lundi 20 juin 1994

Jankélévitch et la morale

Tous les livres de Jankélévitch tournent autour de la morale. Et pourtant on peut se demander s’il n’y a pas d’œuvre philosophique aussi peu moralisatrice que la sienne. Les « paradoxes de la morale » et non la morale elle-même en constituent le fonds. Or ces paradoxes démontrent l’impossibilité d’écrire un traité de morale. Son traité des vertus conduit à l’impossibilité de définir la vertu et à l’extrême difficulté d’être vertueux. Dans l’élan de la bonne action, Jankélévitch nous met sous le nez le calcul sordide qui s’y cachait. Pascal et La Rochefoucauld sont souvent cités et ce n’est pas par hasard. Les moralistes français aiment à peindre noir sur noir et loin que cette peinture conduise à un cynisme de bon aloi, elle taraude la bonne conscience. L’homme n’agit pas pour atteindre un souverain bien qui serait défini en soi mais c’est au contraire l’action elle-même qui est bonne ou mauvaise. Or le souverain bien donne lieu à des tartines de philosophie ou de théologie, alors que le moment de l’action échappe par définition au verbiage du philosophe. Contradiction que la philosophie des professeurs a du mal à admettre, car elle ne peut se faire à l’idée qu’il y ait un «tout autre ordre» que celui de la philosophie, car les autres ordres sont par construction des sous-chapitres et des sections de la discipline architectonique qu’est la « science philosophique », telle que l’a instituée la philosophie systématique allemande. Il est d’ailleurs à remarquer que la philosophie devient système à peu près au moment où elle devient une institution universitaire. Après Kant et Hegel, il n’y a pratiquement plus aucun philosophe qui ne soit d’abord un professeur de philosophie, bien assis sur sa chaire. Jankélévitch, grand professeur s’il en fut, se situe délibérément à l’écart de cette tradition. Il ne cite presque jamais les grands philosophes allemands. Kant un peu, parfois Leibniz, Hegel presque jamais. Seul Nietzsche a encore droit de cité dans le « Traité des vertus ». Par contre Platon et les grands mystiques, l’Ancien Testament et l’évangile constituent les références citées, analysées, décortiquées de ce travail. Or la pensée de Jankélévitch est parfaitement éloignée d’une pensée théologique. Beaucoup plus en tout cas que la pensée des grands rationalistes qui passent leur temps à définir Dieu.
Jankélévitch aborde de nombreuses questions. Parmi celles-ci, deux me semblent devoir être relevées. Celle de l’eudémonisme d’abord ; celle du rapport entre la fin et les moyens ensuite. Considérons d’abord le problème de l’eudémonisme. Aristote définit le bonheur comme but de l’action morale. Être vertueux conduit au bonheur, à un bonheur qui n’est pas défini de manière univoque, à un bonheur dont il existe des gradations et qui culmine dans le « souverain bien » qu’est la contemplation de l’Un. Les moyens d’atteindre le bonheur sont de deux ordres : l’ordre de la science qui conduit au vrai et celui de la prudence qui guide l’action pratique. D’une manière ou d’une autre la plupart des philosophes adaptent un point de vue proche. Les chrétiens ne prônent pas l’action désintéressée puisque le Souverain Bien leur est promis dans l’autre monde, dans le Paradis qui est la nouvelle forme du souverain bien. La morale des philosophes modernes, celle de Hobbes ou celle de D’Holbach renonce à la théologie et tente de se justifier par l’utilité générale, dans le calcul d’une optimisation du bonheur social qui doit être fondé sur la justice. Mais précisément Jankélévitch montre que la justice ne suffit pas, qu’elle n’est pas en elle-même la morale, que l’égalité arithmétique ou géométrique doit être dépassée par l’équité qui est toujours une justice portée aux limites de l’injustice et forme l’un des intermédiaires entre la justice et l’amour. Si les classiques font de la justice la  par excellence, Jankélévitch montre au contraire son caractère ratatiné, uniquement mathématique, et en fin de compte plus esthétique que proprement éthique.
Avant la légalité, il y a toujours l’illégalité du commencement, illégalité vitale qui, étant la première injustice, fait démarrer l’ordre juridique lui-même ; et la justice ingrate renie ses propres origines quand elle punit cette initiative arbitraire et violente d’où elle est issue.[1]
La justice, même proportionnelle, reste au fond la loi du talion. « Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui de fasse » – maxime qui résume selon Hobbes les principes de la  – n’est qu’une version améliorée de ce « donnant-donnant » qui fonde l’utilitarisme.
Même Kant, avec son impératif catégorique finit par justifier, non pas du point de vue de la raison pure mais du point de vue la raison pratique sa métaphysique des mœurs en expliquant que si l’action ne doit pas être motivée par l’intérêt, elle est malgré tout la seule manière humaine d’atteindre le souverain bien. Ainsi Kant écrit : « dans la loi , il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné. »[2]
Néanmoins, si la  n’est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, elle est cependant celle qui nous dit « comment nous devons nous rendre dignes du bonheur »[3]. Autrement dit, la critique radicale de Kant finit, même si c’est sous une forme atténuée, par rejoindre les morales eudémonistes, dans leur version chrétienne. Et c’est pourquoi la  se trouve rationnellement justifiée dans l’intérêt de la raison. On peut d’ailleurs noter que le ver était dans le fruit, car le principe de l’impératif catégorique, « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action soit une maxime universel » est la formulation positive, universaliste, et pour tout dire convenablement déguisée par la métaphysique allemande, de l’utilitarisme franc de Hobbes.
Or Jankélévitch met en cause fondamentalement ce lien, même atténué entre la moralité et le bonheur. Il dénonce impitoyablement la « bonne conscience », qui est le comble de la mauvaise foi, de celui qui se complairait, ne serait-ce qu’un instant, dans la contemplation de sa propre moralité. Or agir pour être digne du bonheur, c’est déjà juger sa propre moralité à l’aune d’une récompense promise. C’est l’exemple de l’ascète qui se prive pendant vingt ans et qui pour succomber une seconde à la tentation d’un beau gâteau, mérite l’enfer, le mérite bien plus que le gourmand qui pêche chaque jour sans essayer de donner des leçons de . Alors que les philosophes donnent le bonheur comme but ou comme récompense de l’action , Jankélévitch fonde la  sur l’amour, sur un amour qui n’est pas « motivé », qui ne se justifie pas par l’aimé, mais sur un amour qui est l’acte fondamental par lequel l’ego sort de lui-même dans la reconnaissance de l’autre, du «tu» dans son indépendance et sa liberté absolue. A la quête de la substance du bonheur, Jankélévitch substitue l’acte et du même coup la vérité éternelle réside non dans un état mais dans la fine pointe de l’instant.
De la même manière sur la question des rapports entre la fin et les moyens, Jankélévitch inverse les termes des apories classiques. L’impératif catégorique est soumis à une critique en règle dans son purisme. Jankélévitch dénonce la haine et fait de l’amour la  cardinale, mais l’amour n’empêche pas de combattre les méchants, de les combattre sans haine, mais sans nécessairement être trop précis et trop finassier sur les moyens. Le pieux mensonge a sa place dans l’action  comme le dynamitage des trains dans la résistance aux nazis. Jankélévitch ne nous laisse pas en paix. Notre époque, avec son «mal absolu» qu’a représenté le nazisme, ne laisse plus aucune place aux certitudes de la philosophie classique. Se réfugier dans les morales hellénistiques (épicurisme ou stoïcisme) ou dans l’impératif catégorique kantien, c’est se condamner à l’égoïsme ou à la mauvaise foi.
La philosophie de Jankélévitch nous place devant une contradiction fondamentale qui est d’abord la tension dans laquelle nous vivons et à laquelle les systèmes cherchent à échapper. Dans le détail nous ne sommes pas libres, comme dans le détail la pensée peut s’expliquer intégralement sur le mode des neurosciences version Changeux. Mais globalement nous sommes libres et nous avons un esprit qui n’est pas réductible au fonctionnement d’une machine perfectionnée. Biologiquement, tant que l’homme est considéré comme objet de la science, le principe de Hobbes – qui n’est d’ailleurs que celui d’Aristote – est une évidence : l’être tend à persévérer dans son être, et cette pulsion naturelle fondamentale, ce «conatus», suffit à expliquer pourquoi nous vivons en société et pourquoi nous avons, le plus souvent, des conduites à peu près morales en temps ordinaires et pourquoi les passions sont toujours prêtes à se déchaîner. Mais à partir du moment où nous agissons, où nous sommes sujets ou subjectivités, l’action est libre de toute détermination et ne se fonde que sur ses propres exigences et non plus sur une relation mathématique entre la fin et les moyens.[4] La philosophie classique suppose la dualité de l’objet et du sujet et l’hypostasie dans le fameux problème de la connaissance et de l’adequatio rei et intellectu. Mais elle pose la subjectivité dans un homme abstrait, réduit à un pur esprit auquel elle oppose l’objectivité de l’être. Alors qu’en réalité cette dualité est la tension même sur laquelle est fondée l’esprit humain. Je suis à la fois le sujet, en tant que je suis moi, individu individualisé au milieu de mes semblables et objet en tant qu’être générique, en tant qu’occurrence de la classe des humains. Ou plus exactement je suis sujet s’objectivant dans la pratique humaine. Or, dans bien des cas, cette objectivation, qui est aliénation, est aussi la source de la jouissance égoïste et le moyen de la conservation de la puissance. C’est cette contradiction que Marx nomme du nom d’idéologie.
Chose intéressante, Jankélévitch consacre un chapitre à l’examen des scrupules kantiens et socialistes contre la charité. Il montre justement que le socialisme ne réfute pas l’action , mais dénonce uniquement la tartufferie de la charité des possédants mais que cette dénonciation suppose la revendication d’une  supérieure qui est celle qu’expose Jankélévitch – ce marcheur infatigable de la gauche :
… ces critiques atteignent surtout une pitié hypocrite et complaisante qui est le contraire même de l’amour. La justice socialiste n’a jamais prétendu rendre l’amour inutile : elle le purifie plutôt de toute charlatanerie et de tout pharisaïsme.[5]
Mais Jankélévitch ajoute :
La justice ne rendra pas la grâce inutile, parce que si rien ne remplace la justice, rien non plus ne remplacera l’irremplaçable amour, même dans le royaume de la justice tout le monde aurait encore besoin de gentillesse et de générosité.[6]
Et ce n’est pas seulement un principe pour demain, mais une dialectique à l’œuvre dès maintenant puisque la bonté et la charité se transforment en justice et en nouveaux droits.
Les impératifs pas catégoriques et même pas toujours impératifs de Jankélévitch se révèlent ainsi bien plus pratiques que les doctrines morales prêtes à l’emploi qui retrouvent tant de faveurs de nos jours (cf. supra). La difficulté vient qu’on ne peut pas faire de résumé de la «doctrine» de Jankélévitch. Après l’avoir lu, il ne reste qu’à penser par soi-même, c’est-à-dire à mettre en cause toujours les principes assurés de la bonne conscience.
(Juin 1994)

dimanche 19 juin 1994

L'histoire, science et récit

Le double sens du mot histoire se dédouble à son tour. L’histoire-science et l’histoire-récit entretiennent des rapports ambigus depuis les origines de l’histoire. La distinction peut paraître simple au premier coup d’œil. L’histoire se présente d’abord comme un récit : Thucydide «raconte» la guerre du Péloponnèse. Suétone nous fait le récit de la vie des douze Césars. Louis XI est bien connu grâce aux chroniques. Ces récits incluent une plus ou moins haute dose de fantaisies, de racontars (dans le cas de Suétone, par exemple). Le récit se sépare d’emblée clairement de l’histoire, telle que nous la concevons aujourd’hui (et telle qu’elle s’est constituée comme discipline à la l’époque moderne).

Dans le récit est tout d’abord absente ou presque la critique des sources. Or l’historien ne peut considérer un fait que s’il a les moyens de l’établir, d’en mesurer la véracité ou s’il le garde bien que douteux, il doit donner une justification de l’hypothèse. Ainsi de nombreux historiens ne prennent plus au sérieux Suétone pour ce qui concerne les faits reprochés à Néron, dont quelques-uns semblent être des calomnies colportées par les Sénateurs romains et reprises par les chrétiens.
Deuxième trait caractéristique de l’histoire : le récit rapporte l’enchaînement des faits, donne parfois des explications mais laisse l’histoire en tout état de cause sur un seul plan. L’historien au contraire découpe l’histoire en plans distincts ayant leur propre enchaînement explicatif et leur propre portée. Les causes efficientes directes et visibles se superpose à des causes plus profondes (par exemple faisant entrer en ligne de compte les rapports économiques, l’évolution des mentalités, etc.) qui elles-mêmes expriment des tendances longues (des «trends» séculaires dirait Braudel).
Troisième trait : l’auteur de récit ou de chronique est un individu, qui assume son œuvre à la première personne du singulier. L’historien s’intègre volontiers dans une école. Il se rattache à un type d’interprétation, ou au moins à un style interprétatif. L’école des Annales, l’histoire des mentalités, l’histoire économique, l’histoire marxiste, autant de manières de faire de l’histoire qui s’opposent souvent, mais comme les théories physiques, prétendent donner un système plus ou moins complet qui approche une vérité scientifique objective au contraire du récit qui ne contient au plus qu’une vérité littéraire et des vérités factuelles.
Cette vision, qui est celle qu’on a nous a proposée dès le lycée – même si ce n’est pas toujours dans ces termes – présente cependant des lacunes et des défauts qui menacent de ruine cette dichotomie un peu simpliste. Les sources, même bien établies ne disent cependant rien par elles-mêmes ; elles sont toujours susceptibles d’interprétations diverses. Or leur validité n’est pas seulement le fondement de l’interprétation, elle est aussi largement fondée elle-même sur l’interprétation. L’ouverture des archives soviétiques en donne une illustration saisissante notamment au travers des accusations lancées contre Jean Moulin ou l’interprétation des interrogatoires de Léopold Trepper par le KGB. Ceux qui veulent à tout prix accréditer leur thèse considère que ce qui est dit dans les archives du KGB correspond à la vérité. La source est là et elle est indiscutable, mais ce qu’elle dit ne s’énonce pas simplement et n’est manifesté que par le travail de l’interprétation qui suppose qu’on sache comment ont été faits les procès-verbaux des hommes de la Loubianka, quels étaient leur but et en fin de compte quelle était la véritable signification du stalinisme. L’histoire demeure, quoi qu’on fasse, une science «herméneutique».
En outre l’histoire ne peut pas se passer du récit. L’analyse des sources, la recherche des systèmes explicatifs, l’explicitation des articulations entre les divers niveaux de causalité, tout cela doit in fine être mis en œuvre dans la reconstitution du récit de l’histoire. On peut faire la statistique économique et sociale de la Russie d’avant 1917, étudier les mentalités qui aboutissent à la domination de Raspoutine à la cour du Tsar, analyser les causes de la guerre de 1914 et l’échec de l’armée russe, rien de de tout cela ne produira logiquement la révolution de février 1917. L’événement historique reste irréductible. Ce n’est pas dans la statistique économique qu’on trouvera le discours de Lénine à l’arrivée à la gare de Pétrograd, ni l’éloquence de Trotsky, ni la couardise des chefs libéraux, mencheviks et SR... Quand le cuirassé Aurora sous la direction du bolchevik Antonov-Ovssenko tire (à blanc) sur le palais d’hiver et provoque la fuite de ses occupants, c’est l’événement singulier, l’événement du récit qui devient véritable historique, laissant toutes les raisons profondes à leur impuissance.
Car ce qui fait la spécificité de l’histoire, ce qui fait qu’on appelle histoire cette succession des générations de l’humanité – et qu’on ne se contente pas comme la Bible du «qui genuit» – c’est justement cette irruption de la nouveauté. Dans les sciences «dures» il n’y a de nouveauté que la découverte par le savant, mais l’objet de l’étude est toujours considéré comme déjà là, au moins en puissance. En histoire, le nouveau surgit à chaque pas et ne se laisse pas enfermer dans ce qui est déjà là et ce qui est déjà connu. Or ce nouveau dans le passé est précisément la matière même du récit. Et la relation initiale que nous avions mise en évidence – le récit a besoin d’explications – s’inverse : c’est le récit qui devient l’explication des explications.
On en est avec l’histoire comme avec toutes les «sciences morales», les «Geisteswissenschaften», le sujet chassé par la porte rentre immédiatement par la fenêtre. La recherche, de strates en strates, de l’objectivité conduit à retrouver la subjectivité la plus irréductible. La matérialité ultime de l’histoire c’est la subjectivité humaine et c’est pourquoi l’opposition de l’histoire et du récit ne doit pas être considérée comme une dichotomie rigide mais comme une tension entre deux pôles opposés mais tout aussi liés que le sont le pôle nord et le pôle sud de l’aimant.
(juin 1994)

samedi 5 mars 1994

La philosophie peut-elle dire ce qui doit être ?



