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dimanche 4 janvier 2015

Vérité et parole

Un commentaire de Pareyson

« La vérité réside dans la parole sans s’y identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole. Commençons par le plus simple : pour le croyant la vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. – « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce. Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée, que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité ! La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part, si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé (ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément, parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose. Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet (perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le décrire.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout au plus une « illumination », une manifestation de cette « Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute, dira-t-on, la loi de la gravitation régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la physique ont une existence aussi indépendante de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien n’existe par indépendamment de sa formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine, mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la thèse de Pareyson,  le mensonge et la tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour. Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable, au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations, en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser toutes les grandes philosophies comme des « interprétations particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre. Et ce processus est un processus infini.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation s’opposent : si est interpretatio toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée. Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier, c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle, « il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise dans un sens sceptique. Que les « faits » sont le résultat d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est seulement cela la vérité.

lundi 25 août 2014

Vérité, reflet, idéologie


Réflexions sur la question de la vérité chez Marx

Je publie ci-dessous quelques extraits de ma thèse de doctorat consacrée à "la théorie de la connaissance chez Marx" (soutenue en 1995 sous la direction de Tony Andréani à l'Université de Paris X Nanterre). Je n'écrirai sans doute plus les choses ainsi aujourd'hui. Mais il me semble que ces extraits apportent quelques éclaircissements utiles.
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Marx écrit :
Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable.[1]
Ici est exposée avec netteté ce qu’on appellera la « théorie du reflet ». Deux choses méritent d’être notées. Premièrement, le reflet n’est pas le reflet de la réalité mais le reflet de la conscience immédiate que les individus ont de cette réalité ; la théorie du reflet ici est donc une théorie du dédoublement de la conscience, d’une conscience qui s’oublie elle-même dans son objet. De plus ce reflet est lui-même une élaboration puisque le travail abstrait humain est représenté par le culte de l’homme abstrait propre au christianisme. La conscience religieuse ne serait donc pas un reflet simple du monde réel mais le reflet d’un reflet, ce qui pose un problème particulier sur lequel nous allons revenir. Deuxièmement les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent quelque chose de la réalité sociale. La théorie hégélienne de la religion n’est peut-être pas si loin.
Mais revenons sur le problème du reflet. Ce mot n’a pas chez Marx une connotation spécialement négative, il ne signifie ni que nous avons à faire à de simples illusions, ni que le monde se donne de lui-même de façon transparente. Ainsi
Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent les rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.[2]
Autrement dit, dans le reflet se donne une «vérité objective» relative à une époque historique. Si Marx – l’individu Karl Marx – peut mettre à jour le mysticisme qui obscurcit les produits du travail, c’est parce qu’est arrivée une époque où on peut envisager non pas seulement idéalement mais pratiquement, d’autres formes de production[3]. Dans une époque donnée, on ne peut accéder qu’à une certaine vérité objective, mais les conditions sociales de cette époque ne peuvent être complètement élucidées que lorsque l’époque est terminée, lorsque de nouvelles formes plus développées sont apparues ou sont sur le point d’apparaître : l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ! Ce n’est pourtant pas Hegel qui doit être invoqué ici. Pour Marx «l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe»[4] car
Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue.[5]
La théorie de la connaissance de Marx n’est pas une théorie relativiste de la connaissance mais une théorie des conditions de toute connaissance possible. Chez Kant, la condition de toute connaissance possible réside dans la structure du sujet transcen­dantal. Cependant ce sujet transcendantal n’est pas l’individu empirique, mais un sujet théo­rique qui cependant représente en dernière analyse l’intersubjectivité de tous les sujets empiriques : «l’unité objective de toute conscience (empirique) en une seule conscience (celle de l’aperception originaire) est donc la condition néces­saire même de toute perception possible», dit Kant[6]. Pour Marx au contraire la condition transcendantale de toute connaissance réside dans l’acti­vité des individus dans des conditions déterminées. Le monde de chaque individu n’est pas constitué à partir des catégories a priori de la sensibilité mais à partir de l’activité pratique destinée à produire et à reproduire la vie. Le langage dans lequel se constitue le monde naît de l’échange entre individus et cet échange est d’abord l’échange pour la production et la reproduction. Ce que Kant pose abstraitement, Marx le pose concrètement comme résultat des interactions entre les individus.
L’analyse du fétichisme nous a donc conduits au cœur de la théorie marxienne de la connaissance, une théorie qui se présente comme une théorie critique bien que dans un sens différent de celui de Kant. L’importance de l’analyse du fétichisme a été soulignée par Althusser :
Là où le jeune Marx des Manuscrits de 44 lisait à livre ouvert, immédiatement, l’essence humaine dans la transparence de son aliénation, Le Capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalage intérieur au réel, inscrits dans sa structure et tels qu’ils rendent leurs effets eux-mêmes illisibles et font de l’illusion de leur lecture immédiate le dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme.[7]
La base, le réquisit fondamental du travail de la «science» marxienne consiste donc dans cette analyse du fétichisme, et des conséquences qui en découlent. Le caractère fétiche de la marchandise est tout à la fois l’explication des rapports sociaux et des rapports économiques – dans la mesure où la marchandise est la «cellule» de la société bourgeoise et en même temps l’explication des formes idéelles que prennent ces rapports dans le cerveau des acteurs, non seulement des acteurs directs, capitalistes et prolétaires, mais aussi des penseurs, idéologues et/ou savants. Parvenu à ce point, Marx estime qu’il a réalisé dans son domaine un travail analogue à celui de Galilée : il a montré en même temps et que la terre tournait autour du soleil, et pourquoi les hommes croyaient le contraire, en quoi l’apparence est contraire à la réalité et pourquoi elle n’est pas une simple hallucination mais une représentation tout à fait raisonnable. Mais dans ses méthodes, dans son objet, dans ses contenus, Marx reste parfaitement conscient que sa science n’est pas une science de la nature, qu’elle n’a ni le même objet – elle traite des choses «qui tombent et ne tombent pas sous le sens» – ni les mêmes méthodes ni les mêmes effets.

