut qu’il y a là une aporie théorique, une « non-clarté (théorique) », qui « nous éblouit »iii. Cela finit par ressembler à une expérience mystique, ou à une nécessaire religion terrestre.
La partie théorique de son livre semble nous conduire à un désenchantement vis-à-vis de l’art et à une aporie insoluble. Et pourtant Quiniou attache un grand prix à l’art, et avoue qu’il ne peut s’en passer. C’est dans le récit qui suit, histoire d’un voyage à Sienne précédé d’un deuil – un très fort moment autobiographique – qu’il nous livre des éléments pour résoudre l’énigme de la beauté et la question de sa valeur de vérité. Je voudrais m’engager dans ses pas et y ajouter quelques éléments d’analyse.

Le paradoxe du beau

Qu’est-ce qui fait l’effet beauté, sans lequel nous n’avons pas le sentiment d’avoir affaire à une œuvre d’art ?
1° Quiniou le note, la contemplation esthétique nous met hors du temps, nous donne même un sentiment d’éternité. Or je crois qu’on peut préciser le sens de cette évasion hors du temps. Si le récepteur se trouve dans un état particulier, dans une nouvelle temporalité psychique, c’est que le rythme de l’activité ordinaire est suspendu, un rythme toujours marqué par la chose à faire, inscrite dans un « projet » (au sens de Sartre). Cette suspension du temps, quand on la désigne par le terme de contemplation, semble ne s’appliquer qu’aux arts plastiques, et non à l’écoute d’un morceau de musique ou à la lecture d’un chapitre de roman. Mais en fait, dans tous les cas, nous sommes arrachés à notre monde quotidien, nous vivons une pause dans le cours de l’action. Et c’est très différent de ces moments de détente comme la pêche à la ligne ou le repos sur une plage, où il reste un but, précisément le changement de rythme avec les occupations habituelles. Disons que le temps de la jouissance de l’œuvre artistique, qui peut d’ailleurs être très agité (par exemple lors d’un concert de rock), est celui d’une totale mise entre parenthèse, pour nous glisser dans une autre vie où nous ne sommes plus des acteurs.
Muriel Barbery en fait la remarque à propos des films d’Ozu. Les pas hachés des femmes japonaises nous mettent dans une temporalité qui n’a rien de naturel, et qui devrait donc nous heurter. « Il se produit au contraire une étrange félicité, comme si la rupture produisait l’extase et le grain de sable de la beauté (…) Car l’Art, c’est la vie, mais sur un autre rythme »iv.
2° Quiniou note que, dans l’art, l’imposition d’une forme à un contenu déréalise celui-ci, le met à distance. Mais il y a plus. La suspension du temps est aussi une déréalisation du désir. Il est toujours là, mais il n’a pas à s’accomplir, fût-ce sous la forme du phantasme, qui est une réalisation, mais imaginaire. Je citerai à nouveau Muriel Barbery, à propos de la contemplation d’une nature morte, car je ne saurais dire mieux : « Alors la nature morte, parce qu’elle figure une beauté qui parle à notre désir mais est accouchée de celui d’un autre, parce qu’elle convient à notre plaisir sans entrer dans aucun de nos plans, parce qu’elle se donne à nous sans l’effort que nous la désirions, incarne-t-elle la quintessence de l’Art, cette certitude de l’intemporel. Dans cette scène muette, sans vie ni mouvement, s’incarne un temps excepté de projets, une perfection attachée à la durée et à sa lasse avidité – un plaisir sans désir, une existence sans durée, une beauté sans volonté. Car l’Art, c’est l’émotion sans le désir »v. Autre exemple : le nu artistique fait signe à notre désir, mais il ne l’excite pas, comme le fait la pornographie, ni ne l’euphémise, comme le font les œuvres dites érotiques (pour mieux passer la censure), il le met à distance, il l’inscrit dans une émotion sans but et sans durée.
C’est donc en ce sens que nous sommes désintéressés, en réinterprétant l’idée de Kant.
3° Mais tout cela ne fait pas une œuvre d’art, ce n’est qu’une condition de la beauté. Celle-ci réside dans la mise en forme, au sens le plus général du terme : recherche sur la composition, la ligne, le matériau (visuel, sonore, textuel), le cadrage, la séquence. Une mise en forme essentielle à l’œuvre d’art, comme Quiniou y insiste à mainte reprise. Je précise à mon tour.
Ce que l’amateur d’art perçoit, c’est la richesse et la singularité de cette forme, qu’il ne trouve pas dans l’objet représentatif ordinaire, c’est tout le travail de l’artisan qui y est inscrit (ce qui suppose aussi une éducation, j’y reviendrai). Et, ce qu’on appelle le « génie » de l’artiste, ce n’est pas seulement la force du sentiment qu’il exprime, c’est son extraordinaire habileté à le mettre en forme, mieux encore : à chercher, et chercher sans cesse la forme la plus adéquate pour le traduire. Quelque fois elle vient presque tout seule (on parle alors d’inspiration), la plupart du temps elle est reprise, et reprise « sur le métier », et toujours nourrie d’une tradition (les grands peintres ont toujours commencé par copier leurs prédécesseurs, avant de rompre avec eux). Soyons clairs : c’est là autre chose que le style. Le style, comme le remarque Quiniou, c’est la marque d’une subjectivité forte, qui a su s’exprimer quand d’autres n’y arrivent pas. C’est la « pâte personnelle » facilement reconnaissable, mais l’effet de style est lié à la forme, par exemple au choix et au rythme des mots, à leur couleur, à leurs scansions, à leurs silences même. Encore faut-il que l’effort ne soit pas trop visible, que la forme ne mange pas le contenu. Il arrive en effet que la recherche stylistique nuise à la bonne forme : quel écrivain, en se relisant, n’a pas supprimé ce qui était trop voulu, trop alambiqué ? La forme se découvre plus qu’elle ne se construit.
On dit souvent d’un paysage ou d’un objet qu’il est beau, sans donc qu’il y ait eu un travail de mise en forme. Mais c’est une erreur. Le sentiment de beauté (même quand l’objet est particulièrement laid) vient d’une certaine mise en forme par le spectateur lui-même (il a trouvé le point de vue, le jeu de lumière, le rapport de couleurs qui ont transfiguré, au sens propre du terme, ce qu’il est en train de regarder). Mieux : il projette des formes artistiques sur ce qu’il croit voir naïvement. « C’est beau comme un tableau ».
Avec la mise en forme nous retrouvons l’harmonie de Kant, la finalité interne de l’objet d’art.
Mais la mise en forme suffit-elle ?
4° Il me semble, avec Quiniou, que le propre de l’œuvre artistique est la profondeur et l’intensité du sentiment exprimé. Je suis frappé par le fait que les grands peintres (et les grands musiciens etc.) courent toute leur vie après l’expression des mêmes sentiments (qui peuvent avoir un référent explicite ou n’être que des impressions, comme dans la peinture dite abstraite), cherchant sans cesse la forme qui leur conviendra le mieux, quitte à changer de technique quand celle qu’ils utilisent s’épuise. Ce sont des obsessionnels, et l’on pourrait parler avec Freud d’une véritable névrose obsessionnelle. C’est peut-être moins frappant quand les œuvres sont de commande et le sujet imposé, mais, même dans ce cas, on retrouve la même quête d’un jeu de sensations qui vous hantent. La chose est plus claire quand l’artiste est autorisé, par le changement social (pensons au romantisme) à se montrer individualiste. Un Cézanne, un Van Gogh font en un sens toujours le même tableau, mais soit avec des changements de technique, soit en raffinant la technique qu’ils ont trouvée. Autre exemple : Bonnard peint toujours le même modèle dans toute sa fraicheur (sa femme), alors qu’elle a vieilli, le même paysage, alors qu’il en change constamment. Et c’est l’obstination de cette quête, qui d’ailleurs soustrait souvent l’artiste aux grands évènements et drames sociaux, qui se donne à éprouver à l’amateur d’art. Un cas particulier, en peinture, pourrait être celui de Picasso, qui ne cesse d’inventer des formes nouvelles, et cela effectivement déroute souvent le spectateur. Mais celui qui est entré dans l’univers de Picasso y reconnaîtra les mêmes obsessions.
Cela va même plus loin. Je crois que l’artiste « sincère », comme on dit, est littéralement envoûté par ce qu’il produit, comme s’il passait de l’autre côté du miroir. Comment expliquer qu’un Rothko ait fait pratiquement toujours le même tableau, avec trois fois rien (quelques lignes, quelques taches de couleur), mais qu’il ne se soit jamais lassé de le faire ? Cela d’ailleurs finit par confiner à l’expérience mystique, et les écrits des peintres (plus diserts que les musiciens) sont significatifs à cet égard. Quoiqu’il en soit, c’est bien, je crois, ce caractère obsessionnel de l’œuvre d’art, qui impressionne si fortement le spectateur, lecteur ou auditeur. Mais, pour le ressentir, il faut être dans une disposition particulière, se laisser aussi envoûter. C’est tout le problème des musées, qui ne le permettent pas de par la multiplicité des œuvres et les mouvements de foule (Quiniou fait la même remarque). L’idéal serait de posséder l’œuvre chez soi, pour se laisser envahir par elle. Mais le concert en petit comité n’est plus guère possible, et aucune reproduction ne peut égaler la chose peinte. Je me souviens des tableaux de Zao Wou Ki, qui me laissaient indifférent en reproduction, et qui, un jour où le musée était presque désert et où le temps ne m’était pas compté, se révélèrent littéralement à moi.
Voilà qui pourrait rendre compte de cette impression que le beau appartient à l’objet même : la subjectivité de l’artiste est tellement passée dans l’œuvre qu’elle semble détachée de lui et comme transfusée en elle. Inutile, quand nous sommes vraiment pris, de regarder la notice biographique, de chercher à savoir ce que le tableau représente vraiment.
5° Cela permettrait peut-être de résoudre ce paradoxe noté par Quiniou, et hérité de Kant : comment le beau peut-il prétendre à un caractère universel, alors qu’il n’y a rien de plus subjectif ? On dit « J’aime » quand l’œuvre entre en résonance avec nos désirs inconscients, offrent une catharsis à nos phantasmes, nos angoisses, nos terreurs primitives. Mais, quand on dit « je n’aime pas », on peut rester fasciné par ce qui nous déplait, et dire « c’est beau, mais je n’aime pas ». Je suggère que, alors, on reconnaît la puissance émotionnelle de l’œuvre et que l’on salue la perfection de sa mise en forme.

En quoi l’art est finalement véridique

Quiniou, dans son récit, dit que l’esthétisation adoucit la souffrance que peut susciter le sujet horrible d’une œuvre, par exemple une scène de supplice, en la mettant à distance. Mais, au-delà de ce bénéfice psychologique, je pense que l’art nous offre un chemin de connaissance sur soi bien moins ardu que celui de la science, et aussi plus apaisant. Une thérapie savante est toujours douloureuse. Si l’art est une thérapie spontanée, elle est beaucoup plus douce. Elle abaisse le niveau du refoulement sans nous plonger dans les affres du transfert et de l’abréaction. Elle aide à reconnaître la vérité intime dans ce moment de suspension de l’activité qui diffère de la rupture de la cure et de son affrontement au praticien. Oui, elle nous rend la connaissance de soi supportable. Et ce n’est pas rien.
En second lieu, l’art permet une communication avec autrui, en l’occurrence l’artiste, plus directe que le dialogue, et plus profonde que l’échange, si spontané soit-il. Quiniou insiste longuement sur cette fonction de communication : l’œuvre d’art nous ouvre à d’autres perspectives que les nôtres. On peut dire plus. Il y a quelque chose qui ressemble à de la télépathie dans la réception de l’œuvre artistique et qui est d’une autre nature que l’intériorisation des émotions de l’autre dans la vie ordinaire, ce phénomène qui a alerté les penseurs, depuis la Théorie des sentiments moraux de Smith jusqu’aux analyses du mimétisme chez des auteurs comme Keynes ou René Girard (une intériorisation qui explique par exemple la compassion ou qui fonde la rivalité). Encore une fois, c’est parce que nous avons mis hors jeu l’urgence de notre désir et suspendu le temps contraint de la rencontre effective.
En troisième lieu j’ajouterai que l’art nous donne une ouverture sur les mystères de la vie en société et de l’univers. C’est là, bien sûr, qu’il est le plus illusoire, le plus éloigné de la science. C’est là aussi qu’il est le plus proche de la religion. Mais il n’est pas religion, parce qu’il reste toujours ancré dans le sensible, alors que la religion vise la transcendance et ne sert de l’art que pour la figurer, quand bien même elle ne l’interdit pas, comme le fait l’islam le plus rigoriste. Il a une valeur de vérité certes très faible, comparée à celle de la science, et propice à tous les délires métaphysiques. Mais il nous fait ressentir ce que les graphiques, équations et algorithmes, dans leur abstraction et leur froideur, sont incapables de faire. Par exemple la fleur peinte figure le vivant bien plus efficacement qu’une planche de botanique, ou encore le paysage nous dit la terre bien plus fortement que des relevés topographiques. On voit bien, d’ailleurs, que la science a constamment besoin d’images pour nous « faire comprendre » ce qu’elle élabore, et que le mieux qu’elle puisse proposer à notre sensibilité ce sont des figurations qui ressemblent à un tableau.
Si tout cela est vrai, on voit sans peine que notre monde vécu est de plus en plus privé d’art, et que cela contribue à notre mal être.

L’art a déserté nos sociétés

Ce jugement paraîtra excessif ou de parti pris, peut-être même à Quiniou lui-même, qui, en dehors de quelques notations, ne s’y aventure pas. Car, bien sûr, il existe toujours des œuvres d’art, et les musées sont plus fréquentés que jamais. Mais, si l’on s’attache aux tendances d’ensemble, notre époque ne s’intéresse plus à la beauté. Un terme qui est d’ailleurs pratiquement absent du discours politique, qui ne parle plus que de « culture » (je n’ai entendu que Jean-Luc Mélenchon en faire un des buts de la vie). Si on continue à dire « c’est beau », c’est pour faire bien, c’est comme signe de distinction (au sens de Bourdieu). Un terme qui est aussi souvent récusé par les praticiens de l’art, comme le relève Quiniou, au prix d’un faux sens (la confusion du beau avec l’académisme).
