lundi 2 juin 2003

Théorie et expérience : avant et après Galilée.

L’activité scientifique moderne, dont on peut dater, pas tout à fait arbitrairement, la naissance à l’œuvre de Galilée, suppose une rupture profonde entre la représentation sensible du réel et la théorie physique. Elle s’inscrit comme un élément d’une transformation culturelle, sociale, politique et religieuse de tout l’Occident chrétien qui, de proche en proche atteindra le monde entier. Cette rupture qui concerne principalement la théorie de la connaissance s’insère cependant dans un bouleversement général des représentations du monde, dans le passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du célèbre livre de Koyré.[1]

dimanche 1 juin 2003

Les raisons de la science (Le ragioni della scienza) par Ludovico Geymonat et Giulio Giorello, avec la participation de Fabio Minazzi. (Sagittari Laterza, 1986)

Ludovico Geymonat est un de ces philosophes italiens que l’appartenance au PCI et l’adhésion au marxisme orthodoxe n’ont pas empêchés de philosopher. Philosophe des sciences et rationaliste intransigeant, il est de ceux qui ont pris au sérieux le positivisme logique du « Wiener Kreis » aussi que l’épistémologie poppérienne. D’abord adhérent au néopositivisme de Moritz Schlick, qu’il a fait connaître en Italie dans les années 30, il est devenu marxiste et a cherché une formulation du matérialisme dialectique qui soit en lien strict avec les débats contemporains en philosophie des sciences et en épistémologie1. Il est connu en France par son livre sur Galilée (collection Points, Seuil). Giulio Giorello, spécialiste de philosophie des sciences a été l’élève de Geymonat. 
Le ragioni della scienza se compose
- d’un essai introductif de Geymonat (Dialectique scientifique et liberté) ;
- d’un autre essai de Giorello (Le conflit et le changement) ;
- d’une discussion entre Geymonat, Giorello et Minazzi, articulée autour de cinq thèmes : images de la science et vicissitudes de la philosophie, science et expérience, croissance de la connaissance et dialectique, rationalisme et/ou historicisme, une polémique sur le réalisme et la liberté ;
- d’un essai de Fabio Minazzi placé en appendice : épistémologie, criticisme et historicité.

INTRODUCTION DE GEYMONAT

Le fil directeur de ces essais et de ce débat réside dans le redéfinition de la tâche de la philosophie à l’égard de la science et dans la défense d’une approche historique de l’épistémologie. Ce qui est récusé, c’est la distinction rigide opérée par Popper entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi Geymonat écrit-il : « Si donc nous
pensons que la rigueur, ou la recherche de la rigueur, est ce qui caractérise le plus le discours scientifique relativement aux autres types de discours, nous devons admettre que cette caractérisation ne constitue pas quelque chose de méta-historique. En d’autres termes, aucune théorie ne peut être jugée rigoureuse dans l’abstrait ; elle mérite en effet le titre de scientifique seulement respectivement aux exigences de rigueur admises à une époque déterminée et qui peuvent être notablement différentes de celles acceptées à une autre époque. Ici réside la raison principale du caractère intrinsèquement historique de la science et, par conséquent, la non-acceptabilité de la conception de Comte qui considère la phase scientifique de notre connaissance comme une phase absolument différente des autres, c'est-à-dire considérait la science comme un absolu (neutre et atemporel). » (p.8)
Il s’agit ensuite de déterminer ce qui forme la spécificité de la science comme entreprise de
l’esprit humain. Geymonat met en garde contre le formalisme et les mirages de l’axiomatisation. « La rigueur formelle, bien que constituant l’un des facteurs principaux qui
distinguent la science de la non-science, n’est certainement pas l’unique constituant de la science elle-même. » (p.13)

Théorie et expérience

Il s’agit de justifier, à nouveaux frais, l’usage des mathématiques comme moyen adéquat pour rendre compte de l’expérimentation scientifique. Geymonat rejette la thèse pythagoricienne – platonicienne selon laquelle l’extraordinaire usage qu’on peut faire des mathématiques pour décrire et expliquer les phénomènes naturels viendrait du fait que l’univers est par essence ordonné mathématiquement. « Cette thèse se révèle manifestement incompatible avec l’exigence de rigueur dont nous avons dit qu’elle constituait l’une des principales caractéristiques de la science moderne » (p.14).
La logique mathématique est incompatible avec la soi-disant logique inductive. La réfutation du principe d’induction cependant laisse ouverte la question des rapports entre théorie et expérience. La réponse de Geymonat est que si l’expérience ne dicte jamais aucune loi ni aucune théorie générale, elle peut néanmoins les suggérer. L’expérience indique une certaine direction, suivant laquelle on doit poursuivre la recherche. Geymonat met au centre de sa réflexion épistémologique le concept d’approfondissement.
« Le traitement mathématique d’un phénomène est ce qui nous conduit à comprendre la signification du concept ‘d’approfondissement’ du phénomène lui-même. En effet, le traitement mathématique en question réussit à encadrer le phénomène examiné dans un schéma plus abstrait qui nous permet de nous en faire une idée plus générale, moins liée à la contingence : et justement, c’est en ceci que consiste l’approfondissement du phénomène.
Ainsi, par exemple, nous disons que la théorie de la relativité a approfondi le phénomène déjà connu de l’identité numérique entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle parce qu’elle a réussi à l’encadrer dans une théorie générale où elle perd son caractère contingent, purement factuel pour la rendre nécessaire. Pour le scientifique ordinaire, approfondir un résultat signifie l’expliquer, ce qui équivaut à le déduire d’une théorie plus générale, et ceci justifie le fait que les deux concepts d’approfondissement et de mathématisation soient étroitement liés entre eux. » (p.17)