[...]
La théorie du reflet et l’idéologie
Si la théorie marxienne de la connaissance se présente comme une théorie critique, le «matérialisme historique» n’a donc pas pour objet de disqualifier les prétendues «superstructures» en les ramenant à des supercheries destinées à masquer les rapports d’oppression. La question de l’idéologie occupe chez Marx une place centrale parce que la connaissance vraie des rapports sociaux ne peut émerger que d’un patient travail d’extraction des reflets des rapports réels dans le cerveau des individus. Tradi­tionnellement l’idéologie est définie dans une double opposition : l’opposition de l’infra­structure et de la superstructure qui se dédouble comme opposition de la base et de l’idéologie, d’une part, et, d’autre part, l’opposition de l’idéologie et de la science. Or ce schéma classique ne permet pas de rendre compte de la problématique marxienne.
L’idéologie comme justification de la domination
L’idéologie chez Marx est une notion qui renvoie à plusieurs définitions. Dans le «Manifeste», l’idéologie n’est que l’ensemble des idées dominantes qui sont les idées de la classe dominante. En un premier sens, l’idéologie est l’ensemble des idées justifiant, «scienti­fiquement» le cas échéant, l’exploitation et la domination d’une classe sur autre. C’est ainsi que des premiers textes jusqu’au Capital sont souvent apostrophés les «idéologues de la bourgeoisie». Le terme d’idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l’adversaire, qu’une notion opératoire.
Dans la «Critique de l’Économie Politique» (publiée en 1859) la définition est plus extensive. Marx cite «les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques»[8]. La présentation ici encore n’est pas d’une grande clarté. On a cependant l’ébauche d’une théorie des superstructures[9] idéologiques comme formes des rapports sociaux. On n’a pas bien pris attention au terme employé par Marx. Une forme n’est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote à Hegel, est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l’être en acte. Or la plupart des auteurs marxistes en sont restés à une vue mécaniste et superficielle de ce qui dit Marx. Ils ont décrit les superstructures idéologiques dans une représentation spatiale, les superstructures étant ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux. Il suffirait d’enlever la couverture pour voir la «base matérielle», les rapports sociaux à l’état brut. Il n’en est rien : les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. Le rapport base matérielle – superstructure peut tout aussi bien être vu sur le mode du rapport entre matière et forme dans la métaphysique d’Aristote. Et du coup les discussions, sempiternelles chez marxistes, sur l’articulation entre l’infrastructure et la superstructure, sur l’articulation entre les superstructures idéologiques et les autres, perdent toute espèce de pertinence.
On comprend mieux ce dont il s’agit en effet si on prend la mesure de ce qu’est la découverte centrale du Capital. Dans le Capital l’analyse de l’idéo­logie se réduit au mécanisme de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note ceci :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup avec des données déjà tout établies avec les résultats du développement. Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises, et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables mais de leur sens intime.[10]
Ce qui signifie clairement que la science se développe sur le terrain même de l’idéologie, celui qui donne aux formes de la vie sociale une «fixité» naturelle et les fait paraître immuables. A plusieurs reprises, dans le Capital, comme dans les écrits prépa­ratoires, est défini comme idéologique ce qui oublie le caractère historique des lois et des formes sociales, ce qui donne aux produits de l’activité humaine le caractère d’objets naturels.
L’idéologie et l’abstraction
En un deuxième sens, l’idéologie est l’abstraction. C’est un point que nous avons longuement développé dans la première partie, mais sur lequel nous devons revenir. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l’individu, les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que
les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres.[11]
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L’abstraction renverse donc la réalité, comme dans une chambre obscure. Le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. Depuis la critique de la philo­sophie du droit de Hegel, c’est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l’œuvre de Marx. L’abstraction conduit à une véritable mystification. Ainsi Marx parle de la «mystification propre au capitalisme» :
la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même.[12]
L’inversion du réel qui découle du fait que la réflexion, quand le mouvement est achevé, se transforme donc spontanément en «mystification». Chez Marx, l’emploi fréquent des termes «mystique» et «mystification»[13] est à la fois polémique et en même temps correspond à quelque chose de fondamental. Le «mysticisme» est produit par les conditions mêmes dans lesquels les individus engagent des relations avec d’autres individus et en ce sens la conscience religieuse est une conscience «normale».
L’idéologie comme forme imaginaire des rapports sociaux
L’idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux.
En ces divers sens l’idéologie recouvre non une réalité superficielle, mais bien quelque chose qui est consubstantiel à toutes les formes de la conscience mais aussi de la connaissance. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans des idées déterminées. La célèbre citation sur l’abeille et l’architecte l’affirme avec force. La toile n’est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l’homme comme la cire est produite spontanément par l’abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c’est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation «religieuse».Cette consubstantialité de la production matérielle et de l’idéologie est d’autant plus forte que, comme le dit Marx, s’il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l’apparition de tel ou tel discours religieux.
Rationalité et idéologie : une théorie des relations sociales
Résumons. La théorie de Marx se présente donc d’abord comme une critique des représentations sociales de la science économique. La critique de l’idéologie, de l’analyse du fétichisme au chapitre du livre III sur la concurrence et les illusions, est bien le fil rouge du Capital. Marx n’invente rien, n’apporte pas de nouveaux faits, ne propose aucun schéma miraculeux pour «l’extinction du paupérisme». Il se contente, modestement, de «redresser» ce qu’ont dit les économistes classiques, ce qu’ont dit les hommes politiques au sujet de la réalité sociale, de compléter les lacunes, de dissiper les confusions. En première approche, il paraît même se situer dans la continuité de l’économie politique classique dont il exprimerait la vérité. C’est la thèse implicite défendue par Ernest Mandel dont les ouvrages, « La formation de la pensée économique de Marx » ou le « Traité d’économie marxiste », font de la théorie marxienne une nouvelle économie politique. La thèse d’Althusser de la « coupure épistémologique » évite cet écueil et prend en compte le travail réel de la critique de l’économie politique. Néanmoins, la « coupure épistémologique » se situe alors sur le terrain de la conception traditionnelle de la science. A l’objet de l’économie politique classique, Marx substituerait un nouvel objet, le mode de production, qui fonderait une science nouvelle de l’histoire.
Quelle que soit la position adoptée, elle suppose donc qu’il y a possibilité, à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un discours rationnel opposé au discours de l’idéologie. Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation ? On retombe dans l’opposition de la science à l’idéologie, le « marxisme » devenant, et lui seul, science. Le marxisme est pris dans les apories du relativisme ou du scepticisme. Si tout discours est relatif à une position de classe à une époque historique donnée, le relativisme est lui-même relatif. Le « socialisme scientifique » n’est donc pas plus scientifique que l’économie politique bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir dans la mesure où il n’est que le discours d’une classe sociale particulière, la classe ouvrière qui reste une classe de la société bourgeoise, agissant pour ses propres intérêts matériels égoïstes.
On connaît la solution développée par Lukacs pour sortir de ces difficultés. La théorie marxienne est vraie parce qu’elle est la théorie du prolétariat et le prolétariat possède le point de vue de la totalité car son intérêt historique correspond avec la recherche du vrai. Le point de vue du prolétariat, dans la plus pure tradition du messianisme, est donc un point de vue privilégié. Il échappe au relativisme parce qu’il n’est pas un point de vue sectoriel. Or pour Marx, dans la critique de l’économie politique, il ne s’agit pas d’une question de « point de vue », car il ne s’agit pas du tout d’une question de « vue ». La connaissance comme vue est déjà une connaissance idéologique puisqu’elle pose l’objet en soi, en dehors de l’activité humaine ; la dialectique objet-sujet développée par Lukacs n’est que la reprise sous une forme sophistiquée de la relation spéculaire du sujet et de l’objet, de l’esprit et du monde qui hante la vieille métaphysique. Le «point de vue privilégié» n’est pas autre chose que l’opposition de l’idéologie prolétarienne à l’idéologie bourgeoise et en même temps la résurrection du «vieux fatras» spéculatif.