On essaie de séparer l’ontologique de l’axiologique ; la pensée morale contemporaine, pour lutter contre le scientisme, vise à poser des frontières entre ces deux domaines. Le scientisme est toujours en effet – d’une manière ou d’une autre – l’idée que l’exposé de ce qui est non seulement conduit directement à la conclusion en termes de devoir mais est déjà cette conclusion elle-même. Soit parce que «dire c’est faire» comme dirait Austin et que la seule chose qui doive être faite c’est exploiter jusqu’au bout les possibilités de la description scientifique du monde, soit que le faire futur ne soit plus posé comme faire résultat d’une décision mais au contraire déjà considéré comme s’il était déjà fait, comme s’il faisait partie de ce qui est dit.
Les difficultés, que la nouvelle philosophie avait collé sur le dos des «maîtres penseurs», sont bien plus profondes, bien plus enracinées dans le sol de notre culture. On peut remonter jusqu’aux Grecs chez qui l’Un, le Bien, le Beau sont en réalité trois figures de la même entité supérieure, transcendante qui doit guider la pensée et le chemin du Sage. Chez eux la séparation de la science de l’être et de la morale est tout bonnement impensable. Du reste la meilleure chose que puisse faire l’homme consiste précisément dans la science de l’être qui seule peut nous ouvrir la voie de la contemplation du Bien.
Il y a un deuxième aspect qui maintenant va nous ramener directement à la question initiale. La fusion grecque de la philosophie morale et de la métaphysique est liée à une conception qui, au moins avant les philosophies hellénistiques, ne posait pas l’individu en son sens moderne comme un être à part, un étant dont l’être est d’être-mien, comme dirait Heidegger[1]. Tout naturellement, énoncer des lois morales, dicter des comportements, c’est énoncer ce qui doit être. Autrement dit la question ne pose pas : la philosophie non seulement dit – ou du moins prétend dire – ce qui est. Mais encore elle dit ce qui doit être. L’être et le devoir-être sont mêlés dans toute cette histoire de la philosophie occidentale au point qu’on ne peut presque jamais les séparer[2].
Or ce devoir-être est éminemment suspect. A double titre : d’abord parce qu’il présuppose qu’on sait dire ce qui est. C’est apparemment une affirmation de bon sens. Mais tellement de bon sens, tellement évidente qu’elle est l’objet des principales discussions non seulement dans la philosophie mais aussi dans les sciences les plus rigoureuses. Qu’est-ce que c’est qu’un atome ? Qu’est-ce que la matière ? Quels sont les objets fondamentaux, premiers, de la science physique, c’est une des questions épineuses de l’épistémologie et de la philosophie contemporaine. Ce qui est ce sont des « étants ». Mais ce que nous voyons est-il vraiment une chose qui est vraiment ? Dire ce qui est suppose qu’on ait su déjà se débarrasser des apparences trompeuses, qu’on soit capable de déterminer des moyens d’obtenir des certitudes, etc. Avec Descartes, la chose se complique encore plus puisque voilà que le fondement de toute certitude ne se trouve plus dans l’être lui-même mais dans le sujet qui pense l’être dont la seule certitude est celle des cogitata. D’où devait sortir un jour la phénoménologie de Husserl qui pose que la fondation de l’être transcendant est immanente.
Suspect à un deuxième titre est ce devoir-être. On peut l’entendre en deux sens, conformes à la duplicité du verbe devoir dans la langue française. Ce verbe définit à la fois la modalité de l’être et l’obligation. «Il doit être midi» signifie «il est presque certainement midi», «j’en suis sûr à 99%, il est midi».Dans l’obligation, il recouvre sous un même mot deux sortes d’obligations que d’autres langues séparent nettement. D’une part l’obligation découle de l’enchaînement de circonstances contingentes : je dois partir parce que j’ai rendez-vous ; et d’autre part l’obligation morale : je dois faire le bien. Les deux derniers sens sont liés parce qu’ils renvoient à la nécessité, le premier sens fonctionne à l’inverse en ce qu’il affaiblit la nécessité, la module.  On pourrait encore recenser d’autres sens de «devoir» et analyser ses divers emplois  – à la mode la philosophie analytique. Mais pour notre propos, ces trois sens suffisent.[3]
Si on dit que la philosophie dit ce qui doit être, en quel sens le verbe devoir est-il utilisé dans cette expression ? C’est la première question à trancher. La philosophie énonce-t-elle des propositions concernant la nécessité de ce qui est ? C’était la tâche de la philosophie dans les temps anciens, dans la mesure où elle incluait la physique et toutes les autres sciences. La progressive autonomisation des diverses sciences, ainsi que la fin du rôle architectonique de la philosophie – sauf dans l’esprit de quelques philosophes qui prennent leurs désirs pour des réalités – rend ce sens bien aléatoire. Si la philosophie peut dire ce qui doit, c’est bien uniquement dans le sens de l’obligation morale qu’on doit comprendre le verbe devoir.
Or l’obligation morale ne peut pas être formulée comme du devoir-être – comme les psychologues spécialistes en « relationnel » nous parlent du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Devoir-être est une expression difficile à comprendre. L’être est, disait Parménide et on ne sait pas plus devoir être que savoir être. Savoir être n’est jamais autre chose que mimer les gestes, les attitudes, donc produire les apparences qui feront penser aux autres que je suis ce que je veux «savoir être». Il en va de même avec «devoir être». «Tu dois être sage» ne veut pas dire «tu seras effectivement sage» ; bien au contraire si on donne ce conseil ou cet ordre, c’est à celui qui n’est pas spontanément, pas naturellement, pas essentiellement sage. On lui demande simplement de respecter les apparences ou les gestes de celui qui est réellement sage et à qui on n’a pas besoin de dire « tu dois être ». On peut même pousser la séparation, cette faille apparemment pas très large, qui s’est glissée entre l’être et le devoir jusqu’à son terme. On peut dire que dire que là où il y de l’être il n’y a plus de devoir, plus d’obligation morale, plus de bien ou de mal et qu’inversement là où règne le devoir, l’être s’exténue et que ces deux termes apparaissent dans la vie de l’homme comme deux pôles opposés dont l’un l’emporte sur l’autre un moment pour céder dans le moment suivant. La vertu n’est pas autre chose que la capacité de sortir de son être, de forcer sa nature. Le paresseux qui travaille comme un fou pratique le devoir ; il ne devient pas pour autant «courageux», ou plutôt s’il le devient par la force de l’habitude – le travail peut devenir une drogue – il cessera en travaillant d’obéir au devoir, il travaillera comme il mange, boit ou fait l’amour, actes qui ne sont jamais de l’ordre du devoir mais correspondent à la persévération de l’être de son être, à ce conatus spinoziste si important qu’on l’oublie trop souvent quand on philosophe. Autrement dit encore, on ne pratique jamais le bien naturellement. Le bien n’est pas du domaine de l’être, il nécessite l’effort pour surmonter l’être. Le chien est fidèle à son maître mais il n’est pas pour autant vertueux. Les couples de pigeons se font pour la vie, mais ils ne sont pas pour autant des modèles de l’amour conjugal humain. C’est au fond ce qu’on trouve chez Saint Luc : «Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance.»[4]
Jankélévitch intitule un chapitre de son «Traité des vertus», «le devoir-faire». Mais ce devoir est dit-il une «douleur». Car « S’installer complaisamment dans sa vertu en ne comptant que la prolongation spontanée et intensive d’un premier effort, n’est-ce pas le péché pharisien par excellence ?[5] »
La philosophie donc peut-elle dire ce qui doit être ? Elle ne peut sans doute, mais elle sera alors dans l’erreur. Elle peut aider à formuler ce que l’homme doit faire. C’est bien ainsi que Kant l’avait formulé : que dois-je faire ? Le sollen a pour complément naturel une Tat. «Am Anfang war die Tat» dit Faust. Mais la philosophie ne fait que dire ce devoir, qu’énoncer la nécessité d’un faire. Elle ne fait rien en le disant. Elle formule des vérités morales, mais ces vérités morales ne sont que des vérités vides si elles ne conduisent à ces «sur-vérités» morales que les actes moraux. Sartre énonce des vérités morales, l’homme, l’engagement, le salaud, etc. mais c’est Jankélévitch qui fait sauter les trains sous l’occupation. Différence impitoyable entre la vérité et la sur-vérité. La philosophie peut formuler des normes de l’agir, mais elle ne crée jamais l’exigence. En outre elle est loin d’être la seule à pouvoir formuler les normes de l’agir.
On peut reposer notre question différemment : si l’obligation morale est un devoir-faire et s’oppose radicalement au prétendu devoir-être, peut-être la philosophie peut-elle dire ce qui doit être dans l’ordre de l’organisation humaine sociale. La morale s’adresse à l’individu en tant qu’individu subjectif. Ce qui est sollicité en lui c’est la volonté. Mais l’individu se fixe aussi des buts généraux, car le résultat de la vie individuelle des milliards d’hommes, le résultat de leurs fiat multiples et successifs est une société, donc quelque chose qui apparaît aux hommes comme quelque chose qui est en dehors d’eux, qui se présente à eux comme un phénomène de la nature, alors qu’il s’agit du produit non voulu des actions humaines. La société résulte des «faire» des individus, mais elle est devenue un être. Dire ce qui doit être, ce serait alors pour la philosophie dire à quoi devrait ressembler la société humaine dans son ensemble, celle devenant alors le but de la morale. La philosophie politique est une téléologie morale. Si on se place sur ce plan, la philosophie ne s’est pas privée de dire ce qui doit être. De la République platonicienne à la philosophie politique moderne, les plans de cités idéales n’ont pas manqué. On a accusé ces plans d’être à la source des catastrophes politiques, la République platonicienne ou le Léviathan figurant parmi les parents putatifs du stalinisme voire du nazisme. Il semble cependant qu’il s’agisse d’une méprise complète sur le sens des esquisses de cités idéales dressées par les philosophes. Il ne s’agit jamais de dire ce qui doit être mais de dévoiler l’essence de ce qui est. La République n’est pas la description de la cité future, ce n’est pas une utopie, Platon n’a pas l’intention de la soumettre comme objectif à ses concitoyens. Au-delà des apparences et des dépôts qui se sont déposés sur la statue du Dieu Glaucus, il faut retrouver la statue elle-même, la forme originelle, donc mettre à nu l’essence de la République existant réellement[6]. En outre dans le cas de Platon la République est d’autant moins un devoir être, une projection dans le futur que pour lui l’être véritable peut être trouvé seulement par réminiscence et  qu’il est jamais une virtualité à développer mais un archè à retrouver.
La philosophie «faiseuse de systèmes» construit à la fois un système du monde tel qu’il est et une représentation de ce monde tel qu’il devrait être s’il était conforme à son essence, si toutes sortes de parasites n’étaient pas venus le ronger, le déformer, le boursoufler ici et là. Elle dévoile mais ne propose pas de normes arbitraires. Hobbes ne propose l’Etat souverain comme modèle : c’est au contraire l’Etat réel qui est peint. Hegel ne propose point de droit parfait destiné à remplacer le droit existant, mais révèle l’essence du droit existant. Et ainsi de suite. Seul les utopistes au sens strict du terme disent ce qui doit être. Or, Marx commence son oeuvre propre par la critique de ces utopies. Que Hobbes, Hegel ou Marx se trompent, c’est peut-être possible. Peut-être l’État de Hobbes n’a-t-il jamais existé sauf dans les goulets tragiques de l’histoire de ce siècle que furent les dictatures totalitaires.  Le droit hégélien peut être vu à bien des égards comme une préfiguration de l’État corporatiste et on n’a toujours pas fini de disserter sur Marx. Il reste que les plus grands philosophes n’ont pas prétendu dire ce qui doit être à proprement parler. Ils ont cherché à dévoiler ce qui est en puissance dans le monde tel qu’il était à leurs yeux, ils ont cherché l’essence derrière les apparences, mais jamais le caractère normatif de leur philosophie politique n’a été le caractère dominant.
Il y a peut-être dans ce refus d’être prescripteur et de s’avouer comme tel, un abus formidable. C’est du moins ce que de nombreux philosophes modernes pensent. Chez Hegel comme chez Marx, on se trouverait face à une identification entre ce qui est objectivement, rationnellement, et ce qui doit être axiologiquement. Et c’est cette identification qui ferait de certaines philosophies des matrices naturelles du totalitarisme en ce sens que le «doit être» perdrait toute son autonomie, tout son caractère de décision subjective, brutale, que chacun doit assumer, avec sa bonne ou sa mauvaise conscience, pour le diluer dans un fatalisme objectiviste, excuse de toutes les paresses morales et alibi de toutes les barbaries. Cette description peut sembler judicieuse en première approche, au moins appliquée à quelques phénomènes sociaux et politiques et à quelques aventures intellectuelles contemporaines. Les «lois de l’histoire» ont bon dos. Et le «devoir être» historique et social a justifié n’importe quel «devoir faire» – on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs, mais il n’y a jamais eu d’omelette ! Il reste que cette description est bien superficielle. C’est la thèse rebattue de la «nouvelles philosophie» des années 75 dont le livre de Glucksmann résume l’essentiel et qui fournira le fond de commerce de ces sophistes d’un nouveau genre[7].
La première erreur consiste en une extraordinaire surestimation du pouvoir des mots et des idées, et en particulier du pouvoir des idées philosophiques. Gengis Khan n’a eu besoin d’aucun maître penseur pour révéler, avec de faibles moyens un des plus grands exterminateurs de l’humanité. Hitler n’avait pas lu Nietzsche ni Hegel, et les petits et grands bourgeois allemands qui l’ont porté au pouvoir se moquaient de la philosophie systématique allemande comme de leur première chemise. Et quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de la révolution russe sait combien étaient lâches et superficiels les rapports du bolchevisme à Marx[8].
Quand les dictatures totalitaires ont invoqué quelque paternité philosophique, il leur a fallu truquer les textes, car l’État qu’elles construisaient était l’exact opposé de ce que demandait le «maître penseur» supposé. On sait comment la sœur de Nietzsche a truandé les textes de son frère pour fabriquer l’apocryphe La volonté de puissance. Nietzsche haïssait l’antisémitisme et son texte sur Le cas Wagner est à l’avance une satire et un violent pamphlet contre ces nébulosités allemandes qui vont faire l’essentiel de l’environnement culturel et propagandiste du régime. L’apologie de la «brute blonde» dans la généalogie de la morale pose problème mais on peut lui donner un caractère tout à la fois provocateur vis à vis de la morale traditionnelle – kantienne – et vis à vis de lui-même, distingué philologue continuellement terrassé par la maladie et la douleur. La filiation Fichte — nationalisme allemand et romantisme — Hitler défendue en partie par Eric Weil[9], par Alain Finkelkraut[10] ou par Blandine Barret-Kriegel[11] est un prototype du procès philosophique par amalgame, si caractéristique de la pensée totalitaire que ces auteurs prétendent combattre. Enfin pour Marx, suffisamment de choses ont été écrites pour qu’il ne soit pas nécessaire de répéter ici la réfutation de la filiation du marxisme au stalinisme.
Autrement dit la philosophie non seulement peut dire ce qui doit être mais encore elle ne fait que cela depuis ses origines. Sans ce caractère normatif à portée générale la philosophie aurait disparu car elle ne peut pas survivre comme pure spéculation métaphysique ou comme pure sagesse individuelle. Comme elle est à la fois l’une et l’autre, elle conclut nécessairement de ce que doit faire l’homme et de ce que l’être est à ce qui doit être.
(16-18 Mars 1994)



