Chez d'assez nombreux philosophes (mais aussi bien au-delà), l'apparence est systématiquement dévalorisée. L'apparence est toujours plus ou moins vue comme l'apparence trompeuse, l'apparat qui est là pour éblouir et pour empêcher de voir la réalité. L'apparence c'est l'ombre sur le mur de la caverne que les hommes enchaînés prennent pour la réalité elle-même. Mais dans le même temps, il faut bien reconnaître que l'essence cachée ne peut apparaître, que l'apparence est aussi la manifestation de l'essence. La philosophie ne peut dévoiler ce qui est caché que si ce qui est caché ne l'est pas complètement. Le dévoilement auquel se livre la philosophie ressemble fort à l'inauguration officielle des statues et monuments : la statue est cachée sous un drap mais le drap montre qu'elle est cachée et n'est là que pour ménager l'effet de surprise.
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samedi 4 avril 2015
dimanche 22 mars 2015
Vérité et fiction
Vérité et fiction apparaissent comme des antonymes. Si la vérité consiste à raconter les faits tels qu’ils se sont passés, la fiction raconte des faits imaginés. Les faits et les fictions : il faut choisir, comme il faut choisir entre la vérité et l’imagination. Il faut pourtant comme toujours entre les termes qui paraissent opposés déterminer ce qui les unit et les différencie dans le même mouvement, l’identité de l’identité et de la négation pour parler comme Hegel. C’est qu’en effet, la fiction comme toute idée a un idéat : l’objet de la fiction est un objet fictif. La fiction désigne tout à la fois le récit et l’objet imaginaire de ce récit. D’où une première difficulté : la fiction s’oppose-t-elle à la vérité ou à la réalité ? D’ailleurs on dit « la réalité dépasse la fiction » et non « la vérité dépasse la fiction ». En second lieu la fiction doit être séparée de l’erreur, du mensonge ou encore de l’illusion, bien qu’il lui arrive fréquemment d’avoir affaire avec les unes ou les autres. De là nous pourrons voir en quelle manière la fiction peut dire le vrai. Et, pour terminer, elle reste toujours une vérité cryptique que l’on doit séparer de la vérité telle que la raison la manifeste directement, en chair et en os pourrait-on dire.
Éclaircissons d’abord les premières difficultés qui surgissent de cette notion ambiguë de fiction. En suivant les définitions de Spinoza (cf. Traité de la réforme de l’entendement), l’idée fictive se distingue tout à la fois de l’idée fausse, de l’impossible et de l’idée vraie. Voyons comment.
Ainsi poser la question de la vérité de la fiction, c’est poser une question qui n’a pas de solution univoque. La fiction en tant qu’elle est en contradiction avec la perception vraie de réalité des choses peut être qualifiée de fausse. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Revenons au récit de fiction (fable, roman, mythes …) : ces récits parce qu’ils ne se posent pas comme discours de la vérité factuelle ne sont ni vrais ni faux. L’affirmation « le roi de France est chauve » n’est pas vraie puisqu’il n’y a pas de roi de France ; mais son opposée, « Le roi de France a des cheveux » n’est pas plus vraie, pour les mêmes raisons.
La « Science Nouvelle2 » de Giambattista Vico inclut l’interprétation des mythes et des fables qui deviennent autant de documents historiques, puisque « les fables ont été des histoires vraies et sérieuses des coutumes des très anciens peuples de la Grèce » (7)3. Le rôle attribué aux mythes provient de ce « nouvel art critique » qui en permet une lecture et une interprétation adéquates. Il s’agit, en réduisant la philologie à « la forme d’une science » de découvrir « le dessein d’une histoire idéale éternelle ».
Il est encore un autre domaine où la fiction peut produire de la vérité, celui de la pensée scientifique. L’« expérience de pensée » dont Einstein fit un grand usage est une tentative pour résoudre un problème en n’utilisant que la puissance de l’imagination. Si on trouve déjà ces expériences de pensée chez Galilée, c’est Ernst Mach (1838-1912) qui en fournit l’idée précise à Einstein. Mach veut étendre le principe de relativité galiléen. Ce principe affirme que les lois de la physique se conservent dans des repères en déplacement inertiel, autrement dit le mouvement est toujours relatif à repère et il est impossible de déterminer en se plaçant dans un repère en déplacement rectiligne uniforme si ce repère est « au repos » ou non. Par exemple quand deux trains se croisent à vitesse uniforme, le voyageur de l’un de train et ne dispose pas d’autre repère que son train ne peut pas savoir si son train en mouvement ou si c’est le train sur l’autre voie qui est en mouvement. Mach se demande il y a un sens à parler dans l’absolu de mouvement accéléré ou de mouvement de rotation. Il propose ainsi une expérience : supposons un astronaute flottant au milieu d'un espace vide de toute matière et de tout point de repère. Aucune étoile, aucune source d'énergie n'est présente, quelle que soit la distance considérée. L'astronaute dispose-t-il d'un moyen de déterminer s'il est en rotation sur lui-même ou non, et ce malgré l'absence de point de repère. Si le principe de Mach est faux, c’est-à-dire si les forces d'inertie existent même en l'absence de toute matière ou énergie, alors l'astronaute pourrait le savoir, en ressentant des forces d'inertie, comme par exemple la force centrifuge qui poussent ses bras vers l'extérieur. Cette idée heurte le sens commun, dans la mesure où il est difficile de concevoir un mouvement, en l'occurrence une rotation, sans aucun point de référence. Cela impliquerait la notion d'un espace et d'un référentiel absolu, ce qui est remis en cause par le principe de relativité générale. Nous avons bien ici une fiction au sens strict du terme : aucun astronaute ne pourra jamais se trouver dans un espace vide de matière ! Et pourtant cette « expérience fictive » permet d’éclairer un problème de physique fondamentale.
Quels que soient les effets de vérité de la fiction et, comme nous l’avons vu, ils sont fort nombreux, la vérité ne se donne jamais directement dans la fiction, comme elle ne se donne jamais directement dans les paraboles du Nouveau Testament. Flaubert donne à Madame Bovary le sous-titre de « Mœurs de province ». Il s’agit de faire un tableau aussi exact que possible des mœurs de province, comme le ferait un observateur impartial, un ethnologue par exemple, chargé de « dire la vérité » sur les mœurs ayant cours dans cette région de Normandie où l’intrigue est située. Balzac, dont La femme de trente ans a aussi inspiré le roman de Flaubert, voulait faire œuvre philosophique en écrivant La Comédie Humaine. On pourrait sans problème noter des intentions du même genre chez Zola et chez tous les grands romanciers du XIXe et du XXe siècle. Leur génie est d’avoir atteint cet objectif par les moyens de la fiction. Cependant, il y a une grande différence entre le travail du romancier et celui du philosophe ou du sociologue. Dans la fiction, la vérité apparaît sous une forme voilée. La fiction manifeste la vérité mais seulement en la repliant dans les procédés romanesques.
Il peut enfin arriver que la fiction se présente comme vérité indiscutable, à prendre sans discussion. C’est précisément ce que l’on appelle dogme. Toutes les vérités doivent pouvoir être logiquement déduites du dogme. C’est particulièrement net dans ce qui concerne les dogmes religieux. L’un des raisonnements utilisés contre l’hypothèse héliocentrique de Copernic était le suivant : si Copernic a raison, comment ne pas en déduire que la « sainte écriture » a tort. En effet, après que Dieu ait fait tomber des grêlons pour aider Josué à mettre en déroute les Gabaonites :
Délimitations conceptuelles
Éclaircissons d’abord les premières difficultés qui surgissent de cette notion ambiguë de fiction. En suivant les définitions de Spinoza (cf. Traité de la réforme de l’entendement), l’idée fictive se distingue tout à la fois de l’idée fausse, de l’impossible et de l’idée vraie. Voyons comment.
Un récit de fiction est un récit qui raconte des faits qui n’ont pas eu lieu. Mais il est impossible d’en déduire que le récit de fiction est faux. Le faux témoin est celui qui raconte comme ayant eu lieu ce qui n’a pas eu lieu. Mais le conteur ou le romancier ne doivent pas être considérés comme des faux témoins. On peut comparer les propos du faux témoin à la réalité, mais à quelle réalité pourrait comparer la fiction ? Les fictions dont traite le récit de fiction ont un statut bien particulier. Si je dis : « Emma est l’épouse de Charles Bovary », cette phrase n’est, au strict, ni vraie ni fausse, pour la simple raison que ni Emma ni Charles Bovary ne sont des personnes réelles mais des inventions de Gustave Flaubert. On sait que Flaubert a puisé la matière première de son roman dans un fait divers ayant réellement eu lieu mais cela ne change rien au statut de fiction de son roman. Cependant, dans le monde fictif créé par Flaubert, il est vrai qu’Emma Rouault a épousé Charles Bovary. Comment le savoir ? Tout simplement en lisant Madame Bovary ! Ainsi la fiction apparaît comme un genre d’être particulier, une « irréalité » pourrait-on dire. La fiction propose donc le tableau d’une irréalité, quel que soit le degré d’invention dont elle fait preuve.
Quelles sont donc les caractéristiques de cette irréalité ? Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza commence sa « méthode » en définissant « l’idée fictive ». Une idée fictive est une idée que l’on peut feindre. Voyons ce que dit Spinoza :
Toute perception a pour objet, soit une chose considérée en tant qu’elle existe, soit seulement l’essence d’une chose ; mais comme la fiction ne s’applique guère qu’aux choses considérées en tant qu’elles existent, c’est de ce genre de perception que je parlerai d’abord : je veux dire celle où l’on feint l’existence d’un objet, et où l’objet ainsi imaginé est compris ou supposé compris par l’entendement. Par exemple, je feins que Pierre, que je connais, s’en va chez lui, vient me voir, et autres choses pareilles. À quoi se rapporte une telle idée? Elle se rapporte aux choses possibles, et non aux choses nécessaires ou aux choses impossibles.
Je peux en effet concevoir l’essence de quelque chose qui n’existe pas. Par exemple, l’architecte conçoit la maison qui n’existe pas. Il la conçoit dans son imagination avant d’en tracer les plans et de commander sa réalisation. Un concept, ainsi entendu au sens le plus large n’est pas une fiction. La fiction dit Spinoza, ne s’applique guère qu’aux choses en tant qu’elles existent. J’imagine qu’Emma Bovary existe ce qui suppose que mon entendement comprend Emma… qui n’existe pas. C’est le premier aspect. D’où découlent deux conclusions.
Premièrement, je ne peux feindre l’existence des choses nécessaires, c’est-à-dire des choses ne peuvent pas ne pas être ! C’est évident d’après la définition : une chose nécessaire existe nécessairement et donc elle ne peut être l’objet d’une idée fictive. C’est encore évident autrement : je peux feindre qu’Emma Bovary n’existe pas, ou qu’elle est morte avant d’avoir épousé Charles Bovary, etc. Mais je ne peux pas feindre qu’une chose nécessaire n’existe pas. Spinoza donne un exemple : qui connaît le vrai concept de Dieu (une substance éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs exprimant une essence éternelle et infinie) ne peut pas feindre que Dieu n’existe pas – cela reviendrait à feindre qu’il n’y a aucune réalité, y compris celle du faiseur de fiction, ce qui est évidemment absurde.