La plupart des œuvres dites paresseusement « post-modernes » ne sont que du spectacle, avec fort peu de texte et de mise en scène, autrement dit fort peu de contenu et de mise en forme. Il s’agit de frapper le spectateur plus que de l’enchanter, de le choquer plus que de l’hypnotiser, de jouer sur le banal et la forme la plus pauvre possible pour se mettre à sa portée. A la limite, l’art n’est plus qu’évènement, comme dans certaines « installations » et « performances ». Je prends quelques exemples dans ce que je connais un peu. La chanson française d’autrefois (Brel, Piaf, Brassens par exemple) était poésie rythmée, résultat d’un savant alliage (avec, souvent, un complexe travail d’orchestration), celle d’aujourd’hui, même quand elle est de bonne qualité mélodique, est pauvre de mots et de sonorités. Bien sûr il y a heureusement des exceptions. La peinture d’aujourd’hui, elle, est bien souvent une peinture « à l’estomac », jouant d’objets quotidiens pour plaire au vulgaire et d’astuces de forme, pour faire signe à l’amateur distingué. Je l’opposerai par exemple à l’hyperréalisme, qui est une sublimation (au sens freudien) du réel, et au surrréalisme, dont le travail formel est extrêmement « léché ». Sans parler de l’œuvre purement mercantile, dont tout le succès repose sur une entreprise de promotion empruntant au marketing. Où est le beau là-dedans ?
Ce déclin ou cet oubli de la beauté s’inscrit à l’évidence dans la marchandisation du monde. La marchandisation, c’est le règne de l’utile tarifé. Mais, comme l’utile ne fait pas assez vendre, sauf (et encore…) quand il s’agit de ciment, de briques ou de chaudières, les marchands ont utilisé une parodie de l’art, l’ont en quelque sorte prostitué : c’est la publicité, qui joue de façon primaire sur les phantasmes, et qui va même jusqu’à piller les œuvres d’art. C’est l’une des astuces du marketing que d’associer aux objets des connotations artistiques. Un journaliste impertinent faisait remarquer que la musique d’ambiance dans les rayons des grands magasins est une arme secrète du commerçant. Par exemple la musique classique est associée à des produits haut de gamme, même s’il s’agit de pâtées pour chat. Ou encore : «chaque fois que vous ferez vos courses au supermarché, ne vous étonnez pas d’entendre une ambiance de cascade sur un air de Brahms : vous serez au rayons des couches- culottes »vi). Est-il besoin de le dire, aucune fonction de vérité ici, tout juste un racolage. Il n’y a, à mon sens, que la publicité sur les parfums qui comporte un élément de création artistique.
Le monde post-moderne est un monde pressé. Il faut produire, vendre et acheter vite, et le reste n’est que délassement, divertissement au sens pascalien du terme. L’œuvre d’art, avec ce qu’elle suppose de suspension du temps et de contemplation, d’épreuve du goût, n’y a plus sa place. Le monde actuel maudit les artistes, qui lui font perdre son temps. Il lui préfère l’évènementiel, le toujours nouveau, il programme l’obsolescence de l’ancien. Il aime les jeux video, parce que le jeu absorbe toute l’énergie ailleurs contenue. Je ne voudrais pas m’étendre davantage, mais je crois pouvoir dire que, dans ce monde « sans cœur », il ne reste plus aux moins cultivés, quand ils ne supportent plus sa banalité et la pauvreté du quotidien, que la religion. Osons le dire, la mort de l’art fait le lit du religieux, un religieux qui fuit autant le mercantilisme que la jouissance sensible, parce que celle-ci a été trop dénaturée par lui.
Le monde contemporain n’apprécie pas les émotions sans désir. Il faut jouir tout de suite, et sans entraves, et pour cela multiplier les objets du désir. Certes il ne parle que de besoins, mais c’est bien le désir qu’il flatte, à travers les sollicitations permanentes de la consommation, offertes par l’hypermarché et l’e.commerce, voulant nous faire croire que le bonheur est à portée de la main. C’est aussi une façon de nous détourner de l’idée de la mort, qui pourrait nous conduire à relativiser la valeur des possessions. Or ce n’est pas du tout ce que fait l’œuvre d’art. Dans un très beau développement, Quiniou (qui écrit très bien), nous explique comment la satisfaction esthétique, au lieu de nous faire oublier la perspective de la mort, ne nous procure qu’un répit et un moyen de consolation. Un répit, car le temps de la contemplation est celui d’un moment d’éternité (la suspension, la parenthèse dans la fuite en avant). Un moyen de consolation car elle nous ouvre sur la permanence de ces œuvres qui traversent les siècles et qui nous émeuvent encore. Et bienheureux celui qui peut laisser une telle trace.
Le monde contemporain n’aime pas le travail, l’infinie patience qui fait la belle œuvre, il ne considère que l’acte technique, à remplacer aussi vite que possible par la machine. Il va même jusqu’à demander à la machine de faire des objets soi-disant d’art à notre place. Ce sont des algorithmes (les logiciels) qui feront la mise en forme. Mieux, ou pire encore, il cherche à faire oublier au travailleur qu’il est un travailleur, avec le poids écrasant des rapports sociaux, pour lui faire croire que son destin est d’être un consommateur, et que le marché a toutes les ressources pour satisfaire le moindre de ses caprices.
Le monde contemporain enfin est hostile à l’universalité de l’œuvre d’art. Il exalte les différences, il adore le relativisme, qui lui permet de flatter le narcissisme et offre un espace indéfini à son productivisme et à son consumérisme des petites différences.
Il me reste à nommer, de son propre nom, l’organisateur de ce monde contemporain. C’est, on l’aura compris, le capitalisme absolu, celui qui aspire à faire fructifier à l’échelle la plus large possible et dans tous les domaines possibles, l’argent de la thésaurisation et de la spéculation plus que celui du commerce, comme le redoutait ce grand amateur d’art qu’était Keynes. Il faut lire ici un auteur qui y a vu particulièrement clair : le regretté Bernard Maris, dans son essai sur Capitalisme et pulsion de mortvii.
i Yvon Quiniou, L’art et la vie, Le temps des cerises, 2015.
ii Ibidem, p. 95.
iii Ibidem, p. 96.
iv Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Gallimard, p. 164.
v Ibidem p. 220.
vi Pierre Barthélémy, dans sa rubrique « Improbabolologie » d’un supplément du journal Le Monde daté du 26 août 2015
vii6. Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Arthème Fayard/Pluriel, 2010.

jeudi 20 août 2015

Leçon sur le temps

On trouvera ici un cours sur le temps. Il s’agit d’un thème classique de la réflexion philosophique, arpenté et labouré par la plupart des grands philosophes. C’est la « croix séculaire » de la pensée philosophique disait Husserl. Nous tentons ici de dégager les problématiques principales qu’ouvre la réflexion sur le temps.
Introduction
Texte I
Dans un passage célèbre de ses Confessions, saint Augustin écrit :
Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus 733 » (Saint-Augustin, 1964, 264)
Ainsi le temps échapperait à toute définition car son être serait de passer au néant. Au sens strict du mot, le temps n’existerait pas vraiment !
Le temps se présente d’un côté comme une expérience commune, que chaque homme éprouve au plus profond de lui-même. Il n’est pas besoin d’avoir lu HéracliteKant ou Bergson pour parler du temps avec profondeur, pour le sommer éventuellement, comme le poète, de suspendre son vol. Ce temps-là, ce temps de la subjectivité et l’expérience commune, n’écoute pas les objurgations. C’est le temps représenté par une flèche qui pointe dans une seule direction et poursuit sa course.
Mais la subjectivité humaine, celle dont le temps semble la condition la plus fondamentale, n’est pas seulement individuelle, elle se pose comme subjectivité générale de l’humanité, elle se pose comme histoire. Nous ne pouvons vivre que dans une histoire. Nous naissons dans un monde déjà vieux.
D’un autre côté, le temps est mesure ; il est l’éternel retour du jour et de la nuit, le battement régulier des saisons, le cycle des astres. Aristote liée le temps et le mouvement : le temps est « le nombre du mouvement ». Il est aussi mesure technique : c’est le temps défini par les battements de l’horloge, celui de l’isochronisme des petites oscillations de Galilée et Huyghens.
C’est un temps abstrait, qu’on peut découper en unités aussi petites qu’on le veut, ce fameux dt qui figure au dénominateur des équations différentielles. C’est un temps qu’on peut représenter par une ligne droite munie d’une origine et d’un vecteur-unité.
Est-il possible de surmonter la contradiction qui se manifeste entre ces deux aspects opposés de l’idée de temps ? Faut-il opposer la science et la vie, à la manière d’un Bergson ? Ou bien, au contraire, doit-on se résigner à faire entrer notre expérience intime dans le lit de Procuste du temps normé de la science et de la technique, ce temps des ordinateurs et des systèmes de communication que les spécialistes nomment bizarrement « temps réel » ?
Cette difficulté (« cette croix séculaire » dont parle Husserl1) dans la définition du temps parcourt toute l’histoire de la pensée humaine – au moins dans l’ère de la culture occidentale, issue de la Grèce antique : que le temps soit une réalité objective, existant indépendamment du vécu des êtres humains nous ne cessons de buter sur cette énigme. Une énigme que la physique contemporaine a redoublé avec la théorie de la relativité dont les équations (vérifiées largement par l’expérience) indiquent que le temps n’est pas le même suivant les repères : le temps « s’écoule » plus lentement dans un avion qui fait le tour de la Terre que sur terre. C’est encore la théorie cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui, connue sous le nom de « big bang », qui énonce que le commencement temporel de l’univers est aussi le commencement du temps : l’univers serait né il y a 13 ou 17 milliards d’année et avant cet événement initial il n’y aurait pas de temps ! Idée que nous pouvons accepter mais sans pouvoir véritablement la comprendre.
Pour résoudre cette difficulté, les philosophes modernes et contemporains, à la suite de Kant, ont souvent renoncé à faire du temps une réalité objective : le temps serait (comme l’espace) non une réalité existant par elle-même, mais une forme a priori de la sensibilité, la condition – propre à l’esprit – de l’expérience intérieure (celle que fait la conscience), tout comme l’espace serait la condition de l’expérience sensible – celle qui nous est donnée par la perception sensorielle. Cette « révolution copernicienne » (pour reprendre une expression de Kant) conduit à placer la compréhension du temps non dans l’objet mais dans le sujet. D’où le déport de l’intérêt philosophique vers le temps vécu. D’où aussi les méditations sur le temps qui nourriront la littérature romantique (Gérard de Nerval) ou plus contemporaine (Proust, Virginia Woolf, James Joyce, etc.).
Commencer par le commencement : Aristote
C’est dans la Physique qu’Aristote tente de définir ce qu’est le temps. Il s’agit de savoir s’il « fait partie des étants ou des non étants, ensuite quelle est sa nature » (Aristote, 2000, 217b). C’est qu’en effet, on pourrait penser que le temps « n’est absolument pas ou à peine ». Y a-t-il une réalité du temps ? Aristote commence, comme toujours, par exposer la thèse qu’il va mettre en question : « En effet, quelque chose de lui est passé et n’est plus alors que quelque chose de lui est à venir et n’est pas encore. » Ainsi le temps aussi bien considéré dans son infinité que dans chacun de ses moments serait constitué de non-étants. Comme donc pourrait-il être ? On peut encore poser le problème autrement : ce qui existe est divisible – c’est une thèse essentielle d’Aristote – or, les parties dont le temps est composé (passé et avenir) n’existent pas. Si nous considérons le temps comme le « maintenant », les choses sont tout aussi difficiles, puisque, Aristote le montre par un raisonnement subtil, le « maintenant » ne peut pas être une partie du temps.
Peut-être pourrait-on définir le temps par le mouvement ? Aristote montre que cette définition ne convient pas non plus : le mouvement concerne seulement les choses qui changent alors que le temps les concerne toutes. En outre le changement peut être plus ou moins rapide alors que le temps est toujours le même. Autrement dit, pour Aristote, le temps est homogène et isotrope. Pourtant, ajoute-t-il, le temps suppose le changement, du moins dès que l’on se place du point de vue de la perception du temps. Aristote, en effet, s’intéresse à la façon dont le temps nous est donné. C’est parce que nous percevons un changement que nous percevons le passage d’un « maintenant » à un autre « maintenant ». Et puisque le temps n’est pas un mouvement, il est nécessairement au moins une partie du mouvement. D’où la définition : le temps « est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » (op.cit., 219b).
Si le temps n’est qu’un aspect du mouvement, le problème de sa réalité reste en suspens. « Comme le mouvement est sans cesse autre, de même en est-il du temps », mais il y a cependant une universalité du temps : deux mouvements qui n’ont rien à voir sont mesurés par le même temps puisque le « maintenant » est le même pour tous. Notons que c’est ce point qui restera indiscuté jusqu’au début du XXe, c’est-à-dire jusqu’à ce que la théorie de la relativité vienne précisément renverser cette idée que le « maintenant » est le même pour tous. Aristote déduit alors les propriétés du temps : il est divisible à l’infini et il est infini – il n’y a évidemment pas de commencement du temps – ce qui implique l’éternité du monde – le monde n’a pas de commencement et il est donc incréé. Soulignons encore ceci : pour Aristote, le futur et le passé ne sont pas symétriques. Le futur est toujours contingent, ce qui veut dire que les énoncés portant sur les événements futurs ne sont ni vrais ni faux (à la différence des énoncés portant sur des événements présents). C’est parce qu’il est lui aussi un défenseur de la contingence des futurs qu’Épicure s’oppose au strict déterminisme des Stoïciens.
Sans entrer plus dans le détail de la pensée aristotélicienne, attardons-nous sur les questions qu’il pose concernant le rapport entre le temps et l’âme : « on pourrait se demander si, à supposer qu’il n’y ait pas d’âme, le temps existerait ou non » (op. cit. 223a). La réponse apparaît d’abord comme négative : pour que le temps qui est nombre existe, il faut une âme pour nombrer. Il se pourrait donc que le temps soit d’abord un temps perçu par un être possédant une intelligence. En termes modernes, nous dirions que le temps possède d’abord une réalité subjective. Et Aristote nous laisse sur cette ambiguïté.