Geymonat propose d’étendre les principes de la rigueur scientifique aux discours autres que le discours scientifique. La philosophie des sciences permet de combattre le dogmatisme et pas seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le champ de presque toutes les «institutions les plus respectables». Ainsi du discours politico-économique dominant : « quant à ceux qui invoquent les soi-disant ‘enseignements’ de l’expérience pour soutenir que les méthodes capitalistes de la production et de la distribution sont les seules à avoir réussi, il n’y a rien d’autre à faire désormais qu’à les renvoyer à un secteur désormais bien assis de la plus moderne critique épistémologique, selon laquelle l’expérience n’est jamais en mesure de nous dicter quelque conclusion absolument valide. » (p.20)

CRITIQUE DU MAÎTRE PAR LE DISCIPLE


Giorello, ancien élève de Geymonat soumet les principales thèses de son ancien maître au feu de la critique, une critique qui souvent se rapproche des conceptions développées par Imre Lakatos. Giorello commence par rappeler que toutes les théories antiques et médiévales cherchaient à sauver les phénomènes, c'est-à-dire à rendre compte du témoignage des sens. Au contraire avec Galilée et Copernic, il s’agit de « faire violence au sens ». « À tous ceux qui soutiennent que c’est à l’expérience de « suggérer » les principes d’une théorie nouvelle et révolutionnaire, Galilée est là pour rappeler que dans le cas de la révolution copernicienne, c’est le contraire qui est arrivé : non seulement Ptolémée mais aussi Copernic était « réfuté par les faits ».
Rappelant la démarche de Galilée et notamment les dialogues, Giorello fait de la controverse le véritable moteur du progrès scientifique : « la controverse fonctionne donc comme un stimulant décisif qui permet de découvrir – sur un mode que Peirce aurait appelé abductif2 – une raison assez plausible pour convertir un contre-argument en argument en faveur de. » Giorello en donne un exemple dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,3 où Galilée discute les prétendues réfutations mécaniques du mouvement de la terre. «À la base de ces ‘réfutations’ se trouve l’idée, encore acceptée par Tycho Brahe, que 1) les graves tombent perpendiculairement à la surface de la Terre, et 2) ils devraient tomber obliquement, si la Terre se mouvait. Pour éluder l’objection, Galilée devait montrer que la conjonction de 1) et 2) n’est pas conclusive contre le mouvement de la Terre. Comme on le sait, le jeu de Galilée a consisté dans l’introduction du principe appelé plus tard ‘principe de relativité galiléenne’. Contre le soi-disant argument du navire – une pierre qui tombe du sommet du grand mât devrait tomber visiblement loin de la base de ce même mât si le navire se mouvait d’une ‘course rapide’ – Galilée soutient qu’il est impossible à l’intérieur d’un système de déterminer s’il se trouve en repos ou en mouvement rectiligne uniforme.
Giorello donne un deuxième exemple avec la manière dont Galilée soutient l’atomisme contre les aristotéliciens – à propos de la lumière dans les Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nove scienze.4

« Dans le Saggiatore (1623) Galilée avait conçu la lumière comme composée d’atomes absolument indivisibles alors que la chaleur était composée « d’ignés très petits » et les différents corps de ‘quanta très petits’5. Dans les Discorsi (1638) cette conception atomiste est reprise mais avec un important glissement : pour expliquer tant la cohésion des corps que les changements d’état (la glace fond, le métal entre en fusion, l’eau s’évapore) la structure fine
de la matière est représentée comme formant un réticule formé d’un nombre infini d’atomes séparés par un nombre infini de vides. Et puisqu’il s’agit toujours de portions de matières limitées, les atomes ne sont plus les ‘très petits quanta’ de 1923 mais des parties ‘sans quantité’6 et les vides eux-mêmes sont décrits comme des ‘vides non quanti’7. Un glissement s’est donc produit, de l’intuition de segments très petits à l’idée d’un continuum linéaire composé soit de ‘points’ soit de ‘segments’ infiniment petits (cette dernière dichotomie, implicite chez Galilée, bifurquera bien vite chez les partisans de la théorie des indivisibles et se trouvera encore chez les créateurs du calcul infinitésimal8). Ce glissement qui, à première vue, pousse Galilée à nier un des présupposés des aristotéliciens – la divisibilité d’un continu à l’infini – n’est cependant pas arbitraire. Avant tout, les parties ‘non quante’ de Galilée prétendent non seulement ‘sauver les phénomènes’ (cohésion, pénétration, changement d’état, etc.) mais aussi fournir in nuce une structure mathématique qui rende possible une interprétation physique des calculs en éludant les objections classiques contre l’atomisme. En
second lieu, Galilée semble épouser deux thèses distinctes : un continuum (soit pour fixer les idées un continuum linéaire) terminé (c'est-à-dire fini) 1) est divisible en un nombre arbitraire
(indéterminé) de parties ‘quante’ ; 2) est composé d’un nombre infini de parties ‘non quante’ et indivisibles. En soi, la 1)ne suspend pas tout à fait un aspect de la cosmologie aristotélicienne, pourvu qu’on accepte de traduire les partes semper divisibiles de l’aristotélisme scolastique par parties ‘quante’. En même temps, elle prépare l’acceptation des
‘atomes’ (« vous ne voyez pas que dire que le continu consiste en parties toujours indivisibles comporte que, en le divisant et en le subdivisant, on n’arrive jamais aux premiers composants.
Les premiers composants donc sont ceux qui ne sont plus divisibles et ceux qui ne sont plus divisibles sont les indivisibles. ») On pourrait par conséquent dire que Galilée introduit la 2)
sur un mode abductif pour justifier la 1). » (34-35)

