mardi 15 mars 2005

Spinoza et l’athéisme


par Antonio Crivotti

(traduit de l'italien)

Partie 1
Se mettre à l’abri du soupçon d’ était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’ était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant », ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations, par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme, excommunié de la juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem) qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne demanda jamais sa réadmission dans la ) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour [ajouter] à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement, celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes, n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les religions, l’ justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles « athée,  » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’ est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place; que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la . »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard de l’. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’ non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’, de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés (lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes, s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) : « égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’ que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude), qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit, comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition, renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas (et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’ substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5] dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation, logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise. Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo, comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire, Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs, imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.

***

Partie 2

« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’ ».[6] Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs. Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico, Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique, et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas suffisamment développés.[9] Nous en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose comme équivalentes :
- une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
- et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la « chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la même nature.
La définition Dl considère une « infinité d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »), chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par « attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que « l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques (essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la définition Dl ?
À la première question, répond négativement une importante réserve contenue dans l’explication qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose, ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S  et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature » d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12]. Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant : « pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza) est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui distinguent les « natures » des différentes substances prises en considération.
L’analyse précédente montre que la définition spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence, quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces termes sont considérés simplement comme symboles privés de signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés, comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme « la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies » et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même (comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique (et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique. La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’ en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de « discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses nouvelles que pour la clarification et la vérification de la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes, et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)


* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
- Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
- nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
- possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
- « ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
- « tant qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de vérité »
L’avant-dernière des correspondances est probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours. Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo> implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat, aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8] En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage, pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11] Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant, on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.

lundi 14 mars 2005

Hans JONAS : Le principe responsabilité (Collection Champs-Flammarion - 1998)


Introduction

" Le principe responsabilité " est sans doute le principal ouvrage de Hans Jonas. Disciple de Heidegger, Jonas est considéré comme la référence majeure des courants écologistes et plus généralement de tous ceux qui appellent à la méfiance systématique et au combat contre les tendances de la société moderne qu'ils voient soumise à  la toute puissance de la technique.
Force est de reconnaître que ce livre est loin de tenir ses promesses. La critique de la technique n'est qu'annoncée mais jamais conduite sérieusement (quelques dizaines de pages seulement y sont consacrées dans la dernière partie) et l'essentiel du livre porte sur une autre question : il s'agit en fait d'une polémique contre Le principe espérance de Ernst Bloch et, au-delà  de Bloch, d'une polémique contre Marx. En effet, Jonas laisse entendre que si on veut savoir ce que pense vraiment Marx, il n'est pas vraiment utile de le lire : le Prinzip Hoffnung de Bloch devrait largement suffire. Cette polémique (qui doit sans doute être une "affaire de famille" entre spécialistes des premiers chrétiens et de leurs hérésies, puisque Jonas a surtout écrit sur les gnostiques et que Bloch s'est beaucoup intéressé aux mouvements chrétiens "révolutionnaires") en cache cependant une seconde : c'est une attaque en règle contre Kant et la déontologique, au point que le reproche fondamental que Jonas adresse à  Marx porte précisément sur le point où Marx est le plus kantien, sur la question de la séparation du règne de la liberté et du règne de la nécessité.