Augustin et l’énigme du temps
Dans les Confessions, Augustin se heurte à l’impossibilité de dire ce qu’est le temps. La citation que nous avons mise en préambule semble assez proche de ce que disait déjà Aristote. Mais il y a une différence essentielle : Augustin se pose la question du temps alors même qu’il est en train d’écrire des Confessionsadressées à Dieu, un Dieu qui se tient entièrement dans l’éternité. L’interrogation augustinienne sur le temps renvoie donc directement au sens même de l’entreprise des Confessions. Comment l’éternité divine et la temporalité de la création peuvent-elles s’articuler et comment le Verbe divin, atemporel, peut-il se transformer dans le verbe humain qui se déploie dans l’ordre du temps ? À ceux qui demandent « que faisait Dieu avant la création du monde », Augustin refuse de railler les questionneurs et répond que la question est difficile. En effet, stricto sensu, Dieu ne faisait rien et ne pouvait rien faire avant la création, car ce faire aurait déjà été création. La question est cependant mal posée : Dieu a créé le temps dans le geste même par lequel il a créé le monde. La question « Que faisait Dieu avant la création ? » Mais cette réponse à nouveau nous place devant la difficulté de définir le temps, ce qui est l’objet propre du chapitre XIV et des suivants. Et cette difficulté ne peut être résolue directement, comme on résout un problème de mathématique.
Il semble que le temps puisse se mesurer – nous parlons d’un temps long ou un temps court – et cela pourrait nous conduire à penser l’objectivité du temps. Mais là encore nous voilà pris dans un nœud inextricable. Comment un an peut-il être un temps long et dix jours un temps court si le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ? Et il en va de même pour le présent : cent années ne sont pas plus présentes qu’une seule année ou même un seul jour. Et il s’en suit que « Si on conçoit un point de temps, tel qu'il ne puisse être divisé en particules d'instants, si petites soient- elles, c'est cela seulement qu'on peut dire « présent », et ce point vole si rapidement du futur au passé qu'il n'a aucune étendue de durée. Car s'il était étendu, il se diviserait en passé et en futur, mais le présent n'a point d'étendue. »2 Le temps ne peut se percevoir que dans sa fuite et pourtant il faut bien qu’il ait une sorte d’être. Le passé et le futur ont une sorte d’être, même si en tant que tels ils n’existent plus ou pas encore. L’être du passé est dans la mémoire : « Lorsque nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce ne mont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d'être, mais termes conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d'empreintes. Mon enfance, par exemple, qui plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l'évoque et la raconte, c'est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire. »3 En ce qui concerne le futur, indépendamment de la question de savoir si on peut le prévoir – et Augustin se prononce clairement contre l’astrologie et les pratiques divinatoires issues du paganisme – il est clair qu’existe lorsque nous le préméditons. Mais pas plus que la mémoire ne fait exister les choses du passé la préméditation ne fait exister les choses futures. Les unes comme les autres n’existent pas ; n’existent que les mots qui évoquent les souvenirs et les idées et images par lesquelles nous préméditons le futur.
La conclusion est claire : les trois modes du temps n’existent pas en dehors de nous mais seulement dans notre âme : « Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est l'attente. »4 Reste à éclaircir la question de la mesure du temps : comment peut-on dire qu’un temps est deux fois plus long qu’un autre ? Comment donc mesurer ce qui n’est pas ? Saint Augustin a l’intuition non développée de ce que dira Bergson : la mesure concerne l’espace et en mesurant le temps on transforme en quelque sorte le temps en espace. Il réfute l’idée que le temps est identique au mouvement puisque c’est précisément le temps qui sert de mesure au mouvement. Le temps ne peut pas non plus mesurer le temps – ici on lira les développements d’Augustin sur la voix et la scansion des vers.
Après avoir éliminé toutes les solutions qui conduisent à une impasse, Augustin conclut que c’est l’esprit seul qui peut mesurer le passage du temps. « Mais comment l'avenir, qui n'est pas encore, peut-il s'amoindrir et s'épuiser? Comment le passé, qui n'est plus, peut-il s'accroître, si ce n'est parce que dans l'es­prit, auteur de ces transformations, il s'accomplit trois actes : l'esprit attend, il est attentif et il se souvient. L'objet de son attente passe par son attention et se change en souvenir. Qui donc ose nier que le futur ne soit pas encore ? Cependant l'attente du futur est déjà dans l'esprit. Et qui conteste que le passé ne soit plus ? Pourtant le souvenir du passé est encore dans l'esprit. Y a-t-il enfin quelqu'un pour nier que le présent n'ait point d'étendue, puisqu'il n'est qu'un point évanescent ? Mais elle dure, 1 attention par laquelle ce qui va être son objet, tend à ne l'être plus. Ainsi ce qui est long, ce n'est pas l'avenir : il n'existe pas. Un long avenir, c'est une longue attente de l'avenir. Ce qui est long, ce n'est pas le passé, qui n'existe pas davantage. Un long passé, c'est un long souvenir du passé. »5
Ce passage du temps, c’est la durée (là encore dans un sens presque bergsonien) qui est tout entière dans l’attention tournée soit vers le passé (les longs souvenirs) soit vers le futur : « Si quelqu'un veut prononcer un son prolongé et en déterminer d'avance, dans son esprit, la longueur, il prend en silence la mesure de cette durée, et la confiant à sa mémoire, il commence à pro­férer ce son qui retentit jusqu'à ce qu'il atteigne le terme fixé. Que dis-je, il retentit ? il a retenti et il reten­tira : car ce qui de ce son s'est écoulé a retenti; ce qui reste retentira, et de la sorte il s'accomplit, l'attention présente faisant passer l'avenir dans le passé, et le passé s'enrichissant de ce que perd l'avenir, jusqu'à ce que par l'épuisement de l'avenir, tout ne soit plus que passé.»6
En une formule célèbre mais un peu énigmatique, Augustin définit le temps comme une « distentio », une distension de l’âme : « pour moi que le temps n'est rien d'autre qu'une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l'âme elle-même. »7 Qu’est-ce que cette « distentio animi » sinon cette capacité qu’elle a de saisir par l’intuition passé, présent et futur. Il s’agit donc bien de passer de l’impossible définition objective du temps à la saisie du temps comme vécu de la conscience. Jean-Toussaint Desanti se demande si cette « révolution copernicienne » attribuée à Kant, ce renversement de perspectives, n’est pas déjà chez Augustin (Desanti, 1992, 18).
Texte II
  • Le rêve de Monique (Confessions, livre III, §19-20)
Desanti analyse ce passage (Desanti, 1992, 28 et sq.) et voit dans ce récit « un moment important de l’apprentissage de son mode d’être au temps » : « Il me semble que ce qu’il cherche à y saisir, c’est le lien interne et substantiel qui désigne son passé d’égarements comme ayant été l’avenir de son présent – sa vie présente dans la Foi – si bien que l’avoir été de ce passé peut seulement, maintenant qu’Augustin vit sa conversion, être reconnu et nommé comme le sien. »
Et vous avez étendu votre main d'en haut, et vous avez arraché mon âme à ces profondes ténèbres 118tandis que devant vous, ma mère, votre fidèle servante, pleurait sur moi plus que ne pleurent les mères sur le cadavre de leurs enfants. A la lumière de la foi et de l'esprit qu'elle tenait de vous, elle me voyait mort. Et vous l'avez exaucée, Seigneur, vous l'avez exaucée, vous n'avez pas dédaigné ses larmes, dont le torrent arrosait la terre partout où elle priait. Oui, vous l'avez exaucée. Car d'où lui venait ce rêve dont vous la consolâtes, si bien qu'elle accepta de vivre avec moi et de s'asseoir à la même table que moi dans la maison, ce qu'elle avait d'abord refusé de faire par aversion et horreur pour les blasphèmes que me dictait mon erreur ? Dans ce songe elle se vit debout sur une règle de bois, et au-devant d'elle venait un jeune homme, brillant, joyeux et qui souriait à sa tris­tesse et à sa désolation. Il lui demanda la raison de sa peine et de ses larmes quotidiennes ; il voulait l'instruire de quelque chose, comme il arrive en ce cas, et n'avait rien à apprendre d'elle. Et sur sa réponse qu'elle pleurait ma perte, il lui ordonna de se rassurer et la pria de faire attention et de remarquer que, là où elle était, je me trouvais moi aussi. Elle regarda et me vit, auprès d'elle, debout sur la même règle. D'où pouvait venir ce songe, sinon de ce que vous approchiez vos oreilles de son cœur, ô Dieu bon et tout-puissant, qui prenez soin de chacun de nous comme si vous aviez à prendre soin de lui seul, et de tous comme de chacun ?
D'où venait encore ce que je vais dire ? Quand elle me raconta son rêve, je tentai de le lui faire prendre dans un autre sens : elle devait bien plutôt ne pas déses­pérer d'être un jour ce que j'étais déjà; mais elle aussi­tôt sans hésiter : « Non, on ne m'a pas dit : là où il est, tu seras toi aussi; mais là où tu es, toi, il sera lui aussi. » Je vous l'avoue, Seigneur, autant que je m'en souviens, et je l'ai souvent déclaré : la réponse que vous me fîtes par la bouche de ma vigilante mère, son absence de trouble devant ma fausse et spécieuse inter­prétation, sa promptitude à voir ce qu'il fallait voir et ce que je n'avais pas vu avant qu'elle eût parlé, cela m'émut plus encore que ce songe lui-même par où était annoncée, si longtemps d'avance, à la pieuse femme, pour la consoler de ses inquiétudes présentes, une joie qu'elle ne devait goûter que bien longtemps après. (Saint-Augustin, 1964, Confessions, Livre III, chapitre XI, pp. 62-63)

Texte III
  • Pascal et le temps vécu
La réflexion augustinienne sur le temps trouve des prolongements chez Pascal, mais sur un mode souvent plus tragique. La distension de l’âme y est présentée comme une irrémédiable dispersion de l’âme.
47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
(Pascal, 1963, Pensées, L47-B172, p.506)
Le temps de la science et la science du temps
La science moderne est confrontée d’emblée à la question du temps. La physique ancienne, issue principalement d’Aristote sait bien que mouvement et temps ont partie liée, mais la mesure temporelle du mouvement caractérise la physique galiléenne puisqu’elle rend possible la géométrisation du mouvement, c’est-à-dire mécanique rationnelle. En découvrant la loi de l’isochronie des petites oscillations, Galilée affirme qu’il a trouvé là un moyen de découper rigoureusement le temps. Il est à noter qu’il ne s’agit plus de mesurer le temps par le mouvement des astres, comme chez les Anciens, mais bien de construire un artifice humain qui va permettre de mesurer le temps en quelque sorte de l’extérieur. Peu importe que la théorie galiléenne ne soit pas exacte – c’est Huygens qui apportera ici les lumières décisives – l’essentiel est que le mouvement est posé maintenant dans sa pureté, indépendamment de tout corps en mouvement particulier, indépendamment de la question même du mouvement de la Terre. Ce sont, par ailleurs, les travaux de Christian Huygens sur l’horloge à balancier qui ouvrent la voie à la construction de chronomètres de marine qui vont permettre de disposer sur les navires d’une « base de temps portable » : le pilote, au moment de faire le point, disposera d’une indication exacte de l’heure de son port de départ. Cette réalisation technique matérialise l’idée d’un temps universel : si le Soleil culmine dans le ciel, il est midi au soleil, mais l’horloge marine indiquera, par exemple, qu’il est 15 heures à Londres. Non seulement cette indication permet de calculer la longitude mais encore elle indique cette indépendance du temps, homogène, par rapport à la vie terrestre.
Galilée est l’inventeur d’une conception qui fait du temps, et non de l’espace, le ressort caché de la physique. Newton poussera plus loin pour aboutir une conception proprement causale du temps. Les équations différentielles par rapport au temps qui permettent d’exprimer les lois de Newton expriment ceci : le passage d’un E1 à un état E2 d’un système quelconque ne dépend que du temps et au moyen des équations on peut prédire l’état du système à n’importe quel moment.
C’est à Newton que l’on doit la conception d’un Temps et d’un Espace absolus et infinis, existant indépendamment de nous et indépendamment des objets matériels qu’ils « contiennent ».
Je viens de faire voir le sens que je donne dans cet Ouvrage à des termes qui ne sont pas communément usités. Quant à ceux de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, ils sont connus de tout le monde ; mais il faut remarquer que pour n’avoir considéré ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs.
Pour les éviter, il faut distinguer le temps, l’espace, le lieu, et le mouvement, en absolus et relatifsvrais et apparentsmathématiques et vulgaires.
I. Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, et c’est ce dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai.
II. L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile.8
La proposition d’Aristote qui faisait du temps le nombre du mouvement est renversée. Le temps seul possède une existence absolue qui permet au mouvement d’advenir.
On distingue en astronomie le temps absolu du temps relatif par l’équation du temps. Car les jours naturels sont inégaux, quoiqu’on les prenne communément pour une mesure égale du temps ; et les Astronomes corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus exact.
Il est très possible qu’il n’y ait point de mouvement parfaitement égal, qui puisse servir de mesure exacte du temps ; car tous les mouvements peuvent être accélérés et retardés, mais le temps absolu doit toujours couler de la même manière.
La durée ou la persévérance des choses est donc la même, soit que les mouvements soient prompts, soit qu’ils soient lents, et elle serait encore la même, quand il n’y aurait aucun mouvement, ainsi il faut bien distinguer le temps de ses mesures sensibles, et c’est ce qu’on fait par l’équation astronomique. La nécessité de cette équation dans la détermination des phénomènes se prouve assez par l’expérience des horloges à pendule, et par les observations des Éclipses des satellites de Jupiter.9
La conception newtonienne semble aller de soi. Nous ne voyons avec nous yeux qu’un espace infini et le temps pour nous est bien uniforme, de quelque partie de l’univers qu’on l’observe. S’il se passe deux heures sur Terre, il s’est passé deux heures dans le satellite qui fait le tour de la Terre en deux heures. Nous n’avons dès lors aucune difficulté à nous faire du temps une représentation spatialisée : le temps est une flèche orientée, l’axe des abscisses des représentations des équations du mouvement par rapport au temps.