Marx renverse les termes mêmes dans lesquels est posée la question de la relation du sujet connaissant à l’objet connu dans le travail de la science. La connaissance, pour Marx n’est pas différente de l’activité vitale humaine. Ce que nous connaissons, c’est ce que nous faisons. Le travail vivant est donc l’activité cogni­tive par excellence. Les comparaisons marxiennes avec les sciences de la nature peuvent induire en erreur si on les prend au premier degré, sans réflexion. Quand Marx évoque les sciences de la nature, il évoque immédiatement la chimie, parce que, précisément, la chimie n’est pas une science d’observation d’une nature qui nous est extérieure, mais bien la science qui naît de l’activité indus­trielle, une science indissociable de la production matérielle pour les besoins humains. Le chimiste n’observe pas un objet scientifique déjà existant, déjà constitué et donné d’emblée au sujet passif. Le chimiste produit l’objet de science dans un processus matériel analogue à n’importe quel processus de produc­tion. Le corps pur, le fer ou l’oxygène est un produit de l’industrie humaine tout comme la toile ou l’habit. La science n’est pas donc pas quelque chose qui existe en soi et qu’il suffirait de trouver ou de savoir voir. La science est activité de la science, donc activité des individus. Ainsi la fondation de la science ne réside pas, ou du moins pas seulement, dans un ensemble de règles épistémologiques abstraites. Elle demande que soit explicité le processus par lequel le sujet actif produit de l’objectivité, comment ce qui est immanent devient transcendant. Il y a donc place ici pour une lecture phénoménologique de Marx. Cependant, alors que la phénoménologie part du sujet transcendantal comme forme théorique de tout être pensant possible, Marx part des individus vivant en société et produisant dans ces relations sociales la propre vie.
Nous avons indiqué la fameuse phrase où Marx reprend la distinction de Vico, opposant l’histoire de la nature à l’histoire humaine en ce que nous avons fait celle-ci et non celle-là. Or le problème que se pose Marx réside dans le fait que nous sommes dans une situation où la relation est pratiquement inversée : par l’industrie les hommes sont devenus capables de produire la nature donc d’en faire l’histoire alors qu’ils trouvent toutes prêtes les conditions dans lesquelles ils agissent et que celles-ci leur apparaissent comme des forces naturelles qu’ils ne peuvent pas maîtriser et dont ils n’ont qu’une représentation idéologique. La rationalité de la théorie marxienne n’est donc pas la recherche de lois de l’histoire et de la société qui soient des lois objectives expliquant l’action des individus, mais bien au contraire l’explication des lois «objectives» apparentes par l’activité subjective des individus et donc le retour vers les sujets empiriques de ces conditions objectives qui sont l’objectivation de leur activité vitale.
Le rationalisme de Marx peut, de ce point de vue, être comparé à celui de Freud. Freud a toujours postulé dans l’explication des névroses, et plus généralement de l’esprit, une explication matérielle, biochimique. Mais toute la pratique de la thérapie psychanalytique vise non à décrire ces déterminismes objectifs mais à remettre au sujet tous les événements de sa vie inconsciente ou semi-consciente comme étant des événements de sa propre vie, à l’amener donc à assumer sa propre production fantasmatique, ses désirs, comme étant ses désirs en tant que sujet et non comme quelque chose qui se passe en nous à notre insu et c’est pour cette raison que le centre de la thérapie freudienne est dans l’activité langagière, dans cette activité qui pose le moi comme étant véritablement le sujet de tous ses actes[14]. Marx suppose aussi que les conditions naturelles sont premières : l’espèce humaine sort de l’histoire naturelle et donc c’est bien au départ un véritable déterminisme biologique qui pousse l’individu humain à produire les éléments de sa propre vie à travers le travail[15]. Mais la «thérapie marxienne» tourne le dos à ce déterminisme biologique – c’est un des sens du tournant opéré après les manuscrits de 1844 – et pose l’histoire humaine comme produit de l’activité subjective des individus ; le matérialisme historique n’est pas autre chose que la remise à l’individu du processus historique qui était attribué avant Marx à Dieu, à l’Idée, à l’Esprit, au Moi, voire aux classes sociales : les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.
C’est pourquoi la véritable rationalité est celle de l’activité des individus. Il ne faut cependant pas comprendre cette connaissance conçue comme activité avec la «philosophie de la praxis» qui conçoit la praxis uniquement comme activité révolutionnaire de la classe ouvrière. L’activité est pour Marx l’activité immédiate, au sens étymologique de praxis, l’agir qui est en lui-même sa propre fin. La production, que Marx distingue du travail, est la poiésis. L’opposition que certains auteurs font entre une praxis aliénée, répétitive, mimétique et une praxis supérieure basée sur la conscience révolutionnaire ne trouve aucune base dans le texte marxien. Cette opposition ne fait que rétablir le privilège de la conscience comme représentation distincte de la vie. Or, pour Marx, si la conscience peut apparaître comme une chose en soi, comme autre chose que la conscience de la vie pratique, c’est seulement quand s’est instauré la première véritable division du travail, la division entre travail manuel et travail intellectuel. C’est cette division qui est à l’origine de la séparation de la théorie et de la pratique. La science de la natation n’est pas savoir nager ; on ne sait nager qu’en «oubliant» les repré­sentations de la «science» de la natation qui est nécessairement approximative, entachée des illusions propres à la description et à la vision.
Le matérialisme marxien n’est pas la soumission de l’individu à des lois extérieures mais au contraire l’explication des lois sociales par cette activité subjective ou matérielle des individus qui interagissent les uns avec les autres. Et c’est pourquoi l’objectif philosophique de Marx n’est pas la «cité communiste» – au sens «platonicien» ou utopiste – mais l’épanouissement de l’individu dans toutes ses potentialités ; les rapports sociaux capitalistes ont à la fois étendu ces potentialités et en même temps les ont réduites à néant. C’est là le sens de la contradiction entre le développement de forces productives et les rapports de production capitalistes. Il y a une contradiction non pas logique, non pas hégélienne, mais une contradiction réelle, c’est-à-dire une opposition et un antagonisme, entre ce que l’individu s’est ouvert comme possibilité et les contraintes des rapports de production capitalistes, c’est-à-dire du maillage de rapports de domination entre individus et groupes d’individus qui est défini par le terme «rapports sociaux capitalistes». Les produits de l’activité des individus, une fois la production terminée, se figent non seulement en choses, en machines ou en moyens de production, mais aussi et surtout en «structures sociales» qui apparaissent comme des forces objectives. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une réalité spéculative mais de situations réelles, vécues par les individus ; quand Marx affirme que le mode de production capitaliste tend à expulser le travailleur de la production, quand il explique la formation de «l’armée industrielle de réserve», c’est bien cette suppression brutale des potentialités de l’individu qui est désignée[16]. Or cette insupportable déshumanisation n’est pas un «effet de structure» mais le résultat du «désir d’accumuler», de rapports de forces, de rapports de domination, de la violence à l’état pur.
L’épanouissement de toutes les potentialités n’est pas le résultat d’une démarche théorique, il n’est pas le produit d’une rationalité abstraite des fins, mais il est au contraire en acte dans le travail, tel qu’il est dans le procès capitaliste de production et c’est précisément en cela que se révèle le caractère «progressiste» des rapports sociaux capitalistes : dans le rapport salarié, le travailleur «apprend à être son propre maître, contrairement à l’esclave qui a besoin d’un maître»[17] et c’est bien pourquoi la crise économique, «memento mori du mode de production capitaliste», en chassant le travailleur du procès de travail, démontre la nécessité de dépasser le mode de production capitaliste, de mettre en place une nouvelle organisation des rapports sociaux dans laquelle la liberté de chacun sera la condition de la liberté de tous.
Quel genre de science est donc la science de Marx ? Nous avons vu que ce n’est pas une science particulière, une nouvelle discipline ayant constitué son propre objet. En dépit des phrases et des développements qui peuvent faire croire à une orientation scientiste, ou à un réductionnisme naturaliste, Marx n’oublie jamais la différence entre les sciences des choses qui tombent sous les sens et celles des choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou encore la différence entre la science des choses que nous avons faites et celle des choses que nous n’avons pas faites. Dans le Capital, c’est évidemment de ces choses « qui tombent et ne tombent pas » sous les sens qu’il s’agit. Quand Marx souligne le caractère « historique » ou « historiquement déterminé » de telle catégorie économique, il n’oublie jamais que cette histoire n’est pas autre chose que ce que nous faisons. Si on reprend les distinctions introduites par Habermas, il y a bien un aspect « nomologique » dans la critique de l’économie politique. Marx formule des lois mais ces lois ne sont pas des lois utilisables par la rationalité technique, ce sont des principes explicatifs qui fondent une rationalité guidée par les fins.
La critique de l’économie politique, qui constitue le noyau de la théorie marxiennne, apparaît ainsi sous un double aspect :
(1)                D’une part, elle est une auto-réflexion de la science sociale. Elle soumet les représentations sociales à la critique, c’est-à-dire qu’elle en cerne les limites de validité et qu’elle en exhibe les fondements.
(2)                Elle comporte d’autre part une dimension axiologique qu’on ne peut retrancher sous peine de ne plus rien comprendre à ce que Marx écrit. Si au départ, on trouve l’individu vivant comme principe explicatif fondamental – transcendantal – à la fin on retrouve l’individu dont la libération et l’épanouissement constituent les objectifs de toute action politique et sociale rationnelle.
Elle est donc bien une philosophie au sens le plus classique du terme, unissant réflexions sur les savoirs et réflexions sur les fins et nullement une science au sens que ce mot a pris avec la création des sciences modernes. De ce qu’elle n’est pas « science », la philosophie de Marx perd les avantages illusoires que prétendait procurer le « socialisme scientifique », les avantages de la rationalité technique, à savoir capacité de prévoir et capacité opérationnelle immédiate. Mais en abandonnant ces avantages illusoires, la philosophie marxienne obtient des avantages réels : elle prend une valeur épistémologique et peut servir de point de départ à une véritable réflexion éthique et politique que la « socialisme scientifique » annihile dès le départ, puisqu’il réduit l’action à une question de technique déterminée scientifiquement.

