lundi 1 septembre 2003

Le droit et la morale dans la tourmente

En guise d’introduction : Vers la paix perpétuelle …
En 1794, Kant écrivait l’un de ses textes les plus remarquables, l’un de ceux qui donnent le mieux le sens de la préoccupation politique du vieux maître de Königsberg. Son Projet de traité de paix perpétuelle, écrit dans l’urgence du temps, au moment où les armées de la réaction se sont liguées contre la France révolutionnaire, est bien autre chose qu’un texte de circonstances : il s’agit d’une des réflexions les plus profondes et les plus actuelles sur la politique internationale. Faute d’une espèce de « contrat social universel », la paix risque bien d’être la paix des cimetières. À deux reprises au cours du XXe siècle, la paix des cimetières fut en effet la seule paix que les hommes pussent espérer.
En mars 2003, les États-Unis d’Amérique lancent leur formidable armada, bourrée de haute technologie, à l’assaut de l’Irak, un pays exsangue, maintenu sous embargo depuis 10 ans, très largement désarmé par les inspecteurs de l’ONU, capable d’aligner surtout des chars soviétiques datant des années 70 et des bandes plus ou moins organisées armées de vieilles kalachnikovs. L’opération est complètement illégale au regard même des règles de l’ONU qui est fondée sur le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Elle est illégale parce qu’elle n’a pu recevoir l’appui d’une majorité du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais les vainqueurs n’en ont cure. Richard Perle, un des conseillers les plus influents du président des États-Unis ne cache pas ses intentions : « Merci seigneur d’avoir détruit l’ONU », écrit-il. L’ONU est admise à gérer les conséquences humanitaires de la guerre, mais certainement pas à édicter le droit au nom de la « communauté internationale ».
Après l’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est et en Russie, on annonça l’arrivée d’un nouvel ordre international, dont Georges Bush père s’était fait l’un des apôtres. Sous couvert humanitaire, on demanda un « droit d’ingérence » pour la « communauté internationale ». Faute de « communauté internationale » prête à partager leurs vues, les mêmes ou presque donnent aujourd’hui aux États-Unis les pleins pouvoirs pour administrer le monde. Comme feu Brejnev l’avait jadis fait pour les pays dits du glacis, Georges Bush fils a défini une théorie de la souveraineté limitée appliquée au monde entier. Les États-Unis ne sont pas en guerre contre les nations, affirment-ils, mais ils se réservent le droit de changer les régimes qui leur déplaisent.
Appuyée sur une puissance militaire sans rivale, l’hégémonie impériale des États-Unis semble ne plus rencontrer aucune limite. Les États-Unis ont des bases militaires dans 60 pays et des accords militaires – souvent secrets – avec 93 pays. Le budget militaire de la « nouvelle Rome » est supérieur à la somme des 25 suivants !
Ce que les thuriféraires des maîtres du moment nomment « anti-américanisme » n’est souvent que la crainte diffuse que fait naître cette volonté de domination mondiale totale, exprimée avec une brutalité sans précédent par Rumsfeld, Wolfovitch et Perle, les leaders des « faucons » de la Maison Blanche. Il semble donc qu’à nouveau, tout est possible, à commencer par le pire. Le chaos en Irak et Afghanistan montre que les scénarios pessimistes se réalisent.
Kant croyait discerner dans la marche chaotique de l’histoire mondiale la trace d’un dessein de la Providence conduisant à réaliser un ordre juridique mondial, une société des nations.
Cette espérance fut reprise, sous une autre forme, par l’internationalisme ouvrier des première et deuxième internationales. Il y a, en effet, plus de continuité que de rupture entre les révolutions démocratiques et nationales en Europe et la naissance du mouvement ouvrier. La Première Internationale mêlait syndicalistes anglais et nationalistes italiens ou issus des nations soumises à l’Empire austro-hongrois. Et l’opposition à la guerre fut, jusqu’en 1914, l’un des motifs unificateurs des différents partis socialistes et ouvriers dont les perspectives sur les autres plans étaient très diverses.
Force nous est, aujourd’hui de questionner cet horizon historique, à la lumière des récents développements de l’histoire mondiale.
-         Je commencerai par rappeler brièvement la première problématique kantienne de l’histoire conçue du point de vue cosmopolitique, une problématique à laquelle il a dû faire subir quelques inflexions décisives dont nous encore mesurer toute la portée.
-         En deuxième lieu, je montrerai à quelles conclusions politiques catastrophiques conduit la confusion entre morale et droit, une confusion contre laquelle pourtant la philosophie kantienne nous met en garde.
-         Enfin, j’essaierai de montrer en quoi peuvent résider l’actualité et les limites du projet kantien de paix perpétuelle, en prenant, l’un après l’autre, les trois piliers de ce projet : la constitution républicaine des États, le droit des gens et la société des nations, le droit cosmopolitique.

L’histoire au point de vue cosmopolitique

Le projet kantien repose sur une idée-force : l’humanité qui est constituée comme une communauté par la loi morale doit nécessairement le devenir juridiquement. Le droit et la morale doivent coïncider parce que l’un et l’autre puisent dans la même source, celle de la raison pure dans son usage pratique.
Mais Kant ne pense pas que cette coïncidence du droit et de la morale puisse être le simple résultat de la volonté morale. Les lois mêmes de la nature humaine (ce qu’il appelle « l’insociable sociabilité » de l’homme) doivent conduire à ce résultat. L’histoire est chargée d’accomplir ce que la raison exige.
Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime fait pour des dieux plutôt que pour des hommes, pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement). »[2]
Kant retrouve les idées classiques des philosophes des Lumières, de Locke, Smith et Montesquieu. L’égoïsme développe le commerce et l’industrie, qui exigent à leur tour que tous les talents humains puissent s’épanouir et finalement, pour leurs propres intérêts, et en raison même de dispositions en elles-mêmes peu sympathiques, les hommes seront conduit à former une société politique à l’échelle de toute la Terre.
Bref, ce premier schéma kantien dessine tout simplement l’horizon d’une mondialisation heureuse, ou d’une mondialisation heureuse possible ainsi que la pensent les théoriciens de « l’alter-mondialisation » ou les disciples de Toni Negri.
De la même manière que l’intérêt et le développement économique ont abattu les rivalités tribales ou féodales pour créer les modernes Etats de droit, de même le développement du commerce mondial abat les frontières nationales et finalement va liquider les États nations, le chauvinisme et les haines nationales qui vont avec lui. Et la dynamique même des problèmes auxquels l’humanité est confrontée la poussera à établir un ordre mondial ou plutôt une « régulation » mondiale qui pourrait même, selon les plus optimistes, être une régulation démocratique.
Hélas ! Ce beau rêve semble être à ranger au magasin de songes creux. Ou des utopies terrifiantes. Kant fut justement l’un des premiers à en percer les raisons. Entre L’Idée d’une histoire universelle et Théorie et pratique et surtout La paix perpétuelle, Kant procède une importante rectification de sa conception. La Providence divine, dit-il, a voulu que les hommes fussent organisés en peuples séparés : ils parlent des langues différentes – la vieille malédiction qui date de la tour de Babel ; ils sont séparés par des mers, des déserts, des montagnes et leur existence juridique se constitue dans des contrats sociaux spécifiques qu’on ne peut pas annuler par un décret arbitraire d’un entendement abstrait.
Que cela soit le fait de la providence divine ou des hasards de l’histoire humaine, il est évident qu’on ne peut abolir les frontières nationales et les différences entre les peuples au moyen de décrets aussi rationnels qu’ils paraissent. Ainsi que le ferait remarquer un disciple de Hegel, l’universel n’existe que dans le particulier et ces particularités propres à chaque nation constituent justement l’universel dans la mesure où elles s’articulent les unes aux autres, s’organisent les unes avec les autres, échangent des marchandises, des idées … et parfois des coups de fusils ou des bombes. Mais cette articulation des différences, qui forment une unité plus élevée, présuppose justement ces différences.
L’universalité  de l’espèce humaine n’est pas une idée abstraite mais un processus socio-historique et culturel pratique, un processus qui se déroule dans la confrontation des singularités nationales. C’est pourquoi le schéma de la paix selon Kant repose sur une triptyque :
(1)   Concernant les rapports entre les citoyens et l’État, la garantie de la paix est la constitution républicaine : si le peuple est législateur, l’État sera plus pacifique car, à la différence des monarchies et des  tyrannies, dans la république, celui qui décide la guerre est aussi celui qui assume les charges et les sacrifices.
(2)   Concernant les rapports entre les nations – ce qu’on appelait le « droit des gens » - l’indépendance de chaque nation doit être garantie, la paix était assurée par une « société des nations », une association libre des peuples.
(3)   Enfin, les hommes sont citoyens du monde et ils jouissent à ce titre d’un droit cosmopolitique que Kant réduit à l’universelle hospitalité.
Cette conception différenciée de l’universalité s’oppose à l’universalisme « abstrait » au nom duquel les États-Unis essaient d’imposer leur propre vision au monde entier. Les citoyens des États-Unis sont souvent fiers de leur supposée mission (la manifest destinity) et de la supériorité autoproclamée de leurs valeurs. Mais en réalité ils ne sont jamais ou presque confrontés avec l’autre. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans ce pays de « melting pot », ce pays d’immigration massive. Pourtant l’autre immigrant est un autre qui veut au plus vite devenir un états-unien moyen. L’autre est ainsi absorbé par la machine à intégrer des États-Unis. Mais l’autre qui résiste, qui continue à être lui-même, qui défend sa frontière et ne communie par le culte du dollar, celui-là est proprement incompréhensible pour une grande partie des états-uniens qui n’ont jamais vu leur pays envahi, qui n’ont jamais été confrontés à des frontières, des frontières qui unissent et séparent tout à la fois.
Symboliquement, construit sur le mythe de la frontière, ce pays s’est aussi construit sur l’extermination comme non-humain de celui qui était opposé à l’extension indéfinie de la frontière. Rappelons que l’anti-esclavagiste Lincoln pensait néanmoins que les Noirs ne pourraient jamais s’intégrer à la nation et qu’il faudrait songer à leur « rapatriement » en Afrique.  Ainsi l’universel états-unien n’est que la généralisation au monde entier des idiosyncrasies des États-Unis. Bref, cet universel raté, c’est l’Empire. L’Empire que Negri et ses amis voient comme le creuset d’où sortira la véritable révolution sociale… On y revient plus loin.
Kant perçoit clairement que l’unification des nations sous un gouvernement mondial unique conduit soit à un Empire tyrannique, soit au chaos. Il affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (VIII-367). En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté.
Kant en donne l’explication :
« en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. »
Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Autrement dit l’impossibilité d’un gouvernement mondial n’est pas à regretter. Ce sont au contraire les tentatives de réaliser une telle utopie qui apparaissent les plus terrifiantes.
Il est assez facile de voir, en s’appuyant sur l’existence des deux derniers siècles, combien était pertinente la rectification kantienne. L’unification du monde sous la direction de l’une ou l’autre des puissances dominantes a conduit à la première guerre mondiale ; la domination mondiale et l’unification du monde, tel était encore l’enjeu de la seconde guerre mondiale. Toutes les tentatives d’incorporation plus ou moins autoritaire des nations dans des ensembles plus vastes se sont soldées par des échecs. L’Union Soviétique a disparu et la fédération yougoslave a encore moins bien résisté.
Comme le remarquait déjà Otto Bauer[3], les revendications nationales et l’affirmation des singularités propres à un peuple ne sont pas la preuve de l’arriération de ce peuple mais au contraire le signe le plus évident qu’il est en train d’entrer dans le grand tourbillon des affaires mondiales. Dans les vieilles nations européennes, non seulement les particularismes anciens restent tenaces, mais même des questions qui semblaient réglées ressurgissent avec violence.
Donc si la nation est le moyen terme le plus adéquat entre un universel abstrait et un particularisme enfoncé dans l’ethnique, voire le biologique, un particularisme incapable de s’élever jusqu’au politique, il faut en tirer la conclusion que la seule unification juridique possible est celle d’une « alliance des peuples » et non d’un « État des peuples », car les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas », ainsi que le dit Kant.
L’idée d’une « mondialisation » uniformisant les nations, dissolvant les frontières et nécessitant donc une « gouvernance mondiale » est une de ces fausses évidences qui aveuglent trop d’essayistes et de politiques. Faute d’une alliance des peuples reconnus à égalité de droits et de respect, la soi-disant mondialisation se retourne en exacerbation des conflits nationaux, affirmation des visées impériales, tentatives de remodeler le monde selon les desseins de telle ou telle clique. La junte bushiste au pouvoir à Washington est un exemple typique de ces nouveaux groupes de pouvoir, mélange étonnant de mafia, de secte intégriste, d’affairistes corrompus et d’illuminés dangereux. Le festival de haine chauvine, à la limite du racisme le plus stupide dont la presse anglo-saxonne (singulièrement celle du groupe Murdoch) s’est rendue coupable entre septembre 2002 et mars 2003 a démontré combien le vernis mondialiste et cosmopolite des classes dirigeantes était mince. L’odeur du pétrole, la perspective de contrats juteux, la volonté d’éliminer les concurrents et une soif de puissance inextinguible ont balayé en quelques jours les bonnes manières des patriciens guindés qui dirigent le parti républicain des États-Unis. A propos de l’Irak, Richard Perle parlait ouvertement de « gâteau à partager » : on ne pourrait dire plus crûment la réalité des choses.
Faut-il en tirer la conclusion que nous devrions abandonner une perspective kantienne (ou peut-être marxienne) sur l’histoire mondiale au profit d’une perspective hobbesienne ? Le droit des nations ne s’étend-il pas seulement jusqu’où s’étend leur force qu’aucun autre interdit ne peut venir limiter sur l’arène internationale précisément en l’absence d’un commandement souverain qui puisse s’imposer à tous ?
Un monde démocratique de nations pacifiques collaborant entre elles pour l’intérêt de chacun et le bonheur de tous, c’était la « fin de l’histoire » dans sa version Fukuyama qui prétendait s’appuyer non sur Kant mais sur un Hegel relu et corrigé par Kojève. Le réalisme ne-commanderait-il pas plus sûrement de regarder du côté de Huntington et de son Clash of the Civilizations ? D’un autre côté, la concomitance des manifestations contre la guerre dans le monde entier, y compris aux États-Unis, pourrait fournir un argument majeur en faveur de ceux qui voient dans cette formation d’une véritable opinion publique mondiale un des gages de la paix à venir.