Transformation de l'essence de l'agir humain

Le point de départ de la réflexion de Jonas est le constat de la transformation de l'agir humain à  l'époque moderne. Cette transformation implique une transformation radicale de l'éthique. L'éthique traditionnelle présente, selon Jonas, les caractères suivants :
1. Le rapport avec le monde non humain est un rapport technique, éthiquement neutre.
2. C'est une éthique anthropocentrique. C'est une idée sur laquelle Jonas revient tout au long de l'ouvrage. "Les possibilités apocalyptiques contenues dans la technologie moderne nous ont appris que l'exclusivisme anthropocentrique pourrait bien être un préjugé et qu'en tout cas, il a besoin d'être réexaminé." (p.99)
3. L'homme n'y est pas lui-même un objet de la techné.
4. L'horizon temporel et spatial de l'homme y est limité. Le sage est celui qui se résigne à  l'inconnu. L'individu n'a affaire qu'avec les vivants actuels. La sphère de l'action est celle de la proximité.
On fera immédiatement deux remarques :
1. Cette définition est très restrictive et semble construite uniquement en vue de ce qui suit. En effet, cette définition est, pour l'essentiel, obsolète dès qu'on aborde les temps modernes : un cartésien n'a pas du tout une conception de l'éthique de ce genre, ni un spinoziste, ni quelque autre variété de philosophe né après la découverte de l'Amérique et la révolution de l'astronomie. L'éthique traditionnelle désigne donc l'éthique des Anciens et éventuellement l'éthique des Pères de l'Église. Laissons de côté la question de savoir si l'éthique ancienne correspond bien à  la définition de Jonas, pour nous contenter de noter que voilà  donc bien longtemps (au moins quatre siècles!) que la philosophie se trompe de chemin, si on en croit Jonas. C'est moins mauvais qu'avec son maître Heidegger qui situe le déraillement de la philosophie à sa fondation, c'est-à-dire à Platon, mais ce n'est pas glorieux.
2. On voit mal ce que pourra être une éthique non anthropocentrique. En réalité, Jonas écrit ici de nouvelles variations sur le thème de la dénonciation de l'humanisme; avec d'autres mots, ce sont les idées déjà  développées par Heidegger dans la Lettre sur l'humanisme qui reste le bréviaire de l'anti-humanisme contemporain.
Dans l'époque actuelle, "tout cela s'est transformé de manière décisive", poursuit Jonas (p.30). En effet, la sphère de l'action humaine "est surplombée par le domaine croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui, par l'énormité de ses forces impose à  l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant. " Ainsi la nature devient un objet de la réflexion éthique. Jonas ne va pas jusqu'à  parler des droits de la nature et se garde de bien de s'aventurer dans la voie où des gens comme Singer n'ont pas hésité à  s'engager. Ce n'est pas directement sa problématique. Il s'agit plutôt pour lui de mener d'abord une critique interne à  la pensée rationaliste. Pour celle-ci, en effet, l'agir rationnel est lié à  la capacité de prédiction des effets de l'action.
Or, notre savoir n'est pas de même "ampleur causale" que notre agir. Les effets de nos actions, en raison de la puissance acquise par la technique dépassent de loin les capacités de notre prédiction. Cet écart entre l'action et ses effets explique la transformation de la place de la techné. Ici Jonas suit Heidegger. En effet, "la techné en tant qu'effort humain dépasse les fins pragmatiquement limitées des temps antérieurs" et "aujourd'hui, sous la forme de la technique moderne, la techné s'est transformée en poussée en avant infinie de l'espèce et en son entreprise la plus importante."
Il y a une transformation donc de l'essence même de l'agir humain. Homo faber a pris le pas sur homo sapiens.
Emporté par son élan, Jonas va jusqu'à  affirmer que la frontière entre État (polis) et nature a été abolie et même "la différence dunaturel et de l'artificiel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l'artificiel." C'est là  une affirmation dont le sens n'est pas clair, à  moins de penser que l'humanisation de la nature a atteint un point tel que l'homme ne retrouve plus que lui-même et ses propres produits en dehors de lui. Prise au pied de la lettre, une telle affirmation est si manifestement contraire au simple bon sens qu'elle ne peut qu'avoir une fonction rhétorique. Les technophobes manient lourdement l'hyperbole. D'autre part, comme Jonas considère l'idée, qu'il trouve chez Marx, d'humanisation de la nature comme une dangereuse utopie, on voit mal comment la réalité hic et nunc de notre condition pourrait être décrite par cette utopie, qui, par définition, n'est de nulle part.

L'heuristique de la peur

Il s'agit, en effet, de montrer, ou du moins de convaincre le lecteur que la situation actuelle est si radicalement différente des situations passées que toutes les philosophies passées, toute la tradition rationaliste, ne valent plus rien et qu'il est même peut-être impossible de penser notre devoir moral sans recours à  la religion (p.41).Face à ce qu'il considère comme le vide éthique de notre époque, où le mouvement du savoir moderne sous la forme des sciences de la nature a emporté toute norme, se pose la question de "savoir si sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l'Aufklärung scientifique nous pouvons avoir une éthique capable d'entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd'hui et que nous presque forcés d'acquérir et de mettre constamment en œuvre." (p.60)
Comment ce retour au sacré est-il possible? Comme la religion ne peut guère se passer du recours à  la crainte, Jonas en fait le principe fondamental, celui même qui légitime le "principe responsabilité". Face aux difficultés que rencontre le savoir factuel des effets lointains de l'action technique, la première contribution possible à  ce savoir, parce qu'il n'est toujours plus facile d'anticiper le mal que le bien, est donnée par l'heuristique de la peur: on peut avoir de responsabilité à  long terme que si on a en même temps la prévision d'une déformation de l'homme et pour défendre l'homme nous avons besoin de la menace contre l'image de l'homme (p.66). La vieille idée que la peur est le commencement de la sagesse est érigée en principe fondateur et il n'est pas certain que cela traduise une grande élévation de la pensée ! Et il faut donc admettre "la priorité du mauvais diagnostic sur le bon" ou encore "d'avantage prêter l'oreille à  la prophétie de malheur". Pour que cela marche, il faut évidemment ne pas trop s'embarrasser avec les détails du réalisme; on effraie les enfants avec des croque-mitaines et les apocalypses annoncées par Jonas jouent le même rôle dans cette éthique qui prend les hommes pour des petits enfants. Avec les mêmes effets pervers bien connus: bien vite les enfants s'aperçoivent que les croque-mitaines n'existent que dans l'imagination des parents et, du coup, considèrent les véritables dangers comme de simples fables. A force de crier "Au loup!" ...