La théorie de la relativité restreinte, exposée par Einstein en 1905, bouleverse cette conception. Au lieu de la double détermination de la l’espace et du temps, on a affaire désormais à un continuum espace-temps d’un espace à quatre dimensions. Il n’est pas dans notre propos de retracer ici la genèse de la théorie de la relativité. Disons simplement qu’Einstein soupçonne très vite que la théorie newtonienne du temps et de l’espace ne peut plus être acceptée. Il met d’abord en cause la notion de simultanéité. On peut définir la simultanéité par le temps des horloges voisines des évènements. Mais cette définition ne convient que si on fait du temps une réalité absolue indépendante de l’état du corps auquel est liée l’horloge. Dans la théorie de la relativité, il en va tout autrement. La physique classique reposait sur deux postulats : 1° l’intervalle de temps qui sépare deux évènements est indépendant du corps de référence et 2° la distance spatiale de deux points d’un corps rigide est indépendante de l’état de mouvement du corps de référence10. Or ces deux postulats doivent être abandonnés dans la théorie de la relativité. Ainsi, si nous supposons deux horloges K et K’ et que K’ est animée d’une vitesse par rapport à K, le temps mesuré par K’ sera plus lent que celui mesuré par K. c’est en s’appuyant sur cette idée que Paul Langevin a inventé le fameux « paradoxe des jumeaux » : supposons deux jumeaux A et B. A, au moyen d’un vaisseau spatial capable d’aller à une vitesse proche de celle de la lumière, voyage vers une planète située à 20 années-lumière de la Terre. Quand il revient sur Terre, son frère B a vieilli de 40 ans alors que lui n’aura vieilli que de 6 ans…
À l’espace-temps homogène et rigide de Newton succède donc un espace-temps souple et plastique. Cette conception soulève des difficultés sérieuses dont la plus grave est sans doute l’impossibilité de dire « en ce moment, quelqu’un, ailleurs, fait ceci ou cela ». Nous pensons que le temps s’écoule à la même vitesse pour tous, mais cette idée-là ne convient plus.
Est-ce à dire que la question de la nature du temps puisse trouver sa solution dans la science physique ? Rien n’est moins sûr. Étienne Klein11 montre quelles sont les conceptions majeures du temps suivant lesquelles les scientifiques se partagent aujourd’hui : pour les uns, tenants de la thèse de l’univers-bloc, le monde objectif est, tout simplement, il n’advient pas et l’écoulement du temps n’est que notre perception subjective. À cette conception s’opposent ceux pour qui seuls les évènements présents sont réels et il n’y aurait pas d’autre réalité que celle qui est présentement. On reconnaîtra sans mal les oppositions qui déjà divisaient les philosophes grecs… À ces problèmes déjà indémêlables s’est ajoutée la question encore plus obscure du « commencement de l’Univers » qui serait aussi le commencement du temps, la fameuse théorie dite du « big bang », soutenue d’abord par Georges Lemaître en 1927 et qui pourrait avoir été confirmée dès 1929 par la découverte de l’éloignement des galaxies les plus lointaines qui prouverait l’expansion de l’univers ou, dans les années 1960 par la découverte de l’existence d’un rayonnement fossile dans tout l’Univers et qui témoignerait de ce « commencement absolu ». Si les métaphores et les images de science-fiction se sont largement déployées à partir de ces hypothèses théoriques, nous devons bien constater « l’origine de l’univers demeure bel et bien un mystère, une question authentiquement métaphysique, sans réponse connaissable. »12 Et Klein de conclure que lorsque nous parlons « de l’origine de l’Univers, de l’origine de toutes nos origines, notre langage se réfracte lui-même pour s’abîmer dans ce qui n’est que son ombre. »13
La question de l’irréversibilité
Si toute la physique moderne et contemporaine (de Galilée à Einstein) pense le temps comme réalité fondamentale, elle semble pourtant incapable de penser le temps qui est le nôtre, le temps vécu et saisi subjectivement. À un premier niveau, on peut constater que les lois de la physique tant classique que relativiste sont conservées si inverse la « flèche du temps », par exemple si on change en -t. la bille qui descend un plan incliné remonte une pente exactement égale à celle qu’a descendu, si on fait abstraction des forces de frottement. Le film de la chute d’un corps peut parfaitement être projeté à l’envers sans que rien n’apparaisse d’étrange.
Les lois de la physique relativiste sont tout aussi invariantes si on change le sens de la flèche du temps – les équations de Lorenz reprennent les équations de la relativité classique (galiléenne) en intégrant un facteur v²/c². Sous cette première forme, qui fut et reste d’une efficacité pratique extraordinaire, le temps de la physique semble un temps réversible.
Pourtant, l’irréversibilité du temps est d’abord un fait d’expérience la plus indubitable. « Le temps s’en va, le temps s’en va madame, Las, le temps non ! Mais nous nous en allons et serons étendus sous la lame » se lamente Ronsard. Le temps nous emporte et toujours dans le même sens, vers la mort. Les mythes proposent parfois un autre temps : Platon, reprenant le mythe de Chronos rappelle un temps ou le temps s’écoulait en sens inverse (les vieillards retombaient en enfance !). L’éternel retour hante les philosophes de la « grande année » de Platon à l’éternel retour nietzschéen en passant par le « ricorso » de Giambattista Vico. Mais ces mythes pourraient n’avoir d’autre valeur que la tentative vaine d’arrêter le temps, de le faire tourner en sens inverse (comme la machine à remonter le temps de H.G. Wells), à moins qu’il ne s’agisse d’une manière de prétendre prédire l’avenir : le passé et l’avenir symétrique et le cycle nous garantit que demain sera comme hier. Mais nous savons bien que le temps n’est ni réversible ni cyclique.
Texte IV
Vladimir Jankélévitch, dans l’Irréversible et la nostalgie souligne avec force que temporalité et irréversibilité sont au fond des synonymes :
L’irréversible n’est pas un caractère du temps parmi d’autres, il est la temporalité même du temps ; et le verbe « être » est pris ici au sens ontologique et non au sens copulatif : c’est-à-dire que l’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité, et la temporalité seule ; en d’autres termes, il n’y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d’irréversibilité pure qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu’irréversible : si le fuyard de la futurition, ne fût-ce qu’une fraction de seconde, revenait sur ses pas, ou se mettait à lambiner, le temps ne serait plus le temps…
(…) la temporalité n’est pas un simple prédicat de l’existence humaine, car ce serait supposer que l’être de l’homme, au moins en droit, peut-être intemporel tout en restant humain… Le devenir n’est pas sa manière d’être, il est son être lui-même ; le temps n’est pas son mode d’existence, il est sa seule substantialité. En d’autres termes, l’homme est toute temporalité, et ceci de la tête aux pieds, et de part en part, jusqu’au bout des ongles.14
Est-il possible de réconcilier ce temps irréversible proprement humain, ce temps que nous vivons dans notre chair, avec le temps de la science ? La thermodynamique permet apparemment d’appréhender physiquement l’irréversibilité du temps. L’impossibilité de la transformation cyclique monotherme de chaleur en travail atteste cette irréversibilité de fait du temps physique : un moteur thermique ne peut jamais produire assez de chaleur pour entretenir son propre mouvement. On sait transformer intégralement le travail en chaleur mais pas l’inverse. La thermodynamique introduirait donc un dissymétrie entre le passé et le futur.
Cette dissymétrie s’exprime d’ailleurs de manière très complexe mais elle renvoie toujours à « une dissymétrie entre probabilité de prédiction et rétrodiction. »15 L’équations de Fourier qui décrit la propagation de la chaleur dans un solide (1811) permet de prévoir le futur mais ne donne aucune indication sur le passé16. La propagation de la chaleur semble être ainsi l’archétype de l’irréversibilité du temps. C’est avec la thermodynamique que sera introduite la notion d’entropie. Celle-ci est d’abord introduite pour mesurer les variations de l’état d’un système thermodynamique. C’est Clausius qui, partant du fait qu’une source froide ne cède jamais de chaleur à une source chaude, montrera que l’entropie d’un système isolé ne peut que croître. Mais on peut aussi donner une autre signification à l’entropie : elle mesure la croissance du désordre dans un système isolé. La flèche du temps serait donc celle de la croissance du désordre. 
Le second principe de la thermodynamique affirme que dans un système isolé le désordre a tendance à croître spontanément. Or, on peut considérer l’univers tout entier comme un système isolé. Donc le second principe de la thermodynamique conduit à l’idée de la « mort thermique de l’Univers ». Il y a donc une dissymétrie radicale entre le passé et l’avenir et cette dissymétrie peut être définie objectivement comme la croissance du désordre ou encore croissance de l’entropie (l’entropie est une fonction qui définit l’état de désordre d’un système). Spontanément, la goutte de lait se dilue dans la tasse de thé mais jamais le lait et le thé ne se sépareront spontanément. Si la vie est un ordre, la croissance de l’entropie, comme croissance du désordre est donc l’anéantissement de toute vie. Ainsi le temps identifié à cette croissance de l’entropie serait non seulement essentiellement destructeur mais se détruirait lui-même. Dans un système à l’état d’équilibre il n’y a plus aucun moyen de séparer l’avant de l’après et par conséquent un tel système serait un système sans temps.
L’idée de la croissance de l’entropie et l’idée corrélative de la mort thermique de l’univers ne vont pas de soi. Au moins localement, on peut constater que l’évolution dans le temps de certains systèmes est productrice d’ordre. Le refroidissement de la terre a rendu la vie possible et l’histoire naturelle de la terre est celle de la production de structures complexes jusqu’à cette structure la plus complexe que nous connaissions qui est celle du cerveau humain. Plus généralement, si on applique le second principe de la thermodynamique, l’univers devrait aujourd’hui être moins différencié qu’il y a quinze milliards d’années. Or, d’après la doctrine standard du « big bang », l’univers d’il y a autour de quinze milliards d’années était extrêmement homogène et sans aucune structure d’ordre stable ; la différenciation de la « soupe initiale » par la production des étoiles, des planètes, des galaxies, etc. va avec le refroidissement de l’univers. Autrement dit, la « mort thermique », annoncée à la fin du XIX e siècle, serait non pas devant nous, mais derrière nous. Certaines théories physiques – comme celle des structures dissipatives de Prigogine – permettent de comprendre comme de « l’ordre » peut se créer à partir du désordre – ces théories permettent de comprendre l’apparition de structures hautement complexes capables de maintenir leurs rapports internes de manière relativement indépendante du milieu extérieur, ainsi que le sont les êtres vivants. Il s’agirait donc d’entropie négative (ou de néguentropie), c’est-à-dire d’une croissance spontanée de l’ordre à partir du désordre.
Nous devrions donc admettre que le temps est créateur, que la différence entre avant et après se mesure à la complexité produite. C’est de cette manière que Bergson interprète la théorie de l’évolution. Il y a, dit-il, un « élan de la vie » qui est une « exigence de création ». Ce temps n’est pas le temps de la succession des instants, ce temps « spatialisé » des physiciens, mais la durée. Cette poussée donnerait un sens à l’histoire de l’univers : la conscience serait ainsi le terme d’une évolution qui allait dans cette direction. Une idée que reprennent aujourd’hui certains astrophysiciens et philosophes qui croient que l’Univers est exactement celui qui était nécessaire pour qu’apparaisse la vie et l’intelligence humaine. Ce principe « anthropique » (l’univers est paramétré pour l’anthropos, l’humain) est cependant hautement spéculatif et réintroduit dans la science un finalisme qui pourrait contredire l’esprit scientifique moderne.
Nouvelle difficulté devant nous. Nous croyions avoir trouvé avec la thermodynamique une expression scientifique de l’irréversibilité du temps, mais celle-ci apparaît maintenant sous deux formes éminemment contradictoires : croissance du désordre d’un côté, croissance de l’ordre de l’autre. Mais il y a plus grave : l’irréversibilité des phénomènes physiques statistiques ne découle pas nécessairement des équations par lesquels ils sont formulés. La croissance du désordre est un fait que nous constatons mais elle ne peut s’expliquer statistiquement ! « Si l’on me montre un jeu de cartes rangé dans l’ordre exact des figures (ou dans toute autre configuration arbitrairement spécifiée a priorien fait je ne croirai pas que cette complexion particulière ait pu résultat d’un battage aveugle »17 L’irréversibilité est de fait mais elle n’est pas de droit. En s’appuyant sur la relation entre entropie et information (l’entropie est définie en théorie de l’information comme un manque d’information), Costa de Beauregard montre que le développement de notre connaissance est un gain d’information, c’est-à-dire de l’entropie négative ou « néguentropie ». Ainsi la flèche du temps n’apparaît plus comme une donnée intrinsèque du monde physique mais comme quelque chose que produit la manière même dont notre conscience explore la réalité.
Selon nous, ce n’est donc pas la matière qui s’avance le long du temps (puisqu’au contraire elle étalée le long de la 4e dimension comme à travers les trois autres) ; ce sont les psychismes qui s’avancent à travers le bloc de la matière le long de la 4e dimension et dans le sens suivant lequel ils peuvent acquérir de l’information au détriment de la néguentropie du cosmos. Plus précisément (…), le subconscient, lui, serait coextensif à la matière, et par conséquent lui aussi étendu le long de la 4e dimension. Nous pensons que c’est essentiellement la claire conscience, ou plutôt (puisqu’il faut inclure aussi le cas des animaux) l’attention à la vie de Bergson qui se concentre dans un présent aigu comme une étrave, et se fraye une voie sans halte ni retour le long de la dimension temporelle du cosmos.18
La « révolution copernicienne » de Kant
En abordant la conception kantienne du temps, il pourrait sembler que nous faisons un retour à la « philosophie naturelle » de Newton, puisque la Critique de la raison pure de Kant se présente explicitement comme la construction d’une philosophie de la connaissance adéquate à la physique de Newton. Pourtant si Kant énonce les conditions de possibilités de la science physique, il bouleverse en même temps le cadre métaphysique de la physique de son époque. Le temps et l’espace ne sont plus des réalités absolues, existant par elles-mêmes hors de nous ; ce sont au contraire les formes a priori de l’intuition sensible. Ce sont donc les conditions subjectives de la connaissance objective.