La morale contre le droit

Ce qui rend particulière la situation actuelle, c’est que la bataille semble se livrer à front renversé. Traditionnellement, les pacifistes étaient les défenseurs de la morale et les bellicistes les partisans déclarés de cette « Realpolitik » que Kant pourfend dans Théorie et pratique. La guerre contre l’Irak, après les bombardements de l’OTAN au Kosovo se présente comme une guerre morale, voire « humanitaire ».
Évidemment, le syntagme « guerre humanitaire » semble sorti tout droit de la novlangue de 1984, si bien qu’on hésite à l’employer ouvertement. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Des arguments de nature morale, inspirés par la compassion à l’égard des victimes de régimes tyranniques ont constitué la principale justification des interventions militaires et des bombardements de villes tant en 1999 au Kosovo qu’en 2003 en Irak.
Dans les années 70, les organisations humanitaires se sont créées en s’appuyant sur l’idée d’un devoir d’ingérence humanitaire. Trente ans plus tard, on réclame un « droit d’ingérence », qui, du reste, est mis en œuvre en dehors de toute légalité internationale. L’OTAN a bombardé Belgrade en 1999 sans la moindre résolution de l’ONU l’y autorisant. L’Union européenne a approuvé ces opérations, leur fournissant ainsi un semblant de légalité internationale. En réalité, l’UE, l’Otan et les États-Unis se sont attribué à cette occasion le pouvoir de police internationale, le pouvoir de punir les États dont ils estimaient le comportement scandaleux. Ils renouaient ouvertement avec le colonialisme le plus classique, celui par lequel, à l’aide de la canonnière, les grandes puissances se donnaient l’autorisation d’aller civiliser toutes sortes de sauvages Avec l’Irak, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont montré que 1999 était bien un tournant
Il y a cependant une différence importante entre les deux situations. Bien qu’illégale du point de vue du droit international, l’intervention au Kosovo pouvait produire en sa faveur deux justifications : d’une part, une approbation plus ou moins passive de l’opinion publique et, d’autre part, le fait que le Kosovo fût manifestement une nation en train d’affirmer son indépendance. Dans la Paix perpétuelle, Kant condamne toute intervention dans les affaires intérieures d’un État comme « atteinte aux droits d’un peuple », quelque scandaleux que son comportement puisse apparaître.
Il fait cependant une exception : dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible. L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime régulièrement qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais qu’il est, en fait, une sorte de despotisme.
Dans le cas irakien, ces justifications n’existent pas. D’une part l’opinion publique (y compris dans les pays bellicistes comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne, et partiellement aux États-Unis) a condamné la guerre sans la moindre équivoque. D’autre part, la dictature de Saddam Hussein opprimait le peuple irakien depuis des décennies sans qu’on s’en soit ému outre mesure, dans la mesure même où Saddam semblait un bon gardien des intérêts occidentaux dans la région – il faut rappeler que le Baas a pris le pouvoir contre Kassem, avec le soutien des USA et, à l’intérieur du Baas, c’est Saddam qui avait leur préférence. Quand il pendait les communistes et les juifs aux lampadaires de Bagdad, toutes les puissances occidentales lui livraient les armes et les technologies dont il avait besoin. Le « gazage » des Kurdes, un des arguments décisif répétés pendant toute la préparation de la guerre, datait de 1988, c'est-à-dire au moment où Saddam était encore soutenu par les Occidents dans son agression contre l’Iran. Enfin, on rappellera que les « alliés » de 1991 qui venaient de remporter une victoire militaire écrasante ont laissé Saddam écraser sous leurs yeux l’insurrection chiite.
Il y a un autre argument qui aurait justifié une « guerre préventive » (alors même qu’une guerre de ce genre est explicitement condamnée par la charte de l’ONU), c’est le caractère menaçant pour la sécurité collective d’un régime qui disposait d’armes de destruction massives. Les États-Unis qui ont toujours refusé de signer les conventions internationales bannissant les armes  bactériologiques et chimiques ne sont évidemment pas les mieux placés pour donner des leçons dans ce domaine. La querelle autour des inspections a montré assez clairement que les accusations anglo-américaines étaient gratuites – souvent fondées su des faux grossiers et MM. Blair et Bush n’ont jamais été capables, en dépit de leurs affirmations, de produire la moindre preuve convaincante que Saddam Hussein possédait et développait de telles armes. On a même appris depuis comment les dossiers avaient été trafiqués pour les rendre « plus sexy » selon les mots de feu Kelly.
Du reste, la guerre elle-même a prouvé que les accusations anglo-américaines étaient non fondées. En guise de terrible menace pour ses voisins, le gouvernement irakien n’a pu aligner qu’une armée qui s’est débandée parce que le régime n’avait plus aucun appui dans le pays mais aussi parce que l’armement obsolète – vieux chars russes T72, dont le numéro indique l’âge et kalachnikovs – rendait tout espoir de résistance illusoire. Et alors même qu’il n’avait plus rien à perdre, le régime de Bagdad n’a même pas utilisé ces fameuses armes de destruction massive. Enfin, les alliés anglo-américains qui contrôlent le pays n’ont toujours pas[4] trouvé ces fameuses armes dont, pourtant, à les en croire, ils savaient où elles se trouvaient.
Les États-Unis ont bien tenté de justifier leur intervention en Irak au nom de la résolution 1441 et des multiples résolutions violées par Saddam Hussein. Mais l’argument ne vaut pas mieux que les autres puisque la résolution 1441 qui lance un ultimatum au gouvernement irakien précise que ce Conseil de sécurité reste en charge du dossier et, donc, à aucun moment, l’ONU n’a, même implicitement, transféré son pouvoir de sanction au gouvernement de Washington. En outre, s’il fallait bombarder tous les pays qui violent impudemment les résolutions de l’ONU, il faudrait s’en prendre à Israël qui viole depuis plus d’un demi-siècle la légalité internationale, en rendant impossible le partage décidé à la création de l’État juif, occupe illégalement la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza et multiplie les implantations coloniales en violation des engagements que le gouvernement israélien lui-même avait pris à Oslo…
Au total, toutes les justifications pour mener l’offensive contre l’Irak sont des arguties qui ne résistent à aucun examen sérieux. En outre, si on acceptait ces arguties, si on les considéraient comme exprimant des normes dûment fondées, elles vaudraient pour tout autre pays possédant des armes de destruction massives et opprimant son peuple. Cela vaudrait bien sûr pour la Corée du Nord où le régime dynastique de Kim Il Song et maintenant de Kim Jong Il surpasse en horreur, et de très loin la dictature saddamiste. Mais cela vaudra aussi pour un certain nombre d’autres pays, y compris certains des alliés des États-Unis qui sont loin d’être des modèles en matière d’État de droit. Signalons simplement que, pendant que les Kurdes d’Irak faisaient verser des larmes de crocodiles, le gouvernement de Washington ne s’inquiétait pas du sort des Kurdes de Turquie, puisque ce pays est un des piliers de l’OTAN.
Toutes ces considérations renvoient simplement à la légalité internationale telle qu’a été établie par l’ONU ou au « droit des gens » là où la légalité explicite pourrait faire défaut. Or cet état du droit international est rejeté par un argument décisif, un argument de type moral. Il faut maintenant violer cette loi internationale obsolète pour faire valoir quelque chose qui est supérieur au droit, savoir la morale.
Si vous voyez quelqu’un en train de se faire estourbir par un coupe-jarret, vous allez essayer d’intervenir, appeler la police, etc. Si vous voyez le peuple irakien opprimé par Saddam Hussein, vous devez intervenir de la même façon. Tel est l’argument répété à satiété par les gouvernements anglo-américains et par les partisans français de la guerre, intellectuels gauchistes comme Romain Goupil, philosophes médiatiqus comme André Glucksmann, ou hommes politiques de droite comme Alain Madelin. Ils ont élaboré une véritable « doctrine morale de la politique » appelée à succéder aux théories traditionnelles du droit international.
Alors que dans la conception traditionnelle du droit international, les États figurent comme des personnes morales[5], la conception morale de la politique consiste à nier l’autonomie des États. C’est bien pourquoi il n’y a plus de guerre. Les belligérants sont représentés d’un côté comme le bras armé de la « communauté internationale » et de l’autre comme des « voyous » et, par conséquent, la guerre est transformée en simple opération de police à laquelle les lois de la guerre ne s’appliquent plus. Les prisonniers ne sont plus des prisonniers de guerre, ainsi dans le cas des « talibans » enfermés à Guantanamo et la tête des dirigeants vaincus est mise à prix selon les vieilles lois du western. En matière de droit international, la doctrine morale de la politique nous conduit à une régression en-deçà du vieux « droit des gens », en-deçà du « droit de la paix et de la guerre » de Grotius !
Mais il faut aller plus loin : c’est le principe même de la souveraineté des États qui est radicalement mis en cause par la conception morale de la politique. Au mieux, les États ne sont des organes d’administration de la « gouvernance mondiale », mais ils ne possèdent aucune légitimité politique propre. Ce terme de « gouvernance » qui appartient à la nouvelle langue de bois des élites, est lui-même révélateur. Il a son origine dans les institutions internationales et selon une définition de Pascal Lamy, il désigne l’émergence de règles à partir de transactions (?) régulières. Mais Lamy lui-même doit que reconnaître que les sources de légitimité de cette gouvernance restent problématiques.
La « bonne gouvernance », explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c'est « un outil idéologique pour une politique de l'Etat minimum ». Un Etat où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l'Unesco, « l'administration publique a pour mission non plus de servir l'ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d'aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays ».[6]
La « gouvernance » est le complément idéologico-politique nécessaire au « marché global ».
Il y a, sur cette question, un curieux rapprochement qui doit être signalé entre les « humanitaires », plus ou moins inspirés par les principes de la démocratie chrétienne et d’un humanisme à l’eau de rose assez écœurant, les impérialistes traditionnels … et une certain gauche radicale et alternative, notamment celle qui se revendique des thèses défendues par Toni Negri et Hardt dans Empire.
Voici par exemple ce qu’écrit Negri :
« nous devons admettre qu’il est nécessaire que nous nous déplacions sur le terrain de la globalisation. Parce que l’État–nation, l’État–nation traditionnel, celui qui battait monnaie et organisait les armées, est en déclin partout, il est failli, il est déjà mort. »[7]
Negri ajoute :
« Maintenant l'empire est le nouveau sujet politique qui règle les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde. »
Mais cette nouvelle situation n’appelle aucun regret :
« Le vieil État–nation qui avait massacré les citoyens et nous avait dégoûté, avec ce concept de patrie qui est une grande infamie, ou celui de nation qui est une grande honte, a laissé la place à une situation tragique et pesante, où se construit une nouvelle forme de souveraineté globale, où les puissants sont en compétition pour savoir qui commandera l'Empire et où la guerre commence à fonctionner comme forme de légitimation de l'Empire. »
Pour autant, Negri ne propose une « lutte anti-impérialiste » :
« Les nouveaux maîtres du monde ont lancé la guerre contre nous. Mais nous, nous ne voulons pas la guerre, elle ne nous intéresse pas, nous la réfutons, et nous ne voulons pas non plus répondre par une autre guerre. C’est pourquoi nous serons désobéissants et nous organiserons l’exode de tout cela ; nous ferons comme les premiers chrétiens qui refusaient l’Empire. Nous célébrerons la désertion, et nous nous irons de ce monde dans lequel il n’y a plus de dehors. »
Nous avons ici une version « radicale » des théorisations les plus hasardeuses des néo-libéraux, sur la fin des États, la délocalisation d’un monde désormais structuré par les réseaux. Puisque l’Empire est arrivé, la question de savoir qui dirige l’Empire est sans importance et même la question du pouvoir elle-même est forclose, parce que la politique traditionnelle est morte et qu’il faut retourner l’attitude des premiers chrétiens. François d’Assise est d’ailleurs un des héros de Empire.
Cette destitution de l’État et du politique au profit, soit de la morale, soit de la « sécession », des nouveaux mouvements radicaux explique certains des rapprochements étonnants auxquels on a assisté à l’occasion de l’attaque anglo-américaine contre l’Irak. En effet, ce qui surprend, finalement, ce n’est pas de voir certains anciens gauchistes ou les héros de l’humanitaire se transformer en « intellectuels embarqués ». C’est que ces ralliements soient restés assez limités. Mais c’est plus par un réflexe hérité  du passé que par véritable réflexion que la grande majorité de la gauche radicale s’est finalement retrouvée du côté des manifestations pacifistes. Car, si la destruction des États–nations est une bonne chose, l’élimination de ce parangon du nationalisme arabe qu’était Saddam ne pouvait apparaître que comme une bonne chose, quel que soit l’agent historique qui accomplît cette tâche.[8]
Quoi qu’il en soit, il y a un retournement plus étonnant. Les humanitaires et bellicistes moraux ont longtemps semblé des défenseurs du droit international et du rôle des Nations Unies. Il apparaît aujourd’hui que, pour eux, le droit international existant doit être soumis à une exigence encore plus haute, une exigence de nature morale. Ils veulent bien admettre que la guerre américaine est illégale mais la considèrent comme légitime, dans la mesure où le renversement du tyran Saddam est légitime au regard de la morale. Or, indépendamment de la question précise des règles de droit qui devraient être choisies (souveraineté ou non des États), cette prise de position est très problématique.
Le rapport entre morale et droit est une question controversée. Pour Kant, droit et morale puisent à la même source, celle de la raison pure pratique, puisque la seule instance normative légitime est la raison – Kant refuse tous les autres modes de fondement des normes, qu’il s’agisse du bonheur commun, de la tradition, de la religion, etc..
Cependant, on n’en doit point tirer que le droit est subordonné à la morale. C’est bien plutôt l’inverse. Kant affirme la priorité de la loi, non pas seulement de la loi morale en générale, mais aussi et surtout de la loi positive, sur toute autre considération. En aucun cas, même si j’estime que la loi est injuste, et même si elle l’est effectivement, je ne peux mettre ma propre appréciation subjective au-dessus de la loi en vigueur. La seule chose qui m’est possible est de travailler à réformer la loi injuste. Le formalisme de Kant le conduit de fait à un genre de positivisme juridique, ce qu’a très bien vu Hans Kelsen. Dans le cas d’espèce qui nous occupe, le position morale au sens kantien, consistait à convaincre les membres de l’ONU de changer de position ou d’épuiser toutes les voies légales de pression sur le régime irakien.
La position kantienne peut apparaître comme plutôt conservatrice. Il peut sembler plus révolutionnaire, plus démocratique, plus progressiste, etc. de défendre la légitime révolte morale contre l’ordre établi. Antigone contre Créon : vieux débat ! La gauche est pour Antigone et la droite pour Créon. Il s’agit cependant d’un lieu commun où les préjugés et l’absence de pensée ont fini par tout embrouiller. D’une part, on pourrait faire remarquer que l’opposition d’Antigone à Créon est d’abord présentée comme l’opposition de la loi divine à la loi des hommes, et il peut sembler pas très judicieux de considérer que l’émancipation humaine est du côté de la loi divine. Hegel juge de ces questions-là plus subtilement que bien des « progressistes » et « humanistes » : présenter son  propre point de vue comme une expression de la loi divine, c’est une vieille ficelle … et c’est d’ailleurs celle qu’à utilisée M. Bush. Deuxièmement Antigone affirme la priorité de la loi de la famille, celle des liens du sang sur la loi civile. Cela non plus ne semble pas une figure emblématique du progressisme. Enfin et surtout, la position progressiste ne peut consister dans la relativisation, voire la marginalisation de la loi. La position républicaine la plus constante est la défense de la liberté par la loi, pas de la liberté contre la loi. Donc elle ne peut donc pas faire de l’affirmation morale subjective une instance supérieure au droit – sauf cas particulier, c'est-à-dire quand l’état légal s’est écroulé, comme dans les situations révolutionnaires[9].
En second lieu, abolir la différence entre morale et droit et n’accepter le droit que comme mise en œuvre des revendications morales, c’est une position qui, en son essence même est totalitaire. Le droit est irréductible à la morale et doit s’imposer y compris contre telle ou telle de nos revendications morales – ou plutôt telle ou telle manifestation du pathos moralisateur qui a saisi nos intellectuels – parce que précisément le droit ne s’intéresse qu’à la coexistence extérieure des volontés selon une loi universelle de la liberté, pour parler comme Kant. Si on accepte l’idée qu’il faut punir même les actions que la loi n’a pas déclarées punissables, on est sur le chemin de la tyrannie. Et s’il faut exiger de tous les individus qu’ils agissent moralement, alors c’est l’organisation de la soumission des consciences qui s’impose et c’est l’inverse de la vie morale, puisque la vie morale, précisément présuppose la volonté libre et la possibilité toujours ouverte pour le sujet de ne pas obéir l’ordre de sa conscience morale.
Enfin, et pour des raisons qu’on vient d’évoquer, alors que le conflit moral est inextinguible, le droit définit au contraire les procédures du compromis, du cessez-le-feu, etc.. On ne peut pas en effet transiger sur les valeurs morales. Un salaud reste un salaud même si aux yeux de la loi il ne peut être puni. Les trahisons de l’amitié, de la parole donnée sont souvent impardonnables mais on ne met pas encore en prison celui qui s’est rendu coupable du crime de haute trahison de l’amitié. Bref, à vouloir faire déborder la morale sur le droit, on tombe directement dans ce fanatisme moral que Kant dénonçait tout autant que le soi-disant réalisme politique et le philistinisme.
Ces questions qui semblent presque triviales dans le domaine du droit national prennent une acuité plus grande dans le domaine des relations internationales précisément parce que le droit y est plus embryonnaire et parce que la seule force permettant de « donner force à la loi » est la bonne volonté des États participants à une entente internationale. En même temps, c’est cela qui explique que les théories du « droit naturel » aient autant de force dans le droit international et, du même coup, on comprend pourquoi la tentation est grande de mêler droit et morale – puisque cette quasi confusion est le propre du droit naturel.
Quand l’autorité politique est assez forte – forte du consensus des citoyens, par exemple – la protestation de la légitimité morale contre la légalité injuste peut se convertir facilement en protestation politique légale utilisant les mécanismes institutionnels prévus. On peut même et on doit accepter la possibilité de la désobéissance civile dans certaines circonstances particulières[10]. Mais faire valoir les droits moraux contre la légalité dans le domaine des relations internationales, c’est ipso facto faire du libre arbitre de chaque État la seule base des relations internationales. De fait, c’est donner à certains États le droit d’en punir d’autres. Et procéder ainsi, c’est ruiner tout droit international et retourner à « l’état de nature » entre États. Kant l’affirme nettement : Quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (VIII-346). En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné » (VIII-347).
En redonnant la voix prédominante à la guerre contre le droit international, on a ainsi créé les conditions dans lesquelles il n’est plus de possibilité de déclarer l’ennemi injuste. On a également discrédité la valeur des prétentions morales qui pouvaient être émises contre tel ou tel régime.
Si en effet, il est moral de faire la guerre contre Saddam, il l’est encore plus de faire la guerre contre Kim Jong Il. Mais les bellicistes français et leurs inspirateurs américains se sont bien gardés de tirer cette conclusion logique. Avec une certaine candeur, les Goupil, Madelin et Kouchner se sont défendus en arguant du fait que la guerre avec Saddam s’imposait parce que Saddam n’était pas assez fort pour créer des ennuis graves à ses adversaires, alors que Kim Jong Il possédant l’arme atomique, une telle opération est exclue.
Cette « défense » des bellicistes « moraux » est tout à faire extraordinaire : d’une part, elle revient à dire qu’il faut punir encore plus sévèrement les petits voyous qu’on n’a pas les moyens de s’en prendre aux gros. D’autre part, on reconnaît du même coup que Saddam n’est pas dangereux alors que tout l’argumentaire états-unien reposait au contraire sur l’extrême dangerosité du despote irakien.
Derrière la prétention de faire valoir l’exigence morale contre les règles d’un droit international obsolète, il n’y a qu’un sac de sophismes où s’entremêlent les intérêts des uns et la bêtise brouillonne des autres – par charité, on s’abstiendra de mettre des noms, car la liste serait longue et on pourrait faire des jaloux. Machiavel avait fait scandale en établissant la différence entre la vertu politique et la vertu morale privée. Nos moralistes n’ont pas de mots assez durs pour s’en prendre au machiavélisme. Mais leur prétendue morale politique ou leur politique moralisante constitue une véritable corruption du sens moral.