La critique de Kant

En disant que l'éthique de Jonas propose de considérer les hommes comme des enfants, il n'y a aucune exagération polémique, puisque Jonas dit et répète que le modèle de toute éthique est celui de la sollicitude du père de famille pour ses enfants et c'est à  ce modèle que doit se conformer le comportement de l'homme d'État. Le père de famille et le père fouettard sont évidemment deux figures indissociables. Il faut garder cela à l'esprit si on veut comprendre le sens de la critique de Kant que Jonas développe à plusieurs reprises et pas toujours de manière très cohérente.
Il s'agit de reprendre, à nouveaux frais, la critique du formalisme kantien. La critique de Jonas se développe sur un double plan:
  1. Refus de la séparation de l'être et du devoir (on verra plus bas les raisons de ce refus).
  2. De ce refus découle que le devoir ne peut obéir à la pure raison législatrice mais doit s'appuyer sur des principes matériels.
Par conséquent, le contenu de l'agir vient avant la forme. "Ce n'est pas l'obligation elle-même qui est l'objet; ce n'est pas la loi qui motive l'agir moral, mais l'appel du bien en soi possible dans le monde." (p.168) En apparence on ne peut guère être plus opposé au kantisme. Pourtant il n'est pas certain que la critique soit bien pertinente. Si on étudie l'homme comme objet scientifique, par exemple comme objet de l'anthropologie du point de vue pragmatique, il est à peu près évident que les motivations de l'action qui viennent en premier soient liées à un bien possible dans le monde. Et même Kant (et son professeur Rousseau) pensent que c'est sans doute le bien que nous pouvons nous faire à nous-mêmes qui nous met sur la longue route qui va nous conduire à la véritable moralité. Mais la question est de savoir si la moralité est logiquement déterminée d'après ce bien possible. Donc la critique du formalisme kantien, telle que la conduit Jonas passe largement à côté de son objet.
C'est pourquoi Jonas ne comprend pas vraiment le rôle que joue le respect de la loi dans la théorie kantienne et le qualifie d'absurdité. L'incompréhension de la théorie kantienne atteint son comble quand Jonas affirme que le respect de la dignité des personnes en tant qu'elles sont leur propre fin ne découle pas de l'impératif catégorique mais n'est qu'un principe matériel "surajouté".
Le centre de l'attaque est la question de l'autonomie de la conscience . L'apport irremplaçable de Rousseau et de Kant - sur ce plan les deux auteurs sont très proches et on n'a que trop tendance à sous-estimer la force de la pensée de Rousseau dans les discussions traditionnelles en philosophie - c'est précisément de construire une théorie de l'autonomie du sujet qui constitue l'axe de la pensée politique républicaine de ces deux auteurs. Cette théorie de l'autonomie du sujet, Kant en fait le point le plus important de la pensée des Lumières, de cette Aufklärung vilipendée par Jonas. Qu'est-ce que les Lumières? C'est sortir de la minorité et oser penser par soi-même. Rien d'autre en réalité, mais c'est immense. Qu'est-ce qui en découle? Tout simplement que ma responsabilité à l'égard d'autrui est la responsabilité à l'égard d'une personne qui est mon égale, qui, au même titre que moi est un sujet libre; toute la doctrine kantienne du droit, y compris la doctrine des peines - voir la polémique contre Beccaria - découle logiquement de cette prise de position. En réfutant la doctrine de l'autonomie de la conscience , Jonas renverse du même coup la position égalitaire de Kant. Les "paradigmes éminents" de la responsabilité sont maintenant les parents et l'homme d'État. La relation parent-enfant est "l'archétype de toute responsabilité de l'homme envers l'homme" (p.193): il est à peine besoin de développer plus: contre les Lumières, Jonas nous proposent de traiter tous les hommes comme des enfants qui ont besoin de protection et d'amour mais, sans doute aussi de l'autorité du pater familias qui redevient logiquement l'archétype de tout pouvoir politique. Au delà des bons sentiments de Jonas, qu'on ne peut pas mettre en cause, tout cela conduit directement à une idéologie politique réactionnaire.