Deuxièmement, je ne peux feindre les choses impossibles. Ce qui est impossible, c’est ce qui ne peut pas être, ce qui est contradictoire en soi. Personne ne peut imaginer un cercle carré, pas plus qu’un éléphant passant par le trou d’une aiguille. Tous les corps que j’imagine, je les imagine dans l’espace tridimensionnel de notre perception. Je ne peux pas imaginer un corps inétendu. La fiction ne peut donc imaginer qu’un monde « possible », même si ce monde ne suit pas les lois de la nature de notre monde. Dans Star Wars, certains vaisseaux spatiaux peuvent aller plus vite que la lumière, mais ce sont des vaisseaux tridimensionnels et le monde de Star Wars est un monde pré-relativiste (newtonien).
Il nous faut maintenant distinguer la fiction d’une hypothèse. Une hypothèse est bien un fait imaginé, c’est-à-dire une fiction qui peut servir d’explication à d’autres faits avérés. L’enquêteur ou le détective qui cherche des pistes conçoit des hypothèses. Ces hypothèses peuvent ne demeurer que des fictions, si par exemple elles sont invérifiables ; elles peuvent devenir des idées fausses au cas où elles sont invalidées et elles peuvent enfin devenir des idées vraies si l’expérimentation les a confirmées. On le voit : l’élément commun à l’hypothèse et à la fiction, est que l’on feint l’existence de quelque chose. Mais dans la fiction je feins un objet qui n’existe pas alors que l’hypothèse avoir pour objet une chose qui doit exister réellement. Et surtout l’hypothèse est destinée à être supprimée en tant qu’hypothèse, soit parce qu’elle invalidée soit parce qu’elle est transformée en vérité.
La fiction doit être distinguée du mensonge. Le mensonge construit, certes, un récit fictif – par exemple les manuels de l’histoire soviétique avaient éliminé jusqu’au nom du chef, fondateur et organisateur de l’Armée Rouge, Léon Trotski. Le procureur des procès de Moscou avait un inventé des rencontres imaginaires entre les accusés et les agents de l’Allemagne nazie dans un hôtel norvégien qui n’existait plus. Mais Staline et ses séides savaient très bien qu’il s’agissait de purs mensonges et leur intention était de tromper l’opinion publique soviétique aussi bien que mondiale en vue de justifier l’élimination de la plupart des hommes qui avaient dirigé la révolution russe. Dans la fiction, cette intention mensongère n’existe pas nécessairement. La fiction se présente comme une fiction et n’a nullement la prétention de rapporter les faits tels qu’ils se sont produits.
Enfin la fiction n’est pas une illusion. L’illusion peut avoir pour cause les lois de l’optique. C’est le problème des illusions des sens, problème qui peut finalement être réglé assez facilement. Il suffit de connaître les lois de l’optique pour comprendre pour quelle raison le bâton plongé dans l’eau apparaît brisé alors qu’il ne l’est point (connaître les lois de l’optique) pour n’être plus victime de l’illusion, pour n’en être plus le jouet. L’illusion a aussi pour cause le désir : je me construis des fictions en désirant ardemment qu’elles soient la réalité. Ou encore je m’imagine le pire en souhaitant que cela n’arrive pas (cf. Jean –Jacques Rousseau, Rêveries…). Parce qu’elles procèdent de la puissance impulsion de l’être à persévérer dans son être (ce que Spinoza nomme conatus) ces illusions sont les plus indéracinables. Selon Freud, la croyance religieuse procède de ce mécanisme illusoire ; il qualifie même la religion d’« illusion délirante de l’humanité ». On peut donc dire que l’illusion produit des fictions qui sont des perceptions fausses de la réalité.
La vérité de la fiction
Ainsi poser la question de la vérité de la fiction, c’est poser une question qui n’a pas de solution univoque. La fiction en tant qu’elle est en contradiction avec la perception vraie de réalité des choses peut être qualifiée de fausse. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Revenons au récit de fiction (fable, roman, mythes …) : ces récits parce qu’ils ne se posent pas comme discours de la vérité factuelle ne sont ni vrais ni faux. L’affirmation « le roi de France est chauve » n’est pas vraie puisqu’il n’y a pas de roi de France ; mais son opposée, « Le roi de France a des cheveux » n’est pas plus vraie, pour les mêmes raisons.
En un sens pourtant on peut parler de vérité de la fiction. En s’en tenant à une conception un peu rigide de la vérité, la phrase « Emma a épousé Charles » n’a pas de référent puisque ni Charles Bovary ni Emma ne sont des individus réels. Pourtant si je considère que le monde de la fiction de Flaubert comme un monde possible, alors l’affirmation « Emma a épousé Charles » est « vraie » et l’affirmation « Emma est restée fidèle à son mari » est fausse puisque, dans le monde possible du roman, le « fait » est qu’Emma a trompé Charles avec Rodolphe et Léon. Si nous pouvons attribuer à une proposition concernant des fictions un état de vérité (vrai ou faux), c’est parce que ce « monde possible » peut jouer le rôle de référence à nos propositions concernant Emma et Charles Bovary, Monsieur Homais, etc. Comment le sait-on ? Tout simplement en lisant le roman de Flaubert ! Mais ce roman n’est pas un « monde » ; c’est du texte, des signes, des signes qui créent un monde imaginaire, mais, pour que la fiction fonctionne, ce monde imaginaire doit être vraisemblable. Il ne peut être vraisemblable (sembler vrai) que s’il respecte certaines règles qui sont les lois de la pensée auxquelles tout discours prétendant au vrai doit se plier. Dans le cas du roman, d’ordinaire le monde fictif ressemble exactement au nôtre, les phénomènes y obéissent aux mêmes lois, les personnages sont humains, ils ont des caractères humains que nous pouvons facilement retrouver dans la vie réelle et s’y mêlent de nombreux éléments qui font référence à la réalité. La fiction peut être aussi celle d’un monde très différent du nôtre mais s’appuie toujours sur quelque possible de notre monde. Ainsi la science-fiction extrapole certaines tendances et possibilités inscrites dans la réalité que nous connaissons.
Il y a de la vérité dans la fiction en un deuxième sens. Une fable raconte une histoire. Une fabula en latin désigne d’abord ce qui se dit, les conversations de la foule ; ensuite, il en vient à désigner un récit sans garantie de véridicité et enfin un récit mythique ou un apologue. Dans les premiers sens une fable n’est qu’une vérité douteuse : « on dit qu’Homère était aveugle », mais en réalité on n’en sait rien et d’ailleurs on ne sait pas qui était Homère et même s’il y a eu un seul personnage qui soit l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée1. Dans le dernier sens, la fable n’a aucune prétention à raconter les choses qui se sont passées. D’ailleurs, elle utilise pour cela un procédé bien connu : elle introduit des animaux qui parlent, des loups capables de se déguiser en grand-mère, des êtres fabuleux, justement, comme les ogres ou les fées. La fable rapporte donc des « faits » purement fictifs, ceux d’un monde imaginaire et qui se donne comme tel. La fable, mais ceci vaudrait au même titre du mythe, n’est donc ni une erreur ni un mensonge.
Cependant la fable vise l’exposition de la vérité ou du moins une certaine forme de vérité. Dans Le loup et le chien, La Fontaine met en scène un loup famélique et un chien bien gras qui sont là comme symboles de deux caractères, de deux types humains : ceux qui font de la liberté la valeur suprême (les loups) et ceux qui sont prêts à se laisser enchaîner pour faire bonne chère. La fable dès lors est « vraie » si la description que La Fontaine fait du loup et du chien représente bien deux types de caractères réellement existant parmi les humains. La fable ou le mythe peuvent ainsi être analysés à deux niveaux : premièrement, l’énonciation d’une fiction (les loups et les chiens ne devisent ensemble des avantages et des inconvénients de la liberté) ; deuxièmement, le monde fictif créé par le récit symbolise une vérité concernant notre monde. Le mot « loup » est un signe linguistique dont le signifié est l’image d’un loup (image que peut se représenter quiconque connaît la signification du mot « loup ». L’image du loup est un symbole, une image désignant une abstraction, ici la liberté, le courage pour le lion et ainsi de suite. Ce que l’auteur attend du lecteur, c’est qu’il soit capable de transformer ces symboles en vérité, par exemple « la liberté vaut mieux que l’opulence » et donc il vaut mieux être loup que chien ! La fable ne fait donc pas sens immédiatement comme les propositions du type « le chat est sur le tapis » font sens immédiatement. La fable doit être interprétée : il s’agit de faire sens (to make sense of, comme disent les Anglais) à partir d’images mentales qui ne parlent pas clairement.
Ce que nous venons de dire de la fable vaut aussi généralement pour le roman. Balzac, en entreprenant d’écrire La Comédie Humaine se proposait de faire œuvre philosophique. Eugénie Grandet ne traite du père Grandet, riche vigneron de Saumur et de sa pauvre fille Eugénie, mais de l’argent et de sa puissance destructrice. Le cinéma, quand il ne se limite pas aux effets spéciaux et autres procédés destinés à abrutir le spectateur, crée lui aussi un monde fictif qui parle du nôtre. Mais dans le roman comme dans le cinéma ou le théâtre, il arrive, trop souvent, qu’aucun effet de vérité ne soit attendu, que la fiction ne soit là que comme « divertissement », presque au sens pascalien, une manière de nous détourner de notre propre condition. En ce cas, la fiction si elle ne peut être qualifiée de fausseté apparaît cependant comme un moyen d’obstruer les voies de la vérité, ou d’empêcher que ne soient entendues les voix de la raison.
Vico et la vérité des mythes et fables anciennes
La « Science Nouvelle2 » de Giambattista Vico inclut l’interprétation des mythes et des fables qui deviennent autant de documents historiques, puisque « les fables ont été des histoires vraies et sérieuses des coutumes des très anciens peuples de la Grèce » (7)3. Le rôle attribué aux mythes provient de ce « nouvel art critique » qui en permet une lecture et une interprétation adéquates. Il s’agit, en réduisant la philologie à « la forme d’une science » de découvrir « le dessein d’une histoire idéale éternelle ».
À l’encontre de saint Augustin, sévère contempteur de fables de la mythologie surtout remarquables par leur obscénité, les principes de la science nouvelle permettent d’éviter cet inconvénient en montrant que
de telles fables furent, à leur commencement, toutes vraies, sévères et dignes des fondateurs des nations, et que c’est ensuite, quand de longues années se furent écoulées, qu’elles prirent les significations obscènes avec lesquelles elles nous sont parvenues, en partie à cause de l’obscurcissement de leur signification, en partie à cause du changement des mœurs qui, de sévères qu’elles étaient, devinrent dissolues, et parce que les hommes voulaient pour rassurer leur conscience, pécher avec l’autorité des dieux. (81)
Vico donne une explication de la vérité des fables anciennes :
… les premiers hommes du paganisme étaient aussi simples que des enfants, qui sont véridiques par nature, les premières fables ne purent rien inventer de faux : aussi durent-elles être nécessairement (…) vraies. (408)
L’argument est évidemment bien peu convaincant. Vico étant père d’une importante progéniture, on eût pu croire sa connaissance de la psychologie enfantine un peu plus élaborée. Mais comme toujours avec Vico, il faut éviter de s’en tenir aux arguments isolés. Il perçoit, même si ce n’est pas toujours très clairement, il faut le reconnaître, qu’il y a une vérité essentielle dans les mythes anciens, ce que Freud soutiendra deux siècles plus tard d’une manière peu différente, au fond. De même que les rêves donnent accès à un inconscient qui est toujours une régression dans l’enfance du sujet, de même les mythes (voir le rôle central d’Œdipe chez Freud) donnent accès à l’inconscient infantile de l’humanité. Ce parallélisme entre l’histoire individuelle du sujet et l’histoire de l’humanité et cette idée d’enfance de l’humanité qui constituent un des points essentiels de la méthode de Vico, se retrouvent plus tard chez Freud, notamment dans L’avenir d’une illusion, où il s’agit d’expliquer l’origine de la religion, ou dans Totem et tabou.