La guerre comme continuation de la politique

Il ne s’agit pas de croire naïvement que tous les conflits pourraient être réglés pacifiquement, par la voie du droit et la soumission volontaire des récalcitrants. On sait bien qu’un État doit disposer de la force pour faire appliquer la loi et que c’est justement dans cet usage possible de la force que s’exprime le droit. La guerre peut être le triste expédient par lequel un peuple défend ses droits tout simplement à exister.
S’il n’est pas de guerre juste, du moins certaines guerres apparaissent-elles comme les dernières solutions permettant de maintenir ouverte « l’espérance en des temps meilleurs » dont Kant dit qu’elle est nécessaire pour échauffer les cœurs en vue du bien commun et influence les « esprits droits ».
Entre les pays de l’Axe et la coalition anti-nazie, aucune sorte de neutralité ne pouvait être permise. De même, dans les guerres d’émancipation coloniale, tout républicain honnête se devait d’être du côté des peuples qui voulaient recouvrer leur liberté. Dans les deux cas, les prises de positions se devaient d’être inconditionnelles, c'est-à-dire totalement indépendante de toute appréciation sur la direction politique. Chipoter sur la lutte pour l’indépendance de l’Algérie au motif que le FLN n’était pas un mouvement au-dessus de tout soupçon eût été indigne.
On le sait bien : on peut abattre par les armes étrangères un régime tyrannique, mais on ne peut « exporter » la révolution (démocratique ou pas) par les armes. On retrouve curieusement chez les anciens marxistes passé à la « démocratie américaine » le même fétichisme de la violence accoucheuse de l’histoire qui les égaraient quand ils se faisaient les thuriféraires de « la longue marche », des guerres de guérilla ou du « foco » cher à Guevara. Aujourd’hui, indépendamment du fait de savoir qui détient les armes et quels sont ses objectifs de guerre, nous sommes invités à soutenir au nom d’un prétendu « droit d’ingérence » des aventures armées contre des États dits « voyous ». Comme si la violence était par elle-même purificatrice. Comme si la guerre n’était pas la continuation de la politique par d’autres moyens mais possédait en elle-même sa propre valeur.
C’est une vieille question. La révolution française y a été confrontée dès 1792. Curieusement, pour l’opinion courante d’aujourd’hui, les plus radicaux, les partisans de Robespierre par exemple, étaient opposés aux guerres extérieures – fidèles en cela à la doctrine du contrat social rousseauiste qui limite le recours aux armes à la défense de la patrie. Inversement, les modérés et les girondins furent des partisans de l’exportation de la révolution. Et le retour à l’ordre, la consolidation du régime bourgeois se fera sous l’égide de Bonaparte qui mettra bientôt l’Europe à feu et à sang.
Ce lien entre le bonapartisme – qui est une forme politique bien plus générale que ses deux expériences archétypiques française – la guerre menée comme une mission n’est pas contingent. Domenico Losurdo dans son Democrazia o bonapartismo[11] y voit une donnée structurelle. Fac à l’irruption des masses sur la scène historique, le bonapartisme est la forme générale sous laquelle les classes dominantes vont chercher à imposer un nouveau tuteur aux multitudes « infantiles ». Dès la fin de la guerre d’indépendance, les dirigeants des États-Unis se posent simultanément la question de la mission à la puissance extérieure du nouvel État et celle et du renforcement du pouvoir exécutif. Dès 1776, au congrès de Philadelphie, le délégué Drayton (un riche planteur du Sud) avait célébré l’indépendance comme « la naissance d’un nouvel empire » qui « avec la bénédiction du Seigneur promet d’être le plus glorieux de tous les temps. » Même le très républicain Jefferson défend l’idée que les États-Unis, avec l’annexion de Cuba et du Canada sont « destinés à posséder un empire pour la liberté ». On retrouvera les mêmes accents à quelques années de distance dans les aventures napoléoniennes.
Il semble bien que ce soit une caractéristique des États modernes, spécialement ceux qui sont issus d’une révolution démocratique : un exécutif fort qui fait d’un homme le représentant de la nation, une nation qui se veut le guide des autres nations et donc une nation guerrière et impériale – c’est le modèle de la Rome Antique qui va longtemps jouer un rôle central – et, enfin, un système de justification universaliste, avec des tendances plus ou moins clairement religieuses. C’est en tout cas une constante des gouvernements états-uniens pendant les 220 ans de leur existence.
Il est clair que les déferlements actuels de la morale en politique internationale ont donc des précédents bien connus et ne représentent donc pas un quelconque progrès de la conscience humaine universelle. Comme le colonisateur d’antan était toujours suivi – parfois précédé – du missionnaire, l’impérialiste du XXIe est accompagné par le spécialiste des traités de morale. Un « moraliste embarqué », pourrait-on dire, par analogie avec les « journalistes embarqués » pendant la deuxième guerre d’Irak. Ainsi comprise, cette « morale » n’a plus rien à voir avec quelque entreprise normative que ce soit. Il s’agit au sens strict d’une idéologie, c'est-à-dire d’un système de légitimation de la politique de force. Faudra-t-il dire que la morale est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ?