Kant part du constat que « le temps n’est pas un concept empirique » : ce n’est pas de l’expérience que nous pouvons tirer notre notion du temps. « En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous la perception, si la représentation a priori du temps ne servait de fondement. »19 Toute intuition suppose la représentation du temps, dit encore Kant. Le temps est infini et n’a qu’une dimension, affirme encore Kant qui pose « le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit universel, mais une forme pure de l’intuition sensible »20. Par conséquent n’est pas quelque chose qui subsiste de soi-même ni une propriété des choses : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. »21
Si Kant décrit le temps d’une manière assez semblable à Newton (un temps homogène et infini, « extérieur » en quelque sorte aux objets qui sont donnés dans l’intuition), en revanche il n’en fait donc pas une propriété objective de la réalité physique mais une propriété de la manière dont notre esprit peur saisir le réel comme suite de perceptions. C’est la sens de la fameuse « révolution copernicienne » de Kant : le centre n’est plus le monde, mais le sujet connaissant. Le monde ne se donne plus à nous de manière immédiate et transparente, il est constitué comme objet de l’expérience par les formes pures de la sensibilité.
La phénoménologie de la conscience intime du temps
La tentative de Kant ouvre la voie à la phénoménologie qui va tenter d’éclaircir de manière décisive ce qu’est la conscience du temps. Husserl part de saint Augustin dont les chapitres 13 à 28 du livre XI des Confessions « doivent être encore aujourd’hui étudiés à fond par quiconque s’occupe du problème du temps » (Husserl, 1964, 3). Reprenant cette « croix séculaire de la psychologie descriptive », Husserl propose « la mise hors circuit du temps objectif », première condition pour procéder à une « analyse phénoménologique de la conscience du temps ». Il ne s’agit donc de contester l’idée qu’il y ait un temps objectif (celui des physiciens par exemple). Il s’agit de mettre en œuvre la méthode phénoménologique qui concentre la réflexion non sur l’objet dans son objectivité mais sur le phénomène de conscience lui-même.
Il s’agit de distinguer soigneusement l’apparition d’une chose de la chose elle-même. Quand nous ouvrons les yeux, nous percevons l’espace objectif, c’est-à-dire que nous avons des contenus de sensations qui fondent une intuition de l’espace, mais cette apparition des choses dans l’espace n’est pas la même chose que les choses elles-mêmes. « L’apparition d’une chose n’a pas davantage une place dans l’espace, ni des relations spatiales quelles qu’elles soient : l’apparition de la maison n’est pas à côté de la maison, ou sur la maison, ou à un mètre de la maison, etc. » (Husserl, 1964, 9) Et Husserl ajoute que « la même chose vaut aussi pour le temps ». À travers les vécus, apparaît du temporel au sens objectif, mais les vécus ne sont pas le temps, ils nous donnent l’appréhension du temps. Le « senti » est un « Datum », un « donné » élémentaire « qui, grâce à l’appréhension, nous prendre conscience de quelque chose d’objectif comme donné en chair et en os. » (Husserl, 1964, 11) Mais Husserl souligne qu'on ne peut s'en tenir à l'analyse des vécus. « La phénoménologie exclut le temps objectif en tant que prémisse dont elle partirait et ferait usage, mais le retient en tant que phénomène qu’elle analysera dans sa corrélation aux déroulements de la conscience dont l’existence est garantie par leur donation22. » (Patočka, 1992, 144) Ou encore : « Quels que soient objectivement les rapports en jeu dans la succession ou la simultanéité de deux événements vécus, le vécu est pris ici purement et simplement comme vécu, dans la pure évidence intuitive » (ibid.) Le temps vécu et son analyse fournissent le socle à partir duquel, ultérieurement, peut être compris le temps objectif.
Il faut déterminer comment la conscience atteint l'objet. Le problème phénoménologique fondamental est celui de la relation de la conscience à une objectivité. C’est à partir de là que Husserl va se poser la question de « l’origine » du temps. Précisons : il ne s’agit pas de se demander s’il y a une origine du temps comme une origine de l’univers (c’est une question qui concerne la physique ou la cosmologie) ; ni, non plus, de la question psychologique de savoir comme naît en nous la conscience du temps – par exemple de savoir si notre sens du temps est inné ou acquis. Il s’agit pour Husserl de la question de la possibilité de l’expérience du temps.
L’analyse de la position de Brentano
Husserl commence par une analyse critique de la position défendue par Brentano23. Pour ce dernier, l’origine du temps est située dans des « associations originaires », dans la naissance de représentation dans la mémoire qui s’ajoutent aux représentations de la perception. Si je perçois quelque chose, le perçu demeure présent un certain laps de temps mais ne se modifiant (altérations de l’intensité par exemple). Ainsi ce perçu modifié apparaît dans le passé. Quand nous écoutons une mélodie, un son laisse la place à un autre (le do est suivi d’un mi) mais quand nous entendons le mi, le do n’a pas disparu sans laissé de trace, sinon nous serions incapable d’entendre la musique. Ou encore, simplement, nous ne pourrions pas comprendre les paroles que nous entendons. Mais d’un autre côté, la perception ne demeure pas telle quelle. SI le do demeurait pendant que nous entendons le mi, alors nous percevrions l’accord « do + mi ». Mais en vérité nous ne percevrions qu’une cacophonie. Entre la perception saisie par la mémoire et la perception présente est donc intervenue une modification spécifique : « c’est donc une loi générale qu’à chaque représentation donnée se rattache par nature une suite continue de représentations, dont chacune reproduit le contenu de la précédente, mais de telle sorte qu’elle attache sans cesse à la dernière le moment du passé. » (Husserl, 1964, 20) C’est l’imagination productrice qui produirait ainsi cette modification, ne se contentant pas de reproduire, de représenter (de rendre présente à nouveau) la perception : c’est l’imagination qui crée ainsi le « moment temporel ».
À cette théorie de Brentano des « associations originaires », Husserl adresse un certain nombre de critiques. La première de ces critiques est l’analyse de Brentano se donne pour une théorie psychologique de la représentation du temps. Elle suppose que l’on sait d’abord ce qu’est le temps objectivement alors que la phénoménologie se propose, inversement, de comprendre comment se forme l’appréhension du temps objectifs à partir des données du vécu, à partir du temps vécu. Toute une partie du travail de Brentano appartient à la psychologie et donc ne concerne pas le propos de Husserl. C’est le noyau phénoménologique que Husserl va interroger. Pour en revenir à « l’association originaire », nous avons donc un donné dans lequel la conscience embrasse présent et passé. Mais alors la question est de savoir si le passé apparaît bien dans cette conscience sur le mode de l’imagination. Husserl pose de nombreuses questions à l’analyse de Brentano et conclut que celle est « inutilisable ». C’est cependant l’analyse de Brentano, convenablement modifiée qui va servir de point de départ à celle de Husserl, l’engageant sur une voie originale.
L’analyse de la conscience du temps
Pour comprendre ce qui est en cause, prenons comme Husserl ce qui se passe quand nous entendons un son qui dure. Le point de départ est l’impression : un donné sensitif qui modifie mon état de conscience. Le son dure un certain temps, puis il « tombe ». À chaque instant je perçois le son dans son « maintenant » mais je perçois en même temps tous les « maintenant » passés de ce son. Du point de vue de la conscience, il y a un phénomène d’écoulement qui forme une totalité indivisible en phases, en parties, sinon en parties abstraites. Ici, c’est la notion de rétention qui jour le rôle central : il y a un « déclencheur », l’impression originelle, un point-source qui change continuellement ; le « maintenant » se change en passé, mais en passé retenu. La modification « rétentionnelle » fait passer dans le passé le présent mais cette modification est toujours actuellement présente. Toutes les autres structures temporelles, l’horizon du passé mort comme l’horizon du futur (que Husserl nomme « protention »), dérivent de cette structure originaire.
L’analyse subtile que conduit Husserl conduit à une transformation importante des analyses classiques de la conscience du temps. « Ce qui nous apparaît maintenant comme présent originaire est donc un champ et non pas un « maintenant » ponctuel, le célèbre « maintenant » légué à toute la tradition par Aristote dont la doctrine, elle-même purement objective, thématise le temps comme un continuum homogène et unidimensionnel de successivités objectives à l’intérieur duquel des « maintenant » ponctuels font office de limites. » (Patočka, 1992, 152)
Ainsi Husserl montre que la division classique du temps (passé, présent, futur) n’est un donné originaire mais dérive de la structure temporelle de nos vécus, ce qui est impensable si on ne met pas au premier plan l’ego.
On peut évidemment rapprocher Husserl de Bergson – ou de William James, dont Bergson est souvent proche. Mais « la différence du regard porté sur la conscience du temps originaire chez Husserl d’une part, chez Bergson et James d’autre part, est due surtout au fait que Husserl met en œuvre de façon conséquente le point de vue intentionnel, qu’il analyse la conscience du temps comme intentionnelle24, c’est-à-dire comme une forme réglée de la conscience de l’objet, en sorte qu’il ne s’agit pas dans la conscience du temps, d’une fusion irrationnelle, non distanciée, avec le flux du vécu ou la forme ne pourrait être distinguée du contenu. » (Patočka, 1992, 153)
Husserl distingue plusieurs niveaux dans son analyse de la conscience du temps : le flux absolu de la conscience qui constitue le temps en se constituant soi-même ; les multiplicités d’apparitions ; les choses de l’expérience. Il distingue ainsi clairement la rétention (comme intentionnalité spécifique) de l’imagination. « Le son rétentionnel n’est pas un son présent, mais précisément un son « remémoré de façon primaire » dans le présent. » (Husserl, 1994, 46) Mais ce « tout juste passé » qui est dans la conscience rétentionnelle doit être absolument distingué de l’imagination que nous pouvons avoir d’un son passé – ma conscience retient l’impression du son que je suis en train d’entendre mais je peux imaginer un son entendu hier ou il y a un an. Husserl emploie une image expressive : le souvenir primaire ou rétention est « la queue de comète » qui s’accroche à la perception du présent. Il faut donc en distinguer le souvenir secondaire ou ressouvenir.
Il a pu sembler que nous nous intéressions seulement aux objets temporels (les exemples du son, du musique, etc. sont paradigmatique). Mais il faut étendre, avec Husserl, cette analyse : toute perception est une perception d’un objet temporel qui dure ou qui change. Nous percevons toujours le présent et le tout-juste passé.
Reprise des thèses essentielles
Nous ne pouvons ici développer complètement les analyses de Husserl qui, d’ailleurs ne sont qu’esquissées dans les « Leçons » de 1905. Dans les Idées directrices … (Husserl, 1950), il revient sur ces analyses en les condensant. Il rappelle donc la distinction essentielle entre le temps phénoménologique (la forme unitaire de tous les flux de vécu en un seul flux du vécu, un moi pur unique) et le temps objectif ou cosmique. Mais les deux sortes de temps ne sont pas symétriques. La seconde est constituée par la première : « Le temps qui, par essence appartient au vécu comme tel – avec les différents modes sous lesquels il se donne : modes du maintenant et de l’après, modes du en même temps, du l’un après l’autre, déterminés modalement par les précédents – ce temps ne peut aucunement être mesuré par la position du soleil, par l’heure, ni par aucun moyen physique ; il n’est pas mesurable du tout. » (Husserl, 1950, 273)
La temporalité est donc la propriété essentielle des « vécus » mais non pas de chaque vécu en particulier mais de ce qui les relie nécessairement les uns aux autres. Comment ces vécus se lient-ils nécessairement ? Chaque « maintenant » a « nécessairement son horizon d’antériorité » qui est un passé vécu. Mais également chaque « maintenant » a son « horizon de postériorité ». En outre un vécu ne peut finir sans qu’on ait conscience qu’il est fini. Ainsi le flux des vécus est une unité infinie. Comme le moi ne se donne que par le vécu, on pourrait ajouter qu’elle est la propriété essentielle du moi : « Nous pouvons tenir pour des corrélats nécessaires ces deux notions : d’une part un unique moi pur, d’autre part un unique flux du vécu rempli selon ses trois dimensions, essentiellement solidaire de lui-même dans cette plénitude, se suscitant lui-même à travers sa continuité de contenu. » (Husserl, 1950, 279) Il s’agit là, nous dit Husserl de la « forme-mère de la conscience ».
Les modalités du temps vécu
Les analyses de Husserl se développent à un moment où de nombreux philosophes s’engagent dans des voies semblables. Pour les analyses de Bergson, nous renvoyons à la partie de cet ouvrage qui leur est consacrée. Dans la continuité de Husserl, on peut citer aussi l’œuvre la plus important de Heidegger, Être et temps. Entre Husserl et Bergson, on pourrait aussi les premiers travaux de Jean-Paul Sartre. On ne doit pas non plus oublier Jankélévitch qui se pose volontiers comme un disciple de Bergson. Toutes ces analyses convergent vers l’idée que le temps est essentiellement subjectif (il est un vécu) et que le temps objectif est une construction à partir de l’appréhension de la temporalité vécue. Le corrélat de cette thèse est que le moi conscient n’est rien d’autre que ce temps vécu constitué dans son unité : le moi, c’est du temps en chair et en os, pourrait-on dire.
Il nous faut maintenant entrer plus avant dans les modalités de ce temps vécu. Quand le sujet est tourné vers le passé, on a affaire au souvenir et à quelques-unes des formes du souvenir – comme la nostalgie si présente dans Sylvie. On le sait bien, « le temps s’en va, las ! Le temps, mais nous nous en allons ». Et c’est pourquoi la réflexion sur le temps est le plus souvent une réflexion sur le passé. Ce qui occupe les personnages de Mrs Dalloway, ce sont leurs souvenirs. La littérature en tant qu’elle est récit est tournée vers le passé.
Le sujet est aussi tourné vers l’avenir, peut-être même est pour nous la modalité temporelle la plus importante : le passé est passé, il est définitivement mort alors que l’avenir semble encore entre nos mains. On pourrait penser, comme Benedetto Croce, que la pensée est d’abord l’effet du rapport de l’individu à ce qu’il doit faire : « chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du connaître. » (Croce, 2002, 26-27)
Enfin, si l’on refuse de réduire le présent au « maintenant », il y a de multiples orientations de la conscience vers le présent. Celui qui se concentre sur son travail est entièrement absorbé par le présent. Tout comme celui qui se laisse aller à la contemplation.