Il est intéressant de noter que, bien qu’ayant rejeté le marxisme de son maître, et donc toutes les références au « matérialisme dialectique », Giorello, au nom d’une « théorie libérale » de la connaissance se révèle ici un dialecticien passionnant. Poussant l’analyse, il remarque que, sur cette question du continu, « Galilée a délimité de fait une sorte de compromis entre la ‘thèse’ et ‘l’antithèse’ du second conflit de la raison avec elle-même dont Kant parle dans la Dialectique transcendantale. » Cette dialectique, on le sait, est celle de l’illusion et elle contribue à définir les limites de l’usage théorique de la raison pure. Mais Giorello refuse ce kantisme trop orthodoxe. « Est-ce que, en fin de compte, une illusion ‘indestructible’ ne finit pas par constituer véritablement pour cela même un authentique problème ? » (39) Et de citer le « surprenant » appendice à la Dialectique transcendantale consacré à « l’usage régulateur des idées de la raison pure », qui pose la possibilité d’un « bon usage » des idées transcendantales.

Cette façon de considérer la « logique de la découverte scientifique » conduit naturellement à admettre qu’il est « difficile de tracer de manière rigide une ligne de démarcation entre science et métaphysique (ou entre science et théologie) » (43)

AUTRES QUESTIONS

La discussion aborde bien d’autres questions, celle de l’incommensurabilité des théories (on retrouvera la critique de Kuhn), celle du réalisme, celle des rapports entre science et technique, etc. Alors que Geymonat défend la valeur du matérialisme dialectique, contre l’empirisme logique, Giorello défend la valeur heuristique de la philosophie libérale, en se plaçant du point de la science. Cependant la longue discussion sur le marxisme apparaît tout à la fois obsolète – en ce sens que plus personne ne soutient le marxisme comme une grande théorie de tout, à la mode du « matérialisme dialectique développé dans l’environnement stalinien – et faible, dans la mesure où elle semble ignorer à peu près toutes les réflexions qui se sont développées hors de cet environnement stalinien.
Il reste que la discussion autour de l’historicité des sciences garde toute sa valeur à l’heure où le poppérisme a occupé – pour la stériliser – une large partie du champ épistémologique. Après tout, si la lecture ou la relecture de ces textes qui ont déjà une vingtaine d’année pouvait contribuer à « l’extinction du poppérisme », ce n’aurait pas été vain.

© Denis Collin – 1er juin 2003

Notes

1. On peut trouver un analyse de ce cheminement dans « Dal neo-positivismo al materialismo dialettico », un essai publié dans le recueil « Reflessioni critiche su Kuhn e Popper » (edizioni Dedalo – Bari, 1983)
2 C.S. Peirce fait de l’abduction une des formes logiques essentielles de la découverte scientifique. Stricto sensu, de (p->q) et q, on ne peut déduire p. Mais si (p -> q) , et q, alors p est une hypothèse explicative possible pour q.
3 publié en français dans la collection Points au Seuil.
4 PUF, 2000, collection Épiméthée.
5 Je traduis naturellement « quanto » par « quantum » en utilisant « quanta » pour le pluriel. Ce qui n’est pas si anachronique qu’on le pourrait croire.
6 Je traduis « non quante » par « sans quantité ».
7 Cette conception de la structure fine de la matière est exactement celle que soutient Spinoza – voir, en particulier, Éthique, II.
8 Note de G.Giorello : Pour ces développements, on peut se reporter à G.Giorello : Lo spettro et il libertino. Teologia, matematica et libero pensiero, Mondadori, Milano, 185, pp. 187-91;

Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague


Toutes les sciences ont pour but de prévoir les évènements futurs et d’en diriger le cours dans la mesure du possible, à partir des évènements immédiatement présents. (…) Partout on y coordonne des symboles aux données immédiates.[1]

Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank
L’interprétation dominante de la mécanique quantique (MQ), telle qu’a été défendue par Werner Heisenberg et Niels Bohr est résolument anti-réaliste. Affirmant qu’il est impossible de séparer l’observateur de l’objet observé, cette interprétation soutient que la science ne connaît que les expériences (dispositif expérimental inclus). En dehors de l’observation, il est impossible de dire quoi que ce soit de la réalité. Chez Heisenberg, cette thèse s’insère dans une philosophie de la science nettement idéaliste, qui se débat avec Kant. Il est curieux de remarquer que le positivisme logique, nettement empiriste, du « Cercle de Vienne » conduit, lui aussi, à une conception anti-réaliste. Et c’est d’autant plus curieux que certains des membres du cercle de Vienne, liés d’une manière ou d’une autre au marxisme, se disent réalistes. Philipp Frank, l’un des philosophes de cette école en expose de manière claire les idées essentielles en matière de théorie de la science.
Cette définition, tout d’abord, exclut tout référence à la réalité puisqu’il s’agit seulement des événements « immédiatement présents » c'est-à-dire qui des « données immédiates ». En second lieu, elle est purement « opérationnelle » puisque la science doit, d’une part, « prévoir les évènements futurs » – ce qui signifie par exemple que les sciences qui n’ont pas cette capacité de prévision ne sont pas à proprement parler des sciences – ainsi les « sciences historiques » ou les sciences de la nature comme la théorie de l’évolution, la paléontologie, etc. D’autre part, la science doit essayer de « diriger le cours » de ces évènements. C’est donc l’interaction pratique qui fait la science.
« L’instrument science » consiste en des « relations entre symboles ». Ces relations sont des formules (par exemple les équations du mouvement de Newton). Mais Frank précise que ces formules « ne sont pas des énoncés portant sur le donné expérimental réel » :
On ne peut les dire vraies ou fausses que dans le sens où un couteau mal aiguisé est un instrument tranchant qui peut être qualifié de « faux » ; mais non pas dans le sens ou il est faux de dire : « cette table est bleue » quand on l’a peinte en vermillon.[2]
La formule galiléenne de la « chute des graves » que dans la mesure où elle permet de calculer avec une bonne approximation le temps que mettra la pierre lâchée dans un puits pour atteindre l’eau. Mais en elle-même, elle n’est ni vraie ni fausse.
Il faut maintenant préciser ce qu’on entend par « données ». Ce ne sont que des « propositions-constat », du type « l’observateur A constate la présence d’une tâche sombre dans le coin supérieur gauche de l’écran ». La proposition ne porte pas sur l’existence de la tâche et encore moins sur la réalité dont la tâche est le signe, mais bien sur l’observation – en cela Philipp Frank soutient des positions semblables à celles de Bohr et Heisenberg en mécanique quantique.
O.Neurath nomme « physicalisme » l’attitude scientifique de ceux qui ne veulent utiliser que des propositions-constat comme celles dont nous venons de parler et R. Carnap montre que c’est seulement par ce moyen qu’on peut parler d’un « langage physique » susceptible d’être considéré comme la seule langue commune à toutes les sciences : celle dans laquelle on peut se faire comprendre de tous les hommes.[3]
Le « physicalisme » s’inscrit dans la démarche du cercle de Vienne visant à éliminer radicalement la métaphysique comme dépourvue de sens. Karl Popper a montré les contradictions auxquelles conduit cette tentative.[4] Popper, polémiquant contre Carnap, fait remarquer que toutes les théories physiques contiennent des éléments non testables – c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de propositions-constat pour parler comme Frank. Or l’élimination de ces éléments non testables pourrait avoir des effets encore plus destructeurs sur la science que la pollution des théories par la métaphysique. Par exemple Mach, que Carnap cite à l’appui de sa position, voulait éliminer de la théorie physique l’atomisme.