Une nouvelle voie est-elle possible ?

Le danger imminent

La critique du moralisme injecté à haute dose dans la politique et le droit international ne doit donc pas être prise comme une volonté de retour à je ne sais quelle « Realpolitik ». Elle vise au contraire à rétablir la réflexion morale dans son rôle qui est d’éclairer nos perspectives d’action.
Quelles perspectives peuvent être défendues en matière de droit international ? La doctrine officielle des dirigeants américains tend à prendre de plus en plus nettement ses distances avec tout système de sécurité collective. Des coalitions à géométrie variable montées en fonction des intérêts de l’empire états-unien, voilà à peu près à quoi se réduisent les idées stratégiques du « brain trust » de Bush. Le prêchi-prêcha sur la mission que Dieu aurait confiée à l’Amérique s’accompagne du cynisme politique le plus cru. Bush a découvert la vérité au fond de l’alcool et il en est né une seconde fois. Pearl ne s’embarrasse pas de théologie et sa morale se réduit à la loi de la jungle. Mais de cette vision du monde ne peut sortir que le chaos et le retour à une situation que nous avons connue dans le passé et qui avait conduit les survivants à dire « plus jamais ça ».
Ce danger n’est pas virtuel. Quand certains dirigeants états-uniens se vantent d’avoir « cassé » l’Europe, on ne peut qu’être inquiet. Même ceux qui critiquent le plus durement la politique de UE et le mode d’organisation qui prévaut aujourd’hui ne peuvent souhaiter un retour en arrière. L’unité européenne a mis hors jeu la guerre en Europe pour la période la plus longue que nous ayons jamais connue.
Au-delà des calculs politiciens et des proclamation velléitaires, quand MM. Chirac et Schröder, au début de 2003, défendent (et oublient presque aussitôt) quelque chose qui ressemble à une fédération franco-allemande avec une quasi bi-nationalité, tous ceux qui connaissent un peu l’histoire tragique de notre continent ne pouvaient s’empêcher de penser que, pour une fois, on ouvrait une perspective un peu exaltante.
La destruction de l’unité européenne signifierait d’abord une régression économique terrible – l’essentiel du commerce des nations européennes est du commerce intra-européen et l’UE est l’ensemble le plus auto-centré du monde. Soit dit en passant, le fait que 70% du commerce extérieur des pays d’Europe est du commerce intra-européen montre que, s’ils étaient doués de volonté politique, ces pays disposeraient de grandes marges de manœuvre à l’égard de la puissance états-unienne. Ensuite ce serait le retour aux conflits – aggravés par les revendications régionalistes et communautaires – que nous avons connus par le passé. Quand la Yougoslavie a explosé, on ne voyait que les défauts de cette structure bancale conçue par Tito et soumise à la dictature plus ou moins bienveillante de son parti unique. Mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’on regrette la paix que cette union avait permise en ces terres troublées. Personne n’a vraiment envie de tenter à nouveau cette expérience à grande échelle sur l’arène européenne.
Mais le danger le plus pressant ne vient pas de là. À peine acquise, dans les conditions que l’on sait, l’élection de M.Bush, le Pentagone faisait procéder à des simulations d’une guerre contre la Chine. Une guerre dont la version non virtuelle était prévue pour 2015 – les experts du Pentagone avaient calculé qu’au-delà de cette date la Chine serait trop puissante pour que les États-Unis puissent espérer avoir le dessus. Le 11 septembre semble avoir différé ses projets. Mais il est clair que les États-Unis cherchent à contrôler « la route de la soie » : la Méditerranée orientale jusqu’aux confins de la Chine, avec l’explosion de l’URSS et la guerre en Afghanistan, les États-Unis disposent maintenant d’un véritable continuum territorial où ils ont déployé leurs bases. Cette stratégie peut paraître folle, mais Norman Mailer interprète ainsi la politique suivie par junte Bush :
« Le seul obstacle qui se dresse encore sur le chemin qui conduit à l'empire est, dans l'esprit des bushistes, la Chine. En effet, l'une des plus grandes craintes de l'administration Bush au sujet du déclin américain est que les études fondamentales, telles que les sciences, la technologie, l'ingénierie, sont toutes en train de s'appauvrir dans les Universités US. Le nombre de doctorants américains mais le nombre d'Asiatiques obtenant des doctorats dans ces mêmes études fondamentales croît à un fort taux.
En regardant 20 ans en avant, l'administration perçoit qu'il viendra un temps où la Chine aura une technologie supérieure à celle de l'Amérique. Si ce temps vient, l'Amérique pourrait très bien dire à Chine que « nous pouvons travailler ensemble », nous allons être comme les Romains et vous les Grecs. Vous allez être nos esclaves extraordinaires et bien cultivés, mais n'essayez pas de nous dominer. Ce serait pour vous un désastre. C'est ce scénario que certains des plus brillants conservateurs sont en train de méditer. »[12]

L’internationalisme

Face à cette situation, il serait vain de rêver à la reconstruction d’un ordre passé (plus ou moins mythique). « Charbonnier est maître chez soi » dit le proverbe. Mais la possibilité pour les nations de rester maîtresse de leur destinée présuppose la reconstruction d’un ordre mondial pacifique, basé sur la coopération. L’utopie communiste se proposait comme le cadre de construction d’un ordre de ce genre. L’Union Soviétique ne se voulait ni une nouvelle nation ni un Empire, mais l’embryon d’une République universelle appelée à se développer. C’est au nom de cette perspective révolutionnaire que les dirigeants soviétiques, Lénine en tête, refusaient la « Société des Nations » qualifiée de « caverne des brigands ». Les rêves de révolution mondiale ayant fait long feu, l’Union Soviétique s’est retrouvée parmi les puissances fondatrices de la nouvelle société des nations, reconstruite au lendemain de la seconde guerre mondiale.
L’internationalisme prolétarien était conçu comme la seule force capable de s’opposer à la guerre et le principe même de l’organisation future du monde. Jamais pourtant, il n’a été capable d’être une force suffisante pour contre-balancer la puissance des poussées nationalistes. Les seules formes un tant soit peu marquantes de cet internationalisme au cours des dernières décennies ont été celles des mouvements de solidarité avec les peuples colonisés luttant pour leur émancipation, qu’il s’agisse de la solidarité des intellectuels et des étudiants français avec les nationalistes algériens ou qu’il s’agisse de celle des étudiants des États-Unis opposés à la guerre au Vietnam. Un internationalisme, au total, assez peu prolétarien.
On doit donc prendre acte de ce que « l’internationalisme prolétarien » aussi généreux et moralement sublime qu’il puisse être, se réduit à n’être qu’un idée creuse ou, au mieux, un sentiment de solidarité universelle ; il n’est ni une stratégie politique, ni un principe normatif. 

La société des nations

En leur principe, la SDN comme l’ONU sont des formes institutionnelles assez proches de ce que Kant entendait dans le « projet de paix perpétuelle ». L’expérience historique ne semble pas très concluante ou alors franchement dépassée par rapport à la situation actuelle. Dans La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent :
« 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[13]
Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
-         Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre.
-         En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère.
-         Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale ­ la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique.

Rawls et le droit des gens

À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU « peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[14]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes employés dans la Théorie de la justice[15]. La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas seulement des sociétés « libérales »[16] régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls procède en plusieurs étapes.
La première, la plus simple, consiste à construire le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice comme équité).
La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques », c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme, distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au pluralisme parmi les peuples »[17]. Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible, l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non) peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales.
Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles. Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la culture politique publique enracinée dans la structure sociale d’arrière-plan »[18]. Il rejoint Amartya Sen pour qui le développement économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent finalement des plus pertinents.

Le déséquilibre de la puissance

Entre la position « modeste » de Rawls et les ambitions « post-nationales » de Habermas, il y a au moins un point commun : la « paix perpétuelle » présuppose des États démocratiques. Or nos États se transforment progressivement en oligarchies portées presque naturellement à la politique de puissance. Quand Rousseau définit le contrat social, il précise les conditions auxquelles la liberté peut être garantie et parmi celles-ci, la plus importante est que les inégalités de condition restent limitées : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme, et personne ne doit être pauvre au point d’être obligé de se vendre. Si la paix mondiale est comme un « contrat social universel » ainsi que le dit Kant, dans lequel les citoyens sont les nations, mutatis mutandis, aucun État ne doit être puissant pour ne pas craindre la riposte de la coalition de quelques-uns des autres et aucun État ne doit faible au point de pas pouvoir garantir sa possibilité de défendre ses intérêts. Mais sur l’arène internationale, il est impossible de réglementer l’accumulation de richesse et de puissance. On ne pas demander le démantèlement de la Chine ou des EU comme on exigerait le démantèlement d’un trust ! L’époque de Kant était encore celle de l’équilibre des puissances – cet « balance des nations » bien incapable de faire un paix durable puisqu’elle ressemblait à une maison « construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. »[19]
Ni l’actuel déséquilibre en faveur de « l’hyper-puissance », ni le retour à l’équilibre de la terreur ne sont souhaitables. Les Nations-Unies étaient réduites à jouer les utilités au temps de la guerre froide puisque les deux grandes puissances se neutralisaient réciproquement. Maintenant qu’il ne reste plus qu’une seule grande puissance, surpassant militairement toutes ses rivales potentielles, les Nations-Unies semblent condamnées soit à l’impuissance – comme ce fut le cas lors de la deuxième guerre du Golfe, soit à n’être que l’agent auxiliaire de la puissance états-unienne. Pour tous ceux qui rêvent d’un « gouvernement mondial », il s’avère que ce gouvernement serait celui des États-Unis d’Amérique !
Il y a aujourd’hui en Europe une discussion, relancée périodiquement par Hubert Védrine, par exemple, sur le concept « d’Europe-puissance ». Face à l’hyper-puissance états-unienne, un Europe politique et militaire forte pourrait être le contrepoids garant de la paix et de la justice internationales. Cette idée peut paraître très séduisante après les déconvenues que les peuples européens ont dû subir lors que la guerre de Bush et Blair contre l’Irak. Cette perspective se heurte cependant à deux objections majeures :
1)      l’Europe est divisée sur le plan de la politique étrangère parce qu’une partie des nations qui la composent font des États-Unis leur allié privilégié. Les Polonais sont tout à fait preneurs de l’Europe tant qu’il s’agit de recevoir des subventions agricoles, mais nettement moins quand cela pourrait les conduire à une confrontation avec les dirigeants de Washington. Sous un certain angle, c’est la puissance des USA qui explique la faiblesse persistante de l’union européenne. Ainsi l’Europe-puissance est la réponse à un problème qu’il faut supposer résolu pour qu’elle puisse exister.
2)      Si on admet que cette objection peut être levée et que l’Europe devenue une entité véritablement supra-nationale peut se poser en concurrente et en rivale militaire des USA, il n’est pas certain que nous soyons en meilleure situation. Les USA se sont déjà préparés à cette hypothèse qui ferait de la confrontation entre les deux rives de l’Atlantique le nouveau foyer de tous les dangers. Dans les années 20, à la lumière des projets énoncés notamment par Wilson, Trotsky voyait dans l’affrontement Europe-Amérique l’axe du prochain grand conflit mondial. L’irruption du nazisme et des fascismes a bouleversé la situation et invalidé ces prévisions. On pourrait craindre que l’Europe-puissance ne redonne une seconde jeunesse à ces textes anciens.