Michelet, traducteur de Vico, tenait en piètre estime sa mythologie. Mais le problème est seulement de savoir si la supposition que les fables sont vraies est une supposition féconde pour cette science nouvelle que veut fonder Vico. En rappelant que les Égyptiens avaient coutume d’attribuer à Hermès Trismégiste toutes leurs découvertes utiles à la vie humaine, il peut conclure :
Maintenant, en nous appuyant sur cette nature des enfants et sur cette coutume des anciens Égyptiens, nous pouvons affirmer que le langage poétique, en vertu de ces caractères poétiques, peut nous permettre de nombreuses et importantes découvertes relativement à l’antiquité. (413)
Quand on dit que les mythes sont vrais, il faut en déduire qu’ils parlent de la réalité historique des peuples et que, par conséquent, ils « ne racontent pas des histoires », c’est-à-dire qu’ils ne peignent pas cette réalité historique sous des couleurs chatoyantes et puisque l’histoire obéit à une loi éternelle de progrès – même après qu’elle a été rejetée en arrière dans le cas d’un retour à la barbarie – on en conclut que les personnages des mythes ne sont pas des modèles moraux et intellectuels pour notre époque. Ils ne peuvent être jugés selon nos critères et nous devons pour les comprendre être capables d’un décentrement du regard. Ainsi, à propos des actions de Pâris, de Jason ou de Thésée, Vico fait remarquer
… c’étaient là des actions réputées héroïques, alors qu’avec nos sentiments présents elles semblent, comme elles le sont effectivement, des actions d’hommes scélérats. (611)
Le chapitre consacré à l’héroïsme des anciens peuples (Livre II, chap. VIII) développe abondamment ce thème en partant de l’Odyssée. Ainsi, Achille en colère contre Agamemnon,
… permet qu’Hector fasse un massacre de Grecs, et, contre ce que lui dicte la dévotion qui est due à la patrie, il s’obstine à venger une offense personnelle au prix de la ruine de la nation tout entière. (…) Voilà donc le héros qu’Homère qualifie toujours d’« irréprochable » et qu’il chante en le proposant aux Grecs comme exemple de vertu héroïque ! (667)
De même, le brigandage a été longtemps été considéré comme une action héroïque (636). Vico ne reproche pas aux poètes anciens de n’être pas au niveau de sagesse des philosophes modernes, puisque « les poètes théologiens furent le sens et les philosophes l’intellect de la sagesse humaine. » (779)
La table chronologique qui commence la version 1725 et se trouve reprise dans l’édition de 1744 est justifiée par le recours à ces fables et mythes et elle s’arrête même à partir du moment où Tite-Live considère que l’histoire romaine est certaine c’est-à-dire à partir de la seconde guerre contre Carthage. C’est que cette chronologie ne présente aucune certitude absolue.
On voit, d’après tout ce qui a indiqué dans ces Annotations, que tout ce qui nous est parvenu au sujet des anciennes nations païennes, jusqu’aux temps où s’arrête notre Table est totalement incertain. (118)
Mais c’est précisément pour cette raison que la fantaisie des fables peut s’imposer. Vico a un raisonnement un peu curieux :
Aussi sommes-nous entrés dans tout cela comme s’il s’agissait de ce qu’on appelle des res nullius, dont la règle de droit veut que « occupanti conceduntur » ; c’est pourquoi nous ne croyons pas léser le droit de personne en raisonnant de façon différente et parfois même entièrement contraire aux opinions qui ont été reçues jusqu’ici au sujet des principes de l’humanité des nations. (118)
Cette application du droit du premier occupant au domaine des théories scientifiques pourrait être comprise de manière ironique : Vico nous avertit de ne pas accorder une valeur scientifique démesurée à toutes ses spéculations. Il se donne le droit de créer là où, de toute façon, nous sommes dans la plus grande incertitude.
Ainsi, c’est en s’appuyant sur la lecture et l’interprétation des mythes ou de ces « fables anciennes » que Vico entreprend de fonder une véritable anthropologie, une science totale de l’homme combinant la culture, le droit, la politique, les structures familiales ou encore la linguistique. Et le point de départ de cette entreprise, c’est l’idée que les fables anciennes sont vraies, autrement dit qu’il faut accorder la plus grande attention au caractère véritatif de ces fictions.
L’expérience fictive : l’expérience de pensée selon Einstein
Il est encore un autre domaine où la fiction peut produire de la vérité, celui de la pensée scientifique. L’« expérience de pensée » dont Einstein fit un grand usage est une tentative pour résoudre un problème en n’utilisant que la puissance de l’imagination. Si on trouve déjà ces expériences de pensée chez Galilée, c’est Ernst Mach (1838-1912) qui en fournit l’idée précise à Einstein. Mach veut étendre le principe de relativité galiléen. Ce principe affirme que les lois de la physique se conservent dans des repères en déplacement inertiel, autrement dit le mouvement est toujours relatif à repère et il est impossible de déterminer en se plaçant dans un repère en déplacement rectiligne uniforme si ce repère est « au repos » ou non. Par exemple quand deux trains se croisent à vitesse uniforme, le voyageur de l’un de train et ne dispose pas d’autre repère que son train ne peut pas savoir si son train en mouvement ou si c’est le train sur l’autre voie qui est en mouvement. Mach se demande il y a un sens à parler dans l’absolu de mouvement accéléré ou de mouvement de rotation. Il propose ainsi une expérience : supposons un astronaute flottant au milieu d'un espace vide de toute matière et de tout point de repère. Aucune étoile, aucune source d'énergie n'est présente, quelle que soit la distance considérée. L'astronaute dispose-t-il d'un moyen de déterminer s'il est en rotation sur lui-même ou non, et ce malgré l'absence de point de repère. Si le principe de Mach est faux, c’est-à-dire si les forces d'inertie existent même en l'absence de toute matière ou énergie, alors l'astronaute pourrait le savoir, en ressentant des forces d'inertie, comme par exemple la force centrifuge qui poussent ses bras vers l'extérieur. Cette idée heurte le sens commun, dans la mesure où il est difficile de concevoir un mouvement, en l'occurrence une rotation, sans aucun point de référence. Cela impliquerait la notion d'un espace et d'un référentiel absolu, ce qui est remis en cause par le principe de relativité générale. Nous avons bien ici une fiction au sens strict du terme : aucun astronaute ne pourra jamais se trouver dans un espace vide de matière ! Et pourtant cette « expérience fictive » permet d’éclairer un problème de physique fondamentale.
Einstein utilise le même procédé quand il formule le principe d’équivalence de la masse inertielle et de la masse gravitationnelle. Il suppose un ascenseur dans le vide astral, tiré dans la direction « haut » par une force constante. À l’intérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets qu’il laisse tomber tombent à vitesse constante et il en déduirait qu’il est dans un champ de gravitation constant, comme s’il était immobile sur la terre ou sur toute autre planète. À l’extérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets que lâche notre physicien astronaute sont propulsés à vitesse constante (celle de l’ascenseur au moment où le physicien astronaute les lâche) selon le principe d’inertie. De cette fiction, Einstein déduit que la masse inertielle et la masse gravitationnelle sont équivalentes, principe fondamental de la théorie de la relativité générale.
Nous avons ici encore une fiction (l’expérience est purement imaginaire) mais cette fiction conduit à la formulation d’une loi de la physique, non pas d’un monde fictif mais du monde réel dont la physique cherche à « dire la vérité », c’est-à-dire à formuler les lois constantes des phénomènes.
Il existe encore un usage licite logiquement de la fiction, il s’agit des contrefactuels (ou énoncés conditionnels contraires aux faits). « Si la casserole avait été mise sur le feu, l’eau aurait bouilli » est un énoncé vrai bien que la casserole n’ait pas été mise sur le fait. On pourrait dire que dans ce cas, cet énoncé n’est qu’une conséquence logique d’une loi générale de la nature. Mais l’énoncé « Si je m’étais réveillé plus tôt, je ne serais pas arrivé en retard à ce rendez-vous » peut difficilement être considéré comme l’instanciation d’une loi générale de la nature. Il peut pourtant être parfaitement vrai. On use de nombreux contrefactuels dans tous les raisonnements expérimentaux : si l’hypothèse H était fausse, on devrait observer le fait F. À partir de ces remarques nécessairement trop sommaire, on voit bien que la théorie de la vérité-correspondance n’est guère tenable sauf à en modifier profondément la formulation.
La fiction, une vérité toujours cryptique
Quels que soient les effets de vérité de la fiction et, comme nous l’avons vu, ils sont fort nombreux, la vérité ne se donne jamais directement dans la fiction, comme elle ne se donne jamais directement dans les paraboles du Nouveau Testament. Flaubert donne à Madame Bovary le sous-titre de « Mœurs de province ». Il s’agit de faire un tableau aussi exact que possible des mœurs de province, comme le ferait un observateur impartial, un ethnologue par exemple, chargé de « dire la vérité » sur les mœurs ayant cours dans cette région de Normandie où l’intrigue est située. Balzac, dont La femme de trente ans a aussi inspiré le roman de Flaubert, voulait faire œuvre philosophique en écrivant La Comédie Humaine. On pourrait sans problème noter des intentions du même genre chez Zola et chez tous les grands romanciers du XIXe et du XXe siècle. Leur génie est d’avoir atteint cet objectif par les moyens de la fiction. Cependant, il y a une grande différence entre le travail du romancier et celui du philosophe ou du sociologue. Dans la fiction, la vérité apparaît sous une forme voilée. La fiction manifeste la vérité mais seulement en la repliant dans les procédés romanesques.
La vérité que livre la fiction est donc une vérité qui ne peut surgir que d’une interprétation jamais terminée. La vérité dans la fiction semble au fond inatteignable un peu à la façon dont la pensée du rêve résiste toujours dans l’interprétation du rêve. Dans L’interprétation du rêve, Freud écrit ainsi : « Chaque rêve a au moins un endroit où il est insondable, pareil à l’ombilic, par lequel il est rattaché à l’Unerkannt, l’inconnu, le non connu. »
Vérité et fiction en histoire
Le problème est particulièrement aigu quand on s’intéresse à l’histoire. L’histoire des historiens et non les histoires que nous nous racontons, vise, selon le mot de Ranke à raconter ce qui s’est passé, comme cela s’est passé. L’histoire se présente donc d’abord comme narration et elle ressemble extérieurement au récit de fiction. C’est du reste une des raisons qui a poussé les historiens contemporains comme ceux de l’école des Annales (Bloch, Febvre et leurs héritiers comme Fernand Braudel) à vouloir casser les codes de l’histoire narrative et à construire enfin une science historique très proche dans ses fondements épistémologiques de la sociologie de Durkheim. À l’inverse Paul Ricœur soutient que l’histoire ultimement est narrative : écrire l’histoire est toujours finalement ce que Ricœur appelle encore la « mise en intrigue ». Première difficulté : comment distinguer dans cette « mise en intrigue » qu’opère l’historien ce qui dit les choses qui se sont passées comme elles se sont passées et les liens et explications causales que l’historien introduit entre les événements, et qui relèvent de choix interprétatifs ? Une certaine présentation des faits et la sélection inévitable des faits disponibles peuvent aisément transformer le récit historique en une sorte de fiction, une légende dorée ou une légende noire selon les intentions de l’historien.