La thèse du physicalisme conduit à considérer que le monde réel et le monde de notre expérience sont un seul et même monde. Carnap défendait dans un premier temps la thèse du « solipsisme méthodologique » qui affirme que la science est construite à partir de l’expérience individuelle. Sous l’influence de Neurath, qui était marxiste, le physicalisme fut introduit parce qu’il insistait sur la formulation d’un langage qui pourrait bénéficier de la validation intersubjective. Le physicalisme était défini par Neurath comme un « matérialisme méthodologique ».

De cette conception de la science, Philipp Frank est conduit à repenser le statut du réel. Il justifie l’identité du monde de l’expérience et du monde réel. Dans le langage commun, la différence entre « apparent » et « réel » renvoie, la plupart du temps à deux modes de l’examen d’un phénomène donc à deux genres d’expérience sensible : en apparence (1) A est B mais avec un examen plus approfondi, je me rends compte que (2) A et C. Les résultats (1) et (2) sont tous les deux des résultats empiriques. Bien qu’en physique, il semble en aller différemment, ce n’est pas le cas. Par exemple, nous pouvons dire qu’apparemment cette rose est rouge mais qu’en réalité il n’y a ni pas de couleur chatoyante mais seulement une onde électromagnétique de 650 nm. Ce qu’on appellera « réel » maintenant, c’est un « schéma mathématique » duquel on peut déduire des résultats expérimentaux. Mais le schéma mathématique n’a rien à voir avec un « arrière-monde » plus ou moins platonicien. Il est « le résumé le plus précis des données expérimentales ».[5] Ainsi,
Si le passage des apparences au réel est un progrès, celui-ci ne peut être accompli que par deux voies : ou bien par l’enrichissement de notre collection de données expérimentales, ou bien par les perfectionnements apportés à leur mise en ordre.[6]
Cette position, selon Frank est conforme aux progrès de la physique. La physique classique, par exemple, distingue des forces « vraies » et des forces « apparentes » : ainsi la « force centrifuge est souvent désignée comme « pseudo-force ». Il en va de même de la force de Coriolis. Mais dans la théorie de la relativité générale, ce type de distinction n’a plus lieu d’être.[7] Par conséquent :

La construction du monde dit « réel », « véritable », « physique », « objectif » ou « spatio-temporel » n’est pas autre chose que la mise en ordre des données de l’expérience suivant un schéma.[8]
On ne peut donc plus considérer la théorie physique comme un ensemble d’énoncés cohérents décrivant un « monde réel » qui existerait en dehors de la conscience. Il y a bien difficulté : comme les théories sont changeantes, ne pourrait-on pas considérer qu’elles sont toutes des approximations, plus ou moins réussies, d’un monde « vrai » ? Cet argument qui est un des arguments forts en faveur du réalisme, est cependant réfuté : il faudrait pouvoir comparer les théories entre elles et les placer sur la ligne d’un progrès marquant une certaine convergence. Or cette convergence ne peut se faire que sur les mesures expérimentales et nullement sur les théories elles-mêmes, puisqu’il « n’y a pas la moindre indication en faveur de la découverte finale d’une théorie définitive. »[9] Il n’y a donc pas place pour ce que Michel Bitbol appelle le réalisme convergent.[10]

Il faut, selon Frank, éliminer impitoyablement toute trace de proposition métaphysique (c’est-à-dire se situant au-delà de la physique) dans la théorie physique. Par exemple, la découverte de la constante de Planck, h, qui permet de déterminer le quantum d’action, ne permet pas d’affirmer qu’il existe quelque chose qui serait un « grain d’énergie » ou quoi que ce soit d’autre du même genre. La physique des quanta ne peut pas être interprétée comme une nouvelle version de la physique atomiste et discontinuiste de Démocrite.