Une orientation pour la paix perpétuelle

En quel sens donc pouvons-nous rester fidèle à la perspective dégagée par Kant ? Il faudrait réformer les Nations-Unies, pour en faire véritablement une « société des nations », des nations libres, s’entend.
-         L’existence des membres permanents et leur droit de veto sont des vestiges de la seconde guerre mondiale et ne voit pas de quel droit la Chine compte plus que l’Inde, la France plus que le Brésil ou les USA plus que l’Allemagne ou le Japon.
-         Il serait cependant tout aussi difficile de donner force de loi internationale à des résolutions sur les droits de l’homme votées par des majorités de circonstances comprenant des pays comme la Libye, le Nigeria, le Soudan ou Singapour.
-         Une réforme des Nations-Unies suppose un consensus et une transformation minimale d’une part importante des pays membres et ceci nous semble aujourd’hui plutôt chimérique.
Plutôt que spéculer et construire des plans sur la comète, il me semble préférable de s’en tenir à la méthode kantienne qui est d’abord de partir de ce que nous devons – et par conséquent pouvons – faire là où nous sommes. Dans une conférence de novembre 2002 à l’Université Humboldt de Berlin, Étienne Balibar rappelait les responsabilités qui incombent aux Européens, y compris face aux attentes des intellectuels et des libéraux américains confrontés aux menaces sur les libertés civiles et à la militarisation de leur pays. Ce ne sont évidemment pas seulement des responsabilités en termes d’élaboration théorique. C’est d’abord notre responsabilité à faire de l’Europe un exemple de ce qui est possible.
-         Non pas en construisant un super-État européen, sur le modèle des USA, mais bien en faisant vivre une confédération de nations libres, démocratiques et pacifiques.
-         Cela demande que nous en finissions avec les attitudes et les politiques impérialistes – par exemple, la France ne pourra donner des leçons au monde que lorsqu’elle sera au clair dans ses rapports avec l’Afrique.
-         Cela demande aussi que nous renoncions à défendre des privilèges (plus ou moins chimériques) de grande puissance ; contre l’unilatéralisme des USA, on ne peut pas opposer un « bilatéralisme » Europe/USA mais un véritable multilatéralisme qui donne toute leur place aux nations qui n’appartiennent pas au club huppé des pays riches.
-         Cela demande enfin une révision radicale des rapports Nord-Sud. La coopération des pays du bassin méditerranéen pourrait en fournir le point de départ. Elle suppose que la démocratisation de l’Algérie et du Maroc se poursuive. Mais elle suppose aussi que les Européens traitent ces pays en partenaires égaux en droit – je pense à la politique des visas. Il y aurait peut-être là quelque chose d’important à faire pour casser la logique du « choc des civilisations ».
J’ai bien conscience que tout cela est moins « mobilisateur » que les slogans du type « droit d’ingérence ». Et c’est une voie politique plus difficile puisque ce ne sont pas les autres qui doivent être transformés selon nos propres lubies du moment, mais au contraire un effort de réforme politique qui nous concerne nous, là où nous vivons et agissons comme citoyens. Par là, je crois que nous retrouvons bien le lien entre morale, droit et politique.
Le 20 août 03
Denis Collin


[1] GIPRI : Geneva International Peace Research Institute. Site WEB: http://gipri.free.fr/  


[2] Kant : Projet de paix perpétuelle. C’est certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de pour qui la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (VIII-366) Je donne la pagination de l’édition de l’Académie de Berlin. (VIII-366)
[3] voir La question nationale et la social-démocratie, EDI, 1987, traduit de l’allemand par Nicole BRUNE-PERRIN et Johannès BRUNE. 2 volumes
[4] fin  août … Par contre, on sait maintenant que toutes les soi-disant preuves étaient bidons et MM. Blair et Bush ont sans la moindre pudeur menti à leurs concitoyens, à leurs parlements et à leurs alliés.
[5] C’est la position non seulement des juristes classiques du droit naturel mais aussi de Kant.
[6] Bernard Cassen, Le Monde Diplomatique, juin 2001
[7] La Stampa 11/9/2002
[8] C’était une partie de l’argumentation de Romain Goupil.
[9] C’est d’ailleurs pourquoi Kant soutient la légitimité du pouvoir politique issu de la Révolution Française.
[10] voir à ce sujet John Rawls, Théorie de la justice, §57
[11] Bolletti Boringhieri, Torino, 1993, à paraître en français aux éditions « Le Temps des Cerises ».
[12] Publié dans l’International Herald Tribune du 25 février 2003
[13] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, Cerf, p.27
[14] John Rawls : Le droit des gens, p.66
[15] John Rawls : Théorie de la justice, 1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens, voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de conscience et le concept de « guerre juste ».
[16] Le mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la justice sociale.
[17] op. cit. p. 94
[18] op. cit. p. 104
[19] Kant, Théorie et pratique, AK, VIII, 312
Ecrit par dcollin le Mercredi 23 Mars 2005,

mardi 1 juillet 2003

Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank

L’interprétation dominante de la mécanique quantique (MQ), telle qu’a été défendue par Werner Heisenberg et Niels Bohr est résolument anti-réaliste. Affirmant qu’il est impossible de séparer l’observateur de l’objet observé, cette interprétation soutient que la science ne connaît que les expériences (dispositif expérimental inclus). En dehors de l’observation, il est impossible de dire quoi que ce soit de la réalité. Chez Heisenberg, cette thèse s’insère dans une philosophie de la science nettement idéaliste, qui se débat avec Kant. Il est curieux de remarquer que le positivisme logique, nettement empiriste, du « Cercle de Vienne » conduit, lui aussi, à une conception anti-réaliste. Et c’est d’autant plus curieux que certains des membres du cercle de Vienne, liés d’une manière ou d’une autre au marxisme, se disent réalistes. Philipp Frank, l’un des philosophes de cette école en expose de manière claire les idées essentielles en matière de théorie de la science.

Christopher LASCH : Le seul et vrai paradis.

Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques. Climats, 2002, traduit et présenté par Frédéric Joly. 512 pages

Les précédents ouvrages de Christopher Lasch traduits en français, La culture du narcissisme et La révolte de ses élites, nous ont permis de découvrir une pensée originale, plutôt inclassable au regard des typologies traditionnelles ou des critères politiques. Lasch, formé à gauche, dans une ambiance marxiste corrigée par les philosophes de l’école de Francfort, maintient vivante l’idée de « théorie critique » qui fut propre à ce courant de pensée … du temps de sa splendeur. Disparu en 1994, Lasch commence à être connu en France, grâce, notamment, aux éditions Climats et à l’action de Jean-Claude Michéa qui trouve en lui un compagnon intellectuel, dont il partage les références à George Orwell et à la notion de «société décente» et la critique des philosophies de l’histoire et de l’idéologie du progrès.