[1]Martin Heidegger : L'être et le Temps
[2]On cite souvent la morale provisoire de Descartes, mais on oublie que pour le père fondateur du rationalisme moderne, la pensée juste est affaire de volonté : il suffit de vouloir pour atteindre l'évidence. La morale se trouve donc placée en un sens au centre de l'épistémologie.
[3]Le dictionnaire de Lalande ne distingue que les deux derniers sens, mais s'il peut s'en tenir là, c'est parce qu'il se limite à la langue philosophique. En vérité, les usages courants montrent une infinité de variations autour des trois sens principaux dégagés ici.
[4]Luc XV, 2-7 La Brebis égarée
[5]V. Jankélévitch : Traité des Vertus I - Le sérieux et l'intention page 125 (Champs)
[6]Marx remarque que le génie de Platon a été de faire de la division du travail le fondement de l'État politique.
[7]Selon ces médiatiques penseurs, c'est à Spinoza qu'il faut remonter pour trouver l'origine du mal.
[8]cf. Boris Souvarine
[9]Hegel et l'État
[10]Défaite de la pensée
[11]L'État et les esclaves

mercredi 15 décembre 1993

L'incommensurable

L'incommensurable peut s'entendre de plusieurs manières. Le mot, au sens propre, désigne ce qui ne peut pas être mesuré avec autre chose, ce qui n'entre pas dans un rapport de mesure. Deux choses qui n'ont rien en commun, qui n'ont aucune qualité commune, sont incommensurables. Par extension, incommensurable peut cependant être pris dans le sens de immense, de ce qui par ses excès est hors de la mesure. Il s'agit cependant d'un sens dérivé que nous laisserons de côté. Les Grecs furent confrontés à l'incommensurable sous la forme de ce qu'on devait appeler plus tard les nombres irrationnels : la diagonale du carré ne peut pas être rapportée à la longueur du côté, ni la circonférence du cercle à son diamètre. Que l'incommensurable et l'irrationnel aient un rapport originel aussi intime, cela doit nous alerter : l'incommensurable n'est-il pas d'une manière général ce qui échappe à la raison, ou encore ce dont la raison ne peut rendre compte puisque la raison comme ratio est d'abord une capacité de mettre en rapport ? Ce qui laisserait supposer que raison et mesure sont non seulement liées mais s'identifient. Pourtant le nombre irrationnel n'est pas un nombre infirme, un nombre "moins nombre" que les entiers ou les rationnels. L'irrationnel a été "apprivoisé" et il est devenu tout à fait raisonnable. Si on prend le terme incommensurable dans son sens étendu, il en va de même : on sait maintenant calculer avec l'infini et de, toutes façons, notre époque n'a pas pour l'ubris la même hantise que la Grèce classique. Autrement dit, la raison humaine a appris à mesurer l'incommensurable. L'incommensurable ne serait-il donc qu'un incommensurable relatif, un incommensurable transitoire, destiné à être réduit un jour où l'autre par le patient travail de la raison humaine ou de la science ?
Si on prend l'incommensurable à son sens premier, on doit nécessairement partir de cette relation étrange que les pythagoriciens mirent en évidence entre le côté du carré et la diagonale. L'impossibilité d'écrire le nombre  2 sous la forme d'une fraction réduite p/q (avec p, q dans N) qui se démontre assez aisément – d'ailleurs à l'aide de l'un de ces raisonnements par l'absurde qu'affectionnaient tant les Grecs – oblige à penser que la longueur du côté et la longueur de la diagonale s'expriment par des nombres de genres différents. Or les segments de droite formant le côté et les diagonales sont pourtant de même nature. Rien ne distingue le fil tendu le long du côté et le fil tendu le long de la diagonale. D'ailleurs, l'esclave du Menon a appris comment une diagonale pouvait facilement devenir le côté d'un nouveau carré et comment le caractère étrange de cet irrationnel 2 disparaissait facilement dans l'opération consistant à construire un carré dont la surface est le double de celle du carré original. Autrement dit l'irrationalité ne touche pas les formes mais l'expression sous forme de nombre. Tant qu'il s'agit de géométrie, tant qu'il s'agit de travailler avec la règle et le compas, le mathématicien grec ne rencontre aucun irrationnel. La diagonale est un segment de droite parfaitement normal, un segment qui n'est atteint d'aucune pathologie particulière. C'est le passage à la mesure qui ouvre un abîme. Autrement dit, même si on s'en tient à ces balbutiements de mathématiques l'incommensurable n'échappe pas à la raison en général mais seulement à la "ratio". L'incommensurabilité de la diagonale et du côté ne tient qu'en ceci que je ne peux trouver un nombre entier ou une fraction d'entiers permettant d'exprimer cette mesure qui a été faite logiquement avec le théorème de Pythagore. D'une part, ceci tempère ipso facto les soupçons que nous avions émis en introduction, qui identifiaient l'incommensurable avec la déraison. D'autre part, il apparaît nettement que si la mesure s'exprime toujours "in fine" par un nombre, ou plus exactement par un nombre qui exprime un rapport (la mesure se fait toujours par rapport à une unité conventionnelle) et donc appartient nécessairement et au sens mathématique du terme à l'ensemble des nombres rationnels, elle ne peut cependant se réduire à ce nombre. L'incommensurabilité de la diagonale et du côté apparaît ainsi d'autant plus paradoxale que je sais engendrer la diagonale à partir du côté et que donc la diagonale et le côté sont bien du même genre.
Plaçons-nous maintenant d'un point de vue plus pratique. Cette incommensurabilité est de plus quelque chose d'assez insaisissable pour celui qui effectue pratiquement des mesures – par exemple pour l'arpenteur ; pour lui mesurer 1,414 ou 2, ce sont là des choses aussi difficiles à faire puisqu'il se trouvera confronté à des incertitudes qui ne dépendent pas du genre de la longueur à mesurer mais des instruments employés et des conditions générales de l'expérimentation. Dans l'absolu, pour l'homme de terrain, les longueurs sont toujours incommensurables: il restera toujours une petite erreur, aussi petite qu'on voudra, dans la mise en rapport de la chose à mesurer et de l'instrument. Corrigeons d'ailleurs immédiatement cette dernière phrase : l'erreur ne sera pas aussi petite qu'on voudra puisque si nous descendons dans l'ordre de l'infiniment petit, nous allons être confrontés aux principes de la mécanique quantique : plus nous voudrons avoir une grande précision, plus nous devrons utiliser un instrument disposer d'un faisceau lumineux à onde courte. Plus l'onde est courte plus l'énergie du quantum est grande (w = h.n ) et donc plus la mesure perturbe la chose à mesurer. Conséquence théorique : ce qui est de l'ordre subatomique serait incommensurable absolument. L'incommensurable qui surgissait dans la science nombre réapparaît dans la physique ; la théorie quantique pose une limite presque ontologique à la mesure. La constante de Planck définirait ainsi la plage d'ombre de l'incommensurable.
Cependant, dans le même temps, l'homme pratique, l'expérimentateur, en s'appuyant sur des méthodes mathématiques rigoureuses, a appris à s'accommoder de l'incommensurable et sait substituer des mesures pratiques à l'incommensurabilité théorique. On ne sait pas exprimer π sous forme d'une suite finie ou régulière de chiffres décimaux, mais cela n'empêche personne de calculer la surface d'un cercle! Les Grecs eux-mêmes utilisaient de bonnes approximations et ont découvert les méthodes qui permettaient de réduire l'incommensurable, notamment par des encadrements. La théorie axiomatique des nombres permet de se débarrasser des incommensurables en rompant tout lien entre les nombres et leur représentation géométrique qu'Euclide jugeait pourtant indispensable. Les physiciens, de leur côté, ont construit une mécanique statistique quantique qui permet de faire du principe d'incertitude un moyen de prédictions extraordinairement précises.
Il semble donc que l'incommensurable pris dans son sens mathématique ou physique n'est qu'une trace des difficultés passées de l'histoire des sciences que la théorie des nombres, appelée de ses vœux par Leibniz et réalisée au XIXe et XXe siècles, et le perfectionnement des méthodes statistiques ont surmontées.
Les paradoxes des incommensurables pourtant ne sont pas entièrement résolus. Le problème de l'incommensurable ne surgit-il pas à nouveau avec les difficultés de la théorie des ensembles. La mesure d'un ensemble est sa cardinalité. Les ensembles infinis dénombrables sont des ensembles à partir desquels on peut définir une bijection stricte vers N l'ensemble des entiers naturels. Or si l'ensemble des nombres rationnels a la même cardinalité de N – contrairement à ce que pourrait laisser entendre notre intuition immédiate  il n'en va pas même avec l'ensemble des réels. L'ensemble des réels est "plus infini" que l'ensemble des nombres rationnels. Les irrationnels, loin d'être des anomalies, loin de "boucher les trous" dans l'ensemble des nombres rationnels, introduisent quelque chose de nouveau dans les ensembles de nombres, le continu, ou du moins donne une nouvelle définition du continu. La définition des incommensurables donnée par Dedekind induit l'idée que les incommensurables sont les nombres qui en quelque sorte assurent la continuité de l'ensemble des réels ; ainsi le nombre 2 est-il défini comme le symbole du fait que l'ensemble des nombres commensurables dont le carré est inférieur ou égal à 2 et celui des nombres commensurables dont le carré est supérieur ou égal à 2 sont deux ensembles disjoints. Le premier n'a pas de plus grand élément et le second n'a pas de plus petit élément.
Y aurait-il donc un lien entre incommensurable et continu ? Les rationnels expriment des rapports d'unités ; ils sont essentiellement discrets et la forme du développement décimal périodique de certains d'entre eux ne doit pas égarer car cette forme est purement conventionnelle : ainsi le nombre 1/3 qui s'exprime comme 0,333... en base décimale devient tout simplement 0,1 en base 3. Autrement dit l'infini qui apparaissait dans le développement décimal s'évanouit si on change simplement de convention de numération. Avec les nombres irrationnels ou incommensurables, la suite infinie de décimales n'est nullement réductible par un changement de base. Les nombres sont représentés par des combinaisons d'éléments discrets, les "digits", éléments binaires, chiffres du système décimal, chiffres décimaux et six premières lettres de l'alphabet en système hexadécimal, etc.. Les règles de combinaison du système de numération permettent de voir l'ensemble des "digits" muni de ces règles de combinaison comme un système formel. Or les incommensurables n'ont pas de place dans ce système formel. On peut en baptiser quelques-uns, leur donner des notations particulières comme 2, 3, πou e, cela apparaît comme un expédient : car il faut autant de notations différentes qu'il y a de nombres irrationnels différents. Les notations algébriques permettent de représenter n'importe quel nombre réel quand le besoin s'en fait sentir, mais on ne peut pas trouver d'algorithme général permettant de les engendrer tous par l'imagination comme on pourrait le faire avec les rationnels. La méthode de la diagonale imaginée par Cantor qui démontre que l'ensemble des réels n'est pas dénombrable est révélatrice de l'esprit avec lequel nous sommes contraints d'aborder les incommensurables. On montre qu'on sait en construire un mais on n'a pas de méthode générique. On montre qu'on saura faire ce qu'il faut quand les circonstances l'exigeront. Mais il faut renoncer à embrasser d'un seul coup les nombres possibles à partir d'un ensemble fini de règles de production.
Autrement dit, les nombres incommensurables ou irrationnels demeurent dans leur étrangeté, non parce qu'ils échappent à la raison en général, ni même au formalisme, mais parce qu'ils échappent à tout système de dénombrement. N'est-ce pas dû au fait que les systèmes formels sont essentiellement discrets alors que les incommensurables sont de l'ordre du continu ? Là encore, il convient d'écarter les intuitions géométriques initiales. L'ensemble P(N) formé de toutes les parties qu'on peut constituer dans l'ensemble des entiers naturels semble au premier abord un ensemble d'éléments discrets : {0}, {1}, {0,1},... voilà des éléments qui se suivent en bon ordre et ne promettent pas de surprise, sauf peut-être une explosion combinatoire. Or la cardinalité de cet ensemble en apparence discret est la même que celle de l'ensemble des réels. Il possède ce que, depuis Cantor, on a appelé la puissance du continu. Ce qui vient renforcer l'idée présentée également par Cantor — mais déjà présente chez Leibniz — selon laquelle les nombres irrationnels peuvent être représentés par des suites infinies de nombres rationnels : avec P(N) on dispose de toutes les suites nécessaires pour représenter non seulement les nombres rationnels mais aussi tous les irrationnels. Mais ceci suppose que l'on dispose actuellement d'ensembles infinis. Or l'infini pour les mathématiciens n'a longtemps été qu'une façon de parler, l'infini "syncatégorématique" disait-on, mais nullement un tout complet sur lequel on puisse compter. La théorie des limites permettait justement d'éviter d'avoir recours à l'infini en acte. Sans développer plus cette question, nous sommes arrivés à un point où il semble qu'on ne peut échapper aux difficultés des incommensurables qu'en retombant dans les paradoxes de l'infini. Cependant, le gain est important : non seulement une construction déductive des nombres est possible mais nous pouvons également "compter" le nombre d'éléments d'ensembles infinis ; nous savons qu'il y a autant d'éléments dans l'ensemble des nombres pairs que dans l'ensemble des nombres naturels et autant de points dans une droite que dans un plan. Les nombres transfinis permettent de définir des ordres dans l'infini. De plus, est apparue une relation étroite entre continu et incommensurable. Cette relation mérite d'être explicitée. Le continu traditionnellement est défini comme une possibilité de divisibilité à l'infini. Si on divise un segment en deux puis encore en deux et ainsi de suite à l'infini, on pourra toujours trouver un point médian. Pourtant, cette opération, aussi poussée qu'on le voudra, ne permet pas de définir tous les points du segment. Un nombre infini de points échappent à cette opération de division à l'infini. Autrement dit, en divisant à l'infini un segment de droite on n'a nullement prouvé sa continuité puisque ce segment reste "troué"; et c'est naturel puisque l'opération de division à l'infini ne nous donne que des mesures rationnelles. Ce sont les nombres incommensurables qui "bouchent les trous" et prouvent cette continuité. C'est bien là sans doute le résultat le plus important de la démonstration de la diagonale de Cantor.