Philipp Frank reste cependant cohérent. Défendant l’épistémologie de Mach – qui fut l’un des premiers à réfuter l’opposition des deux mondes dans la science – il critique ceux qui déduisent des thèses de Mach la « défaite du matérialisme », à la différence, par exemple, aujourd’hui d’un Bernard d’Espagnat qui prétend que la MQ a permis de consommer la défaite du matérialisme. Frank montre que le matérialisme tel qu’il a été élaboré au siècle des Lumières, n’est pas une métaphysique du monde « vrai » opposé au monde de l’expérience, mais simplement « l’opinion d’après laquelle on peut rendre compte de tous les phénomènes naturels, même de ceux qui se passent dans les êtres vivants, à l’aide des lois et des concepts de la mécanique »[11]. Donc la querelle de Lénine contre Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme, repose sur un malentendu et notamment sur l’exploitation illégitime des thèses de Mach par les anti- matérialistes.
De la même manière, Frank se protège contre les accusations de scepticisme qui pourraient lui être adressées. Le refus d’admettre un monde « vrai » à côté du monde de l’expérience signifie seulement ceci :
La notion de monde réel n’a de sens que si l’on admet, en même temps, une intelligence surhumaine. Toute autre attitude n’est qu’un non-sens logique.[12]
L’anti-réalisme de Philipp Frank semble donc compatible avec une certaine interprétation du matérialisme, ce « matérialisme méthodologique » cher à Neurath. En même temps, Frank s’appuie sur les positions de Heisenberg et même de Planck qui lui semblent des confirmations de sa conception de l’activité scientifique.

C’est un rapprochement qui ouvre des perspectives de recherche : dans quelle mesure une version matérialiste de la philosophie critique de Kant est-elle possible ? Quels rapports entre le physicalisme viennois et le matérialisme ? un matérialisme anti-réaliste n’est-il pas une contradiction dans les termes ?
©Denis Collin – 2003


[1] Philipp Frank :Le principe de causali et ses limites, traduit de lallemand par J. du Plessis de Grenédan, Flammarion, 1937, « Bibliothèque de philosophie scientifique », p.15
[2] Op. cit. p.18
[3] Op. cit. p.51
[4]voir Karl Popper : La démarcation entre la science et la métaphysique, 1955, reproduit dans Pierre Jacob (dir.)
De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980
[5] P.Frank, op. cit. p.221
[6] Op. cit. p.222
[7]La force de Coriolis permet de décrire l’accélération que subit tout corps en mouvement relatif à un repère en rotation. Si on lance une boule sur un plan (en mouvement inertiel), elle va se déplacer en ligne droite en raison du principe d’inertie. Si ce plan est en rotation, la boule se déplacera toujours en ligne droite relativement un observateur extérieur mais relativement à uobservateusit suplaenrotation, elle aura une trajectoircourbe. La Terre étant un repère en rotation, la force de Coriolis y joue un rôle important  cest elle qui explique que les mouvements des masses d’air et des liquides sont déviés vers la droite dans lhémisphère nord et vers la gauche dans lhémisphère sud. Dans la physique relativistgaliléenne repose sur la conservation des lois dans lerepères en déplacement inertiel, le repère inertiel est un repère privilégié. Mais dans la théorie de la relativité générale formule des lois valables pour nimporte quel repère (Einstein parle de « système de coordonnées » oSC dans L’évolution des idées en physique).
[8] P.Frank, p.225
[9] P.Frank, p.234
[10] Michel Bitbol, L’aveuglante proximité dréel, Flammarion, 1998, collection « Champs », chapitre I
[11] Op. cit. p.247
[12] Op. cit. p.249

mercredi 30 avril 2003

Science et croyance aujourd’hui. Croyance en la science, croyances des scientifiques



Le triomphe de la science aurait dû faire reculer la croyance. Non seulement la croyance sous ses formes religieuses ou superstitieuses, mais aussi sous ses formes plus communes. Mais l’opposition de la science à la croyance laisse dans l’ombre la véritable question épineuse, celle de la croyance dans la science. Car la distinction théorique entre science et croyance n’est pas aussi claire qu’on pourrait le croire. S’il est assez aisé de séparer science et superstition, si la science dans ses théories fondamentales peut marcher d’un pas assuré et produire non pas des croyances plus ou moins douteuses mais des certitudes indubitables, ce « tranquille royaume des lois » qui est la vérité de l’entendement (Hegel) ne recouvre qu’un petit territoire de la science. En réalité, science et croyance s’entrecroisent, s’opposent et se conditionnent mutuellement : 1° il y a des croyances fondamentales concernant le monde, comme conditions de l’activité scientifique ; 2° certaines théories scientifiques sont de simples conjectures et l’adhésion massive de la communauté scientifique ne les transforme pas ipso facto en théories scientifiques ; 3° les scientifiques ont des croyances en tous genres qui semblent à peu près imperméables à leurs propres théories scientifiques ; 4° il peut y avoir une dimension de croyance religieuse dans la science ; 5° la science produit de nouvelles croyances.