Le temps, c’est aussi la longueur du temps. L’image de Bergson sur le sucre s’impose. Nous apprenons cette longueur tout au court de notre vie. Le temps n’est pas seulement succession d’événements. Il est aussi le temps où il ne se passe rien, qui semble d’un seul coup vide et où il ne me reste plus qu’à me replier en moi où m’abandonner à cette rêverie presque sans contenu, dans la contemplation d’objets quotidiens.
La mémoire et la conscience
Si nous n’avions pas de mémoire, il n’y aurait pas de présent et pas de futur non plus. C’est la capacité de rétention de la conscience, avons-nous vu qui est l’origine du temps (vécu). Mais la rétention ne retient que ce qui a déjà été perçu, du juste perçu. Elle est donc, sous cet aspect orienté vers le passé. La conscience du temps semble ainsi s’enraciner dans la conscience du passé, c'est-à-dire dans la mémoire.
On peut même dire que c’est la conscience tout court qui s’identifie à la mémoire. On trouve cette idée chez Saint Augustin. La mémoire est métaphoriquement un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donnés. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire réélabore le donné. Saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient.
L’identité individuelle se forme dans la mémoire. « Je » suis un « ego » parce que j’ai une histoire dont j’ai conscience. L’amnésie, ce n’est pas seulement la perte des souvenirs, c’est la perte de soi-même. Assumer ses propres souvenirs comme les siens, c’est très précisément ce qui, selon Locke, définit l’identité. Avoir conscience du temps suppose en effet que les images que j’ai du passé soient bien les miennes, que je me reconnaisse comme « ego » dans mes souvenirs d’enfant.
Mais ce qui pose problème, c’est précisément le statut
Texte V
  • Locke, Essai sur l’entendement humain. Le problème de l’identité personnelle.
Locke montre ici qu’on ne peut pas donner d’autre définition de l’identité personnelle que celle que nous donne notre propre conscience, mais c’est identité de la conscience (comment être le même alors que l’on ne cesse de changer au cours du temps ?) découle elle-même de notre mémoire.
§10 – La con-science fait l’identité personnelle. Mais on demande outre cela, si c’est précisément et absolument la même substance. Peu de gens penseraient être en droit d’en douter si ces perceptions, avec la con-science qu’on en a en soi-même, se trouvaient toujours présentes à l’esprit, par où la même chose pensante serait toujours sciemment présente et, comme croirait, évidemment la même à elle-même. Mais ce qui semble faire de la peine dans ce point, c’est que cette conscience est toujours interrompue par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans notre vie, auquel tout l’enchaînement des actions que nous avons jamais faites, soit présent à notre esprit ; c’est que ceux qui ont le plus de mémoire perdent de vue une partie de leurs actions pendant qu’ils considèrent l’autre ; c’est que quelquefois ou plutôt la plus grande partie de notre vie au lieu de réfléchir sur notre soi passé, nous sommes occupés de nos pensées présentes, et qu’enfin dans un profond sommeil, nous n’avons absolument aucune pensée, ou aucune du moins qui soit accompagnée de cette con-science qui est attachée aux pensées que nous avons en veillant. Comme, dis-je, dans tous ces cas, le sentiment que nous avons de nous-mêmes est interrompu, et que nous nous perdons nous-mêmes de vue par rapport au passé, on peut douter si nous sommes toujours la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. (An Essay concerning Human Understanding (Locke, 2009, IIe partie, Chap. 27, 523)
Le souvenir : le temps passé vécu
La conscience du temps est évidemment liée au souvenir. « Je me souviens comme si c’était hier » : le souvenir est clair, vif, je n’ai aucun doute ! Les souvenirs permettent d’étalonner le temps passé. Les plus lointains se perdent : nous n’avons pas de souvenir de notre petite enfance, sauf quelques éclairs plus ou moins faciles à comprendre. Nous nous heurtons à l’incertitude du souvenir : cette ville où je suis passé voilà longtemps n’est plus du tout comme dans mon souvenir, dit-on, mais l’a-t-elle jamais été ? Toutes ces difficultés, banales, renvoient à l’interrogation sur le statut du souvenir. Nous avons tendance à définir le souvenir par les images que nous donne la vie concrète. Pour me souvenir, j’ouvre un album de photographies et je peux retrouver mes vacances de l’année passé, mes parents encore tout jeunes, etc. Une vision toute mécaniste du souvenir s’impose : la perception stocke les images dans la mémoire et j’y accède comme j’accède à mon album photos. Cette conception mécaniste trouve aujourd’hui un puissant renfort avec le modèle de l’ordinateur : mes souvenirs sont enregistrés dans mon disque dur personnel auquel j’accède pour les ramener dans la mémoire vive. Mais le mécanisme a le grave défaut d’éliminer toute perception du temps. Loin d’éclairer notre sujet, le mécanisme l’obscurcit.
Confronté à la question du souvenir, Bergson distingue tout d’abord deux genres de mémoire. La première procède de l’habitude et ne se distingue de l’apprentissage de mouvements corporels : j’apprends par cœur un poème ou une leçon comme j’apprends à nager, ou peu s’en faut. Par contre, l’image de la première lecture de ce poème ou de cette leçon va forme un souvenir. Entre ces deux types de mémoire, Bergson établit non une différence de degré mais une différence de nature.
Texte VI
Bergson résume ainsi l’opposition de nature entre les deux types de mémoire :
Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seule­ment ; il tient dans une intuition de l'esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m'empêche de l'em­brasser tout d'un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu'il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu'en imagination, tous les mouvements d'articulation nécessaires : ce n'est donc plus une représentation, c'est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d'écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu'elle n'est représentée ; – je pourrais la croire innée, s'il ne me plaisait d'évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m'ont servi à l'apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d'elles. (Bergson, 1999, 85)
Ce qui caractérise donc le souvenir, c’est que, pour l’essentiel il porte sur des évènements, des détails de notre vie absolument singuliers. Dire que le souvenir s’imprime en nous, c’est renvoyer un mécanisme qui pourrait se répéter autant qu’on le veut et qu’il s’imprimerait d’autant mieux que nous pourrions le répéter. Mais cette vision du souvenir est erronée. Je peux avoir besoin de beaucoup répéter pour réciter sans me tromper un long poème, mais il est inutile (et impossible !) de répéter une cuisante mésaventure pour s’en souvenir. Une autre différence encore : ma première récitation est imparfaite, hésitante, mais il en va tout autrement avec le souvenir spontané : « Le souvenir spon­tané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. » (Bergson, 1999, 88)
La temporalité vécue est donc entièrement du côté de cette mémoire des souvenirs spontanés. Où les vues de Bergson sont particulièrement pénétrantes, c’est quand il pose la question du processus même du souvenir.
Texte VII
Il met en cause toutes représentations spatiales mécanistes :
Mais nous sommes si habitués à renverser, pour le plus grand avantage de la pratique, l'ordre réel des choses, nous subissons à un tel degré l'obsession des images tirées de l'espace, que nous ne pouvons nous empêcher de deman­der où se conserve le souvenir. Nous concevons que des phénomènes physico-chimiques aient lieu dans le cerveau, que le cerveau soit dans le corps, le corps dans l'air qui le baigne, etc. ; mais le passé, une fois accompli, s'il se conserve, où est-il ? Le mettre, à l'état de modification moléculaire, dans la substance cérébrale, cela paraît simple et clair, parce que nous avons alors un réservoir actuellement donné, qu'il suffirait d'ouvrir pour faire couler les images latentes dans la conscience. Mais si le cerveau ne peut servir à un pareil usage, dans quel magasin logerons-nous les images accumulées ? On oublie que le rapport de contenant à contenu emprunte sa clarté et son universalité apparentes à la nécessité où nous sommes d'ouvrir toujours devant nous l'espace, de refermer toujours derrière nous la durée. Parce que l'on a montré qu'une chose est dans une autre, on n'a nullement éclairé par là le phénomène de sa conservation. Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l'état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même. Mais ce cerveau, en tant qu'image étendue dans l'espace, n'occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l'univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. Ou bien donc vous aurez à supposer que cet univers périt et renaît, par un véritable miracle, à tous les moments de la durée, ou vous devrez lui transporter la continuité d'existence que vous refusez à la conscience, et faire de son passé une réalité qui se survit et se prolonge dans son présent : vous n'aurez donc rien gagné à emmagasiner le souvenir dans la matière, et vous vous verrez au contraire obligé d'étendre à la totalité des états du monde matériel cette survivance indépendante et intégrale du passé que vous refusiez aux états psychologiques. Cette survi­vance en soi du passé s'impose donc sous une forme ou sous une autre, et la difficulté que nous éprouvons à la concevoir vient simplement de ce que nous attribuons à la série des souvenirs, dans le temps, cette nécessité de contenir et d'être contenus qui n'est vraie que de l'ensemble des corps instantanément aperçus dans l'espace. L'illusion fondamentale consiste à transporter à la durée même, en voie d'écoulement, la forme des coupes instantanées que nous y pratiquons. (Bergson, 1999, 165)
Bergson insiste sur la contradiction à laquelle se sont heurtées toutes les conceptions classiques du temps. Si le souvenir est du passé conservé, comment le passé peut-il se conserver s’il a cessé d’être ? Si le présent n’est que la ligne de séparation entre passé et futur, si le présent est toujours déjà précipité dans le néant, il ne peut se conserver. Mais cette conception, Bergson la réfute. « si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormé­ment divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d'éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l'insaisissable progrès du passé rongeant l'avenir. » (Bergson, 1999, 166) En généralisant, Bergson en arrive à l’idée que notre passé n’est jamais vraiment passé et s’il nous demeure presque tout entier caché, c’est parce qu’il demeure inhibé par les nécessités de l’action. Le rêveur peut au contrairement potentiellement disposer de tout son passé. On retrouve cette idée chez Proust :
Texte VIII
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. (Proust, 1946, 13-14)
Enfin Bergson s’attaque à la question de la manière dont nous pouvons retrouver nos souvenirs.
Texte IX
Le processus de localisation d'un souvenir dans le passé, par exemple, ne consiste pas du tout, comme on l'a dit, à plonger dans la masse de nos souvenirs comme dans un sac, pour en retirer des souvenirs de plus en plus rapprochés entre lesquels prendra place le souvenir à localiser. Par quelle heureuse chance mettrions-nous justement la main sur un nombre croissant de souvenirs intercalaires ? Le travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d'expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. (Bergson, 1999, 191)
Soulignons un problème que pose la conception bergsonienne du souvenir. Si je passais ma vie à rêver, j’aurais toute ma vie devant moi, comme si elle était présente. Ce sont les impératifs de l’action qui inhibent le souvenir. Implicitement, Bergson laisse entendre que nous aurions le choix entre cette attitude contemplative vouée au pur souvenir et la vie active qui ne retient que ce qui lui est nécessaire strictement et refoule les souvenirs qui pourraient la perturber – il y a ainsi une théorie bergsonienne de l’inconscient, même si elle est très différente de celle de Freud. En vérité, cette mémoire pure est une mémoire involontaire, ainsi que le souligne Proust et, à sa suite, Walter Benjamin (cf. Benjamin, 2000, 333). Le hasard est le facteur essentiel
Texte X
Pour Proust, c’est le hasard qui permet à l’individu de rencontrer cette image de lui-même.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. (Proust, 1946, 64-65)
Les pyramides du temps
Du fait que c’est le hasard qui semble redistribuer la manière dont nous avons accès à nos souvenirs qui, par ailleurs résistent bien souvent aux efforts volontaires de la remémoration. Les souvenirs empilent dans le désordre le temps passé vécu.
Nous avons tous fait cette expérience un peu déroutante de la sensation nette que la situation que nous vivons a déjà été vécue dans un temps indéfinissable25 : avoir déjà vu une personne que nous rencontrons pour la première fois, connaître un lieu où nous n’étions jamais allés auparavant. Nous sommes face à une reconnaissance paradoxale de ce que nous n’avons jamais connu. C’est ce que Bergson appelle « fausse reconnaissance » (Bergson, 2006, 110 et sq.) Il y a une sorte de « court-circuit » entre passé et présent, entre l’alors et le maintenant. Cette sensation propre à l’état de veille est comparable à ce qui se passe souvent dans le rêve : nous voyons dans notre rêve une personne dont les traits sont inconnus à qui nous donnons pourtant le nom d’une personne que nous connaissons bien26. Dans le « déjà vu », il nous semble un court instant que nous pourrons prédire la suite de la scène à laquelle nous assistons. Ainsi la succession ordinaire du temps semble suspendue : non seulement le présent et le passé se confondent, mais se confondent aussi le passé et le futur. Et du même coup, c’est le temps qui nous semble un bref instant réversible.
S’agit-il d’un « trompe-l’œil » temporel ? Bergson en donne une explication à partir de l’analyse de la « scission du présent ».
Texte XI
Le sujet se sent d'abord détaché de tout, comme dans un rêve : il arrive à la fausse reconnaissance aussitôt après, quand il commence à se ressaisir lui-même.
Tel serait donc le trouble de la volonté qui occasionnerait la fausse recon­naissance. Il en serait même la cause initiale. Quant à la cause prochaine, elle doit être cherchée ailleurs, dans le jeu combiné de la perception et de la mémoire. La fausse reconnaissance résulte du fonctionnement naturel de ces deux facultés livrées à leurs propres forces. Elle aurait lieu à tout instant si la volonté, sans cesse tendue vers l'action, n'empêchait le présent de se retourner sur lui-même en le poussant indéfiniment dans l'avenir. L'élan de conscience, qui manifeste l'élan de vie, échappe à l'analyse par sa simplicité. Du moins peut-on étudier, dans les moments où il se ralentit, les conditions de l'équilibre mobile qu'il avait jusque-là maintenu, et analyser ainsi une manifestation sous laquelle transparaît son essence. (Bergson, 2006, 152)
L’expérience du déjà vécu a souvent intrigué les philosophes. On en trouve la trace chez Aristote et chez saint Augustin. Dans De la trinité, il combat les théories de la réminiscence qui ruineraient la conception chrétienne de l’homme :
… il ne faut pas en croire ceux qui racontent que Pythagore de Samos se rappelait certaines choses qu’il aurait éprouvées, lorsqu’il habitait un autre corps sur cette terre : ce qu’on rapporte aussi de quelques autres qui auraient fait la même expérience. Ce sont là de fausses réminiscences, telles que nous en éprouvons dans les songes, quand il nous semble nous souvenir d’avoir fait ou vu ce que nous n’avons jamais fait ni vu. Ces sortes d’affections se produisent aussi, même en dehors du sommeil, sous l’influence des esprits méchants et trompeurs, qui s’attachent à affermir ou à créer des idées fausses sur les émigrations des âmes, afin de tromper les hommes. Et la preuve est que si c’étaient là de vrais souvenirs se rattachant à des sensations éprouvées dans d’autres corps, tous, ou à peu près tous, les auraient, puisque, dans cette opinion, on suppose un passage perpétuel de la vie à la mort et de la mort à la vie, comme de la veille au sommeil et du sommeil à la veille. (Saint Augustin, 1868, 505)
Mais ce sont surtout les poètes qui ont rendu compte de cette expérience. Bodei en donne des exemples dans les poèmes du poète anglais Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) ou de Verlaine, notamment Kaleidoscope qui commence ainsi :
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu :
Un instant à la fois très vague et très aigu...