Problème encore plus complexe : celui des fictions historiques. Ainsi dans Horace de Corneille, l’argument de la pièce reprend un épisode situé dans les premiers temps de l’histoire de Rome. Corneille s’appuie essentiellement sur deux sources antiques : l’Histoire romaine de Tite-Live (-59 ou -64 – 10), qu’il cite, et les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (historien grec, -1er s.), traduites dès 1480 en latin, et qu’il ne cite pas. Si Tite-Live est un historien honnête, il s’appuie essentiellement sur ce qui s’est transmis de l’histoire romaine et, en particulier, la vérité historique de la fameuse bataille des Horace et des Curiace est sujette à caution. Mais en outre, Corneille réécrit l’histoire : il élimine quelques personnages importants de cette affaire et son propos n’est pas raconter ce qui s’est passé comme cela s’est passé mais bien d’en dégager une portée universelle. Ici donc l’histoire fonctionne à la manière des mythes et des fables. Personne ne confondra la pièce de Corneille et la réalité historique, mais il en demeure tout de même une certaine vision de l’histoire qui, dans la tradition des « humanités » classiques, occupe les esprits des lecteurs reste trop souvent une histoire fictive.
Les fictions historiques – et pas seulement les mythes – semblent nécessaires à chaque peuple. L’inscription des sociétés humaines dans l’histoire n’est sans doute pas d’abord ce qu’elle deviendra plus tard, une recherche des enseignements de l’histoire basée sur une connaissance aussi exacte que possible des faits. Les textes sacrés des grandes civilisations comme les mythes sont des histoires des origines. Chaque peuple, chaque civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses lois, de ses mœurs ou de sa langue. Si l’on considère l’histoire comme nous la considérons aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la fin du xixe siècle, comme une science humaine ou sociale, la recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que le montre Claude Nicolet4, la question des origines fut l’objet d’une longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique. La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des « germains ») et tenait les paysans et plus généralement les roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la fin du xixe siècle, notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon iii de faire de Vercingétorix un héros national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la nation. Que la nation soit une nation gauloise et non une nation issue des peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique objective.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce roi des Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig », c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une nation que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la nation ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !
Il n’est cependant pas toujours facile de distinguer cette histoire mythique d’une histoire fondée uniquement sur la considération de l’exactitude des faits. Tite-Live racontant l’histoire romaine est mu par un souci de la vérité qui permet de le compter parmi les fondateurs de la discipline historique telle que nous la définissons aujourd’hui. Cependant, il fait l’histoire de Rome « ab urbe condita », depuis la fondation de la ville, et intègre à cette histoire la fuite d’Énée après la chute de Troie et le mythe de la fondation de Rome par les deux jumeaux Romulus et Remus élevés par une louve.
Il ne faut pas penser que cette manière de procéder serait propre à des historiens qui méconnaissent encore les méthodes de recherche de la vérité en histoire et restent guidés par la volonté de montrer comme la Fortune a veillé sur le destin de Rome. Un grand historien allemand du xxe siècle, Ernst Kantorowicz (1895-1965) consacre en 1927 un important ouvrage à L’Empereur Frédéric II, un livre à la gloire de l’Empereur qui a permis par la fusion des divers peuples germaniques de « donner naissance à l’Allemand, cette créature unique qui contient en elle l’univers »5. L’érudition austère d’un grand médiéviste produit ici un « mythe national » dont l’utilisation politique effraiera un peu plus tard son auteur, d’origine juive, contraint à quitter l’Allemagne et qui refusera, après la seconde guerre mondiale, de faire rééditer son livre, « écrit dans l’excitation des années vingt, avec tous ses espoirs en un triomphe de l’Allemagne cachée et une rénovation du peuple allemand par la contemplation de son plus grand empereur »6.
Dans tous ces cas de récits, y compris dans le cas des récits d’histoire que nous venons d’évoquer, la vérité doit en quelque sorte être extraite et ne se présente jamais directement, « en chair et en os ». Si la fiction est plus plaisante que l’histoire scientifique, si elle peut même contribuer à développer le goût de l’histoire dans le public, elle doit cependant être soigneusement distinguée de la vérité. Une des tentations que l’on devrait repousser avec force est de faire l’histoire avec des « si » : « le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face aurait changé » (Pascal, Pensées, L413-B162). En histoire, à la différence des sciences de la nature, on doit bannir les contrefactuels.
Fiction et dogme
Il peut enfin arriver que la fiction se présente comme vérité indiscutable, à prendre sans discussion. C’est précisément ce que l’on appelle dogme. Toutes les vérités doivent pouvoir être logiquement déduites du dogme. C’est particulièrement net dans ce qui concerne les dogmes religieux. L’un des raisonnements utilisés contre l’hypothèse héliocentrique de Copernic était le suivant : si Copernic a raison, comment ne pas en déduire que la « sainte écriture » a tort. En effet, après que Dieu ait fait tomber des grêlons pour aider Josué à mettre en déroute les Gabaonites :
Alors Josué parla à l’Éternel, le jour où l’Éternel livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit en présence d’Israël : Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon !
Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course, Jusqu’à ce que la nation eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel, Et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour. (Josué, 10, 12-13)
Or la « sainte écriture » ne peut que dire la vérité et donc Copernic a tort… Le dogme ici ne peut être critiqué qu’en sortant du discours religieux et en se plaçant du point de vue d’une autre légitimité, en l’ccurrence celle de la science astronomique ou de l’histoire – Josué est censé avoir pris la ville de Jéricho en abattant ses murailles (grâce aux fameuses trompeuses, mais les fouilles archéologiques ont montré que Jéricho n’avait pas de murailles…).
On peut cependant que le droit a lui aussi une structure dogmatique. Les principes de droit posent ce qui doit être et doit être assumé comme vérité dans tout ce qui concerne les relations entre les hommes qui tombent dans le domaine du droit. Prenons un seul exemple qui fait comprendre ce dont il s’agit. Dans le cas d’une adoption plénière, l’acte adopté devient le fils ou la fille de ses parents adoptifs exactement comme s’il s’agissait de ses parents « biologiques ». Ainsi l’acte de naissance est modifié. Cela peut paraître curieux : un acte de naissance enregistre un fait, dûment constaté et enregistré par l’officier d’état civil. Modifier un acte de naissance revient à modifier rétrospectivement les faits, un peu comme on réécrit l’histoire dans 1984 en fonction des volontés du « parti » ! Mais il n’y a rien de tel : pour le droit la filiation n’est précisément pas quelque chose que l’on peut identifier à un processus naturel. La filiation, établie par un acte de droit, ne procéder que du droit. Pour l’enfant adopté selon la procédure de l’adoption plénière, après son adoption ses parents adoptifs sont réputés être ses « vrais » parents. Le droit ne découle pas ici des propositions énonçant ce que l’on peut tenir pour vrai « en réalité ». Il crée son ordre propre, un ordre fictionnel, un peu de la manière dont l’écrivain crée son monde de fiction (Ronald Dworkin établit entre textes littéraires et textes juridiques une intéressante analogie7).
Conclusion
La complexité des rapports entre fiction et vérité est telle qu’il est donc impossible de les tenir pour des antonymes, bien qu’il soit absolument nécessaire de maintenir la distinction la plus rigoureuse entre les deux. Que la vérité puisse porter sur des faits imaginaires, sur des fictions, cela devrait cependant nous conduire balayer toutes les confusions des conversations de la vie commune où les mots « vrai » et « réel » sont trop souvent mis l’un pour l’autre, comme on confond vérité et réalité. Cela soit également permettre de mettre hors circuit la version frustre de la théorie de la vérité-correspondance qui affirme qu’un énoncé est vrai si et seulement si il correspond à un état du monde.
Annexe : les poètes sont des menteurs
Platon – extrait de La République – Livre ii
(Socrate) -- Quoi ! tu ne sais pas que les premiers discours qu'on tient aux enfants sont des fables! Elles ont du vrai, mais en général le mensonge y domine. On amuse les enfants avec ces fables avant de les envoyer au gymnase.
(Adimante) -- Cela est vrai.
-- Voilà pourquoi je disais qu'il faut commencer par la musique plutôt que par la gymnastique.
-- À la bonne heure.
-- Tu n'ignores pas qu'en toutes choses la grande affaire est le commencement, [377b] surtout à l'égard d'êtres jeunes et tendres; car c'est alors qu'ils se façonnent et reçoivent l'empreinte qu'on veut leur donner.
-- Tu as raison.
-- En ce cas, souffrirons-nous que les enfants écoutent toutes sortes de fables imaginées par le premier venu, et que leur esprit prenne des opinions la plupart du temps contraires à celles dont nous reconnaîtrons qu'ils ont besoin dans l'âge mûr?
-- Non, jamais.
-- Il faut donc nous occuper d'abord de ceux qui composent des fables, [377c] choisir leurs bonnes pièces et rejeter les autres. Nous engagerons les nourrices et les mères à raconter aux enfants les fables dont on aura fait choix, et à s'en servir pour former leurs âmes avec encore plus de soin qu'elles n'en mettent à former leurs corps. Quant aux fables dont elles les amusent aujourd'hui, il faut en rejeter le plus grand nombre.
-- Lesquelles ?
-- Nous jugerons des petites compositions de ce genre par les plus grandes ; car, grandes et petites, [377d] il faut bien qu'elles soient faites sur le même modèle et produisent le même effet. N'est-il pas vrai?
-- Oui ; mais je ne vois pas quelles sont ces grandes fables dont tu parles.
-- Celles d'Hésiode, d'Homère et des autres poètes ; car toutes les fables qu'ils ont débitées et qu'ils débitent encore aux hommes sont remplies de mensonges.
-- Quelles fables encore, et qu'y blâmes-tu?
-- J'y blâme ce qui mérite avant et par-dessus tout d'être blâmé, des mensonges d'un assez mauvais caractère.
-- Que veux-tu dire?
-- [377e] Des mensonges qui défigurent les dieux et les héros, semblables à des portraits qui n'auraient aucune ressemblance avec les personnes que le peintre aurait voulu représenter.
-- Je conviens que cela est digne de blâme : mais comment ce reproche convient-il aux poètes ?
-- D'abord il a imaginé sur les plus grands des dieux le plus grand et le plus monstrueux mensonge , celui qui raconte qu'Uranus a fait ce que lui attribue Hésiode, et comment [378a] Cronus s'en vengea, Quand la conduite de Cronus et la manière dont il fut traité à son tour par son fils seraient vraies, encore faudrait-il, à mon avis, éviter de les raconter ainsi à des personnes dépourvues de raison, à des enfants; il vaudrait mieux les ensevelir dans un profond silence, ou s'il est nécessaire d'en parler, le faire avec tout l'appareil des mystères, devant un très petit nombre d'auditeurs, après leur avoir fait immoler, non pas un porc, mais quelque victime précieuse et rare, afin de rendre encore plus petit le nombre des initiés.