 
 


[1] Capital Livre I,I,4 PL1 page 613-614 (Marx est cité dans l’édition de la Pléiade, PL1 = tome 1 dans l’édition de la Pléiade, dirigée par Maximilien Rubel).
[2] Capital, I,I,4 PL1 page 610
[3] «L'histoire ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre» dit une citation célèbre qu'il ne faut pas prendre comme un manifeste de relativisme historique.
[4] Introduction générale PL1 page 260
[5] Introduction générale PL1 page 260
[6] Kant : Critique de la Raison Pure (1ère édition - [A123] in édition de la Pléiade tome 1 page 1423)
[7] Louis Althusser : Du «Capital» à la philosophie de Marx in Lire le Capital I (Maspero 1970 page 14)
[8] Critique de l'Economie Politique - PL1 page 273
[9] Le terme même de superstructure n'est pas souvent employé par Marx, du moins pas souvent dans le sens restreint qu'il aura par la suite.
[10] Capital I,I,4 pages 609-610
[11] Principes d'une critique de l'économie politique (Manuscrits de 1957-1858) PL2 page 217
[12] Matériaux pour l'économie (Manuscrits de 1861-1865) PL2 page 366
[13] Il arrive que la traduction française atténue les expressions allemandes. La traduction Roy du Capital parle du « coté mystique » de la dialectique hégélienne. Marx avait cependant écrit : « Die mystifierende Seite dr Hegelschen Dialecktik habe ich vor beinah 30 Jahren, zu seiner Zeit kritisiert. » (MEW Tome 23 page 27) La dialectique de Hegel n'est pas mystique mais mystifiante !
[14] Sur ce plan l'analyse de Habermas dans « Connaissance et intérêt » nous semble tout à fait éclairante.
[15] Le travail est d’ailleurs explicitement conçu comme le processus qui assure le métabolisme de l’homme et de la nature, et ce depuis les « Manuscrits de 1844 » jusqu’aux derniers textes du « Capital ».
[16] Il fut de bon ton de désigner Marx comme un penseur du XIXème qui aurait décrit une réalité aujourd'hui disparue. L'exemple cité ici montrerait plutôt que, même si on s'en tient aux description empiriques, Marx est bien, hélas ! notre contemporain.
[17] Matériaux pour l'économie PL2 page 377

jeudi 2 juillet 2009

Croire et savoir

Si Platon en quelque sorte fonde la philosophie en faisant de la distinction entre croire et savoir, il faut d’abord souligner combien est ambigu, dans la philosophie platonicienne, ce que nous traduisons par croyance. La doxa désigne la croyance, l’opinion, le jugement, le sentiment, tous termes qui possèdent en français des usages différents mais peuvent aussi être employés comme synonymes : « à mon avis », « selon mon sentiment », « selon mon opinion », « je crois que », « je juge que » : ce sont autant d’expressions pratiquement interchangeables et pourtant nous ne dirions que croyance, opinion, sentiment, jugement, etc., sont des synonymes.