Une nouvelle mystique

Il faudrait maintenant montrer dans le détail comment ce qui est sous-jacent au travail de Jonas, c'est fondamentalement une critique de l'attitude scientifique en général, du matérialisme et de tout ce qui peut y conduire et une réhabilitation de la pensée théologique. Il s'agit là encore d'un point sur lequel la fidélité à la pensée de Heidegger est la plus totale. Cela conduit à une véritable mystique de la nature, qui n'atteint pas, bien sûr, les délires de la deep ecology mais y conduit en ligne droite. Il s'agit de montrer que les valeurs sont dans la nature, que la simple considération philosophique de la nature permet de déterminer un système de valeurs en quelque sorte naturelles.
La voie suivie par Jonas n'a rien de bien original. Il s'agit de réhabiliter le finalisme dans la nature. Certes, pas sur le plan scientifique: l'interdiction de l'anthropomorphisme est bien fondée dans les sciences de la nature (p.140) mais cette interdiction utile méthodologiquement "ne doit pas être confondue avec une décision ontologique". Au fond, Jonas, ici encore, renverse la position kantienne puisque Kant admettait la finalité dans la compréhension scientifique des êtres vivants uniquement sur le mode du "comme si", c'est-à-dire précisément en lui déniant toute portée ontologique et en la restreignant au plan gnoséologique. On pourrait également faire remarquer que la liquidation des causes finales chez Descartes et chez Spinoza est tout autre chose qu'une simple décision méthodologique, mais passons. Reprenant une idée qu'on trouve déjà chez Duhem - où s'agissait de tenter une conciliation entre la physique moderne et la métaphysique thomiste - Jonas écrit: " il n'est naturellement tout simplement pas vrai qu'une compréhension "aristotélicienne" de l'être est en contradiction avec l'explication moderne de la nature ou qu'elle est incompatible avec elle, à plus forte raison qu'elle ait été réfutée par elle." (p.143) D'où une conclusion sans équivoque: "la nature cultive des valeurs puisqu'elle cultive des fins et que donc elle est tout sauf libre de valeurs." (p.155)
C'est pourquoi il ne peut pas y avoir de séparation de l'être et du devoir (cf. supra). La connaissance philosophique de l'être - l'ontologie - permet de connaître le devoir. Le principe responsabilité est, tout naturellement, l'expression de la pérexistence de l'être, mais d'un être qui n'est pas celui de l'homme, mais celui de la nature tout entière.
Cette métaphysique sert de fondement à la théorie jonasienne de la responsabilité. Et ici peut s'établir le lien avec toutes les tendances les plus obscurantistes qu'on trouve dans les courants écologistes et technophobes contemporains. Si le principe responsabilité, assimilé à un principe de prudence peut apparaître de simple bon sens, les fondements métaphysiques que lui donne Jonas sont une tout autre affaire qui aurait dû alerter depuis longtemps les défenseurs du rationalisme.