I.     Présuppositions et croyances de la science

Dans les sciences comme en philosophie se pose la question du fondement. C’est une propriété de l’esprit humain, disait Kant, que d’être toujours à la recherche de l’inconditionné, sans jamais pouvoir l’atteindre ! Le fondement absolu est un de ces inconditionnés. La première véritable science est la mathématique, dit encore Kant. La première, elle trouva les méthodes lui permettant de produire des énoncés indubitables. Pendant longtemps, les Éléments d’Euclide furent le modèle de toute certitude rationnelle. Mais déjà Platon faisait remarquer que la vérité des théorèmes des mathématiques était suspendue à celle des axiomes : Les mathématiques sont une science hypothétique et ne sont donc pas la science suprême, car ce qu’il faut chercher, c’est une science an-hypothétique qui puisse nous mener jusqu’à l’essence des choses. Les axiomes d’Euclide étaient tenus pour vrais pour deux raisons : ils sont évidents par eux-mêmes et aucune contradiction n’en découle. Bien qu’indémontrables directement, on avait donc de bonnes raisons pour ne pas les ravaler au rang de simples croyances ou d’hypothèses plus ou moins contingentes. Cependant, lorsque, dans le courant du xixe siècle, Lobatchevski et Riemann construisent les géométries non euclidiennes, on doit convenir que les axiomes d’Euclide dépendent d’un choix. En l’occurrence, en remplaçant l’axiome des parallèles (par un point prix hors d’une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule) par un autre axiome (par exemple, par un point prix hors d’une droite, il ne passe aucune parallèle à cette droite), on peut construire une géométrie tout aussi cohérente que la géométrie euclidienne.
Les vérités que l’esprit reconnaît évidemment comme telles – pour employer ici une formule cartésienne – et qui pourraient servir de « point d’Archimède » pour l’édifice d’un savoir irréfutable, ne sont que des chimères. Les sciences partent de présuppositions tout à la fois indémontrables et contestables. Ces présuppositions ne peuvent que faire valoir leur productivité théorique. La géométrie euclidienne est parfaitement adaptée à la description du monde physique qui est le nôtre. Et c’est dans ce langage qu’est exprimée la grande œuvre de la physique newtonienne. Mais la géométrie de Riemann va se révéler comme la seule qui puisse sortir de la crise la physique classique au tournant du xxe siècle : dans la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace n’a plus trois dimensions « immergées » en quelque sorte dans un temps absolu ; on doit au contraire le concevoir comme un « continuum spatio-temporel » à quatre dimensions.
De toutes ces aventures de la science moderne et contemporaine, va naître l’idée que la connaissance scientifique ne nous donne pas à voir la réalité physique elle-même mais seulement des descriptions variables de cette même réalité qui reste postulée comme un absolu insaisissable. On doit bien reconnaître qu’une théorie scientifique ressemble à la géométrie par bien des aspects. On suppose quelques principes fondateurs, indémontrables sinon par leur pouvoir explicatif et les conséquences qu’on en peut prédire.
Einstein présente ainsi la réalité du travail du physicien : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel et il ne peut même pas se représenter la possibilité et la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » (Einstein & Infeld : L’évolution des idées en physique.)
La répétition du verbe « croire » ne doit pas du tout être prise à la légère. La physique teste des croyances. Est encore une croyance l’idée que l’image que nous nous faisons du monde s’améliore au fur et à mesure, car une telle croyance est celle de l’existence d’une limite idéale que l’esprit humain peut atteindre ou du moins approcher. Cette croyance est efficace et sans doute est-elle ce que Platon appellerait une « opinion droite », mais elle reste une croyance. La science présuppose donc deux genres de croyances : 1° des croyances concernant les principes fondamentaux à partir desquels on peut construire une théorie robuste ; 2° des croyances concernant la validité et le sens de l’entreprise scientifique en tant que telle. La croyance au caractère absolu du temps qui est à la base de la physique de Newton est une croyance du premier genre ; la croyance en la possibilité d’approcher progressivement un certain idéal de la connaissance objective est une croyance du second genre. Les croyances du premier genre sont aisément modifiables puisqu’elles ne sont au fond que des auxiliaires nécessaires à la construction d’une théorie qui doit prouver sa valeur dans le champ expérimental par la démonstration de ses capacités prédictives. Par contre, il semble que la science se relèverait mal de l’abandon des croyances du second genre. Qu’il y ait une réalité objective dont nous pouvons nous rapprocher, c’est là une idée sans doute indémontrable mais qui présente un intérêt pour la raison.

II.   Conjectures et lois physiques

Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
On peut supposer que l’immense majorité des savants fait la différence entre les énoncés de type (1) et les énoncés de type (2). Les théories produisant des énoncés de type (1) sont des outils de base auxquels on fait confiance, sans qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations – sinon qu’on peut leur donner des perfectionnements de détail ou les appliquer dans des domaines non prévus initialement. Les énoncés de type (2) sont l’objet de discussions et de contestations. Ils définissent éventuellement des programmes de recherche, au sens de Imre Lakatos : la théorie du « big bang » est un programme de recherche en compétition avec un autre programme de recherches, celui de l’état stationnaire de l’univers défendu par quelques astronomes plus minoritaires. Mais comme on ne décide pas de la validité d’une théorie scientifique par un vote à la majorité qualifiée, il est impossible de soutenir sans abus des propositions du genre : « la science a démontré que l’univers est né il y a 15 milliards d’années ». La science a démontré qu’un corps en chute libre dans le vide, parcourt des distances proportionnelles au carré du temps écoulé, pour des distances assez faibles et des corps peu massifs par rapport à la Terre. Mais la science n’a rien démontré concernant le prétendu âge de l’univers.
La confusion entre ces deux types d’énoncés, entre les conjectures et les lois physiques conduit tout à la fois à la surestimation scientiste des pouvoirs de la science – la science devient presque surhumaine – et à la réaction irrationaliste : puisque les théories scientifiques changent sans cesse et se contredisent, cela prouve bien qu’elles ne nous disent rien de vrai ! Pour éviter ces dérives, le mieux est donc de séparer rigoureusement conjectures théoriques et lois de la nature, non pour éliminer les conjectures, mais pour leur restituer leur caractère problématique, bref pour défendre l’esprit critique propre à toute démarche scientifique authentique.