C’est, en effet, de l’idéologie du progrès qu’il est question dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991. On dira que la critique du progrès n’a rien de très originale : les critiques de type « écologiste » (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique[1]. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès.[2] Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’auto-représentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Au total donc, le travail de Lasch ne trouve pas place dans les cases déjà toutes prêtes où l’on voudrait le ranger.
On peut résumer l’argument de Le seul et vrai paradis en trois étapes qui forment trois thèses :
(1) L’idéologie du progrès est à bout de souffle et ne peut que montrer ses contradictions.
(2) Les revendications sociales et émancipatrices des classes populaires ne coïncident pas nécessairement avec le « sens de l’histoire » réclamé par l’idéologie du progrès.
(3) La haine de la gauche contre le populisme n’a aucun fondement ; au contraire, le populisme est presque le seul mouvement qui défende l’idée d’une société décente.
La première partie consiste à exhiber les contradictions de l’idéologie du progrès. Du reste, il le note, « l’inflation rhétorique autour du progrès (…) touche à sa fin » (p.154). Travaillant d’abord en philosophe, Lasch introduit ici des distinctions conceptuelles opératoires. Alors que les tenants du progrès y voient un remède contre le désespoir, Lasch montre que le progrès et l’espoir sont deux concepts différents et, à certains égards, presque opposés. Pour comprendre ce premier point, il faut renoncer à l’idée trop répandue qui présente le progrès comme une religion séculière, née dans le prolongement de l’eschatologie chrétienne. Lasch ne nie pas que le judaïsme et le christianisme aient encouragé un intérêt pour l’histoire qu’on ne peut pas trouver dans la Grèce ancienne. Mais « ni l’attitude juive ni la chrétienne, bien qu’elles sauvaient l’histoire du hasard, n’impliquaient une croyance dans l’innovation progressiste, ni ne se montraient proches des grossières célébrations de la destinée raciale et nationale qui accompagnent si souvent les idéologies progressistes dans le monde moderne. » (p.45) Ce qui distingue clairement l’idéologie du progrès, c’est qu’elle n’attend pas un accomplissement de l’histoire mais simplement « un solide progrès sans aucun terme prévisible » (p.46). De ce point de vue, bien que Lasch ne fasse pas là-dessus la clarté nécessaire, on trouvera là une des différences essentielles entre le marxisme et le progressisme libéral – dont il note par ailleurs la profonde parenté. Le marxisme, comme le christianisme, est bien un eschatologie, le communisme étant le nom générique désignant les finalités ultimes de la communauté humaine. Au contraire, le progressisme ne présuppose aucun arrêt, aucune finalité, mais un mouvement illimité. Ce qui stimule ce progrès, c’est le progrès matériel et l’innovation technique. En dépit de ses réticences – souvent tues par les thuriféraires libéraux – Smith ne croit pas possible de résister au mouvement que fait naître l’aspiration à l’abondance. Cependant les faits ne tardent pas à démentir l’optimisme des progressistes. On doit bien constater que la croissance de la richesse s’accompagne de celle de la pauvreté et que les idéaux de la liberté individuelle se transforment en un idéal de la croissance illimitée des désirs et de la consommation et l’esprit civique cède la place à la préoccupation exclusive de la jouissance privée.
Quand les progressistes affirment que l’idée de progrès est nécessaire pour stimuler les ardeurs des individus, Lasch note qu’au contraire que « l’idéologie progressiste mine l’esprit de sacrifice. Elle ne nous donne pas non plus un antidote efficace au désespoir, alors même qu’elle doit une partie substantielle de son attrait résiduel à la crainte que sa disparition nous laisse entièrement dans le désespoir. » (p.77) L’espérance sans l’optimisme, telle est l’attitude morale que Lasch défend – il en donne un exemple passionnant quand il analyse le mouvement de Martin Luther King (p.353 sq.)
Seconde distinction conceptuelle qui révèle les antinomies du progrès, celle de la mémoire et de la nostalgie. Lasch remarque ainsi : « Si un étrange effet de l’idée de progrès est d’affaiblir la tendance à formuler des réserves intelligentes au sujet du futur, la nostalgie, sa jumelle idéologique, sape la capacité à faire un usage intelligent du passé. » (p.78) Pourquoi la nostalgie est-elle la « jumelle idéologique » du progrès ? Il y a cela au moins deux raisons.
La première est que celui qui est habitué aux louanges du progrès, la seule alternative ne peut-être que louanges d’un passé idéalisé. La nostalgie apparaît donc comme le symétrique obligé de la croyance aveugle aux « lendemains qui chantent ».
La deuxième raison réside dans la nature même de la nostalgie, souvenir des temps heureux, regret du paradis perdu, mal du pays qu’on a quitté. Si l’histoire est conçue comme un développement à la fois progressif et nécessaire, son modèle est celui de la croissance de l’individu et le passé apparaît nécessairement comme l’enfance. Mais si l’enfance est charmante, elle est aussi un état dont il faut sortir. Le couple nostalgie/progrès oppose ainsi un passé sans histoire, pétrifié, au présent dynamique, la simplicité à la complexité. Mais en même temps cette opposition institue une muraille entre le présent et le passé. Au contraire la mémoire ne s’inquiète pas de la perte du passé, si typique de la nostalgie, mais au contraire de la « dette permanente » à son égard. « Il arrive que la mémoire idéalise le passé, mais pas pour condamner le présent. Elle tire espoir et réconfort du passé afin d’enrichir le présent, et de faire face avec courage à ce qui nous attend. » (ibid.) Lasch montre en détail comment dans la formation de la mentalité progressiste américaine la nostalgie de l’enfance a joué un rôle décisif – les États-Unis ne sont-ils pas la nation dans encore dans l’enfance ?
Troisième topique des pensées du progrès, l’opposition entre communauté et société, pensée d’abord par la tradition sociologique (Tönnies, par exemple), permet de concevoir l’histoire comme un processus graduel dans lequel on passe du particulier à l’universel, du sentiment et du préjugé à la raison et la liberté. Le passage de la communauté à la société ne va pas sans regrets du passé (la communauté apporte la sécurité à l’individu), ni sans craintes (la « cage d’acier » du monde moderne selon Weber) : il y a bien une ambivalence morale de la pensée sociologique. Mais ce passage est cependant conçu comme inévitable. Ce processus a un nom dans la tradition sociologique aussi bien qu’économique : modernisation. Ici encore, comme le montre Lasch, le progressisme de Marx ne le cède en rien à celui des hérauts du capitalisme libéral. La « modernisation » telle qu’elle est décrite par l’économiste Walt Rostow et qui se veut une réponse au marxisme – Rostow présente clairement son ouvrage comme une contribution à la lutte anti-communiste – n’est cependant qu’une reprise sous une autre forme du nécessitarisme économique qui caractérise le marxisme standard. Lasch montre que cette façon de voir ne permet absolument pas de comprendre les conflits auxquels sont confrontées nos sociétés. « Il devrait désormais être évident que le concept de modernisation ne nous renseigne pas plus sur l’histoire de l’Occident que sur celle du reste du monde. Plus nous en apprenons au sujet de cette histoire, plus le développement du capitalisme industriel en Occident paraît avoir été le produit d’une conjonction unique de circonstances, le résultat d’une histoire particulière qui ne donne l’impression d’avoir inévitable qu’a posteriori, ayant largement été déterminée par la défaite de groupes sociaux opposés à la production à grande échelle, et par l’élimination des programmes concurrents de développement économique. » (p.150) Évidemment on pourrait demander à l’auteur comme il explique cette défaite de ces groupes sociaux et l’élimination de ces projets différents. Il reste la pertinence de l’insistance sur la contingence du développement historique et l’exceptionnalisme occidental – des thèmes qu’on retrouve chez quelqu’un comme Immanuel Wallerstein.
La racine de la critique du progrès selon Lasch réside dans l’affirmation qu’il n’y a pas équivalence et peut-être pas compatibilité entre le progrès, tel qu’il est couramment défendu dans la pensée libérale aussi bien que marxiste, et la liberté. Lasch centre son analyse sur les mouvements de protestation anti-capitalistes qui ne s’inscrivent pas dans la perspective socialiste progressiste, ces mouvements dédaigneusement qualifiés de petits-bourgeois ou de populistes. La question centrale est, selon Lasch, celle de l’attitude à l’égard du salariat. Dans une note, il remarque d’ailleurs : « L’acceptation grandissante du travail salarié n’est qu’un indice de l’appauvrissement du débat politique au XXe siècle. Un autre indice en est la quasi-disparition des questionnements sur le travail. Au XIXe siècle, la population se demandait si le travail était une bonne chose pour le travailleur. Nous nous demandons aujourd’hui si les employés sont satisfaits de leurs postes. Un haut niveau de « satisfaction dans le travail » permet alors de répondre à ceux qui déplorent la division du travail, le déclin de la connaissance du métier, et la difficulté à trouver un travail susceptible de procurer aux travailleurs un sentiment de réalisation. Le principe libéral selon lequel chacun est le meilleur juge de ses intérêts bien compris interdit de demander ce dont la population a besoin, par opposition à ce qu’elle dit vouloir. Pourtant, les enquêtes consacrée à la « satisfaction dans le travail » et à la « morale » du travailleur ne sont guère encourageantes. Le rêve de s’épanouir dans les affaires, même s’il signifie des horaires écrasants et des résultats incertains, reste presque universellement attirant. » (p.190)
On peut constater comme un fait avéré que les illusions concernant le progrès sont sérieusement mises à mal. En effet, « la prédiction voulant que “nous soyons tôt ou tard tous prospères”, formulée avant tant de confiance il y a quelques années à peine, n’emporte plus l’adhésion. » (p.154) Cependant, Lasch prend immédiatement ses distances avec le catastrophisme – notamment tel qu’il est défendu dans certains milieux écologistes[3]3. Le catastrophisme lui semble n’être que le revers de la rhétorique du progrès. Or, « on doit commencer par mettre en question le fatalisme qui imprègne dans sa totalité cette rhétorique du progrès et du désastre. » (p.155) Il existe une insatisfaction grandissante à l’égard du libéralisme et de toutes les pensées qui nous bercent en nous faisant croire que ce sera mieux demain. Une des preuves en est, selon Lasch, l’apparition du « républicanisme », tel qu’il a été repensé par J.G. Pocock, en particulier. L’ « humanisme civique » et la « vertu républicaine » semble être des remèdes à cette situation. Cependant, Lasch prend ses distances avec ce nouveau républicanisme et ce langage de la citoyenneté qui « clarifie et obscurcit simultanément les enjeux politiques. » (p.157) Cette prise de distance avec un courant dont on pourrait, a priori, le croire proche permet de cerner l’originalité de ceux qu’étudie en priorité Lasch, à savoir les populistes. Ainsi, il montre que des gens comme Thomas Paine ne rentrent pas dans les catégories définies par Pocock ; ils sont républicains par certains aspects et libéraux par d’autres, anti-républicains par certains autres aspects ou encore anti-libéraux. Le populisme ne peut donc pas rentrer dans les catégories traditionnelles de la philosophie politique. Ainsi Paine doit-il être vu « comme l’un des fondateurs d’une tradition populiste qui s’inspirait du Républicanisme comme du libéralisme, mais combinait ses éléments jusqu’à parvenir à un résultat inédit. » (p.165) Lasch consacre tout un développement à Locke.
Contrairement à Pocock qui en fait un pur libéral, il souligne que la pensée de Locke est finalement complexe et qu’il n’est pas un pur et simple apologiste de l’enrichissement personne et qu’il a parfaitement conscience des inconvénients et des effets indésirables de ce « progrès ». Lasch s’appuie également sur des écrivains souvent classés comme « réactionnaires », ainsi Carlyle. Ces « personnalités paradoxales » « défiaient la canonisation de gauche mais avaient généralement plus de choses intéressantes à dire sur la vie moderne que ceux qui marchaient au pas derrière la bannière du progrès » (p.218). Il interroge également la tradition calviniste, mais aussi la philosophie d’Emerson. On remarquera également le passage qu’il consacre à William James (p.255 et sq.) et à Georges Sorel (p.275 et sq.). Dans ces sources variées, il voit des analyses et des questionnements qui donnent tout son sens au mouvement populaire de réaction contre le progrès. Lasch souligne et analyse avec beaucoup de finesse l’importance des facteurs religieux, ou, plus précisément, la manière dont la religion – singulièrement le puritanisme – va être l’expression des réticences et des critiques du « progressisme ». C’est vrai d’Emerson et de James dont il interprète la philosophie dans le cadre d’une renaissance du puritanisme, mais c’est également le cas du mouvement de Martin Luther King.
Or, Lasch, à la différence des « progressistes » n’interprète pas ce rapport au religieux sur le mode de la fausse conscience, mais bien comme une expression critique de la réalité du monde vécu. « Les théories sociales issues des Lumières, qui affirment qu’une maîtrise scientifique de la nature devrait “exorciser” la peur et la crainte, et donc faire naître chez les hommes et les femmes un sentiment de sécurité, ne peuvent expliquer pour quelles raisons tant d’entre eux se sentent plus que jamais menacés et tendent, par conséquent, à se penser comme les victimes impuissantes des circonstances. Pas plus de telles théories ne peuvent-elles expliquer pour quelles raisons la résistance la plus efficace au sentiment d’impuissance dominant, ces dernières années, a précisément été le fait des populations qui avaient les meilleures raisons du monde de se présenter comme des victimes, à savoir le peuple noir du Sud, opprimé dans un premier temps par l’esclavage, par la répression politique et système pervers de ségrégation raciale ensuite. » (p.349) Le populisme, défini par Lasch, regroupe plusieurs mouvements de contestation du mode de production capitaliste ; il possède indéniablement des traits républicains classiques : la défense de l’indépendance des individus, l’attachement aux traditions et aux vertus de la communauté, le goût de l’effort et du travail bien fait et le sens des limites. Mais il est aussi lié à la propriété individuelle, garante de l’indépendance.
Les premiers représentants de ce courant populiste, Brownson, Cobbett et même Paine, caractérisent « une certaine tradition qui se distingue par son scepticisme quant aux bénéfices du progrès commercial, et plus particulièrement par la crainte que la spécialisation sape les fondations sociales de l’indépendance morale. » (p.178) Mais ce qui intéresse plus spécifiquement Lasch, c’est la question du salariat. Dans l’historiographie, notamment marxiste, les mouvement qui au XVIIIe et XIXsiècle s’oppose au travail salarié sont soit purement et simplement passés sous silence, soit considérés comme condamnés par le sens de l’histoire. Pourtant quand, en 1826, Langston Billesby, un imprimeur de Philadelphie, constate que le salariat met fin au « choix de travailler ou non » et que c’est là « l’essence même de l’esclavage » (cf. p.185), c’est une question absolument fondamentale qui est posée. Artisans, paysans, face à la montée en puissance du capitalisme et des pouvoirs financiers, les « populistes » défendent une « éthique du producteur » contre les parasites représentés par les banques. Il s’agit d’une éthique qui « n’était pas “libérale” ou “petite-bourgeoise”, au sens où le XXe siècle entend ces termes. Elle était anticapitaliste, mais ni socialiste, ni social-démocrate, à la fois radicale, révolutionnaire même, et profondément conservatrice ; et elle mérite pour ces raisons une attention plus soutenue, quant à ses particularités, que celle qu’elle a habituellement suscitée. » (p.187)
La thèse de Lasch, peut-être discutable, mais en tout cas stimulante, est que ce mouvement n’est pas limitée aux mouvements populistes américains – jusqu'au parti des fermiers de La Follette entre les deux guerres mondiales. C’est une caractéristique des premiers pas du mouvement ouvrier en Europe aussi. Et la radicalité même des revendications du mouvement ouvrier naissant tient à ce que ce n’est pas d’abord un mouvement de salariés, mais qu’il est au contraire dominé par les artisans et quand il s’agit de salariés, il s’agit d’ouvriers qualifiés liés entre eux par la possession d’un métier au sens entier du terme – avant que les métiers ne deviennent des emplois ! Évidemment, Lasch cite le cas américain des Knights of Labor, aux origines du syndicalisme aux USA. Mais c’est aussi vrai en Europe, en Angleterre ou en France avec la place singulière que joua le proudhonisme et ses diverses variantes. Après tout, les paroles de l’Internationale disent « producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! ». Ce n’est pas l’union des prolétaires mais l’union des producteurs qui est revendiquée et les producteurs sont aussi bien les ouvriers que les artisans, les petits patrons et les fermiers et métayers. Et si la perspective ouverte est celle de la coopération, il ne s’agit pas comme chez Marx du processus qui exproprie les expropriateurs, mais au contraire d’un moyen de combat pour empêcher l’expropriation du travailleur indépendant ou pour rétablir ici et maintenant « la propriété individuel des moyens de production ». Ce qui intéresse Lasch chez Sorel comme chez les socialistes de la Guilde (G.D.H. Cole) c’est comment la critique du « progressisme », des valeurs hédonistes de la société capitaliste se combine avec une certaine conception du rôle du mouvement ouvrier et syndical. Chez Sorel, le syndicalisme révolutionnaire et la violence ouvrière sont exaltés comme des instruments de régénération morale. Les luttes ouvrières, dans cette perspective, ne devraient pas vraiment se concentrer sur les questions matérielles, et la revendication du « contrôle ouvrier » doit être étroitement liée à celle d’un « travail noble ». Sorel affirmait qu’en limitant la lutte aux revendications matérielles, les ouvriers ne « fourniraient pas plus d’occasions à l’héroïsme de se manifester que lorsque des syndicats agricoles discutent du prix du guano avec des marchands d’engrais. » Cependant, Lasch fait remarquer : « S’il entendait par là que les ouvriers devaient imposer un contrôle sur l’industrie au lieu de simplement négocier simplement un partage plus important des profits, son conseil était un conseil de bon sens syndicaliste. Il n’en restait pas moins quelque peu mystérieux de savoir comment les ouvriers en viendraient à assurer un contrôle de l’industrie sans discuter du prix du guano et d’autres problèmes terre-à-terre. Trop d’emphase portée sur l’héroïsme pouvait facilement faire dévier le mouvement syndicaliste de la question du contrôle ouvrier de la production vers la pompe et le spectacle des grèves qui ne laissaient, derrière une histoire légendaire, aux générations suivantes qu’un simple arrière-goût — comme dans le cas de l’IWW (Industrial Workers of the World) aux États-Unis, mais rien sur le plan des réalisations concrètes. » (p.285) C’est donc l’idéologie du contrôle ouvrier de la production qui empêche le syndicalisme de tomber dans la mystique du combat ».
La question du contrôle ouvrier conduit aux tentatives des socialistes britanniques de la Guide de réconcilier syndicalisme et collectivisme. Si le problème de la révolution sociale se réduit à la question du changement de maître, elle est, en effet, d’un intérêt limité. Les socialistes de la Guilde tenaient les syndicats pour des « gouvernements embryonnaires ». Cole réhabilite le terme de « corporation », en soulignant qu’il ne peut évidemment avoir le même sens qu’au XIVe siècle. La ligne de fracture au sein du mouvement ouvrier, telle que l’établit Lasch, opposerait ainsi ceux qui font de la pauvreté la question centrale (les progressistes, les sociaux démocrates) contre ceux qui placent l’abolition de la domination au premier rang des revendications. Les premiers vont naturellement aller dans le sens du progrès capitaliste – qui prépare, même contre son gré – les conditions de l’abondance. Les seconds vont plus volontiers s’opposer au moins à certaines formes de ce « progrès », la centralisation de la production, l’expropriation des savoirs ouvriers. Alors que les progressistes voient dans la diminution du travail et la propagation des loisirs des éléments fondamentaux de l’amélioration de la condition ouvrière, les seconds vont plutôt défendre la valeur du travail bien fait. Si les valeurs morales importent peu aux progressistes, à la recherche de la paix et du bien-être, les syndicalistes vont au contraire défendre l’honneur, la fierté, le courage du combattant, le sens de la solidarité.
Bien sûr, cette opposition ne peut être considérée absolument et, en pratique, les positions des uns et des autres sont toujours bien plus complexes. Mais Lasch construit là un dispositif conceptuel qui, en premier lieu, permet de comprendre des combinaisons historiques atypiques au regard de la conception progressiste tant des marxistes que de la gauche social-démocrate ou libérale. L’existence d’un mouvement ouvrier à la fois anti-capitaliste et « réactionnaire », à la fois violemment opposé à l’ordre existant – encore une fois les wobblies (les partisans des I.W.W.) en sont un exemple particulièrement frappant – et, en même temps, ancré dans les traditions. En second lieu, la polarisation construite par Lasch rend compte de ce sur quoi s’ouvre le livre, « l’obsolescence du clivage entre la droite et la gauche » (p. 23 et sq.).
Il est clair que la manière dont Lasch pose cette question est fortement « américanocentrée ». Par exemple, la critique qu’il conduit de la manière dont les libéraux – au sens américain du terme – se sont progressivement perçus comme une « minorité civilisée » au milieu de la masse réactionnaire du peuple américain ne trouve pas d’équivalent en Europe jusqu’aux années 70, où le mouvement ouvrier avait une indépendance suffisante pour véhiculer sa propre conception du progrès sans laisser aux minorités éclairées ce soin. Cependant, l’affaiblissement des organisations ouvrières traditionnelles, la pulvérisation sociale de la classe ouvrière ont conduit de ce côté-ci de l’Atlantique à la percée sous les espèces de la « gauche sociétale » de phénomènes absolument comparables à ceux que connaissaient depuis déjà longtemps les États-Unis. C'est-à-dire à une situation où les esprits libéraux et progressistes constatent d’air désolé que le progrès n’est guère compatible avec le gouvernement du peuple par le peuple… avant de s’en remettre aux experts, mieux qualifiés que les tribuns pour savoir ce qui bon ou non (cf. p.391). La question du racisme offre un bon exemple de cette impuissance politique de la pensée libérale progressiste. En 1950, l’ouvrage « La personnalité autoritaire » de Nevitt Sanford va essayer de montrer sur la base d’enquêtes sociologiques que le racisme s’enracine dans des attitudes archaïques et dans « l’esprit de clocher tribal ». La vulgate progressiste trouve là sa base scientifique : il suffit de déraciner cette « esprit de clocher » et de lutter contre l’ignorance pour éradiquer le racisme. Laschoppose ces illusions dangereuses aux travaux de Horkheimer et Adorno [4] , notamment dans la Dialectique de la raison (1947) : « Horkheimer et Adorno avançaient que la “raison” était une partie du problème, pas sa solution. Bien que la raison libérât le genre humain de la superstition et de la soumission à l’autorité, elle faisait disparaître toute conscience des limites naturelles aux pouvoirs humains. Elle donnait lieu à la dangereuse fantaisie qui veut que l’homme puisse remodeler à sa guise à la fois le monde naturel et la nature humaine même. La raison transformait la philosophie morale en ingénierie sociale … » (p.404). À l’antiracisme progressiste, Lasch oppose l’analyse de Hannah Arendt [5] qui montre la spécificité moderne du racisme, né non pas de l’ancienne communauté et de « l’esprit de clocher » mais bien de la dissolution de la communauté politique traditionnelles – elle montre de façon convaincante que le nazisme n’est pas un produit de l’État-nation mais bien de la destruction de l’État-nation par l’impérialisme.
Un deuxième exemple se trouve dans la critique libérale du maccarthysme comme une forme du populisme traditionnel aux États-Unis. Lasch note que « les libéraux ignoraient à quelques exceptions près les tensions internationales qu’exploitait McCarthy. La majorité d’entre eux refusait d’admettre que la politique de confinement de Truman et son domestic loyalty program avaient contribué à générer l’hystérie anticommuniste qui se retournait désormais contre Truman lui-même et ses principaux conseillers. » (p.413) Sur ces deux exemples comme sur beaucoup d’autres on voit bien que c’est de nous qu’il s’agit – et pas seulement des Américains des années 50. L’identification du populisme et du fascisme est aussi un des classiques de la littérature américaine de ces années-là, tout l’analyse du populisme comme « autoritarisme de la classe ouvrière » (p.416). Lasch rappelle que, sur la base de ces analyses, les libéraux qui s’inquiétaient jadis du déclin de la participation populaire à la vie politique en viennent « désormais à se demander s’il ne fallait pas se féliciter de “l’apathie” dans la mesure où elle réduisait le danger que des personnes “accablées par leur statut”, cherchant désespérément, telle qu’Adorno les dépeignait, une “reconnaissance sociale”, trouvent des exutoires politique à leur “rage sociale refoulée”. » (p.417) Sur toutes ces questions, Lasch montre en détail le mépris colossal des sociologues, psychologues et tutti quanti à l’égard des ouvriers et « l’étroitesse d’esprit éduquée » des élites : en cela aussi, nous sommes directement
Le dernier chapitre est consacré au « populisme droitier » et à la « révolte contre le libéralisme », c'est-à-dire à la montée des conservateurs derrière Reagan et à la réaction contre les idées libérales – notamment en matière de déségrégation sociale et raciale. Contre les interprétations habituelles qui mettent en cause une classe ouvrière embourgeoisée réagissant aux questions raciales, Lasch montre que « une bonne partie du mécontentement de leur mécontentement [celui de la classe ouvrière et des fractions les plus modestes de la classe moyenne] à l’encontre du libéralisme est étrangère aux problèmes raciaux. Ce mécontentement constitue en partie une réaction au type de paternalisme irréfléchi qui incite les libéraux à se considérer comme des “bienfaiteurs” auprès des populations paupérisées. » (p.432) Une analyse que les belles âmes de la gauche française auraient dû lire, avant de vanter leur célèbre « bilan » tout en courant derrière les obsessions sécuritaires et anti-immigrés.
La lecture de Le seul et vrai Paradis n’apporte pas de réponse décisive et tranchée aux questions qui se posent aujourd’hui à tous ceux que l’organisation sociale existante ne satisfait et qui se résignent mal à ce que l’augmentation de la production matérielle et de la consommation soit le seul horizon qu’on puisse encore laisser ouvert pour l’humanité. Dans le désordre, voici quelques unes de ces questions :
- Quelle est la question centrale ? Pauvreté et exclusion ou domination et exploitation ? Évidemment, pauvreté et « exclusion » (le terme est extraordinairement connoté idéologiquement, mais laissons cela de côté) sont des problèmes graves. Cependant, si on admet qu’ils sont des conséquences d’une organisation sociale porteuse en elle-même, même dans l’abondance relative garantie à certaines couches du salariat, de domination, de liquidation du sens de la liberté publique, alors les « solutions » à apporter sont fondamentalement différentes.
- Doit-on accepter comme nécessaire historiquement le mouvement qui dissout les communautés traditionnelles, en premier lieu les communautés politiques, au nom d’un universalisme aussi abstrait que l’individualisme dont il est le pendant ? Cette question est reliée à la précédente. N’est-ce pas la constitution de vastes ensembles centralisés qui ôte toute effectivité à la démocratie ? L’autonomie est-elle possible à une échelle supérieure aux niveaux locaux ou au niveau des petites nations ?
- Doit-on continuer de revendiquer tout ce qui permet de fuir le travail ou d’en diminuer le poids (réduction du temps de travail) ou, au contraire, n’est-ce pas le rapport salarié lui- même qui est maintenant en cause ? D’un certain point de vue, les patrons l’ont compris qui ont utilisé à leur profit et en vue d’augmenter la domination et l’exploitation, le refus du salariat et l’aspiration à contrôler son propre travail. Ainsi les « externalisations » d’activités réalisées auparavant dans les entreprises et désormais confiées à des petites entreprises, souvent montées par des anciens ouvriers ou cadres.[6]
- Est-il possible de construire un mouvement de lutte contre l’organisation sociale capitaliste, sans reprendre appui sur un certain nombre de valeurs morales – le goût de l’effort, l’honnêteté et l’honneur, le sens des limites, bref tout ce par quoi Orwell définit une société décente ? La désertion de la gauche par une fraction importante des classes populaires pose brutalement cette question. Il ne s’agit pas évidemment de s’adapter aux préjugés, souvent effectivement réactionnaires, qui se sont développés chez les ouvriers « français de souche », mais d’en finir avec la critique déracinée de la gauche officielle – une critique qui se réduit finalement au mépris ancestral des intellectuels pour les travailleurs ordinaires – au profit d’une critique enracinée, c'est-à-dire une critique qui ne s’arrête pas à des manifestations superficielles parfois déplaisantes mais en comprenne réellement le fondement social et psychologique et trouve des forces de transformation politique.[7]
Faute de s’atteler à répondre à ces questions, il est a craindre que nous ne soyons condamnés encore pour pas mal de temps à la déploration et à l’excitation impuissante.