Marx et Bloch

L'application de la théorie de la responsabilité aujourd'hui pose directement le problème du rapport entre l'avenir de l'humanité et l'avenir de la nature. Le Prométhée déchaîné, qui bafoue la dignité de la nature, trouve son expression la plus achevée dans l'utopie marxiste, telle que Jonas la lit dans le Principe espérance de Ernst Bloch. Jonas fixe les bornes de toute discussion sur l'avenir humain. Il s'agit d'abord de "la dure loi de l'écologie que Malthus fut le premier à entrevoir". Il s'agit ensuite de comprendre que c'est donc l'utopie - autre grand thème de la pensée de Bloch - qui constitue aujourd'hui le danger principal. En effet, "la restriction beaucoup plus que la croissance devra devenir le mot d'ordre et celui-ci sera encore plus difficile aux prêcheurs d'utopie qu'aux pragmatiques qui ne sont pas liées par une idéologie." (p.306)
Jonas n'est pas un apologiste du système capitaliste. Il concède que la critique marxiste ne manque pas de pertinence concernant par exemple les effets démoralisateurs de l'exploitation ou les dangers potentiels pour l'humanité tout entière que recèle la croissance des inégalités entre les nations. Mais le marxisme, pour Jonas, ne peut déboucher que sur un système totalitaire et l'État libéral, quels que soient ses défauts, vaut toujours mieux que le système totalitaire. Quoique cette liberté mérite d'être surveillée, car le pari de la liberté, dans l'éthique de la crainte, est toujours un pari risqué.
L'attaque contre Marx, qui s'appuie presque exclusivement sur des citations de Ernst Bloch se développe sur deux plans.
1. Le marxisme n'est pas (ou n'est plus) une analyse pertinente de la réalité sociale actuelle.
2. Dans ses propositions, le marxisme constitue une utopie totalitaire, le plus haut degré de l'utopie techniciste. Et c'est en cela qu'il est bien plus dangereux que le capitalisme actuel qui ne poursuit pas cette utopie de manière aussi conséquente.
La manière dont Jonas traite le premier point peut sembler presque comique aujourd'hui. On lui pardonnerait quelques bourdes monumentales parce que le livre a été écrit avant 1979 et que l'auteur ne pouvait pas prévoir les développements ultérieurs de la crise économique et les bouleversements dans les relations sociales qu'allaient connaître les années 80; cela devrait lui apprendre à être moins péremptoire. Mais c'est la méthode employée qui est sidérante. Un point suffit pour faire comprendre ce dont il s'agit. Jonas reprend à son compte une des idées courantes des années 60, à savoir la thèse de la pacification du prolétariat industriel occidental qui se serait embourgeoisé grâce à l'Etat-providence et à la hausse continue des revenus. Passons sur le fait que les revenus ouvriers américains stagnaient déjà depuis le début des années 70, mais voyons comment Jonas appuie ses assertions. Foin de statistiques et d'analyses, une simple note infra-paginale tient lieu de preuve: "L'auteur qui vit aux États-Unis peut certifier que le plombier ou l'électricien qui effectuent une réparation dans un appartement gagnent plus en un heure que lui en donnant un séminaire. Et le train de vie de maint bénéficiaire de l'assistance publique en [je suppose que c'est une coquille et qu'il faut lire "est"] supérieur au sien." (p.336) Une telle affirmation, si manifestement fausse, digne d'une conversation de bistrot entre demi-ivrognes arrivés au quinzième petit verre, devrait suffire à discréditer son auteur. Comme toujours, les "pères-la-" se révèlent vite n'être que des petits-bourgeois mesquins et cupides qui déchaînent leur haine contre les plus faibles (les "maints bénéficiaires de l'assistance publique").
L'ineptie des thèses sur le prétendu "embourgeoisement de la classe ouvrière" une thèse que, curieusement, Jonas, partage avec quelques unes de ses bêtes noires, Marcuse et les tiers-mondistes a été suffisamment démontrée par l'extraordinaire paupérisation des pays les plus développés, les États-Unis et le Royaume-Uni au premier chef, une paupérisation qui d'ailleurs, conformément aux prévisions de Marx, s'est accompagnée du développement extravagant d'une petite classe fortunée: les 500 hommes les plus riches du monde ont à eux seuls autant à leur disposition que la moitié la plus pauvre de l'humanité!
Le deuxième angle de la critique de Jonas contre le marxisme serait a priori plus intéressant. La persistance d'une utopie chez Marx, même dans les textes de la maturité, comme la critique du programme de Gotha, est avérée et ne manque pas de poser des questions sérieuses à tous les interprètes de Marx parce que cette dimension utopique apparaît complètement hétérogène et même contradictoire avec la mise en place d'une problématique rigoureusement scientifique et réaliste dans le Capital. Le problème, c'est que Jonas ne s'attaque pas à Marx mais à Bloch. Bloch revendique expressément la dimension utopique dans sa propre interprétation de Marx, mais ce n'est pas une raison pour rendre Marx responsable de Bloch. Mais cette confusion conduit Jonas à des méprises sérieuses sur Marx lui-même.