III. Croyance des scientifiques

En droit, les croyances métaphysiques ou religieuses des savants n’ont pas de rapport avec leurs productions théoriques. En fait, il en va très différemment. Aussi bien positivement que négativement, les croyances non scientifiques des savants jouent un rôle clé dans l’élaboration des théories scientifiques. Kant a montré de manière à peu près définitive que nous n’avons aucune chance de donner une solution théorique à des questions comme celles de l’existence de Dieu ou de la liberté. Les grandes questions métaphysiques traditionnelles – qu’elles soient théologiques ou cosmologiques renvoient donc à la croyance. La doctrine officielle sépare par une cloison étanche deux domaines : le savant dans son laboratoire, scientifique pur, obéissant aux principes du positivisme, et le scientifique chez lui, athée ou religieux, matérialiste ou idéaliste. Cette image d’Épinal n’a que des rapports finalement assez lointain avec l’activité scientifique réelle.
L’idée qu’il y a une finalité dans la nature est non seulement une idée indémontrable mais, en outre, il a fallu mettre cette croyance entre parenthèses quand Galilée et Descartes ont jeté les bases de la science moderne. Cependant l’œuvre proprement scientifique d’Aristote aurait difficilement imaginable sans cette croyance que « la nature ne fait rien en vain ». C’est cette croyance qui le guide quand il conçoit la première grande classification du vivant, selon des catégories et des principes qui demeureront pratiquement jusqu’à nos jours. Nous avons donc l’exemple d’une croyance erronée (du point de vue de la science moderne) qui se révéla pourtant productive scientifiquement. On devrait également s’interroger sur le rôle de la foi religieuse dans l’œuvre de Descartes ou de Leibniz. La preuve de l’existence de Dieu chez Descartes n’en est, bien sûr, pas une. Mais c’est cette recherche métaphysique qui donne à Descartes l’audace de renverser l’édifice de la philosophie scolastique. La fonction apologétique que Leibniz donne à son travail philosophique et scientifique est patente : la science fait voir la plus grande gloire de Dieu.
Inversement, les croyances et les préjugés furent souvent ce qui empêcha les savants de voir ce qu’ils avaient devant les yeux. Buffon était persuadé que le récit biblique de la création du monde ne correspondait pas à la vérité historique et il accumule les premiers indices de ce qui pourrait donner la théorie de l’évolution. Mais il se refuse à tirer les conclusions de son travail scientifique. La théorie de l’évolution ne pouvait peut-être trouver sa première formulation scientifique que chez esprit aussi indifférent à la religion que Darwin.
Enfin, la science n’immunise pas contre des croyances plus irrationnelles. Le passé de la science en donne de très nombreux exemples. Copernic était astronome et astrologue et Newton consacrait une partie de son temps à l’alchimie. Mais c’est encore vrai aujourd’hui. En 1979, un colloque se tint à Cordoue qui réunissait de nombreux scientifiques sur le thème « science et conscience ». Il s’agissait de « réconcilier la démarche scientifique et la démarche mystique ». Un tel énoncé laisse rêveur : en dépit du soutien que lui apportaient certains prix Nobel, l’objectif même de ce colloque était absolument dépourvu de sens. Les modes ont changé. Après l’intrusion en physique du spiritualisme – et parfois même du spiritisme puisque à Cordoue on discuta de l’action possible à distance de la conscience sur la matière physique – c’est le « principe anthropique » qui énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but d’abriter la vie. Ce principe anthropique est une véritable régression intellectuelle vers l’anthropomorphisme et le finalisme aristotéliciens, c'est-à-dire les deux obstacles que la science moderne a dû renverser.
Ces croyances irrationnelles ne découlent pas de la pratique scientifique et ne lui apportent rien – à la différence des conjectures évoquées plus haut. Il n’y a pas des esprits rationnels et des esprits irrationnels comme il y a des chiens et des chats. Le scientifique est aussi prompt que n’importe qui à tomber dans les illusions anthropomorphes et les superstitions parce qu’il n’est nullement immunisé contre la domination des affects.
Mais peut-être la croyance scientifique la plus répandue est-elle la croyance dans la vérité scientifique. Nietzsche le dit : « Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance ‑ avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance. Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction ? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toutes convictions ? Il en est probablement ainsi : reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science « sans présupposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire ». (F.Nietzsche, Le Gai Savoir, § 344)