I.     Sortir de la caverne

A.  La distinction fondamentale

Ainsi l’opposition entre savoir et croyance (ou entre savoir et opinion) n’est pas l’opposition entre savoir et ignorance, ni entre vérité et erreur. Je peux avoir raison – opiner justement – sans pour autant être en possession d’un véritable savoir. Il y a des croyances vraies et des croyances fausses. Et, par conséquent, le problème de la distinction du savoir et de la croyance va doubler de celui de discrimination entre la croyance vraie et la croyance fausse.
Dans le Gorgias, Socrate introduit (454c) la distinction entre croire et savoir. Cette distinction est posée d’une manière assez simple : il peut y avoir des croyances fausses mais pas de savoir faux. Si je crois que « p », je tiens « p » pour vrai mais j’admets en même temps qu’il en pourrait être autrement. Si je sais que « p », cela revient à affirmer catégoriquement « p » est vrai.
Si la croyance peut être vraie ou fausse, cela ne tient pas au tant au fait qu’elle est un mode de connaissance imparfait qu’aux objets même de la croyance. La croyance porte sur les paroles et sur les apparences sensibles qui sont des signes équivoques des choses et nullement les choses elles-mêmes, dans leur réalité éternelle. Les réalités sensibles sont changeantes et pour cette raison rien d’absolument certain ne peut être prédiqué à leur sujet. L’eau est liquide, mais s’il fait froid, elle devient solide. Que peut-on dire de l’eau ? Qu’elle est liquide ou qu’elle est solide ?
Les paroles peuvent rapporter ces réalités changeantes et donc n’avoir pas plus de valeur de vérité que les impressions. Mais elles peuvent aussi donner lieu aux malentendus. Comme les mots sont souvent équivoques, l’un emploie un mot dans un sens et l’autre dans un sens différent. Selon un exemple qui est repris dans la République (479b) et dans le Théétète (154c), une même chose peut être à la fois deux plus grande et deux fois plus petite (qu’autre chose). Ce genre de jugement est bien proche, ainsi que le dit Glaucon, des « jeux de mots équivoques qu’on lance dans les banquets » (République, 479b).
Enfin paroles et signes véhiculent des croyances non vérifiées. Archélaos le tyran est heureux : voilà ce qui semble puisqu’il a tous les pouvoirs et c’est ce que rapporte la rumeur. Mais qu’il soit heureux, Socrate affirme qu’on n’en peut rien savoir tant qu’on ne sait pas comment il est moralement, quel est son sens de la justice (Gorgias, 470d-e).
Face aux opinions, il doit exister un savoir irréfutable, à la validité éternelle. Socrate affirme, concernant le bonheur et la justice, que sa position est irréfutable, puisque « on ne réfute jamais la vérité » (473b). Les sophistes prétendent que tout argument peut être réfutable. Puisqu’il n’y a que des opinions, relatives à chaque individu, puisqu’il n’y a que des croyances, toutes peuvent être réfutées et ces réfutations seront réfutées à leur tour. La connaissance philosophique doit sortir de cette indétermination. Toute opinion n’est pas sophisme, mais, par définition, l’opinion se soumet à la contestation. Inversement, on ne discute pas que deux et deux sont quatre.
Si on est sous le règne de l’opinion, le gouvernement de la Cité est soumis aux caprices de l’opinion changeante, aux surenchères des beaux parleurs. Et progressivement, la vie politique sombre dans le chaos, la guerre civile qui laissera bientôt la place au pire des régimes, la tyrannie. Inversement, si la cité est gouvernée par ceux qui connaissent le véritable bien, alors ceux-ci seront éduqués à avoir le jugement droit. Ainsi la distinction croire/savoir a-t-elle non seulement une valeur gnoséologique mais aussi et peut-être surtout une valeur éminemment politique.
Enfin, au-delà des croyances individuelles, il existe nécessairement une vérité objective. En effet, « si les sentiments humains n’avaient rien de commun entre eux, s’ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître à son voisin ce qu’on ressent. » (481cd) Qu’il y ait des vérités communes possibles est la première condition d’une véritable communication. La dialectique philosophique est orientée vers la vérité, alors que rhéteur pratique la parole comme un combat : c’est l’éristique où le dialogue ne vise à qu’à terrasser l’adversaire par divers procédés. Dénuée de la force de la vérité, les opinions ou les croyances ont besoin de combattants pour qu’elles puissent triompher.

B.  La définition de la connaissance comme croyance.

Le Théétète reprend dans le détail la discussion du Gorgias sur la nature du savoir. Il ne s’agit plus maintenant d’opposer un peu dogmatiquement le savoir et l’opinion mais d’essayer d’obtenir une définition du savoir rationnel. Socrate dialoguant avec le jeune mathématicien Théétète – à qui la tradition attribue des travaux sur les nombres irrationnels – va tester successivement trois définitions du savoir : (1) le savoir, c’est la sensation ; (2) le savoir, c’est la croyance vraie ; (3) le savoir, c’est la croyance vraie accompagnée d’un discours de justification. La première hypothèse – que Socrate attribue à Héraclite et à Protagoras est réfutée avec un grand luxe d’arguments – que nous laisserons de côté ici puisqu’ils ne concernent pas directement notre propos – même si l’opinion concerne d’abord les choses sensibles.
Cet état, c’est « juger » au sens d’avoir une opinion (et non au sens de discriminer). C’est l’équivalent pour l’âme de ce qu’est sentir pour le corps. Or il y a des opinions vraies et des opinions fausses. Donc si savoir et opiner sont la même chose, il faut distinguer les opinions vraies des opinions fausses, car la seule définition qu’on puisse donner est : le savoir, c’est l’opinion vraie.
Les longs et souvent tortueux raisonnements (188a-191b) exposent ce qui « tracasse » Socrate. Si on se tient sur le plan strict de l’opinion ou de la croyance, il ne peut plus y avoir d’opinion fausse qu’il n’y a de sensation fausse. La sensation en elle-même est en effet vraie – à condition de  distinguer la sensation de l’objet de la sensation. Si je dis que je ressens comme une piqûre d’aiguille dans le gros orteil, cette sensation est d’une vérité indiscutable. Je ne peux pas dire que je ressens un piqûre d’aiguille et que cette sensation est fausse ! De même, si je dis que je crois que p ; il est absolument vrai que je crois que p. Je ne peux dire « je crois que p, mais p est faux ». Bref, l’opinion fausse en elle-même ne peut pas être pensée !
Comment apprenons-nous ce que nous ne savons pas ? Socrate utilise la fameuse métaphore de la cire : est contenu en nos âmes un bloc malléable de cire. Apprendre c’est mémoriser et cet acte est comme fixer une empreinte dans la cire. L’opération d’identification consiste alors à comparer la perception (le Socrate que voit Théétète) avec l’empreinte qu’a laissée Socrate dans la cire. Quel genre d’empreinte ? Socrate donc comme exemple la signature que l’anneau laisse dans la cire. Cette empreinte est donc une signature qui permet d’authentifier (une lettre par exemple). L’oubli, c’est le fait que cette empreinte a été effacée. La connaissance consiste toujours à faire coïncider l’empreinte dans la cire et la sensation. Et l’opinion fausse serait seulement cette non-coïncidence, ce qui n’explique pas grand-chose.