Je ne prendrais qu'un seul exemple, celui de la conclusion du livre III du Capital où la méthode jonasienne révèle son impuissance à comprendre ce qui sort du cercle bien étroit de la pensée théologique et de la moralisante. Rappelons ce texte, même s'il est bien connu:
À la vérité le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de modes de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci: les producteurs associés - l'homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins. C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération.
C'est un texte très clair et qui est tout sauf utopique. Qu'à cela ne tienne, Jonas l'interprète dans un sens utopique. Pour cela, il voit dans ces lignes la revendication d'une "philosophie du loisir utopique" (p.366) et pour ceux qui ne sont pas convaincus, il ajoute "du moins est-ce ainsi que le voit Bloch" - cette façon de commenter Marx ne manque pas d'ailleurs de faire naître le soupçon que Jonas n'a jamais vraiment lu Marx sinon à travers les citations de seconde main qu'en donne Bloch. Faut-il rappeler à ce fin érudit qu'est Jonas, que le loisir est pour un Grec la seule activité libre puisqu'elle désigne l'activité qui est à elle-même sa propre fin et que ce qui caractérise l'esclave c'est précisément qu'il est privé de loisir. Visiblement Jonas n'a jamais entendu parler de cela; il lui aurait suffi de lire Hannah Arendt pour l'apprendre! Mais continuons: pourquoi est-il utopique de vouloir augmenter le temps de loisir, le temps où les hommes peuvent faire autre chose que de pourvoir aux besoins de la vie ? Jonas trouve normal que lui-même ait le loisir de donner des séminaires (même pour un tarif inférieur à celui du plombier), d'écrire des livres, etc., mais il trouve utopique qu'on puisse envisager une rationalisation du travail qui permettrait au plus grand nombre de lire, éventuellement les livres de Jonas - qui ainsi, grâce aux droits d'auteurs pourrait enfin dépasser le salaire mirobolant des plombiers et des électriciens, sans parler des revenus des bénéficiaires de l'assistance publique.
Mais cette manière de critiquer le loisir a un sens que Jonas explicite. La masse est incapable de jouir rationnellement des loisirs (et l'oisiveté est mère de tous les vices!) et seule la minorité peut se consacrer au loisir. Le loisir pour tous, voilà la proposition scandaleuse de Marx qui révulse si profondément notre bon apôtre.
Ensuite, Jonas ne semble pas comprendre du tout ce que Marx veut dire quand il affirme que les producteurs associés - l'homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges. Il y voit encore un fantasme prométhéen et un totalitarisme collectiviste. Que l'organisation coopérative (les producteurs associés) soit une manière pour les producteurs de ne pas être soumis à la puissance aveugle de leurs échanges, cela ne vient pas une minute à l'esprit de Jonas. Il est clair, pour lui, que toute tentative de remettre en cause les hiérarchies sociales et les rapports sociaux capitalistes n'est qu'une autre preuve de l'orgueil démesuré des marxistes et autres rationalistes.
Même quand Marx affirme que cette nouvelle organisation du travail se fait en dépensant le moins d'énergie possible, Jonas passe sous silence cet aspect qui pourtant rentre en plein dans des préoccupations écologistes raisonnables. Mais cela aurait ruiné toute la partie suivante de la démonstration qui affirme que le marxisme est une utopie parce qu'il présuppose une société d'abondance qui demande à son tour la consommation illimitée d'énergie. Au contraire de ce qu'affirme Jonas, en effet, cette idée d'économie de l'énergie ne cesse de préoccuper Marx et Engels qui répètent que le principal défaut du mode de production capitaliste, c'est qu'il détruit les deux sources principales de la richesse humaine, la terre et le travail. Évidemment, Jonas ne peut pas tout savoir : il faudrait avoir lu Marx.
À ces critiques, Jonas en ajoute en fait une troisième catégorie : outre ses propres péchés, Marx est, en effet, coupable de tous les péchés de la tradition de la philosophie rationaliste à laquelle il se rattache --- ainsi en va-t-il de son "anthropomorphisme radical" (p.398) - ainsi que des péchés de la tradition matérialiste et athée. Cela fait beaucoup pour un seul et la grosse artillerie jonasienne ne fait pas dans les détails. Mais l'essentiel est dans cette conclusion du passage sur liberté et nécessité (p.381): "l'erreur de base de toute cette conception, chez Marx comme chez Bloch, c'est la séparation du royaume de la liberté et du royaume de la nécessité". Or Jonas aurait dû remarquer que cette séparation que Marx reprend ici très curieusement est, en son fond, kantienne et de manière tout aussi kantienne, Marx fait bien de l'homme un être amphibie puisqu'il peut être libre, mais il reste en même temps soumis à la nécessité. Nous voyons ici très clairement que l'hostilité à Marx et l'hostilité à Kant sont unies dans une même problématique et ne sont pas du tout, comme on pourrait le croire superficiellement, des éléments hétérogènes.