Le problème de l'incommensurable trouve ici une solution dans l'esprit de Leibniz : nous ne pouvons pas avoir d'intuition des incommensurables, nous ne pouvons pas les comprendre au sens strict, puisque cette intuition donnée dans l'idée de divisibilité à l'infini se révèle fausse, mais nous pouvons les manipuler algorithmiquement, déterminer des moyens de les produire ou de les calculer sans faire le calcul.
Les difficultés de l'incommensurable mathématique se retrouvent dans le domaine de la science physique et là aussi elles trouvent une solution qui n'est pas simplement une solution pratique mais aussi une solution théorique, du moins tant qu'on accepte le cadre de la mécanique quantique. Le quantum qui apparaît comme la limite en deçà de laquelle toute mesure est impossible peut aussi bien être conçu d'un point de vue discontinuiste (atomiste) que d'un point de vue continuiste comme dans la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie. Cette conception duale onde-corpuscule apparaît scandaleuse si on donne pour but à la physique d'être la science de l'être en soi. Mais si on fait de la physique une théorie physique dont l'objet est de formaliser l'expérience, le scandale disparaît. Il n'y a aucun sens à chercher à mesurer en deçà du quantum puisque ce qui détermine le sens de la mesure c'est précisément la théorie de la mécanique quantique. Il y a une version "kantienne" de cette conjoncture de la science moderne : la mécanique quantique permettrait de rendre compte du monde de l'expérience, l'être en soi restant inconnaissable et le quantum élémentaire représenterait alors, en tant que limite de la mesure la limite de notre raison mesurante, l'être en-soi étant incommensurable. Les théoriciens de l'école de Copenhague -- Heisenberg et Bohr -- acceptent la première partie de cette présentation mais rejettent la deuxième. Pour eux, il n'y a aucun sens à essayer de garder l'être en-soi, le noumène kantien ; ce n'est qu'une supposition métaphysique qui est hors de propos dans une théorie scientifique rigoureuse.
Cet optimisme épistémologique, qui nous montre la science moderne, aussi bien mathématique que physique, en voie de réduire l'incommensurable, peut-il maintenant être accepté sans autre forme de procès. Cela suppose que les mathématiques pures et la physique mathématique donnent le modèle de toute connaissance ou encore que le modèle réductionniste qui est, de fait, et non sans raisons, le modèle de la méthode scientifique depuis le début des temps modernes, est un modèle indépassable. Les objections contre ce modèle sont bien connues, de Bergson protestant contre la réduction du vivant à l'inerte à la critique des méthodes de mesure dans les sciences humaines. Oublier qu'il y a dans l'être de l'incommensurable, c'est, selon ces critiques, manquer l'être lui-même. Il y a là le plus souvent deux questions qui sont mélangées et qui pourtant devraient être distinguées soigneusement. Ainsi de la question de l'intelligence humaine : les diverses méthodes permettant de définir une mesure de l'intelligence, de la craniométrie aux tests de Binet et au QI moderne, ont été soumises à une critique acérée, notamment par Stephen Jay Gould dans son livre "La mal-mesure de l'homme" (mais au fond, Hegel avait déjà dit l'essentiel). Or le titre lui-même recèle ce mélange de questions : les tests du QI mesurent-ils mal l'intelligence humaine – et dans ce cas on devrait chercher une meilleure mesure — ou, au contraire, l'intelligence humaine est-elle en soi incommensurable ? Les critiques portent en général sur les deux aspects. D'une part, le QI suppose un acquis culturel bien déterminé et fait fi des cultures qui sont éloignées du modèle occidental ; pour pallier ces défauts, il suffirait de construire des batteries de tests plus neutres, permettant de mesurer des aptitudes plus fondamentales. D'autre part, c'est l'idée même de mesurer l'intelligence qui est récusée. Comment en effet mesurer quelque chose que nous n'appréhendons qu'à travers des manifestations concrètes si diverses et si manifestement éloignées les unes des autres ? Dans son petit livre sur "La mesure", François Dagognet réfute ces critiques en montrant qu'on atteint une couche plus profonde de l'être en réduisant les différences de qualités concrètes incommensurables à une commune mesure quantitative, et que, même si ces mesures sont conventionnelles et approchées, elles donnent plus de connaissance que le simple constat des différences de qualité.
Posée dans ces termes, la discussion est interminable, sauf à s'en tenir à un statu quo qui laisse la mesure aux sciences "dures", c'est-à-dire physiques, et l'interprétation aux "sciences morales", dans le sens de l'herméneutique de Dilthey. Les tests de Binet n'ont sans doute pas permis de mesurer l'intelligence ; par contre, ils n'étaient pas dénués d'intérêt comme une première approche pour détecter le retard scolaire. L'erreur ici n'est pas dans la mesure mais dans le caractère qu'on lui donne et le contexte dans lequel elle est effectuée. Stephen Jay Gould, dans l'ouvrage déjà cité, montre que les tests de QI ont été utilisés pour prouver l'hérédité de l'intelligence et justifier les discriminations raciales. Inversement les tests de Binet ont longtemps été utilisés par les pédagogues progressistes dans le but de mettre en œuvre de pédagogie de soutien permettant aux enfants culturellement défavorisés de surmonter leur handicap initial. L'individu reste un être absolument singulier et en tant que tel incommensurable et les tests ne nous diront rien sur son essence individuelle. Par contre, le test peut être un outil pratique — ou une arme meurtrière — dans une conjoncture sociale déterminée. Et donc le test ici mesure bien une réalité sociale qui est aussi au moins une des réalités de l'individu vivant.
Inversement, il n'est pas certain que l'incommensurable ne garde pas une place dans les sciences physiques. Contre la toute puissance de la physique mathématique et contre la domination sans partage de la mécanique quantique, qu'il qualifie de "plus grand scandale intellectuel du siècle", le mathématicien René Thom veut réhabiliter une science des formes, une science plus "qualitative". N'y aurait-il pas en effet dans l'être, même réduit à l'être physique, des connaissances qui nous échappent à partir du moment où les formes singulières sont réduites à leur mesure ? N'y aurait-il donc pas quelque chose d'essentiel résidant dans ce qui est incommensurable, dans la considération des choses indépendamment des rapports de longueur, de largeur, de hauteur, etc. ? Leibniz, avec son analysis situs, avait pensé une science plus essentielle que la géométrie, une telle science des formes. La géométrie analytique permet de définir l'équation d'une courbe ; elle permettrait même, selon Leibniz, de donner l'équation mathématique de n'importe quelle ligne tracée au hasard. Pourtant, dans un grand nombre de problèmes de physique, ce n'est pas l'équation qui compte, ce n'est pas la mesure dans un espace normé, mais c'est de savoir s'il y a un pic ou un puits. La "théorie des catastrophes" — dont la dénomination a produit de nombreux malentendus — vise précisément à expliquer des phénomènes naturels ou sociaux en ne tenant compte que des formes concrètes sous lesquelles ces phénomènes peuvent être modélisés, indépendamment de toute considération de mesure. Elle cherche à mettre en évidence des causalités que la mesure masque. Ici le renversement de perspective est radical : l'incommensurable n'est plus la limite de la connaissance mais au contraire le terrain même sur lequel elle peut se déployer. Cela ne veut pas dire que cette science des formes ne se soumette pas elle-même à un traitement mathématique. La topologie est une branche des mathématiques aussi noble que les autres. La "mathématique du chaos" — autre terme fort "médiatique" et ouvrant à des utilisations tendancieuses — cherche à modéliser ces formes particulières que les équations intégrables ne parviennent pas à cerner. Mais il ne s'agit plus de mesure au sens strict du terme. Qu'on puisse dessiner des formes montagneuses ou le découpage de la côte bretonne à l'aide des fractales ne nous dit pas que la loi de formation réelle des montagnes ou des côtes bretonnes est donnée par l'équation de la fractale. Il ne s'agit plus de mesure mais de simulation de formes, d'analogies qui cherchent justement à représenter l'incommensurable.
L'incommensurable apparaît bien en première approche comme un incommensurable transitoire, un incommensurable destiné à être mesuré à son tour. Mais si la raison semble de mieux en mieux équipée pour mesurer "le monde", si le champ de la science semble s'étendre sans cesse et si le discours scientifique prouve ses dires par un efficacité technique redoutable, l'incommensurable semble logé au cœur même de la raison. L'incommensurable apparaît comme une limite de la connaissance. Mais cette limite n'est jamais absolue, elle est repoussée pour ressurgir sous une autre forme un peu plus tard. Nous sommes comme pris dans une oscillation : d'une part, refuser qu'il y ait de l'incommensurable apparaît comme un postulat pratique utile dans la marche de la science. Mais d'un autre côté, faire de ce postulat pratique un postulat de la raison théorique, c'est outrepasser ce que nous pouvons affirmer raisonnablement. Il nous faut donc admettre l'incommensurable comme un horizon, une limite de notre connaissance actuelle, en tant qu'elle est une connaissance basée sur la mesure, mais aussi peut-être reconnaître, contre le scientisme, qu'il y a des connaissances, des savoirs vrais, qui portent sur les choses incommensurables.

lundi 15 novembre 1993

Commentaire sur l'apologie de Raymond Sebon

L’apologie de Raymond Sebon est le plus long des Essais de Montaigne. Il s’agit en outre d’un texte plus structuré et plus organisé d’une manière démonstrative que les autres essais.

L’apologie a comme point de départ formel la réflexion sur le livre de Raymond Sebon «Theologia naturalis sive liber creatorum», livre dont le titre lui-même expose le programme, celui de la construction d’une théologie naturelle à partir de l’étude des créatures de Dieu. En fait, le texte même de Raymond Sebon n’occupe aucune place dans les développements de Montaigne et l’apologie est en fait une réfutation de la philosophie thomiste1 dont l’Apologie était, pour partie, une vulgarisation.
La problématique de Montaigne est présentée dès le début et c’est autour d’elle que l’ensemble du développement va s’organiser : « ce que je ne crois pas, ni ce que d’autres ont dit, que la science est mère de toute  et que le vice est produit par l’ignorance. »2 Une critique en règle, donc, d’une tradition qui remonte à Platon (nul n’est méchant volontairement) mais qui trouve un prolongement dans l’idée d’un accord fondamental entre la raison et la révélation.
Le plan proposé par Pierre Villey, éditeur des Essais (PUF, 2004) est le suivant :
Préambule
a) la théologie naturelle de Raymond Sebon objection qu’on lui adresse
b) Réponse à la première objection : La raison ne peut pas démontrer à elle seule les vérités de la religion. Mais le chrétien doit néanmoins, du mieux qu’il peut appuyer sa créance par des raisons humaines.
c) Réponse à la seconde objection : Si les arguments de Sebon sont insuffisants, ses adversaires n’ont rien de mieux à lui opposer, car la raison humaine est incapable de rien fonder.
I - Vanité de l’homme ; il n’est pas supérieur aux animaux qui l’entourent.
II - Vanité de la science dont l’homme se targue
a) elle est nuisible au bonheur
b) elle nous détourne de l’honnêteté
c) elle est vaine, car en dépit de ses prétentions elle n’est arrivée à rien établir
III Vanité de la raison instrument de la science
a) ses perpétuelles variations et contradictions
b) son impuissance à déterminer la loi 
c) imperfection de nos sens
Conclusion : Nous n’arrivons à atteindre rien de stable dans l’Univers et nous ne connaissons que les phénomènes qui sont en perpétuelle mutation. La vile chose qu’est l’homme ne peut s’élever au-dessus de l’humanité que si Dieu lui prête la main par sa grâce et lui donne la foi chrétienne.