C.  Histoires de colombes et de ramiers

Pour sortir de ces difficultés, Socrate utilise une autre métaphore célèbre, celle du colombier, ou de la volière (197-a). Il s’agit d’élucider le sens de l’expression « avoir le savoir de … » ou « avoir une science de … ». On peut poser que « Savoir = avoir de la science » et donc que cela suppose qu’on a acquis de la science. Mais on peut avoir acquis quelque chose sans l’avoir : j’ai acquis un manteau mais je l’ai laissé chez moi, donc je ne l’ai pas ! De même, j’ai acquis les oiseaux qui sont dans le colombier, je les ai à portée de la main, mais je peux très bien n’en avoir aucun actuellement. L’âme est comparée à une volière dans laquelle les oiseaux sont les idées qui vont isolément ou en bandes (197d). Pour les enfants, la volière est vide.
Avoir acquis, c’est avoir une capacité : j’ai appris la grammaire et je l’ai toujours même quand je dors et que je ne m’en sers pas. Avoir, c’est tenir l’oiseau dans sa main, c'est-à-dire utiliser effectivement le savoir. Comment puis-je savoir si je sais le latin ? En traduisant Cicéron ! Mais comment savoir que j’utilise la bonne idée. Si les idées sont des oiseaux, comme savoir quand j’ai besoin de l’oiseau « onze » que c’est bien lui qu’il faut attraper dans l’opération « 7+4 » et non l’oiseau « douze ».
Supposons que j’attrape l’oiseau sauvage que je mets dans la volière, cela revient à « j’apprends pour acquérir un savoir ». J’attrape l’oiseau dans la volière pour le tenir dans ma main : j’use du savoir. Il faut encore apprendre pour ne pas se tromper d’oiseau. Faut-il donc dire que j’apprends ce que je sais déjà ? C’est impossible. Donc, il faut s’en tenir à la théorie de l’erreur d’identification : j’ai pris  « un ramier à la place d’une colombe » (199b).
Mais peut-on admettre qu’on puisse être ignorant de tout alors que la science est présente ? Cela revient à admettre qu’on peut savoir tout en étant ignorant et voir en étant aveugle ! Théétète suppose que parmi les oiseaux « science » volaient des oiseaux « non-science » et donc l’opinion fausse serait d’avoir attrapé un oiseau « non-science » (200-a). Si chaque idée (chaque connaissance) est un oiseau, il me faut encore une idée pour distinguer les colombes des ramiers. Mais cette idée est aussi un oiseau. Comment distinguer cet oiseau, comment savoir s’il est lui-même une colombe ou un ramier ? Cette hypothèse nous ramène au point de départ : celui qui attrape une absence de science croit avoir une science. Faudra-t-il admettre qu’il y a encore une science et une absence de science permettant de reconnaître les sciences et les absences de science ?
La conclusion est tout simplement qu’il est impossible de savoir ce qu’est l’opinion fausse avant de savoir ce qu’est la science ou le véritable savoir ! Autrement dit, la définition du savoir comme opinion ou comme jugement vrai est une définition circulaire.

D.  Le jugement vrai accompagné d’une justification

On doit alors explorer une dernière hypothèse (201d) : le savoir est l’opinion accompagnée de définition, car ce dont il n’y a pas de définition n’est pas objet de savoir. Cette définition est très largement reprise dans la philosophie analytique, sous une autre traduction : la connaissance est une croyance vraie et justifiée. On la trouve chez C.S. Peirce ou chez Bertrand Russell (Problèmes de philosophie, Payot, 1989, Chap. XIII).
Ce qui est objet de science, c’est ce qui peut être défini. C’est donc sur la question de la définition que va porter l’enquête. Immédiatement se pose un problème : si on veut définir chaque terme, on remonte nécessairement à des premiers termes non définis mais simplement nommés (201e). Ces premiers éléments ne pourraient donc pas être connus mais seulement sentis (202b). Ils ne seraient donc pas objet de science ou de savoir véritable. Autrement dit, pour ce qui des premiers éléments, ceux à partir desquels sont définis les autres, ils peuvent être l’objet d’une opinion droite mais pas d’une science puisqu’il n’y a de science que des composés. Ainsi la science se fonderait sur l’opinion ! Comment les éléments pourraient-ils donc être non connus alors que leurs composés sont connus ? (202e)
Un nouveau modèle va être proposé, celui de l’écriture des mots au moyen de lettres. Les lettres sont non définies alors que les syllabes le sont par les lettres (SO = S + O). La syllabe S est seulement un sifflement de la langue (dont c’est bien la sensation qui est la caractéristique de l’élément).  Problème : Je connais SO donc je connais S et O ensemble. Mais comment donc pourrais-je ne les point connaître séparément ?
Une autre solution pourrait consister à considérer que le tout est différent des parties, forme une unité. Mais si le tout forme une unité, il n’a pas de parties ! En distinguant le tout et le total (redéfini comme le nombre total des parties) on aboutit cependant à ce que cette distinction n’a pas de sens  et que le composé n’est pas composé puisqu’il ne peut plus être défini par ses parties et que par conséquent il a la même forme que l’élément (205d). Troisième difficulté : c’est l’élément qui est le plus clairement connu (206a). Donc la thèse qui dit que le composé est connu et l’élément non ne peut être acceptée. L’expérience de l’apprentissage de la lecture ou de la musique pourrait montrer au contraire que nous avons une connaissance des éléments plus claire que celle des composés. (206b)
En quoi consiste la justification qui, jointe à l’opinion vraie, ferait d’elle un savoir ? Ce ne peut être le discours dans lequel s’exprime l’opinion vraie (206d). La définition pourrait être : « rendre apparente sa propre pensée au moyen de la voix ». Mais si on admet cette définition, toute personne qui a une opinion droite a aussi une science puisque tout le monde peut énoncer son opinion droite.
Ce ne peut pas être un dénombrement correct des composants élémentaires (207a). Connaître un chariot, ce serait alors en énoncer la liste des pièces. Mais connaître Théétète, est-ce énoncer les lettres du nom ? On peut connaître une liste des éléments sans encore connaître la chose : ainsi quand on apprend à écrire. Donc, il y a une opinion droite accompagnée de définition qui n’est pas encore science.
Ce n’est pas non plus un énoncé du caractère distinctif (208c). Cette définition est tout aussi inconsistante : L’opinion droite suppose en effet la différence : je reconnais Théétète à son nez aplati … et pourtant ce n’est une science ! Donc la définition de la science comme opinion droite accompagnée de l’énoncé de la différence propre de son objet, est creuse. La définition de la science comme doxa vraie accompagnée d’une justification ne convient pas plus que les précédentes.
Il est donc impossible, quelle que soit la manière dont on s’y prend de définir la science par l’opinion. Science et opinion sont fondamentalement étrangère l’une à l’autre. Le Théétète ne fournit que cette définition négative de la science. Mais il donne aussi une affirmation importante : si l’opinion n’est pas la science, il reste qu’il y a des opinions droites, des jugements corrects, qui apparaissent comme des intermédiaires entre le savoir et l’ignorance.