La question de la technique

J'en viens à la question de la technique et du danger que sa domination fait peser sur l'humanité. Mais la place tardive et, somme toute, assez réduite que cette affaire occupe dans cette recension, correspond à la place réelle qu'elle occupe dans le livre de Jonas. La discussion de ce qui a fait la réputation de Jonas n'occupe en vérité que les pages 347 à 363 de la dernière édition française [327-347 de l'originale] et constitue la première sous-section de la deuxième section du dernier chapitre, intitulée "Critique de l'utopisme marxiste". Jonas va montrer que le réquisit de l'utopie libératrice marxienne est l'existence d'une abondance matérielle et d'un développement du potentiel technique de l'humanité qui sont l'une et l'autre impossibles à atteindre - ce qui fait véritablement du projet de Marx une utopie - mais dont la poursuite est la source des plus grands dangers pour l'humanité.
En réalité, l'utopie suppose une croissance de l'activité humaine que la nature ne supporterait pas, nous dit Jonas. Cette façon de poser le problème est déjà très curieuse, car elle suppose que la nature est une sorte de puissance face à laquelle se dresserait par la technique. Si on voulait être plus précis, il faudrait dire que l'environnement actuel de la vie humaine serait profondément modifié par la croissance nécessaire à la société d'abondance, mais pas que "la nature" ne le supporterait pas. Les dinosaures ont-ils disparu parce que la nature ne les supportait plus? Quand bien même la folie humaine conduirait-elle à la disparition de l'essentiel de la vie sur terre, la nature le supporterait très bien! Le seul qui supporterait mal les bêtises humaines, c'est l'homme lui-même. Il ne s'agit pas d'une question secondaire: le concept de la nature qu'on trouve chez Jonas est un concept presque "animiste" dont la critique a été faite depuis bien longtemps par la philosophie rationaliste (voir, par exemple, Spinoza).
Si on sort des discussions métaphysiques un peu creuses, il faut remonter les manches et Jonas doit se coltiner avec les faits et les résultats scientifiques. Car pour annoncer la catastrophe imminente et nous contraindre à croire que la seule perspective qui s'ouvre devant nous est celle des restrictions, il est préférable de ne s'en point tenir aux généralités vagues. Et c'est là que, pour Jonas, les choses à se gâter vraiment.
Premier problème: le développement technique et scientifique conduit à une "prolifération" de l'humanité en raison de son "succès biologique". Je ne sais si c'est un problème de traduction mais l'expression prolifération de l'humanité me semble connotée assez dangereusement. Contre la prolifération des insectes et autres poux, on utilise des gaz ... Mais cette affaire revient assez souvent dans le texte et fait irrésistiblement penser à ces déclarations de feu le commandant Cousteau qui n'hésitait pas à affirmer qu'il y avait plusieurs centaines de millions d'habitants en trop sur la planète. Or, nous avons payé assez cher pour savoir comment ce genre d'anti-humanisme théorique se transforme en anti-humanisme pratique.
Deuxième problème: celui des limites de nos ressources. Sur toute cette affaire, Jonas montre le caractère fragmentaire, arriéré et souvent purement obscurantiste de ses connaissances scientifiques. Tout d'abord le problème de la nourriture: Jonas affirme que l'encouragement de la terre à produire un fruit démultiplié devra recourir massivement aux engrais chimiques alors que 1° le châtiment est déjà là et que 2° l'augmentation de productivité générée par les engrais chimiques ira nécessairement en décroissant. Or, les progrès de la productivité du travail agricole sont de moins en moins dus à l'emploi massif de produits chimiques; ils sont de plus en plus la conséquence de l'amélioration des espèces (avec les progrès de la génétique) et d'une meilleure connaissance de l'effet des traitements chimiques. Ainsi au cours des dernières années on a vu une baisse massive de la quantité d'intrants chimiques sans affecter, bien au contraire, les rendements. C'est là une conséquence directe non de la crainte jonasienne, mais des nouveaux développements de la chimie, de la biologie, des techniques mécaniques d'épandage - on peut pratiquer maintenant la "frappe chirurgicale" grâce au contrôle par microprocesseurs des outils d'épandage. Que tout cela ruine les préjugés malthusiens sur lesquels s'appuie Jonas, c'est incontestable, mais les faits sont têtus.
Ensuite, Jonas s'attaque à ce qui était l'obsession des années 70, à savoir le problème de l'énergie. Or, Jonas commence par une très grosse bêtise puisqu'il considère qu'il s'agit du "double problème de l'obtention et de l'utilisation de l'énergie à l'intérieur du système fermé de la planète." La planète est tout sauf un système fermé! Elle est au contraire une énorme machine à transformer l'énergie solaire, essentiellement par le biais de la vie végétale et par les animaux microscopiques (dont les sources d'énergie fossiles ne sont que les résidus). Quand Jonas n'envisage le progrès de l'agriculture qu'à base d'engrais chimiques et comme simple consommatrice d'énergie, il oublie tout simplement et la technique ancestrale de l'engrais vert (la culture de plantes capables de fixer l'azote et qu'on enfouit par le labour avant leur maturité) aussi bien que les promesses des biotechnologies. Enfin quand il affirme que l'énergie solaire ne pourra jamais fournir qu'une maigre fraction de nos besoins globaux en énergie, il finit de démontrer qu'il ne comprend strictement à la thermodynamique.
Un autre aspect de cette question de l'énergie mériterait également d'être souligné: Jonas conçoit le progrès technique systématiquement comme consommateur d'énergie. Nous avons dit à propos de l'agriculture que ce n'était plus vrai. Mais on peut généraliser ce constat: les progrès dans les techniques de contrôle automatique, permettent une augmentation de la puissance d'action humaine avec une diminution de l'énergie consommée. Là où il y a 50 ans, il fallait la puissance électrique d'une centrale moyenne pour faire fonctionner un calculateur électronique, aujourd'hui une pile de poche nous donne des puissances de calcul des centaines de fois supérieures. L'introduction de l'électronique dans l'automobile, sans même qu'on ait changé la structure d'ensemble basée sur le bon vieux moteur à explosion, a d'ores et déjà permis d'améliorer de manière très sensible le rendement et c'est seulement le bas prix du pétrole qui freine ici l'innovation.
Enfin, la conception que Jonas prête aux marxistes n'est pas autre chose que la projection en plus grand des modes de production et de consommation du capitalisme. Ne lui vient pas à l'idée que nous disposons d'immenses réserves pour une société d'abondance en luttant contre les gaspillages engendrés par un mode de production basé sur la guerre de chacun contre chacun. On sait que l'essentiel de la pollution urbaine est dû à des accumulations prodigieuses d'automobiles qui se déplacent à la vitesse étonnante de 5 ou 10 km/h. La priorité au "tout auto- tout route" découle directement de la pression des intérêts économiques investis dans l'automobile et certainement pas des besoins des consommateurs. Une part considérable de la richesse des nations est engloutie dans des activités improductives liées d'une manière ou d'une autre non aux besoins techniques de l'humanité mais bien à la forme même des rapports sociaux capitalistes (publicité, gestion, toutes les formes improductives du contrôle, et les dépenses étatiques qui vont avec). Enfin, même aujourd'hui, après la fin de la guerre froide, les dépenses militaires continuent de représenter une part très importante des dépenses sociales d'ensemble.
Il ne s'agit pas nier que le développement de certaines techniques présente des dangers. Mais, après tout, l'invention du couteau de cuisine avait déjà donné une nouvelle arme aux assassins. Les effets de l'ambition humaine sur l'environnement sont aussi vieux que l'homme lui-même et ne sont pas simplement dus aux nouvelles techniques ou à l'essence de la technique actuelle. Les techniques primitives de culture (par exemple la culture sur brûlis) ont des conséquences considérables sur le climat (cf. désertification du Sahel). Les magnifiques palais et églises de Venise ont demandé la déforestation des Alpes et c'est avec une technique très rudimentaire que les Espagnols et les autres Européens ont conduit la "destruction des Indes".