Appendices


UN LIEU COMMUN SUR LA CLASSE OUVRIÈRE ET LES CLASSES MOYENNES
Levison relève que le Bureau of Statistics exclut les employés de bureau, les vendeurs et les salariés du tertiaire de la catégorie des professions manuelle La plupart des postes ainsi omis sont répétitifs et pauvrement rémunérés. Le secteur tertiaire, par exemple, inclut les concierges, les agents de sécurité, les policiers, les pompiers, les garçons de restaurant, les serveuses, les cuisiniers, les aides serveurs, les plongeurs, les femmes de chambre, et les chasseurs. À reclasser ces trois catégories – employés de bureau, vendeurs, et salariés du tertiaire dans le secteur du travail manuel, le pourcentage d'ouvriers dans la population augmente spectaculairement. II a augmenté au fil du temps tout autant, passai de 50 % en 1900 à 70 % en 1970. Cette situation indique que les ouvriers ne peuvent être envisagés comme faisant partie de la classe moyenne qu'à la condition de considérer qu'ils occupent une position intermédiaire entre les classes supérieures d'un côté et le sous- prolétariat », en majorité noir et hispanique de l’autre.
SUR LA TRADUCTION FRANÇAISE
Quelques regrets pour terminer concernant l’édition française du livre. Alors que Lasch multiplie les citations et les renvois, on ne dispose d’aucun système de référencement. Les citations nous sont données sans même que soit précisée l’œuvre d’où elles sont tirées – ce qui est tout de même la moindre des exigences pour qui ne croit pas l’auteur sur parole et veut s’assurer non seulement de l’exactitude de la citation, mais encore du fait qu’elle n’est pas prise hors contexte. Plus ennuyeux encore : le texte original s’accompagnait d’une importante bibliographie que l’éditeur français a cru bon de supprimer pour la remplacer par une bibliographie de son cru, au motif que « la majeure partie de ces sources n’est pas accessible au lecteur français ». On aurait pu laisser au lecteur la possibilité de vérifier par lui-même qu’il n’en est pas ainsi. Le traducteur nous donne donc, outre quelques ouvrages qui sont cités dans le livre, des ouvrages qui « entretiennent un rapport » avec lui. On se demande bien quel critère a présidé à ces choix. Ainsi de nombreuses références sont tout simplement anachroniques ou arbitraires (on cite des ouvrages parus en 2002 et dont Lasch n’avait évidemment aucune idée) et surtout des oublis curieux ne manquent pas. Ainsi, alors que Lasch consacre tout un passage à Sandel, on cherchera en vain un référence au livre Michael Sandel, « Le libéralisme et les limites de la justice », traduit en français depuis plusieurs années. Cité abondamment, Dewey n’apparaît pas non plus dans cette bibliographie, alors que, là aussi, d’assez nombreuses sources sont « accessibles au lecteur français ». Même chose pour Paine, Carlyle, etc. Par exemple, Carlyle est longuement analysé et Lasch consacré plusieurs pages à son roman, Sartor Resartus ; la bibliographie l’ignore alors qu’il a été publié en collection bilingue chez Aubier en 2001. Peut-être Lasch aurait-il mérité une véritable édition scientifique ?
Denis COLLIN ©2003

lundi 2 juin 2003

Théorie et expérience : avant et après Galilée.

L’activité scientifique moderne, dont on peut dater, pas tout à fait arbitrairement, la naissance à l’œuvre de Galilée, suppose une rupture profonde entre la représentation sensible du réel et la théorie physique. Elle s’inscrit comme un élément d’une transformation culturelle, sociale, politique et religieuse de tout l’Occident chrétien qui, de proche en proche atteindra le monde entier. Cette rupture qui concerne principalement la théorie de la connaissance s’insère cependant dans un bouleversement général des représentations du monde, dans le passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du célèbre livre de Koyré.[1]

dimanche 1 juin 2003

Les raisons de la science (Le ragioni della scienza) par Ludovico Geymonat et Giulio Giorello, avec la participation de Fabio Minazzi. (Sagittari Laterza, 1986)

Ludovico Geymonat est un de ces philosophes italiens que l’appartenance au PCI et l’adhésion au marxisme orthodoxe n’ont pas empêchés de philosopher. Philosophe des sciences et rationaliste intransigeant, il est de ceux qui ont pris au sérieux le positivisme logique du « Wiener Kreis » aussi que l’épistémologie poppérienne. D’abord adhérent au néopositivisme de Moritz Schlick, qu’il a fait connaître en Italie dans les années 30, il est devenu marxiste et a cherché une formulation du matérialisme dialectique qui soit en lien strict avec les débats contemporains en philosophie des sciences et en épistémologie1. Il est connu en France par son livre sur Galilée (collection Points, Seuil). Giulio Giorello, spécialiste de philosophie des sciences a été l’élève de Geymonat. 
Le ragioni della scienza se compose
- d’un essai introductif de Geymonat (Dialectique scientifique et liberté) ;
- d’un autre essai de Giorello (Le conflit et le changement) ;
- d’une discussion entre Geymonat, Giorello et Minazzi, articulée autour de cinq thèmes : images de la science et vicissitudes de la philosophie, science et expérience, croissance de la connaissance et dialectique, rationalisme et/ou historicisme, une polémique sur le réalisme et la liberté ;
- d’un essai de Fabio Minazzi placé en appendice : épistémologie, criticisme et historicité.