Introduction et présentation de la problématique

(du début jusqu’à « ayant plusieurs belles parties »).
Après avoir rappelé les circonstances qui l’ont amené à traduire le livre de Raymond Sebon, Montaigne explique de ce livre est connu comme étant une sorte de résumé de l’œuvre de Saint-Thomas-d’Aquin. Raymond Sebon (ou Ramon de Sibudia, 1385-1436) est un théologien catalan dont la «Théologie naturelle vise à démontrer l’accord entre la raison et la révélation, entre le « livre du monde » et l’Écriture.
Tout le développement de Montaigne se fait à partir de là sur un double plan : d’une part en rabaissant les prétentions de la raison humaine et en la coupant radicalement de tout fondement dans un discours divin, d’autre part en affirmant ainsi l’autonomie de la raison des hommes par rapport aux discours religieux. Montaigne n’est pas un contempteur de la science. La première phrase dit que « C’est à la vérité une très utile et grande partie de la science. Ceux qui la méprisent témoignent assez de leur bêtise ». Montaigne rappelle les « accointances » de son père avec les hommes doctes qui ont fortement contribué à son éducation. Même si cette précaution peut être interprétée sur le mode de la dénégation, on ne doit jamais l’oublier par la suite. La critique opérée par Montaigne est une critique non destructrice, une critique qui détermine les limites de possibilité de la science. De ce point de vue, il oppose l’attitude de son père pour qui les savants étaient des oracles — mais c’était parce qu’il « avait moins de loi d’en juger » — à la sienne : « Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas. » On peut même considérer que le relativisme qui est un des thèmes fondamentaux de Montaigne en particulier dans « L’apologie » ouvre la voie à une science concrète de l’homme, dégagée de la théologie, en quelque sorte, si on ne craint pas trop les anachronismes, laïque3.
Ce que Montaigne conteste d’abord ce n’est pas l’utilité de la science (la mépriser, c’est faire preuve d’une grande bêtise), mais le fait de faire résider le souverain bien dans la science ou encore d’établir un lien direct entre science et  d’une part, ignorance et vice d’autre part. Montaigne ne croit pas que « la science est mère de toute  et que le vice est produit par l’ignorance ». On peut être sage sans science et on peut être un fou savant. C’est là un des thèmes principaux de l’Apologie. Sans aucun doute, Montaigne s’oppose par là à la tradition grecque, reprise par tout un pan de la philosophie chrétienne. Quand Socrate dit que « nul n’est méchant volontairement », c’est bien dans l’ignorance qu’il fait résider le mal. Inversement, le mythe de la caverne montre comment on atteint le Bien par le chemin de la science qui nous détourne des apparences sensibles pour atteindre les Idées lesquelles émanent de l’Un, dans la théologie plotinienne4. Même Aristote, qui est un homme « pratique » fait tenir le souverain bien dans la contemplation issue de l’ascèse scientifique, bien que, grâce à la prudence, il laisse la place à une sagesse pratique qui ne nécessite pas forcément une science achevée. L’affirmation de Montaigne selon laquelle le lien entre la science et le bien est « sujet à une longue interprétation » constitue donc la marque d’une véritable rupture.
La présentation que Montaigne fait des circonstances qui l’ont conduit à s’intéresser à Raymond Sebon mérite qu’on s’y arrête. Le texte de Raymond Sebon en effet à été donné au père de Montaigne par Pierre Bunel, en une « saison » bien particulière, celle où « les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance ». Montaigne reprend à son compte les idées de Pierre Bunel qui par la simple voie de la raison a prévu où conduirait ces « nouvelletés » chez le « vulgaire » qui n’a pas « la faculté de juger les choses par elles-mêmes », c’est-à-dire à « l’exécrable  ». L’identification du moins en puissance que Montaigne semble effectuer entre le protestantisme et l’ pose problème puisqu’elle semble en première approche faire de Montaigne un défenseur fervent de la foi catholique. Or cette défense de la foi catholique va finalement se tourner en son contraire ou presque puisque la dignité éminente en vérité de cette foi sera ramenée à une simple coutume obligée suivant les hasards de la naissance. Ce que Montaigne reproche au protestantisme, c’est d’outrepasser les limites de la raison en faisant tomber la religion entièrement dans le domaine du libre-examen. Mais du même coup, c’est toute la théologie rationnelle catholique qui est atteinte par ricochet.
Donc la « Théologie naturelle... » est présentée comme un moyen de défendre les anciennes croyances. Le paradoxe de Montaigne est que son apologie devient souvent une critique serrée des thèses de Sebon et que sa défense des anciennes croyances les ruine en les réduisant à l’état justement de simples croyances, utiles, dont on ne peut se passer, mais privées de leur fondement théologique rationnel. L’Apologiecependant a une portée plus longue qu’il ne paraît au premier abord ; car si Sebon était resté un inconnu sans Montaigne, ses thèses nous sont présentées comme une « quintessence » de la philosophie de Saint-Thomas d’Aquin. Montaigne semble même tirer Sebon plus près de Tomas d’Aquin qu’il ne l’est réellement. En effet, pour Sebon, la foi peut être démontrée par la science naturelle, alors que pour Thomas elle ne peut donner que les préliminaires, les débuts d’un chemin qui mène à la foi, la science restant toujours subordonnée à la révélation divine, car, comme le dit Montaigne, celle-ci est « surpassant de si loin l’humaine intelligence, comme est cette vérité de laquelle il a plu à la bonté de Dieu de nous éclairer. » Mais la restriction vient immédiatement après, car cette révélation est elle-même reçue dans l’étroitesse des facultés humaines. C’est donc bien toute cette « somme théologique » que Montaigne torpille de l’intérieur. Ce que les commentateurs universitaires se gardent bien de souligner, trop occupés qu’ils sont de faire rentrer Montaigne dans les canons de la philosophie académique et universitaire. Et si Sebon intéresse Montaigne c’est justement dans la mesure où il s’écarte de la scolastique. « L’ambiguïté » de l’apologie gêne et on la laisse inexpliquée. Or si les intentions de Montaigne ne peuvent être complètement éclaircie, les effets du texte, eux, doivent être mis en lumière.
Montaigne annonce qu’il doit défendre Sebon contre « deux principales objections », la première qui reproche à Sebon de vouloir prouver la foi par la raison, la seconde concernant la faiblesse des moyens employés par Sebon.

La foi a besoin de la raison

Le point clé est le suivant : Depuis « La première répréhension critique qu’on fait de son ouvrage, c’est que les chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur croyance par des raisons humaines. »(jusqu’à « tirait crédit de notre imbécillité . »
Montaigne est censé dans cette partie défendre Sebon contre ceux qui lui reprochent de vouloir appuyer la foi sur la raison. Mais il commence par mettre une précaution : « Ce serait mieux la charge d’un homme versé en théologie que de moi qui n’y sais rien. » Or la défense de Sebon commence par reconnaître que ses adversaires ont, au moins en partie, raison et font preuve d’un « zêle de piété » auquel il faut répondre par la « douceur » et le « respect ».
La révélation divine est pour Montaigne bien au-dessus des capacités de la raison humaine. Pour accepter cette révélation il faut secours extraordinaire de Dieu et Montaigne ne pense pas que « les moyens purement humains en soient aucunement capables » ; la démonstration, sur laquelle Montaigne revient à plusieurs reprises, porte sur cette question si controversée de l’attention qu’il faut porter aux philosophes de l’Antiquité : comment des esprits aussi élevés que Platon ont-ils ignoré la révélation ? C’est donc bien que la foi ne provient pas de la raison, mais de l’action extraordinaire de Dieu. Et Montaigne voit en Sebon un illuminé, ainsi que le note Hugo Friedrich5. Mais d’un point de vue général, la foi chez Montaigne n’est pas transcendante à la raison, elle est dans une zone irrémédiablement obscure6 ; c’est la combinaison du fidéisme et du scepticisme qui est classique dit Gilson, cité par Friedrich.
Montaigne certes reconnaît un champ limité dans lequel la raison peut s’exercer : « ce n’est pas à dire que ce ne soit une très belle et très louable entreprise d’accommoder encore au service de notre foi les outils naturels et humains que Dieu nous a donnés. » Mais cet usage est comparé à celui du corps dans les rituels. La foi s’accompagne de l’agenouillement, elle doit s’accompagner pareillement de l’usage de la raison dont c’est « l’usage le plus honorable ».
Mais il faut tout de suite noter que cette acceptation est dite sur le mode de la dénégation : « Ce n’est pas à dire ... » et le paragraphe dans lequel Montaigne affirme qu’il est bon d’essayer au moyen de la raison de viser à « embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance », se termine par une « réservation » de « n’estimer pas que ce soit de nous qu’elle dépende, ni que nos accords et arguments puissent atteindre à une si surnaturelle et divine science. » La théologie est ici nettement mise en cause, sinon condamnée, elle est relativisée puisqu’il ne peut donc y avoir de science rationnelle7 de Dieu. La théologie ou la foi justifiée par la raison n’est au fond qu’une posture semblable à l’agenouillement au moment de la prière. Le fidéisme de Montaigne n’est pas un fidéisme mystique, mais un fidéisme négatif. La négation de la portée de la science par la théologie conduit à l’oubli de la théologie pour revenir à la finitude de l’homme.
Montaigne poursuit sa démonstration par le fait qu’il n’y a pas de divin en l’homme. Ce n’est pas que sur le plan intellectuel qu’un fossé est créé entre Dieu et les hommes, c’est dans l’essence humaine tout entière et jusque dans la manière même dont les hommes vivent leur foi. « Si ce rayon de divinité nous touchait aucunement, il y paraîtrait partout ; non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. » Et donc « la marque péculière de notre vérité devrait être nos vertus ». Or la simple constatation de la vie réelle des hommes et singulièrement des hommes de religion (Montaigne évoque « la dissolution des prélats de Rome ») suffit pour convaincre qu’il n’en est rien. La croyance religieuse apparaît donc comme la première tromperie. « Les uns font accroire qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer que c’est que croire. » Exemple décisif pour Montaigne : les guerres se mènent sous la bannière de la religion. En fait, la religion est souvent un prétexte, une couverte des intérêts et des passions : « Nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la chrétienne. » Et cette sentence sans appel : « Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. »
La critique de la religion conduit Montaigne à un relativisme. Dans la mesure même où « nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains et non autrement que comme les autres religions », aucune religion ne peut se prévaloir d’une quelconque supériorité. La leçon de tolérance de Montaigne va cependant beaucoup plus loin qu’on ne le dit souvent. Quand il écrit que « Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes périgourdins ou allemands », il détruit toute dimension transcendante de la religion. Montaigne est chrétien comme il est périgourdin. Il s’est trouvé chrétien en naissant, mais que cela l’engage outre mesure. En tous les cas, être chrétien pas plus qu’être périgourdin ne relève d’un choix de la raison ou alors d’une raison limitée et qui donc ne peut aucunement s’imposer ou influencer les autres. On refuse parfois l’interprétation quasi libertine de cette phrase fameuse en disant que Montaigne ici critique la religion, attitude de coutume, et non la foi. Or cette précaution me semble rater une part importante de la pensée de Montaigne. Marcel Conches montre que chez Montaigne la tolérance est liée au scepticisme et que ce scepticisme ne s’arrête pas devant la religion. Montaigne ne met pas en cause le christianisme en tant que tel (son pyrrhonisme s’arrête devant la vérité révélée), mais la prétention des chrétiens à imposer aux autres leur vérité révélée. Il y a cependant une phrase qui indique Montaigne est peut-être allé plus loin ou évoque la possibilité d’aller plus loin dans le pyrrhonisme. Critiquant ceux (Platon) qui justifient la foi en montrant qu’un danger pressant nous ramène à la connaissance divine, Montaigne écrit : « Quelle foi doit-ce être que la lâcheté et la faiblesse de coeur plantent en nous et établissent ? Plaisante foi qui ne croit ce qu’elle croit que pour n’avoir le courage de le décroire ! » (souligné par moi DC) Ne peut-on en conclure que, pour Montaigne, le vrai chrétien est celui qui a eu le courage de décroire ? Ne pas mettre en doute le christianisme de Montaigne comme le font les commentateurs, c’est refuser de voir ces incursions hors du cadre de la foi révélée, c’est lisser les audaces du texte qui peut-être « dépasse la pensée de l’auteur », mais le rend particulièrement intéressant. On essaie de montrer le catholicisme de Montaigne par son attitude pratique et par l’usage qui en a été fait dans la lutte contre la Réforme. Le dogmatisme de l’Église réformée, souvent tout autant sinon plus intolérante que la catholique, ne pouvait de toute façon pas attirer Montaigne qui semble se moquer comme d’une guigne de la Sainte Écriture. Friedrich note qu’il inaugure une tradition française de rupture entre la théorie et la pratique, combinant l’audace intellectuelle avec le conservatisme politique qu’on retrouve souvent chez les intellectuels du XVIIIet du XIXe siècles.
Dans le lent processus par lequel la philosophie se dégage de la théologie, Montaigne est celui qui brise le lien « par le bas » pourrait-on dire en rabaissant la religion au rang des coutumes qui font partie du théâtre du monde, de cette « branloire pérenne », mais aussi par le haut en élevant Dieu bien au-dessus de l’homme, en montrant l’abîme qui sépare Dieu de l’homme. Après avoir séparé la religion de la révélation, il sépare Dieu de l’homme et ramène l’homme au niveau du reste de la création. Friedrich note que Montaigne se trouve en pleine transition d’une foi orthodoxe à une « intelligence de tous les contenus de la religion qui les objective en données psychologiques »8.

L’orgueil de la raison humaine est sans fondement

Depuis « Le nœud qui devrait attacher notre jugement »
La véritable foi pour Montaigne n’est pas dans nos raisons et dans nos jugements, mais une « étreinte divine et surnaturelle ». La démarche de Montaigne dans ce passage est assez alambiquée et fait penser au « billard à trois bandes » : l’adversaire désigné n’est pas celui qui est réellement visé. Il place très haut les exigences de la véritable foi en opposant le monde de la divinité à la « matière lourde et stérile » de nos raisons et discours humains. Comme il fait l’apologie de Raymond Sebon, il défend l’idée que la raison puisse se mettre au service de la foi et qu’elle aide à montrer que qu’on trouve dans le monde l’image de celui qui l’a fait. Mais les « athéistes » eux-aussi usent de l’humaine raison pour « combattre notre religion ». L’humaine raison est donc le sabre de M.Prud’homme qui défend la République et au besoin la combat. Et donc pour rabattre la « frénésie » des « athéistes », le moyen trouvé par Montaigne c’est « de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté », montrer que «de toutes les vanités, la plus vaine, c’est l’homme. Ce qui est tout de même assez contradictoire avec la volonté de montrer qu’on trouve dans la création la trace du « facteur » : le sommet de la création est la plus vaine des vanités. On ne pouvait pas asséner coup plus dur à la preuve de l’existence du créateur par la contemplation de la créature !