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !
Le « déjà vu » pourrait aussi renvoyer à l’éternel retour nietzschéen. Il peut aussi ouvrir sur l’éternité, qui n’est pas nécessairement bienheureuse – le poète italien Ungaretti perle de « l’horreur de l’éternité ».
L’expérience du « déjà vu » est ainsi une expérience paradoxale du temps. On en peut donner des explications scientifiques – par exemple par les retards que prennent les signaux transmis par le cerveau qui pourraient faire que le cerveau reçoit en même temps deux images séparées. Mais ces explications scientifiques ne suffisent pas, puisqu’elles ne peuvent rendre compte de l’expérience subjective. Le qualifier de « fausse reconnaissance » n’empêche pas que le « déjà vu » est une donnée de la conscience comme les autres et comme les autres données de la conscience il a une réalité qui n’est pas moins réelle que celle du corps même s’il ne peut exister sans le corps. Loin de la simplicité rigoureuse du temps objectif des savants et des horloges, le « déjà vu » nous place directement au cœur des énigmes du temps tel qu’il se produit d’abord dans notre conscience.
La présence du présent
À strictement parler, le présent est quasi inexistant. Si on considère le temps comme une succession d’instants, le présent n’est que l’instant présent, qui a disparu à peine y a-t-on pensé. Mais comme nous l’avons vu plus haut, cette conception du présent comme instant présent n’est pas tenable. On doit au contraire considérer le présent lui-même comme une durée. Pourtant il est reste difficile de définir ce qu’est le présent vécu. Si je pense vivre le présent, n’est-ce pas simplement la conscience d’un tout juste passé, d’un maintenant qui ne l’est déjà plus mais n’est pas assez éloigné pour rester à l’esprit avec toute la vivacité de la perception actuelle.
Le présent est d’abord la présence, très exactement la présence à soi, ce que les philosophes appellent la conscience de soi, dont Hegel dit qu’elle est « le grand jour de la présence ». SI la présence semble immédiate, elle peut aussi être décomposée dans un processus dialectique. Au commencement, il y a la pure sensation, le « je » qui s’éprouve lui-même : je sens de la chaleur, de la lumière, du bruit. C’est le pur « il y a ». Le contenu de la certitude sensible semble la connaissance la plus riche. Tous les détails sont là, toutes les nuances de l’objet sont présentes. Et aussi la plus véritable : rien n’est abandonné de l’objet. Nous pensons que la remémoration de la chose aura oublié beaucoup de détails, de nuances, et encore plus la description verbale, à laquelle le réel échappe irrésistiblement.
Mais « cette certitude se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre » (Hegel, 1991, 92). Que savons-nous dans cette certitude sensible ? Pratiquement rien sauf « ceci est ! » Et donc la seule vérité que contient la certitude sensible est celle de « l’être de la chose ». La chose est un simple « ceci ». La conscience, dans cette certitude n’est qu’un pur Je. Le Je de la certitude sensible n’est pas celui qui fait découler sa certitude de « l’agitation de la pensée » et la chose dont ce « Je-ci » est certain n’est pas saisie en fonction d’une grande richesse de déterminations.
Dans la certitude sensible l’objet n’est saisi que comme « ceci », ici et maintenant. Mais le « ici et maintenant » n’est plus une heure plus tard ou ailleurs. Hegel montre le caractère fugitif de la certitude sensible (ici et maintenant), mais ce qui en reste, c’est « Je en tant qu’universel, dont la vue ni une vue de l’arbre, ni une vue de telle ou telle maison, mais le simple fait de voir ».
Le deuxième moment est celui de la perception. Dans la perception, il s’agit de saisir l’objet sensible dans sa vérité. L’objet est le résumé du mouvement dans lequel s’effectue l’acte de perception. L’objet devient la chose aux nombreuses propriétés. Je ne suis plus en face d’un ceci simple, exemplaire de l’être en général, mais devant un arbre, d’une certaine haute, au feuillage d’une certaine couleur, etc. L’achèvement de tous les moments conduit à la chose achevée comme le vrai de la perception. Nous passons donc d’un pur « ici et maintenant » à la présence de l’objet. Cet peut rester inchangé pendant un certain temps ou encore subir des modifications. Dans les deux cas, la modification temporelle (durée immobile ou changement) semble appartenir à l’objet et nous pensons donc le temps comme objectivité pure.
C’est seulement en sortant des modes purement contemplatifs du rapport à l’objet que la conscience peut se retrouver elle-même. Quand l’objet est l’objet du désir, le manque conduit la conscience à éprouver non plus simplement la présence spatiale et indifférente de l’objet extérieur à la conscience, mais aussi à l’éprouver elle-même comme manque. La présence du présent est donc essentiellement dynamique. Le présent nous occupe au point qu’il peut nous faire sortir de nous-même, nous absorber entièrement dans la tache présente : c’est la situation de l’homme sérieux, absorbé par ses soucis (cf. Jankélévitch, 1998, 856).
L’ennui
L’ennui est une modalité bien particulière de rapport au présent. Après avoir défini l’angoisse comme la peur de l’instant, Jankélévitch définit l’ennui comme « coextensif à l’intervalle » (Jankélévitch, 1998, 873) Ici l’ennui s’oppose à l’angoisse : l’angoisse est fixée sur le devenir (par exemple, l’angoisse de la mort) alors que l’ennui s’étend sur tout l’existence présente. « On s’ennuie faute de soucis, faute d’aventures et de dangers » (ibid.). L’ennui, dit-il encore, est la maladie du temps la plus commune. L’ennui est le malheur de la conscience heureuse qui peut naître de toutes sortes de situations. Il pourrait être un mal de décadence.
Texte XII
Leopardi définit l’ennui comme une privation de plaisir.
L’ennui n’est rien d’autre que la privation du plaisir qui est l’élément même de notre existence, et l’absence de tout ce qui nous dissuade de rechercher le plaisir. Sans l’inclination impérieuse de l’homme au plaisir sous toutes ses formes, l’ennui, cette affection si commune, si fréquente et si détestée n’existerait pas. En effet, pour quelle raison devrait-on se sentir mal quand on n’a aucun mal ? Supposons un individu isolé, libre de toute occupation physique ou spirituelle, de souci, de toute affection ou douleur positive, ou simplement lassé de l’uniformité de quelque chose qui ne soit ni pénible ni déplaisant par nature, expliquez-moi pourquoi cet homme devrait souffrir. Pourtant, nous constatons qu’il souffre, qu’il désespère, qu’il préférerait n’importe quel tourment à son état présent. […] Cela ne s’explique que par un désir inné, compagnon inséparable de l’existence, qui, à ce moment, n’est ni satisfait ni trompé, ni tempéré ni endormi.
(Leopardi, 2004, 143 et sq.)
L’ennui c’est la souffrance du présent en tant que tel. En tant qu’il est simplement présent, sans les soucis qui nous tournent vers l’avenir, sans l’excitation de l’aventure, sans les souvenirs ni les plaisirs de la nostalgie, sans la préoccupation sérieuse des choses qui nous absorbent et nous font sortir de nous-mêmes.
Si l’ennui est une maladie, il est cependant des maladies utiles. L’ennui peut-être une de celles-là. « Je m’ennuie » disent souvent les enfants qui ne savent plus que faire, quand ils ont épuisé les joies éphémères des jeux. Mais cet ennui est indispensable dans l’apprentissage de la vie. Dans notre monde, les enfants ne doivent plus avoir le temps de s’ennuyer ; ils doivent aller d’une occupation à l’autre, d’une « activité d’éveil » à un sport ou à une activité artistique. Le temps des enfants comme celui des adultes doit être saturé au point de disparaître. On oublie que l’ennui nous apprend souvent plus de choses que ces heures qu’on ne voit pas passer, que c’est précisément cette durée incompressible du temps qui constitue l’arrière-plan et le fondement de toute pensée autonome.
L'ennui est nécessaire. Notre époque en a une peur terrible. Elle veut à tout prix combler les moments vides, les intervalles de temps dans lesquels on pourrait n'avoir rien à faire. Distraction, distraction ! Le cri des nouvelles Bacchantes. Nous commençons avec les enfants. L'école doit les amuser ; il faut être plaisant. Le travail doit être ludique et surtout pas ennuyeux. Les mathématiques doivent être amusantes, l'orthographe hilarante, la grammaire palpitante. Bien sûr, si on peut éviter d'ennuyer les élèves, c'est mieux, mais la volonté à tout prix de ne pas être ennuyeux est non seulement ridicule mais surtout traduit une méconnaissance radicale de la manière par laquelle se forme notre esprit. A la sortie de l'école, il n'en va guère mieux. Les enfants sont submergés d'activités d'éveil. Des jouets éducatifs du bas âge au conservatoire : tout leur temps est organisé, toutes leurs activités sont guidées, encadrées, fléchées. On n'a jamais autant exalté la liberté de l'individu qu'aujourd'hui et pourtant l'individu, dans sa formation, est intégralement pris en charge, sa liberté de déplacement, d'errance n'est pas limitée par la coercition du fouet ou des fers mais par la férule du jeu, la dictature du plaisir, le bonheur obligatoire.
On oublie que pour grandir il faut s'ennuyer. L'ennui est justement cette période où, de n’avoir rien à faire, l’on désire grandir. On pourrait même dire qu'il est le négatif par quoi s'accomplit le développement du petit d'homme. « J'sais pas quoi faire ! » : c'est le moment où l’on souhaite être grand, où l’on souhaite avoir gagné son indépendance pour ne plus se trouver dans cette vacuité où le temps refuse obstinément de s'écouler. Le moment de l'ennui est aussi celui où l'imagination vagabonde, explore toutes les pistes, tire de son propre fonds tout ce qui permettra de remplir l'esprit.
On peut évoquer ici Pascal et ses pensées sur la « distraction ». Mais c'est insuffisant. Chez Pascal, le problème de la distraction est certes posé dans le contexte de la vie de l'homme comme individu social. Tout le malheur vient de ce qu’il ne peut pas se tenir en repos dans sa chambre, dit-il. Mais la critique de Pascal est dirigée du point de vue janséniste, c'est la vanité de l'homme qui condamne la distraction. Enfiler la robe de bure pascalienne est peut-être parfois utile, non pour nous humilier devant Dieu mais pour nous remettre les pieds sur terre, nous «humilier» si l'on veut, mais au sens premier, au retour à cet humus d'où vient étymologiquement l'homme – le «glébeux» dit Chouraqui dans sa traduction de la Bible. La distraction moderne ne sert pas seulement à égarer l'esprit, à le sortir de son angoisse existentielle, elle le fait littéralement monde : nous devenons maîtres du Monde, le monde comme réalité matérielle hors de nous ne doit plus résister ; marcher sur l'eau, voler, rien n'est impossible. Le succès des «sports de glisse» est là pour en témoigner. C'est donc bien autre chose que la distraction, il ne s'agit pas uniquement d'être tiré à côté de notre condition, il s'agit d'une entreprise d'automystification dans laquelle tous les moyens matériels, toutes les ressources de l'ingéniosité humaine sont mobilisés. Évidemment personne ne vole sinon par des appendices disgracieux et dangereux ; et ceux qui marchent sur l'eau le font avec des engins puants et pétaradants. L'homme reste l'homme, lourdement cloué sur cette terre. L'ennui nous ramène là, à l'impuissance fondamentale. C'est une expérience absolument nécessaire.
Les anticipations de la perception
Si Bergson affirme que la perception serait impossible dans le souvenir du tout juste passé ou du passé plus lointain, on peut avec tout autant de raison affirmer que la perception est toujours tournée vers le futur. Elle anticipe et ne perçoit réellement les objets que dans un horizon d’attente.
En effet percevoir, ce n’est souvent rien d’autre que remplir par le flux des données de la sensation du cadre préétabli. Je perçois immédiatement quelque chose parce que je m’attendais à le percevoir. Nous ne percevons bien que ce que nous connaissons. Ainsi quand nous ne comprenons pas la langue que l’on parle autour de nous, nous entendons peu et mal. Spontanément, nous avons tendance à penser que c’est l’inverse qui est vrai : si nous n’avons pas compris, c’est que nous avons mal entendu. Quand nous écoutons une conversation dans une langue que nous ne comprenons pas, notre perception se révèle incapable de distinguer les phonèmes que pourtant notre oreille doit percevoir. L’impression que nous avons est celle d’un bruit confus d’où n’émergent que quelques sons dominants. C’est également vrai dans le cas d’une conversation qui se tient assez loin de nous, dans une autre pièce par exemple : nous n’en percevons que les « éclats de voix ». Mais dès que nous savons de quoi les interlocuteurs parlent, cette confusion semble dissipée et les sons confus deviennent des paroles que nous pouvons comprendre. Ce qui parvient à notre conscience, ce sont quelques impressions qui sont complétées par l’imagination (il faut « deviner »). Autrement dit, la perception auditive n’est pas un phénomène passif, un enregistrement cérébral d’un signal extérieur à la manière d’un magnétophone. Le signal extérieur n’est qu’un déclencheur qui sollicite l’activité de notre faculté de construire des images. La perception n’est claire que si elle peut intégrer les stimuli auditifs à des formes acoustiques générales dont nous disposons déjà.