INTRODUCTION DE GEYMONAT

Le fil directeur de ces essais et de ce débat réside dans le redéfinition de la tâche de la philosophie à l’égard de la science et dans la défense d’une approche historique de l’épistémologie. Ce qui est récusé, c’est la distinction rigide opérée par Popper entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi Geymonat écrit-il : « Si donc nous
pensons que la rigueur, ou la recherche de la rigueur, est ce qui caractérise le plus le discours scientifique relativement aux autres types de discours, nous devons admettre que cette caractérisation ne constitue pas quelque chose de méta-historique. En d’autres termes, aucune théorie ne peut être jugée rigoureuse dans l’abstrait ; elle mérite en effet le titre de scientifique seulement respectivement aux exigences de rigueur admises à une époque déterminée et qui peuvent être notablement différentes de celles acceptées à une autre époque. Ici réside la raison principale du caractère intrinsèquement historique de la science et, par conséquent, la non-acceptabilité de la conception de Comte qui considère la phase scientifique de notre connaissance comme une phase absolument différente des autres, c'est-à-dire considérait la science comme un absolu (neutre et atemporel). » (p.8)
Il s’agit ensuite de déterminer ce qui forme la spécificité de la science comme entreprise de
l’esprit humain. Geymonat met en garde contre le formalisme et les mirages de l’axiomatisation. « La rigueur formelle, bien que constituant l’un des facteurs principaux qui
distinguent la science de la non-science, n’est certainement pas l’unique constituant de la science elle-même. » (p.13)

Théorie et expérience

Il s’agit de justifier, à nouveaux frais, l’usage des mathématiques comme moyen adéquat pour rendre compte de l’expérimentation scientifique. Geymonat rejette la thèse pythagoricienne – platonicienne selon laquelle l’extraordinaire usage qu’on peut faire des mathématiques pour décrire et expliquer les phénomènes naturels viendrait du fait que l’univers est par essence ordonné mathématiquement. « Cette thèse se révèle manifestement incompatible avec l’exigence de rigueur dont nous avons dit qu’elle constituait l’une des principales caractéristiques de la science moderne » (p.14).
La logique mathématique est incompatible avec la soi-disant logique inductive. La réfutation du principe d’induction cependant laisse ouverte la question des rapports entre théorie et expérience. La réponse de Geymonat est que si l’expérience ne dicte jamais aucune loi ni aucune théorie générale, elle peut néanmoins les suggérer. L’expérience indique une certaine direction, suivant laquelle on doit poursuivre la recherche. Geymonat met au centre de sa réflexion épistémologique le concept d’approfondissement.
« Le traitement mathématique d’un phénomène est ce qui nous conduit à comprendre la signification du concept ‘d’approfondissement’ du phénomène lui-même. En effet, le traitement mathématique en question réussit à encadrer le phénomène examiné dans un schéma plus abstrait qui nous permet de nous en faire une idée plus générale, moins liée à la contingence : et justement, c’est en ceci que consiste l’approfondissement du phénomène.
Ainsi, par exemple, nous disons que la théorie de la relativité a approfondi le phénomène déjà connu de l’identité numérique entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle parce qu’elle a réussi à l’encadrer dans une théorie générale où elle perd son caractère contingent, purement factuel pour la rendre nécessaire. Pour le scientifique ordinaire, approfondir un résultat signifie l’expliquer, ce qui équivaut à le déduire d’une théorie plus générale, et ceci justifie le fait que les deux concepts d’approfondissement et de mathématisation soient étroitement liés entre eux. » (p.17)

Geymonat propose d’étendre les principes de la rigueur scientifique aux discours autres que le discours scientifique. La philosophie des sciences permet de combattre le dogmatisme et pas seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le champ de presque toutes les «institutions les plus respectables». Ainsi du discours politico-économique dominant : « quant à ceux qui invoquent les soi-disant ‘enseignements’ de l’expérience pour soutenir que les méthodes capitalistes de la production et de la distribution sont les seules à avoir réussi, il n’y a rien d’autre à faire désormais qu’à les renvoyer à un secteur désormais bien assis de la plus moderne critique épistémologique, selon laquelle l’expérience n’est jamais en mesure de nous dicter quelque conclusion absolument valide. » (p.20)

CRITIQUE DU MAÎTRE PAR LE DISCIPLE


Giorello, ancien élève de Geymonat soumet les principales thèses de son ancien maître au feu de la critique, une critique qui souvent se rapproche des conceptions développées par Imre Lakatos. Giorello commence par rappeler que toutes les théories antiques et médiévales cherchaient à sauver les phénomènes, c'est-à-dire à rendre compte du témoignage des sens. Au contraire avec Galilée et Copernic, il s’agit de « faire violence au sens ». « À tous ceux qui soutiennent que c’est à l’expérience de « suggérer » les principes d’une théorie nouvelle et révolutionnaire, Galilée est là pour rappeler que dans le cas de la révolution copernicienne, c’est le contraire qui est arrivé : non seulement Ptolémée mais aussi Copernic était « réfuté par les faits ».
Rappelant la démarche de Galilée et notamment les dialogues, Giorello fait de la controverse le véritable moteur du progrès scientifique : « la controverse fonctionne donc comme un stimulant décisif qui permet de découvrir – sur un mode que Peirce aurait appelé abductif2 – une raison assez plausible pour convertir un contre-argument en argument en faveur de. » Giorello en donne un exemple dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,3 où Galilée discute les prétendues réfutations mécaniques du mouvement de la terre. «À la base de ces ‘réfutations’ se trouve l’idée, encore acceptée par Tycho Brahe, que 1) les graves tombent perpendiculairement à la surface de la Terre, et 2) ils devraient tomber obliquement, si la Terre se mouvait. Pour éluder l’objection, Galilée devait montrer que la conjonction de 1) et 2) n’est pas conclusive contre le mouvement de la Terre. Comme on le sait, le jeu de Galilée a consisté dans l’introduction du principe appelé plus tard ‘principe de relativité galiléenne’. Contre le soi-disant argument du navire – une pierre qui tombe du sommet du grand mât devrait tomber visiblement loin de la base de ce même mât si le navire se mouvait d’une ‘course rapide’ – Galilée soutient qu’il est impossible à l’intérieur d’un système de déterminer s’il se trouve en repos ou en mouvement rectiligne uniforme.
Giorello donne un deuxième exemple avec la manière dont Galilée soutient l’atomisme contre les aristotéliciens – à propos de la lumière dans les Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nove scienze.4

« Dans le Saggiatore (1623) Galilée avait conçu la lumière comme composée d’atomes absolument indivisibles alors que la chaleur était composée « d’ignés très petits » et les différents corps de ‘quanta très petits’5. Dans les Discorsi (1638) cette conception atomiste est reprise mais avec un important glissement : pour expliquer tant la cohésion des corps que les changements d’état (la glace fond, le métal entre en fusion, l’eau s’évapore) la structure fine
de la matière est représentée comme formant un réticule formé d’un nombre infini d’atomes séparés par un nombre infini de vides. Et puisqu’il s’agit toujours de portions de matières limitées, les atomes ne sont plus les ‘très petits quanta’ de 1923 mais des parties ‘sans quantité’6 et les vides eux-mêmes sont décrits comme des ‘vides non quanti’7. Un glissement s’est donc produit, de l’intuition de segments très petits à l’idée d’un continuum linéaire composé soit de ‘points’ soit de ‘segments’ infiniment petits (cette dernière dichotomie, implicite chez Galilée, bifurquera bien vite chez les partisans de la théorie des indivisibles et se trouvera encore chez les créateurs du calcul infinitésimal8). Ce glissement qui, à première vue, pousse Galilée à nier un des présupposés des aristotéliciens – la divisibilité d’un continu à l’infini – n’est cependant pas arbitraire. Avant tout, les parties ‘non quante’ de Galilée prétendent non seulement ‘sauver les phénomènes’ (cohésion, pénétration, changement d’état, etc.) mais aussi fournir in nuce une structure mathématique qui rende possible une interprétation physique des calculs en éludant les objections classiques contre l’atomisme. En
second lieu, Galilée semble épouser deux thèses distinctes : un continuum (soit pour fixer les idées un continuum linéaire) terminé (c'est-à-dire fini) 1) est divisible en un nombre arbitraire
(indéterminé) de parties ‘quante’ ; 2) est composé d’un nombre infini de parties ‘non quante’ et indivisibles. En soi, la 1)ne suspend pas tout à fait un aspect de la cosmologie aristotélicienne, pourvu qu’on accepte de traduire les partes semper divisibiles de l’aristotélisme scolastique par parties ‘quante’. En même temps, elle prépare l’acceptation des
‘atomes’ (« vous ne voyez pas que dire que le continu consiste en parties toujours indivisibles comporte que, en le divisant et en le subdivisant, on n’arrive jamais aux premiers composants.
Les premiers composants donc sont ceux qui ne sont plus divisibles et ceux qui ne sont plus divisibles sont les indivisibles. ») On pourrait par conséquent dire que Galilée introduit la 2)
sur un mode abductif pour justifier la 1). » (34-35)

Il est intéressant de noter que, bien qu’ayant rejeté le marxisme de son maître, et donc toutes les références au « matérialisme dialectique », Giorello, au nom d’une « théorie libérale » de la connaissance se révèle ici un dialecticien passionnant. Poussant l’analyse, il remarque que, sur cette question du continu, « Galilée a délimité de fait une sorte de compromis entre la ‘thèse’ et ‘l’antithèse’ du second conflit de la raison avec elle-même dont Kant parle dans la Dialectique transcendantale. » Cette dialectique, on le sait, est celle de l’illusion et elle contribue à définir les limites de l’usage théorique de la raison pure. Mais Giorello refuse ce kantisme trop orthodoxe. « Est-ce que, en fin de compte, une illusion ‘indestructible’ ne finit pas par constituer véritablement pour cela même un authentique problème ? » (39) Et de citer le « surprenant » appendice à la Dialectique transcendantale consacré à « l’usage régulateur des idées de la raison pure », qui pose la possibilité d’un « bon usage » des idées transcendantales.

Cette façon de considérer la « logique de la découverte scientifique » conduit naturellement à admettre qu’il est « difficile de tracer de manière rigide une ligne de démarcation entre science et métaphysique (ou entre science et théologie) » (43)

AUTRES QUESTIONS

La discussion aborde bien d’autres questions, celle de l’incommensurabilité des théories (on retrouvera la critique de Kuhn), celle du réalisme, celle des rapports entre science et technique, etc. Alors que Geymonat défend la valeur du matérialisme dialectique, contre l’empirisme logique, Giorello défend la valeur heuristique de la philosophie libérale, en se plaçant du point de la science. Cependant la longue discussion sur le marxisme apparaît tout à la fois obsolète – en ce sens que plus personne ne soutient le marxisme comme une grande théorie de tout, à la mode du « matérialisme dialectique développé dans l’environnement stalinien – et faible, dans la mesure où elle semble ignorer à peu près toutes les réflexions qui se sont développées hors de cet environnement stalinien.
Il reste que la discussion autour de l’historicité des sciences garde toute sa valeur à l’heure où le poppérisme a occupé – pour la stériliser – une large partie du champ épistémologique. Après tout, si la lecture ou la relecture de ces textes qui ont déjà une vingtaine d’année pouvait contribuer à « l’extinction du poppérisme », ce n’aurait pas été vain.

© Denis Collin – 1er juin 2003

Notes

1. On peut trouver un analyse de ce cheminement dans « Dal neo-positivismo al materialismo dialettico », un essai publié dans le recueil « Reflessioni critiche su Kuhn e Popper » (edizioni Dedalo – Bari, 1983)
2 C.S. Peirce fait de l’abduction une des formes logiques essentielles de la découverte scientifique. Stricto sensu, de (p->q) et q, on ne peut déduire p. Mais si (p -> q) , et q, alors p est une hypothèse explicative possible pour q.
3 publié en français dans la collection Points au Seuil.
4 PUF, 2000, collection Épiméthée.
5 Je traduis naturellement « quanto » par « quantum » en utilisant « quanta » pour le pluriel. Ce qui n’est pas si anachronique qu’on le pourrait croire.
6 Je traduis « non quante » par « sans quantité ».
7 Cette conception de la structure fine de la matière est exactement celle que soutient Spinoza – voir, en particulier, Éthique, II.
8 Note de G.Giorello : Pour ces développements, on peut se reporter à G.Giorello : Lo spettro et il libertino. Teologia, matematica et libero pensiero, Mondadori, Milano, 185, pp. 187-91;

Communisme et communautarisme.

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