L’homme n’est pas le sommet de la création

Depuis « Abattons ce cuider » ... jusqu’à « Corruptible corpus aggravat animam, et deprimit terrana inhabitatio sensum multa cogitantem ».
Montaigne se propose d’abattre les prétentions de la raison par les seules armes de la raison. L’outrecuidance de la raison en effet est le « premier fondement de la tyrannie du malin génie ». La raison — ces « outils mortels et caducs » — est adaptée pour soutenir la foi, mais beaucoup moins quand il s’agit de l’homme. Il s’agira donc non seulement d’examiner si la raison peut trouver des arguments plus forts que ceux de Sebon, mais aussi et surtout de mettre en doute la capacité de l’homme « à arriver à aucune certitude par arguments et par discours. » Pour ce faire il commence par s’appuyer sur la tradition des Pères de l’Église et l’augustinisme. Avec Augustin, il condamne ces rationalistes qui tiennent pour fausses les parties de la foi que la raison « faut à établir ». Or Augustin réduit à néant ces prétentions non par l’autorité, mais en invoquant des exemples indubitables dont la raison ne saurait rendre compte. Donc quand on parle de critique de la raison chez Montaigne, il faut y voir une critique de la raison pure du rationalisme intégral à laquelle il oppose une raison expérimentale, à ras de terre, fondée non sur des grandes généralités, des essences imaginaires, mais sur des exemples, sur des collections de réalités individuelles indubitables ; comme le dit Friedrich il y a plus chez Montaigne une science idiographique qu’une science nomothétique au sens moderne. Ce sens aigu du particulier fait qu’il y a chez Montaigne un véritable nominalisme occamiste9.
Mais Montaigne radicalise le propos augustinien. Il ne s’agit pas seulement de montrer les limites de la raison par des exemples, mais surtout de mettre en évidence son impuissance radicale qui débouche sur ceci que « de toutes les vanités, la plus vaine c’est l’homme ». Et préjuger de son savoir c’est ne pas savoir ce que c’est que savoir. Il suffirait donc pour cette entreprise de stigmatisation de la raison de s’en tenir au discours chrétien classique, à la parole du Saint-Esprit, dit Montaigne, devant quoi on doit se soumettre et obéir. Mais les adversaires sont rudes et « ne veulent être fouettés à leurs propres dépens et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle-même ». On voit donc ici le caractère paradoxal de l’entreprise de Montaigne : la critique de la raison est conduite avec des arguments rationnels, tirés de l’expérience humaine, sans qu’on ait besoin d’invoquer quelque expérience transcendante, quelque participation que ce soit de la raison humaine au discours divin.
La première considération sera de montrer qu’il est déraisonnable d’imaginer l’homme comme la créature supérieure à toutes les autres créatures. Il est absurde d’imaginer que l’ensemble du monde, le mouvement des astres, etc. soit fait pour les seules commodités humaines. Montaigne invoque la physique stoïcienne telle qu’elle est présentée par Cicéron dans le De Natura Deorum pour la critiquer quand Cicéron affirme que le monde est créé pour les dieux et pour les hommes : « nous n’aurons jamais assez bafoué l’impudence de cet accouplage ». À la physique stoïcienne, il oppose la physique épicurienne, celle de Lucrèce (De natura rerum V). Il reprend cependant certains thèmes de la théologie astrale (sur laquelle s’appuient aussi les stoïciens) qui lui permettent de placer la terre au plus bas dans l’échelle de la création et du même coup de rabaisser l’homme.

L’homme ne sait rien des animaux et leur attribue à tort la bêtise : unité de la nature

Depuis « La présomption est notre maladie naturelle est originelle »
Si l’homme n’est pas au sommet, il est rabaissé au même rang que les autres créatures et plus bas : « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. » Sa supériorité supposée sur les animaux, l’homme ne la tient que de son ignorance des « branles internes et secrets des animaux »10. C’est de notre ignorance que nous concluons à leur bêtise. Or « quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle. » Si les animaux ne communiquent pas avec nous, n’est-ce pas aussi parce que nous ne savons communiquer avec eux tout comme nous sommes incapables de communiquer avec « les Basques et les Troglodytes ». En outre les animaux savent communiquer avec nous : « nous flattent, nous menacent et nous requièrent ». Le langage et la parole ne sont pas identiques. Alors que Descartes voit dans le langage le signe évident qu’il a en face de lui un être pensant et non une machine bien faite, Montaigne rejette catégoriquement ce type d’argument. D’ailleurs les muets peuvent communiquer par les mains et la gestuelle joue un rôle important dans toute communication : « Il n’est mouvement qui ne parle »11. Et même se taire peut être un « taire parlier et bien intelligible ».
Montaigne prête aux animaux une âme et une intelligence qui pour être différentes des nôtres n’en pas moins aussi subtiles et couvrent aussi bien les moeurs, l’organisation sociale qu’une certaine « science ». Reprenant des arguments de la théologie naturelle, il montre qu’en perfection, c’est-à-dire en adaptation à leurs conditions naturelles les bêtes nous surpassent le plus souvent et « leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités tout ce que peut notre divine intelligence ». Montaigne essaie de montrer que l’homme est un être aussi naturel que les autres animaux et que la nature l’a pourvu de tout (y compris le langage) avant qu’intervienne la société. Chez Montaigne les animaux et les hommes sont frères — ce qui est encore une remarque qui l’éloigne fort d’une théologie chrétienne basée sur la dévalorisation de la nature et ou être bestial est la pire des accusations —, car « il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareilles effets pareilles facultés et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. » Les comparaisons sont fort étendues et Montaigne à la suite de Lucrèce condamne la position du missionnaire comme peu propice à la génération.
Les exemples innombrables que donnent Montaigne ne visent qu’à une seule conclusion « Tout ce qui est étrange nous le condamnons et que nous n’entendons pas ». Montaigne ne se soucie pas nécessairement de la véracité des faits rapportés ni du crédit qu’on doit porter en ces matières à Plutarque ou à Pline le Jeune. Il s’agit seulement de définir un champ de possibles qui rabbattent ce « cuider ».

Les animaux sont capables de sentiments moraux ... et des mêmes furies que les hommes

Depuis « Si c’est justice ... » jusqu’à « il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence et tout le reste à l’abandon. »
Les animaux ne surpassent pas seulement l’homme en aptitudes naturelles et en perfection dans l’art de vivre, mais aussi dans le sens moral. L’amitié, ils l’ont « sans comparaison plus vive et plus constante que l’ont les hommes. » Mais si Montaigne montre malice, ruse et quelques autres vices chez les animaux, dans le domaine du mal c’est encore l’homme qui est le pire : « ce furieux monstre à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme faible, calamiteux et misérable. » Reprenant une ancienne distinction entre les désirs naturels et nécessaires (boire, manger), naturels et non nécessaires (« l’accointance des femelles ») et ni naturels ni nécessaires, Montaigne affirme que tous ceux des hommes sont de la dernière sorte. Ce sont des « cupidités » « toutes superflues et artificielles. » Malgré tout, y compris dans les vices s’affirme la naturalité de l’homme puisqu’on a vu « certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe » et que la fidélité conjugale de certaines espèces est loin d’être une règle générale.
En fait Montaigne cherche surtout à montrer l’unité d’un monde naturel dont l’homme fait partie, l’identité des mécanismes qui mettent en mouvement les hommes et les animaux, les puissants et les misérables (« les âmes des Empereurs et des savatiers sont jettées à même moule »). « Ils veulent tout aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant. » C’est seulement la confiance absurde dans sa raison qui pousse l’homme à exprimer plus complètement tous les vices qui résident dans sa nature.

Défense du scepticisme

Impuissance de la sagesse

De « Or j’accepte cette franche et naïve confession » ... à citation de Lucrèce.
Après rabaissé l’homme, l’avoir détrôné du sommet de la création, Montaigne s’attaque directement à la science de l’homme, à sa prétendue sagesse qui n’est suivent qu’imagination débridée, et humeurs fantasques. La science n’exempte l’homme d’aucun des maux qui sont inhérents à sa nature. Aristote a-t-il « tiré de la logique quelque consolation à la goutte ? » C’est d’ailleurs un argument fréquent dans les Essais que celui qui oppose la doctrine du philosophe à sa vie. La philosophie pour Montaigne n’a de sens que si elle est un viatique, si elle est praticable et plus que par ses dires c’est par sa vie que l’homme philosophe. En réalité la sagesse, telle que l’expose la philosophie, est un leurre pour Montaigne. « Si l’homme était sage, il prendrait le vrai prix de chaque chose selon qu’elle serait le plus utile à sa propre vie. » Encore faut-il déterminer ce qui est utile à sa propre vie. Or cela l’homme ne le sait puisque « la peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir ». L’homme est plus sensible à la douleur qu’au plaisir et rechercher le plaisir c’est finalement rechercher l’absence de douleur, l’indolence que Montaigne reproche aux épicuriens. Le bien n’est pas l’ataraxie ; il y a une acceptation du mal qui est inévitable : « Le mal est à l’homme bien à son tour. Ni la douleur ne lui est toujours à fuir, ni la volupté toujours à suivre. » Dans ce passage Montaigne se livre à une critique de la sagesse d’Épicure qui évoluera dans les essais ultérieurs (notamment du livre III). Il réfute la pratique de la remémoration des plaisirs, d’une part parce que la remémoration des plaisirs passés n’est pas un plaisir actuel, mais peut au contraire devenir un moyen de redoubler la peine, d’autre parce que la mémoire nous présente non ce que nous voulons, mais ce qu’elle veut.

Éloge de l’ignorance

De « De vider et démunir la mémoire »
Il s’agit ici de discuter de l’oubli comme fonction essentielle, ce que Épicure avait déjà explicité et qui sera repris par Nietzsche. Pour Sénèque, l’ignorance est un remède impuissant. Plus généralement, ce sont tous les remèdes donnés par les philosophies tant stoïciennes qu’épicuriennes qui sont impuissantes. La réfutation de sagesses proclamées, mais impuissantes conduit Montaigne à Socrate et à affirmer que la seule sagesse n’est point sapience, mais ignorance. Socrate qui « se résolut qu’il n’était distingué des autres n’était sage que parce qu’il ne s’en tenait pas ; et que son dieu estimait bêtise singulière à l’homme l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine était la doctrine de l’ignorance, et sa meilleure sagesse la simplicité. » L’ignorance de Montaigne n’est pas un non savoir, n’est pas l’ignorance spontanée de celui qui n’a pas appris, elle est une ignorance conquise, puisque l’homme spontanément croit savoir (c’est même sa « peste »). La science, à la limite, est non seulement vaine, mais aussi impie : « C’est à Dieu seul de se connaître et d’interpréter ses ouvrages ». En outre, le seul savoir vrai que nous puissions acquérir est acquis non par nos propres forces, mais par force étrangère. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et commandement étranger. » Ces dernières prises de position de Montaigne se peuvent interpréter de plusieurs manières : il y a d’une part une réaffirmation d’une des doctrines les plus constantes de la tradition chrétienne (« Heureux les simples d’esprit... »), mais aussi sans doute une attaque dirigée directement contre la théologie rationnelle. Montaigne place ainsi Dieu hors de la philosophie et prépare la laïcisation de la pensée. C’est exactement le mouvement inverse de celui qui avait été suivi jusque-là : depuis Augustin, la philosophie avait fait de Dieu un sujet philosophique. La justification de la foi par la raison faisait certes de la philosophie la servante de la théologie, mais en même temps affirmait l’éminence de la raison. Montaigne coupe le lien en plaçant la théologie hors de portée de l’homme et en réduisant la religion à l’autorité. Il s’ouvre du même coup la possibilité d’exposer son éthique sans aucune référence aucune au christianisme (dont il s’éloigne fort par ses tendances épicuriennes et hédonistes).
Le privatif de « ignorance » ne doit pas tromper. Pour être un bon ignorant, il faut avoir beaucoup appris : « L’ignorance qui était naturellement en nous, nous l’avons par longue étude confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux épis de blé : ils vont s’élevant et se haussant, la tête droite et fière tant qu’ils sont vides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et à baisser les cornes. »