Les études de psychologie expérimentale confirment le bien fondé de cette analyse. L’esprit semble fonctionner comme s’il disposait d’un système spécialisé de compréhension de la parole, capable de combler automatiquement les « blancs » de ce qui est perçu mal ou trop vite. Plus, il semble même que nous anticipions en permanence ; quand une phrase est commencée, le nombre de suites possibles est limité par la syntaxe de la phrase aussi bien que par le contexte. Nous pouvons deviner parce que les thèmes possibles nous sont en gros connus à l’avance. C’est pourquoi le travail de l’imagination est si rapide. Nous choisissons, dans toutes les interprétations possibles, celle qui nous demande le moins d’effort ou encore celle que nous attendons. Autrement dit, on peut comprendre cette expression comme l’idée que notre imagination obéit à une sorte de principe de moindre action, ou de principe d’économie.
Si la temporalité essentielle du son rend ces explications faciles à admettre, ce qui vaut pour l’audition vaut aussi pour la vision qui n’est pourtant pas soumise à cet impératif de suivre la ligne temporelle. Quand je vois quelque chose, tout ce qui est à voir m’est donné d’un coup et la contrainte du temps semble ne pas jouer. Mais de même que nous entendons à partir d’un schéma imaginé, de même nous voyons en « devinant » à partir de ce que nous imaginons. Cela est particulièrement vrai quand nous pouvons interpréter les mouvements du visage d’un interlocuteur à partir de ce que nous comprenons de ses paroles. Ce que nous percevons consciemment n’est pas un pur donné sensoriel mais une création qui ne se fait pas ex nihilo, mais en partant des motifs de la sensation, en s’appuyant sur l’habitude et en donnant une cohérence à l’ensemble de nos perceptions.
Il peut arriver que ces anticipations de la perception soient mises en échec. Dans le film d’Alfred Hitchcock, le héros joué par James Stewart veut retrouver la femme qu’il a perdue. Alors qu’il est assis à la table du restaurant, toutes les femmes blondes élégantes qui entrent prennent l’apparence de Madeleine, mais au fur et à mesure que l’image devient plus précise, que la femme se rapproche, l’esquisse de Madeleine laisse place à la femme réelle et à la déception du héros.
Le possible et la création du nouveau
Le passé est dominé par la nécessité. Le passé est passé et il ne peut jamais être autre que ce qu’il a été. Du passé, il faut désespérer, au sens propre du terme : n’avoir plus d’espoir à son sujet. Remords et regrets sont bien inutiles. Celui qui se repent est doublement misérable dit Spinoza. Le futur au contraire se donne d’emblée comme l’espace de la liberté : tous les possibles semblent encore possibles. Si la réalité tout entière était guidée par un inflexible déterminisme, si une intelligence surhumaine connaissant les vitesses et les positions de toutes les particules qui composent l’univers pouvait en déduire l’état complet de l’Univers dans une seconde ou dans un million d’années, le mot de liberté serait absolu dépourvu de sens. Si une telle prédiction est théoriquement possible pour un système composé de particules simples, il n’en va pas de même dès lors que l’on introduit une certaine catégorie d’êtres, les êtres vivants que nous connaissons et éventuellement d’autres concevables, qui disposent d’un certain pouvoir propre pour préserver leur propre structure et agir à partir de leurs propres déterminations. Comme le dit Bergson, « l'être vivant dure essentiel­lement ; il dure, justement parce qu'il élabore sans cesse du nouveau et parce qu'il n'y a pas d'élaboration sans recherche, pas de recherche sans tâtonne­ment. Le temps est cette hésitation même, ou il n'est rien du tout. » (Bergson, 1946, 103) Si le futur est entièrement contenu dans le présent et si le présent lui-même pouvait être entièrement déterminé dans le passé, alors le temps n’existe plus. Tout est déjà là potentiellement, prédiction me donne la connaissance intégrale du futur et la rétrodiction celle du passé !
Si le réel n’est pas soumis à une nécessité absolue, faut-il admettre pour autant qu’il y a de la contingence ? Ce serait assurément renoncer à la connaissance rationnelle du réel. Quand quelque chose existe, il existe nécessairement des causes qui expliquent son existence. Après coup, tout ce qui est peut trouver sa raison d’être et nous pouvons donc penser que tout ce qui s’est réalisé a d’abord existé comme possible, comme pure virtualité dans le passé. Mais nous ne pouvons retourner ce point de vue rétrospectif et le transformer ainsi en point de vue prospectif. Au moment où nous agissons, le possible n’est pas déjà là virtuellement – la statue achevée n’est pas virtuellement dans le bloc de marbre. C’est notre action qui fait que le possible devient possible (et non simple esquisse confinée dans l’imagination) en même temps qu’il devient réalité. Il faut donc penser l’action comme création de nouveauté irréductible.
C’est bien vers le futur que nous sommes toujours tournés quand nous agissons. Et comme l’action suppose la pensée, notre pensée est aussi tournée spontanée vers le futur. Quand nous imaginons le futur – par exemple, j’imagine le déroulement de la soirée à laquelle j’ai convié amis et relations – nous ne sommes pas face à l’image du futur, mais bien face à une image construite par les conditions présentes dans lesquelles opère notre esprit. Mais l’imagination devient l’élément moteur de l’action, elle permet d’en fixer les modalités et détermine l’action. Par là l’imagination est créatrice.
On peut généraliser ce propos. S’il y a une histoire humaine radicalement différente de l’histoire humaine, si elle n’est pas un destin déjà écrit « dans le grand rouleau » comme l’aurait dit Jacques le Fataliste, c’est parce que l’histoire humaine, c’est-à-dire la temporalité humaine est le produit de cette imagination créatrice ou de ce que Cornelius Castoriadis appelle un imaginaire radical.
Conclusion provisoire
De quelque côté que l’on prenne le problème, nous voyons bien que c’est le « temps vécu », c’est-à-dire l’ensemble des attitudes subjectives qui crée notre concept du temps et rend possible un temps objectif. Ce n’est pas la réalité du temps qui se refléterait dans nos esprits.
Temps et récit
Parlant de l’œuvre maîtresse de Bergson, Matière et Mémoire, Walter Benjamin écrit : « Matière et Mémoire définit l’expérience de loa durée de telle manière que lecteur est obligé de se dire : seul l’écrivain sera le sujet adéquat d’une expérience comme celle-là. » (Benjamin, III, 2000, 332) Et Benjamin ajoute : « De fait, c’est bien un écrivain qui vérifié la théorie bergsonienne de l’expérience. On peut considérer À la recherche du temps perdu comme une tentative, faites dans les conditions de la société actuelle, pour donner réalité par voie de synthèse à l’expérience telle que l’entend Bergson. »
Il nous appartient ici de comprendre comment cette expérience du temps trouve sa forme dans la littérature ou, plus généralement, dans le discours. Partant des apories du temps de saint Augustin, Paul Ricœur explique : « Au nom de quoi proférer le bon droit du passé et du futur à être en quelque façon ? Encore une fois au nom de ce que nous disons et faisons à leur propos. Or, que disons-nous et que faisons-nous à cet égard ? Nous racontons des choses que nous tenons pour vraies et nous prédisons des événements qui arrivent tels que nous les avons anticipés. » (Ricœur, 1983, 29) Ainsi comprendre ce qu’est le temps, c’est comprendre comment s’articulent temps et récit : « le temps devient vraiment humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle. » (Ricœur, 1983, 105)
Il y a une différence très importante entre le temps de la narration (historique, par exemple) et le temps du récit de fiction. Les contraintes de la narration historique sont levées dans le récit de fiction. Ricœur note d’abord qu’il y a un décrochage des temps verbaux à l’égard des catégories du temps vécu à partir de quoi va s’ouvrir une nouvelle conscience du temps sur le mode du « comme si ». Le temps du récit de fiction est tout aussi fictif que les personnages et l’intrigue. C’est un temps qui met hors circuit le temps de la vie pour réduire le temps à des signes narratifs. Ainsi pour Ricœur, le temps du récit de fiction n’est-il qu’un pseudo-temps, par opposition au temps de la narration historique.
L’ordre du temps de la fiction est régulièrement bouleversé. Ricœur souligne que l’Iliade commence déjà in media res pour ensuite procéder à des retours en arrière. Mais c’est, pour tout dire, le propre de tout roman. Quand Julien arrive chez Mme de Reynal au début Le Rouge et le Noir, ce n’est pas le début de l’histoire de Julien. Le roman peut commencer « par la fin », ce qui n’est évidemment jamais le cas dans le temps vécu ! Cette superposition des temps, la multiplication des anachronies – si importante dans la nouvelle de Gérard de Nerval, Sylvie – peut être élevée au rang de procédé littéraire ou poétique, mais il est pratiquement impossible qu’un récit de fiction s’en prive tout à fait.
La durée est également distordue. Chez Proust, une seule scène peut occuper des dizaines de pages. Mais là encore, c’est le propre du récit. Le temps vécu par un individu est proprement inracontable. Raconter un seul jour de sa propre vie serait une tâche qui emplirait une vie entière ! Ajoutons à cela que le temps de la fiction est le temps d’un narrateur fictif construit par l’auteur. Avec le récit nous avons bien une très singulière expérience du temps vécu. Mais une expérience irréductible à l’expérience philosophique, telle qu’on peut la trouver chez Bergson, chez Husserl ou chez Heidegger.
Conclusion générale
L’analyse conceptuelle du temps vécu nous a conduit de la conception du temps telle qu’elle apparaît chez les philosophes et les savants jusqu’aux marges de la littérature. L’opinion commune est que nous sommes « dans » le temps, que le temps est quelque chose d’objectif, d’extérieur à nous et qui nous emporte comme un fleuve. C’est précisément cette vision commune, non questionnée qui pousse à chercher d’abord une définition objective du temps apte à rendre compte de l’expérience intérieure que nous en avons.
Les apories du temps, celle que Saint Augustin expose le premier de manière magistrale, conduisent à remettre en question cette première approche du temps. Ce qui nous a conduits à penser le primat du temps subjectif. En faisant du temps et de l’espace les formes a priori de la sensibilité, on sait que Kant a renversé toute la tradition philosophique, qu’il y a opéré une véritable « révolution copernicienne » en faisant du sujet connaissant le centre organisateur de la connaissance. L’expérience que nous avons du temps, ce temps subjectif aux qualités si variables, n’est pas le reflet dans notre esprit du temps objectif mais l’expérience fondamentale à partir de laquelle nous pouvons élaborer une sorte d’objectivité du temps.
Chez Kant, mais aussi chez Husserl, on trouve le souci que ce primat de la subjectivité ne détruise pas toute objective. Il s’agit de maintenir, par une analyse rigoureuse des processus de la conscience, la possibilité d’une connaissance rationnelle du réel. Mais une autre voie s’ouvre, celle de l’exploration littéraire du temps vécu, celle que l’on retrouve chez Thomas Mann dans La montagne magique, chez Proust dans la Recherche du tempe perdu ­– dont le dernier volume s’intitule Le temps retrouvé, celle de James Joyce dans Ulysse, mais celle aussi des œuvres à notre programme, Sylvie de Gérard de Nerval ou Mrs Dalloway du Virginia Woolf.
Ce qui est comment aux deux voies ouvertes, la voie, dirions-nous, philosophique, et la voie poétique, c’est qu’elles placent le temps au cœur de la réalité humaine ; l’homme n’est pas dans le temps, il est la temporalité elle-même, et cette appréhension de la temporalité par la conscience n’est rien d’autre que l’appréhension de la vie elle-même en tant précisément que vie et conscience ne forment d’une seule et même réalité, ainsi que le soutient avec constance Bergson.
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Lestienne, Rémy, 2007, Les fils du temps. Causalité, entropie, devenir, CNRS Éditions
Locke, John, 2009, Essai sur l’entendement humain, Le livre de poche, collection « Les classiques de la philosophie », traduction Pierre Coste.
Pascal, 1963, Pensées, in Œuvres Complètes, Le Seuil, collection « L’intégrale »
Patočka, Jan, 1992, Introduction à la phénoménologie de Husserl, éditions Jérôme Millon, traduit du tchèque par Erika Abrams.
Proust, Marcel, 1946, Du coté de chez Swann, in à la recherche du temps perdu, tome 1, Gallimard
Ricœur, Paul, 1983 (tome 1), 1984 (tome 3), 1985 (tome 3), Temps et récit, éditions du Seuil, collection « Points »

1  Husserl, 1964, 3
2  Saint Augustin, 1964, XI, ch. XV, p. 266
3  Op. cit. ch. XVIII, p.268
4  Op. cit. ch. XX, p.269
5  Op. cit., ch. XXVIII, p.278-279
6  Op. cit. ch. XXVII, p.278
7  Op. cit. ch. XXVI, p.275
8  Isaac Newton, Principes mathématiques de philosophie naturelle, traduit de l’anglais par Émilie du Châtelet, édition « Les classiques des sciences sociales » (http://classiques.uqac.ca/), tome 1, p.53
9  Op. cit. p. 55
10  Einstein, 1972, p.39
11  Voir Klein, 2007
12  Klein, 2011, p. 29
13  Klein, 2011, p.31
14  Jankélévitch, 1974, pp.8-9
15  Costa de Beauregard, 1963, p.17
16  Voir Lestienne, 2007, p.144
17  Costa de Beauregard, 1963, p.25
18  Costa de Beauregard, 1963, p.134
19  Kant, 1980, pp.791-792 (III,57 dans l’édition princeps de l’Académie de Berlin)
20  Ibid. (III, 58)
21  Kant, 1980, p.794 (III, 59)
22  Au sens la phénoménologie,
23  Franz Brentano (1838-1917) est une philosophie et psychologue de langue allemande. C’est lui qui remet au premier plan le concept d’intentionnalité, sur lequel va faire fond l’école de la phénoménologie. Husserl a suivi les cours de Brentano.
24  Le concept d’intention désigne cette propriété de la pensée d’être toujours pensée d’un objet différent d’elle-même. Par « intention », Husserl désigne le caractère essentiel à toute conscience d’être toujours orientée vers un objet présent ou possible.
25  Dans toute cette partie nous suivons souvent Bodei, 2006
26  C’est le propre du « travail du rêve » que de déformer les perceptions et les souvenirs de la veille. Voir Freud, L’interprétation du rêve

Marx sans le marxisme