II.   La science dogmatique

A.  La connaissance infaillible est possible

Il y a quelque chose de curieux dans la conception platonicienne de la distinction savoir/doxa, c’est qu’elle n’est absolument pas dogmatique. Si l’opinion n’est pas savoir, le savoir lui-même reste problématique. La philosophie de Platon reste toujours beaucoup plus une philosophie critique qu’une philosophie systématique au sens où l’entendrons les philosophes modernes – typiquement Leibniz. C’est ce qui explique que l’école de Platon, l’Académie, prendra un tour, avec Carnéade, résolument sceptique.
À l’inverse, les Stoïciens semblent soutenir une conception radicalement dogmatique du savoir. Les hommes disposent naturellement des moyens d’atteindre la vérité. Sans doute est-il difficile d’attribuer la même position à tous les Stoïciens et l’on doit distinguer les premiers Stoïciens grecs (Chrysippe, Zénon) des Stoïciens tardifs. Il reste qu’il y a une ligne directrice : il est possible d’avoir du monde une connaissance infaillible.
S’opposant à tous les arguments sceptiques ou platoniciens, les Stoïciens affirment que les sens peuvent nous donner une connaissance infaillible. Rapportant leur position, Cicéron affirme ainsi : « leurs jugements sont si clairs et si certains  que si le choix était donné à notre nature et si un dieu lui demandait si elle se contente d’avoir les sens intacts et sains ou si elle réclame quelque chose de mieux, je ne vois pas ce qu’elle pourrait souhaiter de plus. » (Premiers Académiques, II, VII, 19)
Il ne s’agit pas, cependant, de suivre la doctrine épicurienne selon laquelle les sens sont infaillibles et que seul notre jugement peut errer : « Je ne suis pas homme à dire que tout ce qui nous paraît est tel qu’il nous paraît. » Pour que les sens nous livrent la vérité des choses, il faut, primo, qu’ils soient sains et, secundo, qu’aucun obstacle ne s’interpose et les empêche d’agir. Enfin, avec de l’exercice, nous pouvons améliorer notre perception : « combien de choses que nous ne voyons pas, voient les peintres dans les creux et dans les reliefs ! » (20)
Ces données sensorielles sont élaborées par notre esprit qui dispose de « notions imprimées en nous » (21) qui permettent de passer de la sensation aux objets qui ne sont pas directement perçus par les sens. Encore une fois, sauf cas pathologique, ces notions sont vraies, sans quoi nous ne pourrions pas les utiliser. L’esprit humain a donc « une grande aptitude à la connaissance des réalités et à la constance dans la vie » (X, 31).
Il y a donc une marque de la vérité, la clarté de la perception et l’esprit doit donner son assentiment à l’évidence. On trouve ici une thématique que reprendront Descartes et Spinoza, chacun à sa manière. Cette perception claire et à laquelle l’esprit donne son assentiment, les Stoïciens la nommaient « katalèpsis », ce que Cicéron traduisait par « compréhension » et que les auteurs contemporains rendent plutôt par « cognition ». Cette cognition est « vraie et fidèle » et « la nature nous l’a donnée comme norme ».

B.  Science, cognition et opinion

Une sensation à laquelle l’esprit a donné son assentiment, qu’il a certifiée comme vraie, une cognition n’est pas encore une véritable connaissance scientifique. Ce qui donne lui donnera le statut de connaissance scientifique, c’est sa capacité à résister à tous les raisonnements qui pourraient lui être opposés. Selon Cicéron, Zénon plaçait la cognition entre le savoir scientifique et l’ignorance. Voici comme Sextus Empiricus (in Contre les professeurs, cf. Long et Sedley, II, p.212) présente les rapports entre science, cognition et opinion : « Les Stoïciens disent qu’il y a trois choses qui sont liées les unes aux autres, le savoir scientifique, l’opinion et la cognition qui est située dans l’entre-deux. Le savoir scientifique est une cognition qui est sûre et ferme et que la raison ne peut ébranler. L’opinion est un assentiment faible et faux. La cognition est ce qui est dans l’entre-deux, c’est l’assentiment propre à une impression cognitive ; et une impression cognitive, selon eux, est une impression qui est vraie et qui ne saurait devenir fausse. De ces trois états, ils disent que le savoir scientifique ne se trouve que chez les sages, que l’opinion ne se trouve que chez les mauvais, que la cognition est commune aux deux groupes et qu’elle est le critère de la vérité. »
L’opinion, c’est donc le non-savoir par excellence. Elle découle d’une faiblesse de l’esprit qui donne son assentiment sans raison ou pour des raisons fausses. Or il est toujours au pouvoir de l’homme de ne pas tomber dans l’opinion. Pour éviter de donner son assentiment à une impression « in-cognitive », il faut faire montre d’une disposition à « l’absence de précipitation ». La précipitation consiste au contraire à  donner son assentiment à une impression avant d’avoir pu s’assurer qu’il s’agit bien d’une impression cognitive.