Doctrine du scepticisme

De « Nous savons les choses en songe » à « la loi civile au bout du compte »
La doctrine de l’ignorance conquise, c’est celle du scepticisme ou plus précisément celle du pyrrhonisme. Marcel Conches parle du « pyrrhonisme méthodologique » de Montaigne.
Montaigne commence par se référer au scepticisme de l’Académie (tel qu’il est exposé par Cicéron), scepticisme qui est fondé sur la faiblesse des sens, mais s’appuie sur la doctrine platonicienne des idées. Mais c’est bien l’école sceptique proprement dite qui sert de référence. Aux péripatéticiens, stoïciens et épicuriens qui prétendent avoir trouvé « la vérité, la science et la certitude », Montaigne oppose Pyrrhon tel qu’il lui est connu à travers Sextus Empiricus12. Montaigne va prendre la défense de Pyrrhon contre les autres écoles. Quand Lucrèce attaque le scepticisme en affirmant que « penser comme certains, que l’on ne sait rien revient à dire qu’on ne sait même pas si l’on peut savoir cela puisqu’on avoue ne rien savoir » (argument classique qu’on retrouve déjà chez Aristote), Montaigne répond qu’en effet l’ignorance pyrrhonienne n’est pas une ignorance entière. « La profession des pyrrhoniens est de branler, douter et enquérir, ne s’assurer de rien, de rien ne se répondre. Des trois actions de l’âme, l’imaginative, l’appétitive et la consentante, ils en reçoivent les deux premières. » Le pyrrhonien ne cherche pas à convaincre d’une doctrine, il cherche l’ataraxie qui réside dans la « surséance du jugement ». Le scepticisme en effet procure une vie « exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses. » La science est responsable de la démesure puisqu’elle nous fait croire que nous savons. C’est précisément pourquoi le pyrrhonien combat toute science; à toute affirmation, il oppose la démonstration de l’affirmation contraire. C’est bien cette position que Montaigne revendique comme telle : « N’est-ce pas quelque avantage de se trouver désengagé de la nécessité qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantaisie a produites ? » Il ne s’agit pas seulement de surseoir intellectuellement au jugement, il s’agit aussi de ne pas se mêler des « divisions séditieuses et querelleuses », c’est-à-dire très précisément les conflits des guerres de religion qui forment l’arrière-plan de L’Apologie. Caractérisant le dogmatisme (directement celui d’Épicure, mais en fait tout dogmatisme), Montaigne écrit : « Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous choisissiez ! Voilà une sotte réponse à laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive, par qui il ne nous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. » Épicure (dont Marx remarque l’incroyable nonchalance dans l’explication des phénomènes physiques) sait très bien qu’on peut donner plusieurs explications, mais il demande qu’on en choisisse une et qu’on se tienne à l’écart du mythe. Lucrèce réfute quant à lui tout scepticisme en une phrase définitive : « Je n’accepte point de débat avec quiconque prétend marcher la tête en bas. » (De Natura Rerum - IV - 446-484) C’est bien sur ce point que Montaigne s’écarte du « Jardin » dont l’influence est particulièrement nette dans tous les Essais (qui peuvent être lus comme un dialogue, une confrontation avec l’épicurisme.)
Montaigne ne limite pas le scepticisme au pyrrhonisme, il y rattache aussi une bonne partie de l’Académie post-platonicienne qui penche vers le scepticisme. Ainsi Montaigne cite Cicéron (les Académiques) et se rattache à ces philosophes qui « font état de trouver bien plus facilement pourquoi une chose soit pas que non pas qu’elle soit vraie ; et ce qui n’est pas que ce qui est ; et ce qu’ils ne croient pas que ce qu’ils croient. » Cependant le scepticisme de l’Académie est un scepticisme modéré qui affirme à travers la négation et la critique, mais ne rejette pas tout jugement comme le pyrrhonisme. Mais Montaigne ne les différencie pas dans son exposition. « Couvert » en quelque sorte par Cicéron, il peut faire un éloge du pyrrhonisme à travers lequel il se peint lui-même : « Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prêtent et s’accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des lois et des coutumes et à la tradition des lois. » Que Montaigne se prête et s’accommode aux inclinations naturelles, c’est l’évidence et c’est même un des thèmes centraux des Essais par lesquels on peut les rapprocher de l’épicurisme (voir par exemple « De l’ivrognerie » et surtout « Sur quelques vers de Virgile ») ; qu’il en soit de même avec la contrainte et impulsion des passions, c’est également vrai (voir encore « Sur quelques vers de Virgile ») et cela le distingue suffisamment de l’épicurisme. Qu’enfin il se soumettent aux constitutions des lois et aux coutumes, c’est ce qu’il a rappelé au début de l’apologie». Marcel Conches pose la question de la portée du scepticisme de Montaigne : s’agit-il d’un scepticisme radical qui remet en cause non seulement la religion, mais aussi la foi ? Autrement dit, Montaigne est-il un athée qui ne peut, compte tenu de son époque, avancer à visage découvert. Si on pense que l’Apologie est placée sous le signe du scepticisme pyrrhonien, les protestations de christianisme de Montaigne paraissent dès lors bien peu convaincantes : la religion est imposée par l’autorité ; le christianisme est affaire de hasard ou de naissance (Montaigne nous a dit qu’il était chrétien au même titre que Périgourdin) et le sceptique s’il suspend son jugement sur tout reste en pratique dans les coutumes. On ne peut guère éviter d’en conclure que Montaigne est chrétien par coutume, qu’il respecte cette coutume en raison de sa  sociale, mais qu’en lui-même la foi n’a pas d’assise solide. Dire qu’il est athée serait peu conforme au scepticisme qu’il affiche : l’ suppose une affirmation radicale. Mais il semble tout de même assez clair qu’on peut ranger Montaigne parmi les agnostiques sur le plan théorique. Mais précisément cet agnosticisme interdit qu’on remplace le Dieu transcendant par la toute puissance de l’homme. Après avoir réfuté les critiques des adversaires de Pyrrhon, Montaigne résume la doctrine et la vie de l’homme : « il a voulu se faire homme vivant, discourant et raisonnant, jouissant de tous plaisirs et commodités naturelles, embesognant et se servant de toutes ces pièces naturelles en règle et droiture. Les privilèges fantastiques, imaginaires et faux, que l’homme s’est usurpé, de régenter, d’ordonner, d’établir la vérité, il les a, de bonne foi, renoncés et quittés. »
Montaigne refuse les sectes et utilise le scepticisme comme une doctrine de vie. « Une âme garantie de préjugé a un merveilleux avancement vers la tranquillité. » C’est l’homme nu et vide, reconnaissant sa faiblesse naturelle» qui est le véritable homme. Toute vérité, tout jugement sont prononcés à ce niveau d’homme et ne peuvent prétendre à l’absolu. Toute philosophie doit rester une philosophie « d’homme à homme » et « il suffit que ses raisons sont probables comme les raisons d’un autre ; car les exactes raisons n’être en sa main ni en mortelle main. »
L’étude des philosophes confirme l’option sceptique. Ainsi Épicure, « le prince des dogmatistes », n’évite-t-il pas de « se couvrir d’obscurité si épaisse et si inextricable, qu’on y peut rien choisir de son avis. C’est par effet un pyrrhonisme sous une forme résolutive. »
Plus généralement, le caractère ténébreux de bien des philosophies démontre à contrario la vanité des doctrines. « La difficulté est une monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne découvrir la vanité de leur art. » Ce qui n’est bien souvent que la triste vérité... Montaigne se livre à une critique en règle des prétentions de la philosophie, particulièrement celle de Platon dont il dit que « jamais instruction ne fut si titubante et rien assévérante si la sienne ne l’est ». Platon utilise le dialogue, dit Montaigne, comme moyen de mettre « en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantaisies. » Cette diversité des fantaisies n’est pas en soi condamnable pour Montaigne ; mais ce que Montaigne oppose ici c’est le résultat réel de la philosophie, qui ne dépasse guère ce à quoi est arrivé Socrate dont la seule science est la science de s’opposer, et ses prétentions à atteindre la vérité absolue, l’être, Dieu... Une bonne partie de savoir est du reste parfaitement vain : « Tout ainsi qu’en toute pâture il y a souvent le plaisir seul ; et tout ce que nous prenons qui est plaisant, n’est pas toujours nutritif et sain. Pareillement, ce que notre esprit tire de la science ne laisse pas d’être voluptueux, encore qu’il ne soit ni aliment ni salutaire. » La vanité de la philosophie, même quand elle a toute les apparences de la vérité, s’affirme dans la société civile. L’efficace propre de la philosophie sur le monde est pratiquement nul pour Montaigne. N’est-ce pas Platon qui dans sa République « dit tout détroussément » ... « que pour le profit des hommes il est souvent besoin de les piper » ? Et toutes les sectes philosophiques les plus hardies doivent, au bout du compte, « se plier à la loi civile ».

Dieu est inconnaissable

« Il y a d’autres sujets » ... « terram intrare possit »

Dieu

L’impuissance de la philosophie débouche naturellement sur l’impuissance de la théologie en tant que science rationnelle de Dieu. Montaigne creuse la distance entre Dieu et les hommes (pour mieux les débarrasser de cette tutelle encombrante ?) : « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes chose, toute bonté, toute perfection... »
Montaigne va donc questionner et rejeter la plupart des représentations religieuses courantes. À commencer par la représentation de Dieu. Le Dieu anthropomorphique hérité des anciennes mythologies, les diverses définitions de Dieu dans les philosophies anciennes, tout cela montre que l’homme parle là où il ne sait rien.

L’immortalité de l’âme

La religion repose sur des fables destinées à nous « emmiéler » : « quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmiéler et et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » De Dieu on est donc passé au problème de l’immortalité de l’âme ; encore un dogme qui ne sortira pas intact de la moulinette sceptique. La raison se fourvoie partout, spécialement quand elle se mêle des choses divines.

La religion contre la raison

Et dès qu’on s’écarte de l’étroit chemin tracé par l’Église, la voie est ouverte à tous les errements, le chemin est transformé en mille chemins. Montaigne apparemment s’oppose au libre examen en matière religieuse. Il semble proche du « credo quia absurdum ». Mais cette « défense » se retourne immédiatement contre l’Église et l’ensemble des dogmes religieux et la véritable position de Montaigne s’exprime dans doute plus par la citation de Lucrèce : « Tantum religio potuit suadere malorum ». Contre les forfaits perpétrés au nom de la religion, Montaigne esquisse une philosophie de l’intégrité de la personne humaine et d’abord de son corps, « cette contexture naturelle » qui regarde Dieu et les autres hommes aussi bien que nous. Ne pas mâtiner et corrompre les fonctions du corps, voilà une règle claire. Ceci est bien typique de Montaigne, de l’esprit de sa réflexion : il a parlé de l’immortalité de l’âme et montré qu’on en disait n’importe quoi ou à peu près ; foin donc du salut de l’âme, occupons-nous du salut du corps qui est la chose première à nous concerner.

Les troubles de la raison

La raison pour Montaigne n’est certes que rêveries et songes. Elle ne peut tenir en ses liens toute la puissance divine. Ce qui autorise en revanche toutes les hypothèses, même celles qui sont condamnées par les dogmes religieux. Ainsi de la pluralité des mondes qui faisait partie de la doctrine épicurienne. « Or s’il y a plusieurs mondes, comme Démocrite, Épicure et presque toute la philosophie a pensé, que savons-nous si les principes et les règles de celui-ci touchent pareillement les autres. » La raison n’est qu’une raison humaine, limitée à l’horizon de notre monde, de celui dont nous pouvons faire l’expérience. Comme tous les sceptiques, Montaigne ne rattache pas les principes de la raison à quelque transcendance, mais à l’expérience humaine. Or la nature, telle que nous la connaissons, n’obéit pas à la raison classificatoire, ni à la cohérence des formes logiques ; même sans imaginer d’autres mondes aux règles différentes de celles du nôtre ; la nature offre des multitudes de formes bâtardes qui contredisent les belles règles que nous tentons d’imposer à la nature. Il y a une limite à l’exercice de la raison, au-delà laquelle tout est monstrueux et désordonné.
La conclusion tombe : « L’homme est bien insensé. Il ne saurait forger un ciron et forge des dieux à douzaines. » Suit une démonstration de la vanité des thèses stoïciennes qui prétendent avoir percé la nature divine. En croyant représenter Dieu, l’homme ne se représente que lui-même. Autrement dit, Montaigne ici donne une explication de la genèse humaine de la religion qui sera reprise plus tard (Hegel et sa suite) et amène plus ou moins clairement à l’. Là encore la logique du scepticisme va beaucoup plus loin que ce que Montaigne veut ou peut dire. La dissolution de toute vérité humaine absolue ne peut guère épargner la vérité révélée. Quand Montaigne explique de la plupart des troubles de la raison ont une origine « grammairienne », il pose par la même le redoutable pouvoir des mots qui tendent à « substantialiser » et « absolutiser » ce qui n’est que description temporaire. Or qu’est-ce que la religion révélée sinon le Verbe, la « bonne parole », etc., particulièrement susceptible donc de tomber dans les errances « grammairiennes » ?

Impuissance de la philosophie : l’homme ne se connaît pas lui-même

« Et certes la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée.» ... « Nouvelle figure : un philosophe imprémédité et fortuit ! »
Que la philosophie soit une poésie, le prouve selon Montaigne le peu d’attention qu’elle porte à la réalité matérielle immédiate : le philosophe contemple les nues, mais ne voit pas ce qui est devant ses pieds. Or le philosophe ne connaît même pas les autres philosophes et ne se connaît pas lui-même. Le rapport du corps et de l’esprit (la glande pinéale de Descartes !) reste un mystère : « comme une impression spirituelle fasse une telle faussée dans un sujet massif et solide et la nature de la liaison et couture de ces admirables, jamais homme ne l’a su. » Au lieu d’admettre cette réalité, les philosophes font semblant de savoir, reprennent comme religion ce qui vient des Anciens (Aristote, Galien) et « ainsi se remplir le monde et se confit en fadaise et mensonge. » Montaigne critique violemment l’école scolastique, à la fois pour ses présupposés non critiqués et la division rigide entre les diverses disciplines (dialectique, rhétorique, etc.) où « gît la principale erreur ». Les principes de cette philosophie ne reposent sur rien et les seuls principes que nous puissions accepter sont ceux qui nous viennent de Dieu.

Théorie de l’âme

Les discussions sur l’essence et l’apparence ne sont pour Montaigne que vanités et discussions creuses : « S’ils nous eussent laissé en notre état naturel, recevant les apparences étrangères selon qu’elles se présentent à nous par les sens, et nous eussent laissé aller après nos appétits simples et réglés par la condition de notre naissance, ils auraient raison de parler ainsi [dire à celui qui met en doute la chaleur de se jeter dans le feu] : mais c’est d’eux que nous tenons cette fantaisie que la raison humaine est contrôleuse générale de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voûte céleste... »
De deux choses l’une : ou on laisse toute philosophie pour revenir à la vie simple de l’animal ou du Cannibale pour qui l’apparence est réalité immédiate. Ou on reste philosophe et alors il faut expliquer comment, par quel mécanisme ce qui est senti devient-il idée ou correspond-il à l’idée. C’est là selon Montaigne le vrai problème de l’âme (celui de sa liaison avec le corps et avec le monde extérieur). Or sur ce sujet les philosophes ne font que se contredire. Les philosophes se sont donc « ébattus de la raison comme d’un instrument vain et frivole » : « Ils ne veulent pas faire profession expresse d’ignorance et de l’imbécillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfants, mais nous la découvre assez sous l’apparence d’une science trouble et inconstante. »

Le rôle de la conscience de soi

À ce faux savoir Montaigne oppose le seul vrai savoir philosophique possible, celui qu’il énonce en observant sa propre vie : « De quel régiment était ma vie, je ne l’ai appris qu’après qu’elle est exploitée et employée ». Et il se peint lui-même : « Nouvelle figure : un philosophe imprémédité et fortuit ! »

Inefficience pratique de la raison

Montaigne passe en revue les doctrines anciennes sur la nature de l’âme et son immortalité. Il fait ressortir toutes les difficultés auxquelles conduit l’idée de l’immortalité de l’âme. La damnation éternelle et le paradis éternel lui semblent également iniques pour juger une durée de vie si courte dans la prison du corps. La dépendance de l’âme à l’égard du corps et de la réalité matérielle est une évidence dont Montaigne donne maints exemples des maladies de l’âme issues d’actions matérielles (la rage, l’ivresse, etc.). Il s’appuie dans tout ce passage sur Lucrèce « morbis in corporis avius errat / Saepe animus » et regrette que « les philosophes n’ont ce me semble, guère touché à cette corde ».
La philosophie devrait être une médecine, ou une aide à la médecine. L’idée de la philosophie comme médecine est ancienne ; elle est au centre de la démarche épicurienne ; elle se retrouvera chez Nietzsche. Or la raison est brouillée par la confusion des raisons. La philosophie est une véritable tour de Babel.