-- Sans doute, car de pareils récits sont dangereux.
-- [378b] Aussi, mon cher Adimante, seront-ils interdits dans notre État. Il n'y sera pas permis de dire à un enfant qu'en commettant les plus grands crimes il ne fait rien d'extraordinaire, et qu'en tirant la plus cruelle vengeance des mauvais traitements qu'il aura reçus de son père, il ne fait qu'une chose dont les premiers et les plus grands des dieux lui ont donné l'exemple.
-- Non, par Jupiter; ce ne sont pas là des choses qui soient bonnes à dire.
Nietzsche
Poète et menteur. — Le poète voit dans le menteur son frère de lait de qui il a volé le lait ; c’est pourquoi celui-ci est demeuré misérable et n’est même pas parvenu à avoir une bonne conscience.8
1 Vico soutient que c’est le peuple grec qui est le véritable auteur de ces deux grands poèmes épiques.
2 C’est le titre de l’ouvrage majeur de Giambattista Vico, auquel il travaillait encore, pour une nouvelle édition, à sa mort en 1744.
3 La pagination est celle de l’édition de la Science Nouvelle par Alain Pons.
5 E ; Kantorowicz, Frédéric II, in Œuvres, Gallimard, collection « Quarto », p.565
6 Op. cit. p. 1234
7 Voir R. Dworkin, Une question de principe, Chap. 6, PUF, 1996.
8 F. Nietzsche, Le gai savoir, IIIe partie, §222
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jeudi 19 février 2015
Faits et vérité
S’en tenir aux faits est la règle du journalisme qui prétend être véridique. Les sciences rendent compte des faits, tels qu’ils sont, sans adjonction extérieure, prétend-on. Il semblerait donc que la référence aux faits est bien la garantie ultime de la vérité. Sans cette référence aux faits nous sommes condamnés à demeurer dans le monde de la croyance. Mais ce bon sens largement partagé exigerait qu’on s’entende sur ce qu’est un fait. Si le fait est garant de la vérité, cela signifie que l’énonciation de la vérité est l’énonciation d’un fait. Vérité et fait semblent inséparables (I). Mais il peut s’en déduire que le fait n’existe pas indépendamment de l’énoncé qui le décrit : le fait serait donc une construction de la raison, le produit d’une opération de l’esprit (II). Si cette dernière proposition est vraie, comment alors s’assurer que l’esprit ne délire point, que le fait n’est pas imaginaire et finalement sans rapport avec cette réalité que la pensée tente de saisir ? (III)
(I)
En un premier sens, un fait est ce qui est fait ! Le vrai et le fait (verum-factum) peuvent se mettre l’un pour l’autre, soutient Vico. Tout ce qui est est le résultat de l’activité du grand ouvrier, de Dieu donc, qui l’a fait donc le connaît. Dieu connaît la vérité, il est la vérité elle-même, puisqu’il a fait ce qui est, il a fait que ce qui est est de telle ou telle sorte, il est comme le dit Vico, « le premier facteur ». Vico en déduit que nous ne connaissons véritablement que ce que nous avons fait nous-mêmes. Les mathématiques sont les produits de l’activité de l’esprit et c’est pourquoi nous connaissons en vérité, sans le moindre reste, les mathématiques. Nous pouvons connaître en vérité les sociétés humaines et leur droit, parce que nous les avons faits. Inversement, la nature que nous n’avons pas faite – nous-mêmes y compris – est nécessairement connue d’une connaissance plus incertaine. La vérité donc n’appartient pas à la chose, elle n’est pas déposée dans l’être, elle appartient à celui qui fait. En ce premier sens, la garantie de la vérité, c’est de l’avoir fait. Ainsi la vérité des sciences de la nature, c’est tout simplement d’être capable de produire le fait. Le chimiste qui produit par synthèse une molécule connaît la vérité au sujet de cette molécule.
Il y a ici quelque chose que l’on pourrait retrouver chez Hegel. La vérité ne saurait être une pure connaissance. Le vrai est l’effectif (Wirklich). L’effectif, ce n’est pas simplement la réalité, mais la réalité qui se fait dans l’esprit, dans le travail de la pensée. Il y a aussi quelque chose de semblable chez Marx, qui suit au plus près Hegel sur ce point : le vrai est la reconstruction du réel par la pensée. Dans une première phase la pensée procède à des abstractions et dans une deuxième phase ces abstractions permettent de reconstruire le réel comme « réel pensé », non plus comme quelque chose qui se donne immédiatement au sens, mais comme la synthèse de nombreuses déterminations.
On pourrait donc dire que le vrai n’est que la puissance de production de l’esprit, la puissance de « faire ». La vérité, proprement, ne requiert donc pas « la référence aux faits », elle est le fait, en prenant ce mot dans son acception première qui renvoie à l’activité du sujet. Une telle pensée, à l’œuvre dans la Science nouvelle de Vico, s’oppose à la « science ancienne » qui cherche la vérité dans l’être – ainsi dans la métaphysique aristotélicienne.
Revenons maintenant à une vue plus traditionnelle, au point de vue de la connaissance pure.
Un fait est quelque chose qui se fait ou s’est fait. C’est quelque chose qui a été produit. Le fait s’est déposé dans l’épaisseur du réel – il est, si l’on veut parler le langage de Spinoza, un mode fini de la substance infinie, produit par l’enchevêtrement infini des causes et des effets. Le réel, ce n’est pas le chien, mais le chien aboie, le chien est dans sa niche, le chien monte la garde, etc. Le réel est posé dans son effectivité concrète comme l’objectivité elle-même face à la subjectivité de la pensée qui le pense. Considéré ainsi, le fait n’est pas une « apparence sensible » derrière laquelle se cacherait le réel. Il est le mode d’existence même de la réalité. Dans les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl commence par élucider le concept de « fait ». La connaissance naturelle, dit-il, commence avec l’expérience et demeure dans les limites de l’expérience. Et toutes les sciences se placent dans cette attitude naturelle pour laquelle on peut poser l’équivalence de trois concepts, « être réel », « être vrai » et « être dans le monde ». La réalité naturelle nous est originairement donnée. Et il s’en déduit que « le monde est la somme des objets d’une expérience possible et d’une connaissance possible par expérience ». Toutes les sciences issues de l’expérience sont « des sciences du fait ». L’expression est précise, elle écarte toutes les définitions vagues (sciences de la nature, etc.). En effet, « Dans l’expérience, les actes de connaissance fondamentaux posent la réalité naturelle sous forme individuelle » (Idées directrices…, I, 1, §2). Ce qui nous est donné nous est toujours donné dans une certaine existence spatio-temporelle – alors que la même réalité considérée dans son essence pourrait être ailleurs, à un autre moment, etc. De ce point de vue l’être individuel est contingent, et c’est cette contingence que Husserl nomme « facticité ». Mais cette contingence a un corrélat : la nécessité. Ce qui est contingent implique la possession d’une essence qu’il s’agira de saisir dans sa pureté, car ce qui est donné dans l’expérience est toujours un « ceci là ». Nous laissons de côté les développements de Husserl sur la saisie de cette essence. Retenons seulement que ce qui se donne c’est d’abord le fait dans sa singularité empirique. Il n’est pas de science qui ne parte de là. Et en ce sens, la référence aux faits est donc le point de départ nécessaire de notre connaissance du monde.
Éclaircissons encore cette notion de fait. Le fait est à la fois ce qui est exprimé par une proposition et un certain état de choses. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein commence par définir le fait. « 1. – Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. 1.11 – Le monde est déterminé par les faits et par ceci qui sont tous les faits. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. 1.2 – Le monde se décompose en faits.» Et il précise : « 2 – Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de choses. 2.01 – L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses). 2. 011 – Il fait partie de l’essence d’une chose d’être l’élément constitutif d’un état de choses. » Et ceci encore : « 6.13 – La logique n’est point une théorie mais une image qui reflète le monde. La logique est transcendantale. » Dans cette conception, les propositions sont des « images des faits » et la totalité des pensées vraies est l’image du monde (3.01). Wittgenstein renouvelle ici l’antique conception aristotélicienne qui veut que dire le vrai est dire ce qui est : « 2.221 – ce que l’image figure est son sens. 2.222 – C’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté. 2.223 –Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité. » Et si la proposition est une image logique, elle représente un état de choses. Ainsi, une proposition qui ne réfère pas à un fait (sachant qu’une image est aussi un fait) est une proposition dénuée de sens. On le voit sans la moindre ambiguïté : la référence aux faits est tout simplement le sens de la proposition et donc aucune vérité n’est possible sans cette référence aux faits.
(II)
Dans la philosophie du Tractatus, les faits élémentaires sont des « faits atomiques » auxquels correspondent des propositions atomiques. Un fait atomique est un état élémentaire de la réalité. Mais on est bien en peine de dire ce qu’est un « fait atomique ». Une proposition atomique est assez simple à définir. La proposition « le chat est sur le tapis » est atomique car je ne peux supprimer aucun des termes de cette proposition sans qu’elle ne devienne un énoncé privé de sens. Mais en quoi le fait que « le chat est sur le tapis » peut-il être considéré comme un fait atomique ? En rien car il n’y a rien d’élémentaire dans le fait que le chat est sur le tapis puisque le tapis est devant la cheminée et que le chat s’y met car il fait chaud, et ainsi de suite. Autrement dit, le fait n’est élémentaire que parce que la proposition qui le décrit est atomique. C’est donc la proposition qui définit le fait comme élémentaire ou atomique, mais un autre ensemble de propositions pourraient bien ne plus faire apparaître « le chat est sur le tapis » comme un fait atomique. L’idée de construire un langage qui permettrait de décrire de manière univoque les états de chose qui constituent le monde semble parfaitement chimérique. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wittgenstein a renoncé à l’atomisme logique du Tractatus.
En vérité, les faits sont divers et ne prennent de sens qu’à partir d’une orientation de l’esprit. On parle parfois de faits bruts pour désigner les faits appréhendés directement, intuitivement, et non par l’entremise d’idées générales. Cela pourrait par exemple concerner tous les savoirs pratiques, techniques, découverts empiriquement par les artisans ou les paysans. Mais on peut se demander si de tels faits bruts existent, si les faits ne sont pas toujours en réalité des faits construits à partir d’idées générales et de schèmes interprétatifs sous-jacents. En science, il est clair que les faits bruts n’existent pas. Ce sont toujours des faits construits. « Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. » (Kant, préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure) La connaissance, donc, est ainsi conçue comme production, comme activité pratique de l’esprit humain. Pour les Anciens, la connaissance était du domaine de la theoria, de la contemplation. Le vrai devait se montrer de lui-même comme le « non-voilé ». Ici au contraire, le vrai est construit, il n’est pas déjà là, il est un résultat, l’achèvement d’un « projet ». C’est une idée qui peut choquer notre sentiment spontané de la vérité. Une vérité « construite », une connaissance qui n’est pas autre chose que ce que j’avais présupposé et projeté, n’est-elle pas une connaissance factice, un artifice ? Ce n’est évidemment pas le cas pour Kant. La connaissance n’est pas un produit de la fantaisie. Elle doit se projeter sur la réalité extérieure, elle doit structurer et rendre cohérentes nos sensations. Kant nous dit qu’elle « doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes ». Mais ceci n’est pas propre à la conception kantienne de la science. Bachelard le dit aussi : l’instrument de mesure est déjà une théorie, une expérimentation est une théorie et de ce point de vue c’est la théorie qui produit le fait.