C.  L’embarras du Stoïcisme

Ainsi, les Stoïciens ne reconnaissent pas l’existence d’opinions vraies et sur ce point ils s’opposent clairement à Platon et Aristote. On pourrait penser qu’il s’agit d’une question de terminologie et le statut intermédiaire de la cognition correspondrait à celui de l’opinion droite chez Platon. Cependant ce rapprochement est peu justifié, car il ne viendrait certainement pas à l’esprit de Platon de définir l’opinion droite comme « la norme de la vérité ». Il est à remarquer que l’opposition radicale entre science et opinion ou croyance, telle que la pensent les Stoïciens trouvera des puissants échos dans la pensée moderne, chez les rationalistes classiques et leurs successeurs. La thèse stoïcienne de l’impression cognitive ne doit en effet par conduire à faire des Stoïciens des sortes d’empiristes. La connaissance n’est l’empreinte que les évènements extérieurs forment sur notre esprit. La connaissance réside dans l’activité même de l’esprit qui seul peut reconnaître une impression cognitive d’une impression non cognitive. Hegel note l’embarras du stoïcisme quand il est interrogé sur le critère de la vérité. Pour le stoïcisme, en effet, « c’est dans l’adéquation à la raison que sont censés consister le vrai et le bien. Mais cette identité de la pensée à soi-même, une fois de plus, n’est que la pure forme dans laquelle rien ne se détermine ; c’est pourquoi les grands mots universels, le vrai et le bien, la sagesse et la , auxquels il est contraint s’en rester, incitent certes en général à la l’élévation, mais comme dans les faits ils ne peuvent parvenir à aucune extension du contenu, ils ont tôt fait de provoquer l’ennui. » (Phénoménologie de l’esprit, IV, 134, trad. J.P. Lefebvre)

III. Le scepticisme

A.  L’absolue inquiétude dialectique

Avec le scepticisme, dit Hegel, la philosophie se trouve « l’absolue inquiétude dialectique ». Selon plusieurs doxographes, le grand maître du scepticisme, Pyrrhon, soutenait que « nous sommes ainsi faits que nous ne connaissons rien », car « les choses sont également indifférentes, non évaluables, indécidables » et « pour cette raison, nos sensations et nos opinions ne nous donnent ni la vérité ni la fausseté » (cf. Long et Sedley, I, p.41). Il ne s’agit pas de mettre en cause la faiblesse des sens ou de telle ou telle faculté cognitive en particulier – le thème de la faiblesse des sens est archi-connu. Il s’agit de comprendre que ce sont les choses qui, par nature, sont indéterminables.
La croyance peut-être considérée comme une erreur (elle est un assentiment faux) ou comme un mode incomplet du vrai, un intermédiaire entre savoir et ignorance (il lui manque ce qui fait le vrai, savoir les raisons inattaquables) ; on peut même considérer que les hommes ne peuvent pas aller au-delà de la croyance, que leurs savoirs les plus assurés ne sont que des formes de croyance sophistiquées. Mais dans tous ces derniers cas, on admet qu’il y a une réalité des choses à laquelle un savoir idéal, celui d’un sage ou celui d’un dieu, pourrait accéder. Dans le pyrrhonisme, c’est cette réalité déterminable des choses qui est refusée. Si la tour est ronde  vue de loin et carrée quand je m’approche, ce n’est parce que mes sens sont faibles mais parce qu’il est impossible de déterminer ce qu’est cette tour ! Considérer que les choses sont soit accessibles soit inaccessibles, c’est encore les déterminer d’une certaine manière et se trouver confronté à la réfutation classique : affirmer qu’il n’y pas de  vérité, c’est encore affirmer une vérité et c’est donc se contredire. Mais telle n’est pas la position des pyrrhoniens : « aucun d’eux n’a dit que toutes choses sont tout à fait insaisissables, ni qu’elles sont saisissables, mais ils disent tous qu’elles ne sont pas plus de telle sorte que de telle autre, ou que parfois elles sont de telle sorte et parfois non, ou que pour l’un elles sont ainsi, pour un autre non ainsi, et pour un autre encore totalement inexistantes. » (Long et Sedley, p. 63)
Sextus Empiricus, l’auteur des Esquisses pyrrhoniennes, classe les philosophes en trois catégories : les dogmatiques qui prétendent avoir trouvé la vérité, ce qui prétendent qu’elle est insaisissable (Carnéade et l’Académie) et enfin ceux qui cherchent la vérité. On peut ainsi définir le scepticisme par une triple orientation : « zététique » (la recherche), « éphectique » (la suspension du jugement) et enfin « aporétique » (pratiquant le doute).

B.  La suspension du jugement

La pensée des pyrrhoniens est donc fondamentalement aporétique. Elle peut exposer diverses hypothèses mais aucune n’est décidable. Il ne reste donc qu’à suspendre son jugement, pratiquer l’épokhè. Les modes de suspension du jugement sont détaillés par Sextus Empiricus. Il s’agit d’exposer les différentes raisons que nous avons de ne pas juger à partir de ce qui nous apparaît. Comment pouvons dire que les choses sont de telle ou telle sorte que la saisie des couleurs, des sons, etc., dépend à l’évidence de la constitution physique de l’être qui reçoit ces impressions. Les hommes différent des autres espèces animales qui, elles-mêmes, diffèrent toutes entre elles. En outre les hommes diffèrent entre eux et ne perçoivent pas les mêmes choses de la même façon. Les choses elles-mêmes sont perçues de manière différente selon les circonstances, la distance à laquelle on les observe, etc.. Nous percevons toujours des choses mélangées à d’autres et donc leurs effets combinés mais nullement les choses en elles-mêmes. Les choses existent les unes relativement aux autres et donc il est impossible d’affirmer quoi que ce soit dans l’absolu.
Toutes ces raisons conduisent à considérer que si nous pouvons décrire les apparences pour nous, il est impossible d’en déduire un jugement. Il faut donc se régler sur les apparences, mais en sachant que ces apparences sont toujours relatives. Le scepticisme, ainsi va bien au-delà du pyrrhonisme. Il ouvre sur un relativisme qui est une des dimensions importantes de la pensée contemporaine et sur un perspectivisme – il n’y a pas de réalité mais seulement des points de vue – dont Nietzsche sera l’un des meilleurs défenseurs.
Dans le scepticisme, dit Hegel, la conscience de soi « fait l’expérience de sa propre liberté ». Dans la remise en cause question de toute croyance, la pensée s’émancipe du donné, du pré-jugé, du poids de ce qui n’est pas elle. C’est pourquoi Kant définit la philosophie par sa dimension « zététique ». Mais le scepticisme traditionnel suppose l’acceptation des normes sociales : puisque tout jugement doit être suspendu, je n’ai pas plus à juger les conventions acceptées généralement par mes contemporains et la sagesse veut que je m’y conforme – une position que reprend clairement Descartes dans le Discours de la méthode. La nouveauté du scepticisme contemporain tient à ce qu’il conduit à réfuter toute norme à valeur universelle, au nom de son relativisme et à questionner le pouvoir de la raison elle-même, à travers les mises en cause de la valeur de la science.

Bibliographie

Platon La République, GF-Flammarion, 2002, traduction nouvelle de Georges Leroux.

Marx sans le marxisme