IV. La science comme croyance religieuse

La science a souvent été perçue comme opposée aux croyances religieuses. Pourtant, elle se présente aussi très souvent comme  une nouvelle religion, une religion alternative aux religions basées sur la révélation.
L’exemple le plus connu de cette tentative de reconstruire la science comme religion est celui du positivisme d’Auguste Comte. La conception comtienne du développement de la pensée humaine est connue sous le nom de loi des trois états. L’humanité qui a commencé par l’état religieux, est passée à l’état métaphysique pour atteindre enfin l’état positif, celui de la science moderne.  Dans l’état théologique, les hommes expliquent les phénomènes naturels par l’action d’être surnaturels. Dans l’état métaphysique, les êtres surnaturels font place à des principes abstraits. C’est l’état le moins productif du point de vue de la pensée. Enfin, dans l’état positif ou scientifique, la connaissance s’en tient aux faits établis dont elle recherche les lois générales, en délaissant la question des causes ultimes de toutes choses. Mais Comte ne s’en tient pas là. À chaque état de la connaissance correspond un état social. L’état positif est celui de la société industrielle, qui est bien la société conforme à l’âge des sciences. La « physique sociale » vise à donner les linéaments d’une sociologie. Mais cette dernière doit déboucher sur une action organisatrice. L’organisation sociale de l’âge industriel nécessite une religion nouvelle, la religion de l’humanité qui concerne aussi bien sa réforme morale que sa discipline physique.
Avec un esprit et des objectifs très différents, Einstein présente, lui aussi, la science comme la religion véritable. Selon lui, la religion est d’abord fondée sur la crainte : les représentations religieuses visent à « pallier l’angoisse de la faim, la peur des animaux sauvages, des maladies, de la mort. » Le second stade de la religion est celui de la religion morale. Enfin, Einstein essaie de définir un troisième stade qui, seulement pour des individus particuliers, dépasse ces deux premières formes de la religion. Ce troisième stade, Einstein l’appelle « religiosité cosmique », une notion nouvelle à laquelle ne correspond aucun Dieu anthropomorphe. « L’être éprouve le néant des souhaits et volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. »  (Comment je vois le monde, Flammarion, 1979)
Einstein soutient que « les génies religieux de tous les temps » ont partagé cette religiosité face au cosmos. La religiosité cosmique n’est enseignée par aucune Église, elle n’a ni dogme ni Dieu à l’image de l’homme. « Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. »
Einstein fonde cette religiosité cosmique dans la connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité entre les choses. Et c’est pourquoi cette religiosité refuse la religion conventionnelle et ses rituels. « Pour le scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière doit succomber. » (Gustavo Cevolani : Einstein et Spinoza)
Au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité cosmique d’Einstein se confond avec l’amour intellectuel de Dieu spinoziste. La connaissance des lois de la nature et de sa propre nature et la joie qui naît de cette connaissance : telle est, pour Spinoza, la réalité de cet amour de Dieu. Mais là où Spinoza reste encore très général, Einstein définit précisément cette religiosité scientifique : « le savant, lui, convaincu de la loi de causalité de tout évènement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les hommes. Sa religiosité consiste s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que le néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. »
La religiosité cosmique est donc un sentiment de la nature qui accompagne le dévoilement de l’ordre de la nature. Il s’agit cependant bien d’une véritable croyance : le scientifique einsteinien croit que l’ordre des lois de la nature n’est l’ordre que l’esprit humain met dans la diversité du donné phénoménologique, mais bien l’expression (provisoire et à améliorer) de l’ordre profond d’une nature qui manifeste une intelligence – bien que cette intelligence ne soit pas pour lui celle d’un esprit transcendant mais bien la nature elle-même.

V.  La science produit de nouvelles croyances

Pour conclure, on doit remarquer que la science non seulement ne peut se penser indépendamment des croyances qui lui servent de fondement ou qui lui donnent des mobiles, mais encore qu’elle produit à son tour des croyances. En premier lieu, alors que la science ancienne était réservée aux initiés – elle était par nature ésotérique – la science moderne est à la fois ésotérique et exotérique. Elle manifeste sa puissance à travers la technique qui n’est plus le « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon mais l’application de la science. En second lieu, l’efficacité des résultats obtenus par les sciences de la nature a nourri l’illusion de la maîtrise et entretenu toutes les tentations d’étendre cette maîtrise à l’espèce humaine elle-même.
La science, par ses succès même, produit donc une croyance dans la science, une croyance aveugle qui a tous les traits des croyances irrationnelles. Ainsi toute application de la science est plus ou moins conçue comme bienfaitrice puisque découlant de la science elle-même bienfaitrice. On en a vu et on en voit encore de nombreux exemples dans le domaine des biotechnologies. Celui qui s’opposerait à telle ou telle application de la science est ipso facto dénoncé comme un obscurantiste qui refuse le progrès. La religion du progrès technique, confondu avec le progrès humain en général est devenue une des religions les plus influentes de notre époque.
-          Elle confronte la faiblesse humaine à la toute puissance d’une force mystérieuse.
-          Elle console du présent par des espoirs irraisonnés dans l’avenir : on ne fera pas la liste des promesses jamais tenues par les thuriféraires du progrès.
-          Elle est imperméable à la critique rationnelle. De même que le mal dans le monde est nécessaire pour prouver la bonté de Dieu, de même les dégâts du progrès seront l’occasion de prouver la capacité du progrès technique à réparer leurs propres dégâts.
La science exotérique, destinée au grand public, a aussi produit quelques-unes des idéologies les plus redoutables de l’époque contemporaine. Ainsi, le racisme, sous ses diverses formes, n’est pas le témoin des préjugés du passé mais le produit, presque en ligne directe, des préjugés de la science moderne. Les vieux fantasmes de la « pureté du sang » ont repris vigueur sous l’influence des théories de l’hérédité. L’application des principes darwiniens de la sélection naturelle à la « gestion du parc humain » (pour reprendre l’expression du Peter Sloterdijk) et la tentative scientiste de réduire l’humain au biologique forment la matrice de la grande catastrophe du xxe siècle, ainsi que l’a montré André Pichot (cf. bibliographie).
Il s’agit d’une exploitation abusive de la science. Chez Darwin lui-même, on ne trouvera rien pour justifier, de quelque manière que soit, les théories du « darwinisme social ». Au contraire, ainsi que l’a montré Patrick Tort, Darwin explique comment avec l’apparition de l’homme l’évolution naturelle est en quelque sorte inversée avec l’apparition du phénomène moral et son développement chez l’homme civilisé. Reste à comprendre dans ce cas, comme dans de nombreux autres, comment l’œuvre d’un savant peut ainsi être contrefaite et pervertie en une idéologie radicalement étrangère à l’esprit et à la lettre de cette œuvre. Un des grands savants de notre temps, Francis Crick, co-découvreur avec James Watson de la structure en double hélice de l’ADN, a fait dans un congrès cette déclaration stupéfiante: « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique… S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Il n’y a, théoriquement, aucun rapport entre la découverte de la structure de l’ADN et ces affirmations insensées. Mais cela en dit long sur une certaine ivresse de la science et sur la manière dont la science et la technique peuvent fonctionner comme idéologie.

Bibliographie

Albert Einstein : Comment je vois le monde, Flammarion, collection Champs
André Pichot : La Société pure, De Darwin à Hitler. Flammarion, 2000


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