Ceci est encore plus vrai, si c’est possible, dans le domaine des « sciences humaines ». Quand il cherche à fonder la sociologie comme science, Durkheim commence par définir le « fait social ». Ce dernier caractérise un certain type de comportements des hommes en société qui présente une certaine généralité dans la société donnée, qui résulte de la contrainte et qui est indépendant du psychisme individuel (voir Les règles de la méthode sociologique). Il n’y a cependant pas accord entre les sociologues sur ce qu’est un fait social. Pour Max Weber l’objet de la sociologie ce sont les « comportements par finalité » à partir desquels peuvent se stabiliser des comportements communautaires. Quelle que soit l’orientation, on voit ici que le fait est d’abord une construction théorique.
Si l’on sort du strict domaine de la connaissance scientifique, on aboutit aux mêmes conclusions. Les faits sont toujours des faits sélectionnés, plus ou moins consciemment dans l’enchevêtrement de ce qui se donne à nous dans l’expérience immédiate. Il est impossible de raconter la vie de quelqu’un ne serait-ce que pendant une journée. Il faudrait décrire dans le détail ses moindres gestes et pour accomplir une telle tâche, une vie n’y suffirait pas. Tout récit procède à une sélection des faits, c’est-à-dire choisit une certaine description au détriment d’un très grand nombre d’autres théoriquement possibles. Un fait n’existe que s’il peut s’exprimer par un énoncé, plus ou moins complexe. Qu’est-ce qui garantit la vérité du fait d’observation (la description d’observation) ? La réponse de Popper est sans ambiguïté : rien ! La cohérence des faits nous donne seulement de bonnes raisons de croire que le fait est bien ce que l’on en dit. Jusqu’à ce qu’un nouveau fait nous oblige à remanier notre « intrigue ».
Autrement dit, il est impossible que soutenir que la référence aux faits garantit la vérité. Ce sont les faits qui ont besoin d’être garantis et il semble qu’ils ne peuvent l’être que par la raison.
(III)
On pourrait être conduit, parvenu à ce point, à une certaine forme de scepticisme. Le fait en tant qu’énoncé prétendant décrire le réel ne serait qu’une interprétation, au sens strict du terme tel que Boèce le définit : « est interprétation toute énoncé qui signifie quelque chose par lui-même ». Nietzsche s’en prend à « l’idolâtrie des faits » et affirme même qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Il pourrait également sembler que l’on puisse avoir raison contre les faits ! L’histoire des grandes révolutions scientifiques l’atteste. Que la chaleur soit une substance particulière nommée « phlogistique », associée au feu, cela semblait un fait incontestable. C’est précisément contre ce fait que Lavoisier construit la chimie moderne.
À l’extrême limite, il semble que n’importe quel fait puisse être inséré dans un discours relativement cohérent rendant compte à sa manière de ce qui nous apparaît. Il est toujours possible de « sauver les apparences ». Inversement, nous savons que les nouvelles théories scientifiques ne sont pas toujours compatibles avec les faits et qu’elles doivent d’abord se soutenir d’hypothèses ad hoc (voir Paul Fayerabend, Contre la méthode). Bref que la référence aux faits ne soit ni suffisante ni même nécessaire comme garantie de la vérité, voilà où nous semblons arriver.
Les faits cependant sont inéliminables tant que l’on pense qu’il y a un sens à rechercher la vérité. Nous ne voyons souvent les faits que comme le point de départ « concret » qui conduit à une vérité générale, un point de départ que finalement on pourrait oublier, l’important étant la vérité générale. Mais il n’en va pas ainsi. Une bonne théorie n’est pas une théorie qui rend compte des faits observés, mais bien plutôt une théorie qui prévoit l’apparition de nouveaux faits. La théorie de Le Verrier expliquant les anomalies de l’orbite d’Uranus par l’existence d’une planète inconnue permettait de prévoir la position de cette planète ce qu’a confirmé l’observation quelques mois après que Le Verrier eût proposé son hypothétique planète. Si on s’en tient à l’attitude « contemplative », rien ne permet jamais de garantir que les faits sont bien ceux que l’on dit et aucune vérité ne pourrait jamais être confirmée ! Et pourtant, comme le dirait Spinoza, nous avons des idées vraies. C’est qu’il faut comprendre la recherche de la vérité comme une interaction entre le sujet connaissant et l’objet de connaissance, une interaction comme celle dont Kant parle à propos de Galilée. Les faits ne sont donc plus simplement des objets d’expérience, des faits d’observation, mais des produits de l’activité de l’expérimentateur. Le fait n’est le garant de la vérité de nos pensées que parce qu’il est un fait produit. Évidemment, ce n’est pas Le Verrier qui a produit la planète Neptune ! Mais c’est la théorie de Le Verrier qui a produit le fait « observation de la planète Neptune à telle position tel jour ».
Cela ne serait-il vrai que des vérités scientifiques ? Nullement. Nous ne pouvons évidemment pas nier que le monde extérieur à notre conscience existe : le nier est « la plus grande honte de l’esprit humain » disait Diderot. Mais ce que nous connaissons du monde, ce n’est pas la réalité elle-même mais la manière dont nous nous y rapportons. Nos idées sont toujours le produit de cette interaction entre le sujet humain et son environnement. Si j’affirme que « le chat est sur le tapis », c’est parce que je me rapporte à un certain moment à mon environnement dont j’explore toutes les possibilités. Tous nos concepts sont le résultat de l’activité de synthèse opérée par l’entendement (ici les concepts de chat et de tapis, par exemple), mais cette activité a pour présupposition et pour garantie ultime ce rapport entre moi et le monde, rapport qui fait exister le fait comme tel.
Quelles conclusions pouvons-nous formuler ? On pourrait dire que la vérité n’est toujours que l’accord de la raison avec elle-même par la médiation nécessaire de l’expérience des faits – cette expérience qui se présente toujours comme un donné et non comme une pure activité de la pensée : le fait serait ainsi le moment extra-logique du processus logique de la recherche de la vérité. Mais nous pouvons dire aussi, et ce ne serait qu’une manière de dire la même chose, que le fait est toujours ce qui est effectué par la raison et ainsi la référence au fait, comprise dans sa dimension de déploiement de l’activité de l’esprit, est-elle bien la garantie ultime de la vérité, c’est-à-dire de l’effectivité de la pensée, tant est-il que la tâche soit bien, comme le disait Hegel, de penser le réel.
(I)
En un premier sens, un fait est ce qui est fait ! Le vrai et le fait (verum-factum) peuvent se mettre l’un pour l’autre, soutient Vico. Tout ce qui est est le résultat de l’activité du grand ouvrier, de Dieu donc, qui l’a fait donc le connaît. Dieu connaît la vérité, il est la vérité elle-même, puisqu’il a fait ce qui est, il a fait que ce qui est est de telle ou telle sorte, il est comme le dit Vico, « le premier facteur ». Vico en déduit que nous ne connaissons véritablement que ce que nous avons fait nous-mêmes. Les mathématiques sont les produits de l’activité de l’esprit et c’est pourquoi nous connaissons en vérité, sans le moindre reste, les mathématiques. Nous pouvons connaître en vérité les sociétés humaines et leur droit, parce que nous les avons faits. Inversement, la nature que nous n’avons pas faite – nous-mêmes y compris – est nécessairement connue d’une connaissance plus incertaine. La vérité donc n’appartient pas à la chose, elle n’est pas déposée dans l’être, elle appartient à celui qui fait. En ce premier sens, la garantie de la vérité, c’est de l’avoir fait. Ainsi la vérité des sciences de la nature, c’est tout simplement d’être capable de produire le fait. Le chimiste qui produit par synthèse une molécule connaît la vérité au sujet de cette molécule.
Il y a ici quelque chose que l’on pourrait retrouver chez Hegel. La vérité ne saurait être une pure connaissance. Le vrai est l’effectif (Wirklich). L’effectif, ce n’est pas simplement la réalité, mais la réalité qui se fait dans l’esprit, dans le travail de la pensée. Il y a aussi quelque chose de semblable chez Marx, qui suit au plus près Hegel sur ce point : le vrai est la reconstruction du réel par la pensée. Dans une première phase la pensée procède à des abstractions et dans une deuxième phase ces abstractions permettent de reconstruire le réel comme « réel pensé », non plus comme quelque chose qui se donne immédiatement au sens, mais comme la synthèse de nombreuses déterminations.
On pourrait donc dire que le vrai n’est que la puissance de production de l’esprit, la puissance de « faire ». La vérité, proprement, ne requiert donc pas « la référence aux faits », elle est le fait, en prenant ce mot dans son acception première qui renvoie à l’activité du sujet. Une telle pensée, à l’œuvre dans la Science nouvelle de Vico, s’oppose à la « science ancienne » qui cherche la vérité dans l’être – ainsi dans la métaphysique aristotélicienne.
Revenons maintenant à une vue plus traditionnelle, au point de vue de la connaissance pure.
Un fait est quelque chose qui se fait ou s’est fait. C’est quelque chose qui a été produit. Le fait s’est déposé dans l’épaisseur du réel – il est, si l’on veut parler le langage de Spinoza, un mode fini de la substance infinie, produit par l’enchevêtrement infini des causes et des effets. Le réel, ce n’est pas le chien, mais le chien aboie, le chien est dans sa niche, le chien monte la garde, etc. Le réel est posé dans son effectivité concrète comme l’objectivité elle-même face à la subjectivité de la pensée qui le pense. Considéré ainsi, le fait n’est pas une « apparence sensible » derrière laquelle se cacherait le réel. Il est le mode d’existence même de la réalité. Dans les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl commence par élucider le concept de « fait ». La connaissance naturelle, dit-il, commence avec l’expérience et demeure dans les limites de l’expérience. Et toutes les sciences se placent dans cette attitude naturelle pour laquelle on peut poser l’équivalence de trois concepts, « être réel », « être vrai » et « être dans le monde ». La réalité naturelle nous est originairement donnée. Et il s’en déduit que « le monde est la somme des objets d’une expérience possible et d’une connaissance possible par expérience ». Toutes les sciences issues de l’expérience sont « des sciences du fait ». L’expression est précise, elle écarte toutes les définitions vagues (sciences de la nature, etc.). En effet, « Dans l’expérience, les actes de connaissance fondamentaux posent la réalité naturelle sous forme individuelle » (Idées directrices…, I, 1, §2). Ce qui nous est donné nous est toujours donné dans une certaine existence spatio-temporelle – alors que la même réalité considérée dans son essence pourrait être ailleurs, à un autre moment, etc. De ce point de vue l’être individuel est contingent, et c’est cette contingence que Husserl nomme « facticité ». Mais cette contingence a un corrélat : la nécessité. Ce qui est contingent implique la possession d’une essence qu’il s’agira de saisir dans sa pureté, car ce qui est donné dans l’expérience est toujours un « ceci là ». Nous laissons de côté les développements de Husserl sur la saisie de cette essence. Retenons seulement que ce qui se donne c’est d’abord le fait dans sa singularité empirique. Il n’est pas de science qui ne parte de là. Et en ce sens, la référence aux faits est donc le point de départ nécessaire de notre connaissance du monde.