L’homme ne se connaît pas lui-même

« En voilà assez pour vérifier que l’homme n’est pas non plus instruit de la connaissance de soi en la partie corporelle qu’en la spirituelle. » Cette ignorance est l’échec du platonisme (« Connais-toi toi-même »), mais aussi de ses adversaires. L’homme est la mesure de toute chose dit Protagoras, mais il ne sait pas ce qu’est l’homme ; comment fait-il pour mesurer s’il ne connaît pas la mesure.
La méconnaissance de soi-même est dangereuse surtout si on ignore cette méconnaissance, si on croit savoir : alors l’homme se trouve livré à sa fantaisie. Or « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. »
Qu’il ne se connaisse par lui-même implique que l’homme ne connaît rien. En effet « il est vraisemblable que, si l’âme savait quelque chose, elle se saurait premièrement elle-même ; et si elle savait quelque chose hors d’elle, ce serait son corps et son étui avant toute chose. »

Exposé de la doctrine pyrrhonienne de Montaigne

« L’avis des pyrrhoniens est plus hardi, et, quant et quant, plus vraisemblable ».
À la page précédente, Montaigne a exposé les incohérences du scepticisme tel qu’il est défendu par l’Académie (par exemple chez Cicéron). Il va lui opposer maintenant un pyrrhonisme radical. Notons que plus haut le scepticisme de Montaigne était un scepticisme syncrétique englobant aussi bien les pyrrhoniens que les académiciens. Mais les académiciens, s’ils jugent la vérité impossible ou presque à trouver, admettent la vraisemblance, la « vérissimilitude », et pour donc décider au moins dans quelle direction il faut chercher. La réponse de Montaigne pose le problème de la connaissance dans toute son étendue : si on peut dégager une vraisemblance, une « apparence de vérissimilitude », cela signifie qu’on a déjà une connaissance préalable, même grossière, même floue, de ce qu’est la vérité en soi, puisqu’on peut affirmer que l’apparence à quelque trait de ressemblance avec l’original. Sinon « comment connaissent-ils la semblance de ce quoi ils ne connaissent pas l’essence ? » Contre ces contradictions, Montaigne va développer d’abord l’argument phénoméniste : « Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence et n’y fassent leur entrée de leur force propre et autorité, nous le voyons assez ». Le phénomène n’est pas quelque chose qui existe par lui-même, une apparence qui s’impose à nous en raison des déterminations propres de l’essence (ce sera là non un phénomène, mais un simulacre au sens épicurien). Pour Montaigne, « les sujets étrangers se rendent donc à notre merci ; ils logent chez nous comme il nous plaît. » C’est notre conscience, notre constitution physique qui nous fait constituer le phénomène comme « fait de pensée » à partir d’une action d’un monde extérieur dont nous ne pouvons jamais connaître la réalité en soi. Ce qui explique l’infinie diversité des jugements sur la même réalité et la confusion des opinions.
Or non seulement les choses extérieures nous sont inconnaissables en soi, mais seulement à travers des phénomènes que nous constituons, mais il en est de même de la connaissance de nous-mêmes dès que nous adhérons à des « vérités » admises. Puisque si j’admets quelque chose sans partage, ma « croyance » m’emporte : « J’y suis tout entier, j’y suis voirement » jusqu’à ce que je sois obligé de changer de croyance. « N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? » Le scepticisme vise chez Pyrrhon à la sérénité (à l’ataraxie) et c’est bien le but recherché par Montaigne. Toutes les vérités sont contestables parce que ce sont vérités reçues de « mortelle main » et acceptées de « mortelle main », des vérités à hauteur d’homme. Et notre raison n’a rien d’un instrument infaillible, qui est toujours bouleversées par les aléas de la vie, la maladie, les breuvages,etc.. D’où la définition : « J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi  ; cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accomodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner. »
Il est impossible de tenter de guérir la raison. Par exemple on ne peut pas espérer obtenir une connaissance plus vraie en soustrayant — si cela était possible — la raison aux passions. « Les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles peuvent beaucoup en elles, mais encore plus les siennes propres, auxquelles elle si fort en prise qu’il est à l’aventure soutenable qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resterait sans action, comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours. »(souligné par moi DC) Et plus loin ceci qui définit tout Montaigne : « Nous ne sommes jamais sans maladie ». La reconnaissance du rôle des passions n’est évidemment pas une découverte de Montaigne (les sophistes leur donnaient déjà grande place), mais l’originalité de Montaigne est de ne pas essayer de les chasser, de les briser comme le proposent pratiquement tous les philosophes, mais de les contrôler, de les réguler, de les équilibrer les unes par les autres. C’est bien de « médecine13 » qu’il s’agit. Pas de vérité absolue, mais un art subtil et un dosage des poisons qui peuvent devenir médicaments. Cette théorie des passions se retrouvera dans « Sur des vers de Virgile » (Essais, III) où Montaigne s’en prend aux excès de la sagesse. La raison est mue par la passion ; c’est sa faiblesse, mais cette faiblesse est irrémédiable, car s’il n’y avait plus de passion, il n’y aurait plus de vie et plus de raison.
Le scepticisme qui conduit Montaigne à ne rien tenir pour vrai, à savoir qu’à toute vérité relative peut être opposée une autre vérité relative qui lui totalement contradictoire, ce scepticisme donc pose cependant des problèmes pratiques, de positionnement dans la vie sociale. Montaigne propose un solution de préservation de soi. « Et puisque je ne suis pas capable de choisir, je prend le choix d’autrui et me tiens en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement je ne me saurais garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grâce de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes croyances de notre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que notre siècle a produites. » On n’est pas très loin de la  par provision de Descartes qui consiste à s’en tenir aux mœurs et politiques de la tradition dans laquelle on vit.
Le scepticisme est aussi une critique de la science. Montaigne donne une sorte de priorité à la pratique sur la raison théorique ; il aime « mieux suivre les effets que la raison ». Et de toute façon si Ptolémée s’est trompé, il est presque sûr q’un jour on trouvera que Galilée lui aussi s’était trompé. Le relativisme des connaissances est bien la seule chose qu’on puisse tenir avérée. Et la pluralité épicurienne des mondes, confirmée par la découverte de l’Amérique, ne peut que renforcer cette conviction.
Mais ce relativisme est aussi un universalisme. En matière de religion Montaigne montre les similitudes des créations de peuples qui n’ont eu aucun commerce. Si le monde n’est qu’une « branloire pérenne », la vérité ne peut prétendre à aucun absolu. La seule vérité absolue est celle de la relativité des mœurs et des coutumes. Si la science de l’universel n’existe, la récollection des particuliers, des singularités constitue une science d’un nouveau genre. Elle est entraînée aussi par le progrès de la nature.
« Il me semble, entre autres témoignages de notre imbécillité, que celui-ci ne mérite pas d’être oublié, que par désir même l’homme ne sache trouver ce qu’il lui faut. » Le scepticisme de Montaigne ne met donc pas seulement en cause la raison en tant que faculté de connaissance et de raisonnement, mais aussi tous les autres modes de l’âme. Le souverain bien, personne ne peut le définir à partir de la connaissance du vrai (tradition platonicienne) ni à partir du désir ou du plaisir (cyrénaïque et épicurien). Les pyrrhoniens pourtant affirment un souverain bien sous le nom d’ataraxie. Comment peuvent-ils dirent que c’est là le souverain bien alors qu’ils disent en même qu’on ne peut décider en rien. Montaigne explicite la réponse pyrrhonienne qui est aussi la sienne : « Les pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien, c’est l’ataraxie, qui l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative ; mais le même branle de leur âme qui leur fait fuir les précipices et se mettre à couvert du serein , celui-là même leur présente cette fantaisie et leur en fait refuser une autre. » Montaigne tout pareillement se met « à couvert du serein » pendant ce siècle de guerres religieuses et accepte la « fantaisie » chrétienne et catholique de la même façon qu’on fuit les précipices. Encore une fois, la question n’est pas de savoir si le scepticisme de Montaigne conduit à l’ ; un certain agnosticisme en découle du moins logiquement. Mais la manière dont Montaigne place la religion, la foi et Dieu éloignent la conscience de soi de la conscience religieuse. Ce que Augustin avait fusionné (à l’intérieur de soi on trouve la flamme allumée par Dieu et donc le mouvement de retour à soi, en soi, est le mouvement qui permet d’accéder à Dieu), Montaigne le dissocie. Le sentiment religieux est quelque chose qui appartient à notre environnement extérieur et nullement une vérité intérieure.
Le problème des lois et de leur variation sert d’illustration. La  est universelle et donc les lois devraient l’être. Or elles ne le sont point. « Il est croyable qu’il y a des lois naturelles comme il se voit chez les autres créatures, mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. » Montaigne n’est pas un révolutionnaire ; point de cité idéale chez lui. Le progrès ne peut venir que de l’usage et de la stabilité. « Les lois prennent leur autorité de la possession et de l’usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance  elles grossissent et s’ennoblissent en roulant comme nos rivières. »

Le rôle des sens - Il n’y a pas de science

L’examen des diverses doctrines grecques conduit à revenir sur le problème du rôle des sens. « Toute connaissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maîtres. [...] La science comment par eux et se résout en eux ». Ou encore : « les sens sont le commencement et la fin de l’humaine connaissance. » Or les sens et la science sont souvent en contradiction. Quand Lucrèce conseille de s’accrocher coûte que coûte à l’évidence immédiate des sens, Montaigne commente : « ce désespéré et si peu philosophique ne représente autre chose sinon que l’humaine science ne se peut maintenir que par une raison déraisonnable et forcenée ». Il faut donc en conclure qu’il n’y a point de science.
Le rôle des sens est énorme et toute la sagesse philosophique ne peut pas grand-chose contre l’action des sens. « Quant à moi je ne m’estime point assez fort pour ouïr en sens rassis des vers d’Horace et de Catulle, chantés d’une voix suffisante par une belle et jeune bouche. » L’exemple du vertige éprouvé par la philosophe alors qu’il sait qu’il n’a rien à craindre dans sa cage de fer suspendue entre les tours de Notre-Dame vient corroborer l’impuissance de la raison face aux sens. Mais les sens sont trompeurs et « ceux qui ont apparié notre vie à un songe ont eu de la raison ». Il n’y a pas d’accord qui se puisse faire à partir du témoignage des sens. Et nous sommes dans un cercle vicieux, car il n’y a pas de moyen de lier l’expérience des sens et la raison : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration  ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. » C’est bien le cercle vicieux de la science. La science aristotélicienne jugeait à partir de l’apparence immédiate ; la science moderne est moins empirique puisqu’elle enserre l’expérience dans une représentation mathématique à tel point que le champ empirique est entièrement déterminé par la représentation formelle. Mais personne ne tient les deux bouts en même temps. La science moderne s’est révélée plus efficace pour les besoins de l’homme, mais est-elle plus « vraie » que la science ancienne ?
S’il n’y a pas de science, c’est parce qu’il n’y a pas de réalité permanente. Platon fonde la science sur les Idées éternelles et immuables, Aristote sur les essences. Mais pour Montaigne « Finalement, il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes les choses mortelles, vont roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle. » C’est ici une ontologie héraclitéenne qui est le fondement du scepticisme de Montaigne. Le « Tout coule » y est en toutes lettres : « Et si de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il pressera et serrera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. » Marcel Conches analyse en détail la conception du temps qui se forme à partir de cette ontologie et qui est développée dans la dernière page de l’« Apologie ». Nous vivons plusieurs morts. Notre vie n’est que ce passage à travers plusieurs morts. Le temps est chose mobile et « autant en advient-il à la nature qui est mesurée comme au temps qui la mesure. »
L’Apologie se conclut sur la caractère absurde de la quête scientifique.

Conclusion

L’Apologie n’a rien à voir avec Raymond Sebon ni avec sa théologie naturelle. La variété des thèmes abordés comme toujours chez Montaigne peut dérouter, tout comme les incidentes qui émaillent le texte.
Le thème central est néanmoins le thème de l’impuissance de la science, qui s’appuie sur une explicitation du pyrrhonisme d’une part, sur une analyse critique du rôle des sens d’autre part. Les deux aspects ne sont nullement confondus. Le pyrrhonisme de Montaigne repose sur l’analyse de l’incomplétude de la raison. Les meilleurs raisonnements ne peuvent permettre de conclure avec assurance dans quelque domaine que ce soit et à toute assertion on peut opposer une assertion opposée avec autant de bonnes raisons. L’analyse critique en est en partie indépendante (même si le caractère trompeur des sens est un des fondements du scepticisme dans la tradition post-socratique). Elle repose sur une double thèse : 1° Toute connaissance vient des sens 2° L’influence des sens sur nous est toute puissante, y compris quand ils contredisent la raison. Les sens et la raison ne peuvent donc s’accorder ; il faudrait pouvoir juger l’un par l’autre, mais c’est un cercle vicieux. D’où la conclusion qu’il n’y a pas de science.
Le deuxième thème, associé au premier est celui d’une ontologie héraclitéenne, du « tout passe » ou de la « branloire pérenne » qui précisément pourquoi nous ne pouvons pas avoir de science du monde, puisqu’il n’y a de science que ce qui est permanent.
Le troisième thème qui se fonde dans les deux premiers est celui de la distance entre Dieu et les hommes. Distance à la fois gnoséologique (nous ne pouvons rien savoir de Dieu) et ontologique (Dieu est de l’ordre de l’être et de l’éternité : c’est même uniquement de lui qu’on dire qu’elle est) alors que le monde est de l’ordre de l’apparence et du devenir).
Les thèmes de la tolérance ou de l’universalisme relativiste qui sont associés ainsi que la dénonciation de l’intolérance religieuse et parfois même de la religion tout court sont subordonnés à cette problématique philosophique fondamentale.
1Thomas d’Aquin, théologien et philosophe du XIIIe siècle, réinterprète la philosophie d’Aristote pour en faire la doctrine officielle de l’Église catholique. L’enseignement de cette doctrine dans les facultés donne naissance à la « scolastique » contre laquelle les Modernes (Bacon, Descartes, Spinoza ...) dirigent leurs critiques.
2Apologie p.334 Edition ARLEA
3Hugo Friedrich note que ce qui a dû séduire Montaigne dans le livre de Sebon, c’est son caractère de « théologie laïque ».
4Plotin (205-270) est un philosophe grec « néo-platonicien », qui donne une réinterprétation mystique de la philosophie de Platon.
5Hugo Friedrich : Montaigne (Gallimard – collection “Tel” page 117)
6Friedrich note (page 121) : « La foi n’est pour lui que la forme supérieure de l’incertitude, une ouverture nébuleuse sur l’empire des possibilités transcendantes ».
7La possibilité d’une théologie est le problème majeur que rencontre Aristote : la science de Dieu doit être la science de l’être en tant qu’être. Or Aristote ne peut définir cette science. Il doit se contenter de généraliser ce que donne la physique et l’étude du langage, il doit se contenter d’une métaphysique.
8Friedrich op.cit. page 122
9Friedrich note l’importance dans la philosophie du bas moyen âge des thèmes fidéistes associés aux thèmes nominalistes (chez Duns Scott & chez D’Occam). L’essai II-16 « De la Gloire » affirme clairement ce nominalisme :« Il y a le nom et la chose. Le nom, c’est une voix qui remarque et signifie la chose, ce n’est pas une partie de la chose, ni de la substance, c’est une pièce étrangère jointe à la chose et hors d’elle. » Le nom est d’abord un son vocal disent Aristote et Guillaume d’Occam.
Les liens avec la doctrine de la « double vérité » averroïste où certains où voulu voir un des fondements de l’. Ce qui sépare Montaigne de cette thèse, c’est que lui ne croit pas à la puissance de la raison.
10Ce n’est pas Montaigne qui aurait défendu la théorie des animaux machines.
11Madeleine Lazard dans son « Michel de Montaigne » (Fayard 1992) rapporte que Montaigne parlait beaucoup avec les mains.
12Friedrich note que l’étude du langage de Montaigne montre qu’il s’agit bien du langage du scepticisme antique et non celui du scepticisme fort répandu de son temps (par exemple celui de Agrippa von Nettesheim).
13C’est un point qui rapproche Montaigne sinon des thèses dogmatiques d’Épicure du moins de l’esprit du « tétrapharmakon ».

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