Éclaircissons encore cette notion de fait. Le fait est à la fois ce qui est exprimé par une proposition et un certain état de choses. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein commence par définir le fait. « 1. – Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. 1.11 – Le monde est déterminé par les faits et par ceci qui sont tous les faits. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. 1.2 – Le monde se décompose en faits.» Et il précise : « 2 – Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de choses. 2.01 – L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses). 2. 011 – Il fait partie de l’essence d’une chose d’être l’élément constitutif d’un état de choses. » Et ceci encore : « 6.13 – La logique n’est point une théorie mais une image qui reflète le monde. La logique est transcendantale. » Dans cette conception, les propositions sont des « images des faits » et la totalité des pensées vraies est l’image du monde (3.01). Wittgenstein renouvelle ici l’antique conception aristotélicienne qui veut que dire le vrai est dire ce qui est : « 2.221 – ce que l’image figure est son sens. 2.222 – C’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté. 2.223 –Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité. » Et si la proposition est une image logique, elle représente un état de choses. Ainsi, une proposition qui ne réfère pas à un fait (sachant qu’une image est aussi un fait) est une proposition dénuée de sens. On le voit sans la moindre ambiguïté : la référence aux faits est tout simplement le sens de la proposition et donc aucune vérité n’est possible sans cette référence aux faits.
(II)
Dans la philosophie du Tractatus, les faits élémentaires sont des « faits atomiques » auxquels correspondent des propositions atomiques. Un fait atomique est un état élémentaire de la réalité. Mais on est bien en peine de dire ce qu’est un « fait atomique ». Une proposition atomique est assez simple à définir. La proposition « le chat est sur le tapis » est atomique car je ne peux supprimer aucun des termes de cette proposition sans qu’elle ne devienne un énoncé privé de sens. Mais en quoi le fait que « le chat est sur le tapis » peut-il être considéré comme un fait atomique ? En rien car il n’y a rien d’élémentaire dans le fait que le chat est sur le tapis puisque le tapis est devant la cheminée et que le chat s’y met car il fait chaud, et ainsi de suite. Autrement dit, le fait n’est élémentaire que parce que la proposition qui le décrit est atomique. C’est donc la proposition qui définit le fait comme élémentaire ou atomique, mais un autre ensemble de propositions pourraient bien ne plus faire apparaître « le chat est sur le tapis » comme un fait atomique. L’idée de construire un langage qui permettrait de décrire de manière univoque les états de chose qui constituent le monde semble parfaitement chimérique. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wittgenstein a renoncé à l’atomisme logique du Tractatus.
En vérité, les faits sont divers et ne prennent de sens qu’à partir d’une orientation de l’esprit. On parle parfois de faits bruts pour désigner les faits appréhendés directement, intuitivement, et non par l’entremise d’idées générales. Cela pourrait par exemple concerner tous les savoirs pratiques, techniques, découverts empiriquement par les artisans ou les paysans. Mais on peut se demander si de tels faits bruts existent, si les faits ne sont pas toujours en réalité des faits construits à partir d’idées générales et de schèmes interprétatifs sous-jacents. En science, il est clair que les faits bruts n’existent pas. Ce sont toujours des faits construits. « Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. » (Kant, préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure) La connaissance, donc, est ainsi conçue comme production, comme activité pratique de l’esprit humain. Pour les Anciens, la connaissance était du domaine de la theoria, de la contemplation. Le vrai devait se montrer de lui-même comme le « non-voilé ». Ici au contraire, le vrai est construit, il n’est pas déjà là, il est un résultat, l’achèvement d’un « projet ». C’est une idée qui peut choquer notre sentiment spontané de la vérité. Une vérité « construite », une connaissance qui n’est pas autre chose que ce que j’avais présupposé et projeté, n’est-elle pas une connaissance factice, un artifice ? Ce n’est évidemment pas le cas pour Kant. La connaissance n’est pas un produit de la fantaisie. Elle doit se projeter sur la réalité extérieure, elle doit structurer et rendre cohérentes nos sensations. Kant nous dit qu’elle « doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes ». Mais ceci n’est pas propre à la conception kantienne de la science. Bachelard le dit aussi : l’instrument de mesure est déjà une théorie, une expérimentation est une théorie et de ce point de vue c’est la théorie qui produit le fait.
Ceci est encore plus vrai, si c’est possible, dans le domaine des « sciences humaines ». Quand il cherche à fonder la sociologie comme science, Durkheim commence par définir le « fait social ». Ce dernier caractérise un certain type de comportements des hommes en société qui présente une certaine généralité dans la société donnée, qui résulte de la contrainte et qui est indépendant du psychisme individuel (voir Les règles de la méthode sociologique). Il n’y a cependant pas accord entre les sociologues sur ce qu’est un fait social. Pour Max Weber l’objet de la sociologie ce sont les « comportements par finalité » à partir desquels peuvent se stabiliser des comportements communautaires. Quelle que soit l’orientation, on voit ici que le fait est d’abord une construction théorique.
Si l’on sort du strict domaine de la connaissance scientifique, on aboutit aux mêmes conclusions. Les faits sont toujours des faits sélectionnés, plus ou moins consciemment dans l’enchevêtrement de ce qui se donne à nous dans l’expérience immédiate. Il est impossible de raconter la vie de quelqu’un ne serait-ce que pendant une journée. Il faudrait décrire dans le détail ses moindres gestes et pour accomplir une telle tâche, une vie n’y suffirait pas. Tout récit procède à une sélection des faits, c’est-à-dire choisit une certaine description au détriment d’un très grand nombre d’autres théoriquement possibles. Un fait n’existe que s’il peut s’exprimer par un énoncé, plus ou moins complexe. Qu’est-ce qui garantit la vérité du fait d’observation (la description d’observation) ? La réponse de Popper est sans ambiguïté : rien ! La cohérence des faits nous donne seulement de bonnes raisons de croire que le fait est bien ce que l’on en dit. Jusqu’à ce qu’un nouveau fait nous oblige à remanier notre « intrigue ».
Autrement dit, il est impossible que soutenir que la référence aux faits garantit la vérité. Ce sont les faits qui ont besoin d’être garantis et il semble qu’ils ne peuvent l’être que par la raison.
(III)
On pourrait être conduit, parvenu à ce point, à une certaine forme de scepticisme. Le fait en tant qu’énoncé prétendant décrire le réel ne serait qu’une interprétation, au sens strict du terme tel que Boèce le définit : « est interprétation toute énoncé qui signifie quelque chose par lui-même ». Nietzsche s’en prend à « l’idolâtrie des faits » et affirme même qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Il pourrait également sembler que l’on puisse avoir raison contre les faits ! L’histoire des grandes révolutions scientifiques l’atteste. Que la chaleur soit une substance particulière nommée « phlogistique », associée au feu, cela semblait un fait incontestable. C’est précisément contre ce fait que Lavoisier construit la chimie moderne.
À l’extrême limite, il semble que n’importe quel fait puisse être inséré dans un discours relativement cohérent rendant compte à sa manière de ce qui nous apparaît. Il est toujours possible de « sauver les apparences ». Inversement, nous savons que les nouvelles théories scientifiques ne sont pas toujours compatibles avec les faits et qu’elles doivent d’abord se soutenir d’hypothèses ad hoc (voir Paul Fayerabend, Contre la méthode). Bref que la référence aux faits ne soit ni suffisante ni même nécessaire comme garantie de la vérité, voilà où nous semblons arriver.
Les faits cependant sont inéliminables tant que l’on pense qu’il y a un sens à rechercher la vérité. Nous ne voyons souvent les faits que comme le point de départ « concret » qui conduit à une vérité générale, un point de départ que finalement on pourrait oublier, l’important étant la vérité générale. Mais il n’en va pas ainsi. Une bonne théorie n’est pas une théorie qui rend compte des faits observés, mais bien plutôt une théorie qui prévoit l’apparition de nouveaux faits. La théorie de Le Verrier expliquant les anomalies de l’orbite d’Uranus par l’existence d’une planète inconnue permettait de prévoir la position de cette planète ce qu’a confirmé l’observation quelques mois après que Le Verrier eût proposé son hypothétique planète. Si on s’en tient à l’attitude « contemplative », rien ne permet jamais de garantir que les faits sont bien ceux que l’on dit et aucune vérité ne pourrait jamais être confirmée ! Et pourtant, comme le dirait Spinoza, nous avons des idées vraies. C’est qu’il faut comprendre la recherche de la vérité comme une interaction entre le sujet connaissant et l’objet de connaissance, une interaction comme celle dont Kant parle à propos de Galilée. Les faits ne sont donc plus simplement des objets d’expérience, des faits d’observation, mais des produits de l’activité de l’expérimentateur. Le fait n’est le garant de la vérité de nos pensées que parce qu’il est un fait produit. Évidemment, ce n’est pas Le Verrier qui a produit la planète Neptune ! Mais c’est la théorie de Le Verrier qui a produit le fait « observation de la planète Neptune à telle position tel jour ».
Cela ne serait-il vrai que des vérités scientifiques ? Nullement. Nous ne pouvons évidemment pas nier que le monde extérieur à notre conscience existe : le nier est « la plus grande honte de l’esprit humain » disait Diderot. Mais ce que nous connaissons du monde, ce n’est pas la réalité elle-même mais la manière dont nous nous y rapportons. Nos idées sont toujours le produit de cette interaction entre le sujet humain et son environnement. Si j’affirme que « le chat est sur le tapis », c’est parce que je me rapporte à un certain moment à mon environnement dont j’explore toutes les possibilités. Tous nos concepts sont le résultat de l’activité de synthèse opérée par l’entendement (ici les concepts de chat et de tapis, par exemple), mais cette activité a pour présupposition et pour garantie ultime ce rapport entre moi et le monde, rapport qui fait exister le fait comme tel.
Quelles conclusions pouvons-nous formuler ? On pourrait dire que la vérité n’est toujours que l’accord de la raison avec elle-même par la médiation nécessaire de l’expérience des faits – cette expérience qui se présente toujours comme un donné et non comme une pure activité de la pensée : le fait serait ainsi le moment extra-logique du processus logique de la recherche de la vérité. Mais nous pouvons dire aussi, et ce ne serait qu’une manière de dire la même chose, que le fait est toujours ce qui est effectué par la raison et ainsi la référence au fait, comprise dans sa dimension de déploiement de l’activité de l’esprit, est-elle bien la garantie ultime de la vérité, c’est-à-dire de l’effectivité de la pensée, tant est-il que la tâche soit bien, comme le disait Hegel, de penser le réel.
La passion de la vérité
Un texte de Nietzsche s’intitule La passion de la vérité (1872). Étrange titre. La vérité est de l’ordre de la raison elle-même. Comment pourrait-elle être objet de passion ? « Ni rire, ni pleurer, comprendre », telle est la maxime de quiconque se veut en recherche de la vérité, une vérité dont les passions nous détournent. Au tribunal, il est demandé au témoin de parler sans haine et sans crainte, c’est-à-dire de mettre à distance ses passions. Il s’agirait donc d’écarter toutes les passions pour se consacrer à la recherche de la vérité. Mais cette attention exclusive à la vérité n’est-elle pas aussi une sorte de passion ? Mettre la vérité au-dessus de toute autre considération, lui donner la force suprême, celle qui nous amène à reléguer au second rang nos autres intérêts, ne serait-ce pas là la définition même de la passion de la vérité ? Mais il se pourrait encore que cette passion de la vérité ne masque une autre vérité, plus inavouable, celle qui désigne cette passion comme le masque ultime du désir d’emprise, de cette concupiscence de savoir (libido sciendi) dont parlait Augustin ?
Partons de Spinoza. L’Éthique est, en son centre, une théorie de l’affectivité. Après avoir montré la puissance des affects sur nous-mêmes – affects passifs, c’est-à-dire passions – Spinoza introduit une nouvelle catégorie d’affects, les affects actifs. Il pose (dans les dernières propositions de la IIIe partie) que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord qu’action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre.
Il y a donc un renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57. La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet, l’esprit se considère lui-même nécessairement quand il a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même temps que nous le savons et ainsi de suite). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’esprit a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance parce qu’il ne subit plus mais comprend, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.
Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit en tant que nous sommes actifs. D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique. Toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir. Philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale !
Telle est la voie qui s’ouvre vers une libération de l’homme à l’égard de la dépendance affective. Évidemment, stricto sensu, nous ne pouvons parler de « passion » de la vérité. Mais la vérité agit bien à la manière des passions, et même de la plus puissante et de la plus constante de toutes les passions. La passion de vérité est, si l’on peut dire, une sorte de « passion active ».
On retrouve une idée assez proche chez Hegel. Mais c’est une idée qu’il est aisé de comprendre. Pour faire de grandes choses il faut être passionné, c’est-à-dire qu’il faut y être intéressé. Le travail du savant demande une concentration de toutes les forces intellectuelles vers l’objectif de la vérité. Le savant est passionné de science ! Et cette passion désintéressée est aussi celle qui procure les plus grandes joies.
Cependant, comme Nietzsche le soupçonne, ce désintéressement apparent pourrait bien masquer des motifs plus impurs et plus troubles, quelque chose où s’exprime la méchanceté. Ainsi dans Le gai savoir » écrit-il, juste après avoir parlé des croyants : « Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique, mais aussi cet impétueux désir de certitude qui éclate aujourd’hui dans les masses, sous la forme scientifico-positiviste, ce désir de vouloir posséder quelque chose d’apparemment stable (tandis que dans la chaleur même de ce désir on se préoccupe fort peu des arguments propres à fonder la certitude) ; tout ceci témoigne encore du besoin d’un appui, d’un soutien, bref de cet instinct de faiblesse qui, il est vrai, ne crée pas, mais conserve les religions, les métaphysiques, les convictions de toutes sortes. Il reste que tous ces systèmes positivistes s’enveloppent des fumées d’un noir pessimisme, de quelque chose qui tient de la lassitude, du fatalisme, de la désillusion, de la crainte d’une désillusion nouvelle – ou encore ils témoignent visiblement du ressentiment, de la mauvaise humeur, d’un anarchisme d’exaspération, comme aussi de tous autres symptômes ou mascarades du sentiment de faiblesse. » (§347) Ou encore ceci dans La volonté de puissance : « Cet univers perspectiviste, ce monde fait pour les yeux, le toucher et l’ouïe, est très faux, comparé à ce qu’il serait pour un appareil sensitif plus délicat. Mais il cesse d’être intelligible, compréhensible, praticable et beau dès que nous affinons nos sens; de même la beauté s’efface dès que nous réfléchissons aux événements de l’histoire; la catégorie de fin est à soi seule une illusion. Bref, plus nous résumons superficiellement et grossièrement les choses, plus le monde nous paraît précieux, précis, beau, significatif. Plus on approfondit, plus s’efface notre appréciation de sa valeur, plus nous tendons à le croire vide de sens. C’est nous qui avons créé un monde pourvu de valeur ! Cela connu, nous reconnaissons aussi que le respect de la vérité est la conséquence d’une illusion, et qu’il faut estimer plus haut la force plastique, simplificatrice, constructive, inventive. “Tout est faux, tout est permis.” »
Curieusement, les attaques de Nietzsche contre la passion de la vérité pourraient rappeler saint Augustin. La seconde tentation, après celle de la chair, est la curiosité. Elle se distingue de la concupiscence charnelle précisément par le fait qu’elle n’est pas charnelle. Elle est « dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse » et cette passion est particulièrement pernicieuse parce qu’elle « se couvre du nom de science ». Ce « désir de connaître » est d’abord celui de la connaissance par les yeux, mais la vision ici englobe tous les autres sens. À la différence des plaisirs de la vue, la curiosité ne concerne pas seulement les beaux objets ou les sons harmonieux mais aussi le contraire. Le curieux est curieux du spectacle du malheur, de la mort ou du massacre. Mais ce que vise ici saint Augustin est le désir de connaissance en général : « Il est vrai que le plaisir du théâtre ne me touche plus ; que je ne me soucie point de connaître le cours des astres ; que je n’ai jamais consulté les ombres des morts et que j’abhorre toutes ces pactions sacrilèges qui se font avec les démons. » (Confessions, Livre X, Chap. XXXV) La tragédie, qui met en scène le déchaînement des passions humaines, et la comédie, qui montrent les vices de l’âme humaine, font partie des spectacles qui excitent la curiosité et par là détournent l’âme de ses véritables objets. Quant aux « sciences » évoquées ici, ce sont celles qui permettent de deviner l’avenir, autre vaine curiosité. La seule vérité qui vaille, c’est Dieu et cette vérité ne peut procéder de la connaissance rationnelle mais de la grâce divine. Pour le reste, la passion de la vérité est la passion que suscitent en nous le spectacle du malheur et les « pactions sacrilèges ».
La passion de la vérité, en sa manifestation première, est la passion de connaître les « secrets de la nature », pour s’en emparer et la dominer (« devenir comme maîtres et possesseurs de la nature »). Rien ne doit nous échapper, car plus le savoir est vaste et plus nous nous sentons dans cette position d’extériorité par rapport à la nature qui caractérise la condition de l’homme moderne. Interroger la nature « comme un juge en charge », dit Kant exposant ainsi sans fard cette conception inquisitoire de la vérité qui se développe avec la science moderne. Ce qu’il faut trouver, en réalité, c’est le secret ultime, le secret de la naissance et de la mort, seul moyen dont nous disposions – même si c’est un moyen purement fantasmatique – pour échapper à la pure contingence de notre existence, à sa « facticité » dirions-nous en langage sartrien.
La concupiscence du savoir se lie à la troisième concupiscence citée par saint Augustin, l’orgueil et la gloire, l’appétit de dominer (libido dominandi). Celui qui est certain de détenir la vérité est toujours un peu fanatique, ainsi que le disait Alain. L’autre doit se soumettre lui aussi à la vérité. Si je détiens la vérité, l’erreur se transforme en un crime contre la raison, crime d’autant plus grave que l’erreur sera vénielle et que mon interlocuteur sera moins éloigné de moi. Pitié pour qui se fourvoie complètement, mais intransigeance pour les petites différences. Vérité et tolérance ne font pas bon ménage. Celui qui est tolérant, c’est celui qui croit faiblement en la vérité qu’il détient, ou celui qui n’attache pas une grande valeur ! C’est évident lorsqu’il s’agit des vérités religieuses : tel qui prône une religion d’amour est prêt à tuer quiconque ne partage pas sa conception de la double nature du Christ ou de la présence réelle dans la sainte Eucharistie. Qu’on puisse maîtriser les langues mais non les esprits, ainsi que le faisait remarquer Spinoza, cela nous met facilement en rage. Si Hobbes n’avait pas tout à fait tort de soupçonner que la liberté religieuse annonce le retour proche du « glaive privé », c’est-à-dire la dissolution de l’état civil et le retour à la guerre de chacun contre chacun, peut-être en tout organisation étatique les passions politiques trouvent-elles leur suprême réalisation dans l’instauration de la vérité d’État. L’histoire enseigne que cette passion de la vérité a été au moins aussi destructrice que les passions de la conquête, du pouvoir et de l’argent.
La passion de la vérité s’exerce aussi directement à l’encontre de celui sur qui l’on revendique l’emprise, le pouvoir de commander ses actions. Le catholique pieux doit régulièrement confesser ses péchés, en faire l’aveu. Des gros péchés massifs (mensonge, luxure, etc…) aux plus petites pensées impures, rien ne doit échapper à l’attention vigilante du confesseur, représentant de Dieu. Le confessant s’humilie comme il se doit devant le Seigneur tout-puissant et il devra accomplir sa pénitence. Si on ajoute que le gros morceau des manuels des confesseurs portait sur la sexualité, on voit quels secrets doivent être découverts, confirmant la place centrale qu’y occupe la libido. On voit ici combien le maniement de la vérité est bien un moyen d’avoir empire sur d’autres hommes. C’est ce que l’on retrouve dans les systèmes totalitaires. Être membre du parti, c’est renoncer à ses « petits secrets », être parfaitement transparent aux yeux des supérieurs et finalement du secrétaire général qui voit et sait tout par le moyen du corps des bureaucrates du parti, dans le système stalinien. D’où l’importance de la « bio », la biographie de l’impétrant à quelque fonction de responsabilité militante. D’où aussi, à intervalles réguliers, le rituel de l’autocritique qui trouve son point culminant dans les sinistres parodies de justice que furent les grands procès de Moscou.
Ainsi la passion de la vérité pourrait-elle instaurer une relation complémentaire et hiérarchique, entre le persécuteur et le persécuté. Une relation dont Freud a déjà montré en quoi elle consistait : sadomasochisme. Le sadisme est une pulsion d’emprise, un désir de se donner le contrôle total sur la personne d’un autre. Jouissance de celui qui extorque la vérité qui fait souffrir celui qui doit avouer. Jouissance double : celle que procure l’humiliation d’autrui et jouissance de sa propre puissance – jouissance narcissique. Mais aussi jouissance secrète de celui qui avoue, proprement masochiste alors, un peu comme la jouissance de la fessée rapportée par Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions. C’est encore cette passion que l’on retrouve dans la fureur jalouse : « tu me caches quelque chose », soupçonne le jaloux qui veut savoir à tout prix la vérité et se délecte à l’avance de la confirmation de ses soupçons.
On le voit donc : la passion de la vérité se révèle essentiellement ambivalente. Noble passion du savant ou du philosophe, noble passion du magistrat ou de l’homme honnête, mais aussi passion méchante et cruelle, passion de la persécution. Sont-elles séparables l’une de l’autre ? On peut l’espérer. Le sage spinoziste ne cherche pas à dominer, pas même à dominer la nature, il ne cherche que l’accord de son esprit avec l’ordre des choses. Mais sitôt que la vérité est coupée de cette haute aspiration philosophique, sitôt qu’elle se réduit à la simple volonté de savoir – une forme de la volonté de puissance –, ces deux formes de la passion de la vérité deviennent difficiles à dissocier comme l’avers et le revers de la tunique.
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