Conclusion

Au total le livre de Jonas est une livre assez faible, à la réputation largement usurpée : on est loin de la finesse et de la précision du travail de Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne. Les considérations polémiques et une grande nonchalance tant dans l'étude des faits que dans celle des textes grèvent lourdement ce travail. Mais au-delà de ces faiblesses, ce texte a le gros avantage - pour qui veut le lire au deuxième degré - de montrer de manière presque pure comment la fascination/crainte devant une technique hypostasiée va de pair avec la nostalgie de la religion et l'irrépressible désir de l'abdication de la raison. Les sociologues qui ont étudié le phénomène ont bien montré comment les sectes les plus délirantes aussi bien que les mouvements intégristes religieux recrutent massivement non chez les ignorants mais chez techniciens fascinés par leur propre technique au point d'en faire un véritable fétiche.
L'aliénation religieuse et l'aliénation technicienne (ou encore la technophobie et la croyance béate dans les pouvoirs libérateurs de la technique) se complètent à merveille, partageant toutes les deux ce préjugé de base qui veut que la technique soit une puissance en soi dominant l'homme et non pas l'apparence que les rapports sociaux de domination prennent dans la situation où le producteur est séparé des moyens de production et au lieu d'être le maître de sa propre vie est soumis aveuglement aux conditions qui lui sont imposées par le propriétaire du capital. Pour comprendre l'aliénation technicienne, il vaut donc mieux lire Marx que Jonas. Tant pis si cela fait rétro. Et pour essayer de reformuler un système normatif, allons plutôt faire un tour du côté de Habermas qui a su montrer 1° qu'on pouvait critiquer l'irruption de la rationalité technicienne non pas en faisant le procès de l'Aufklärung mais en s'appuyant dessus et 2° que ce bon vieux Kant a encore pas mal de choses à nous dire si on le confronte à notre époque.

Note

Sur les rapports entre la pensée marxienne et l'écologie, on pourra consulter Actuel Marx N°12 - 1993 "L'écologie, matérialisme historique"
Pour la critique des thèses de Jonas du point de vue des problèmes de la bioéthique et pour une bonne défense de la de Kant, on pourra lire le livre de Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique (Odile Jacob, 1994).
Si on veut une discussion raisonnable de la question du progrès, on pourra se reporter aux travaux de Dominique Lecourt, en particulier son petit livre sur L'avenir du progrès (Conversations pour demain - textuel 1997).

Leçons sur le bonheur


D’une impossible définition

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue ?(Aragon)

Si on s’interroge sur le sens de la recherche du bonheur, il est préférable de commencer par définir le bonheur lui-même. On lance un avis de recherche, il faut commencer par le portrait-robot. Le mot est si chargé, chacun y a investi tant de significations différentes… Le bon vieux dictionnaire de philosophie de Lalande ne consacre au bonheur que quelques lignes et repère trois sens différents : A) chance favorable ; B) état de satisfaction complète qui remplit toute la conscience ; C) satisfaction de toutes nos inclinations. Rien de plus que Littré. Plus disert le Larousse de la philosophie (2003) y consacre sept pages. C’est que, si le malheur est assez facile à identifier, la définition du bonheur fuit dès qu’on s’en approche.

Problématique bonheur

On ne peut pas même recourir à l’expérience : les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on. Ils n’ont rien à raconter. Les philosophes ne nous sont guère plus utiles. Ils se disputent sur la question de savoir en quoi réside le bonheur. Les uns le mettent dans le plaisir, les autres dans la vertu ou la liberté, d’autres encore dans le plaisir que l’on éprouve à la pratique vertueuse, et ensuite ils se disputent sur la définition du plaisir ou sur celle de la vertu.
Si on interroge des individus pris au hasard, comme pour un sondage, on obtiendra du bonheur des définitions d’une platitude insondable, des définitions dont tout le monde sait qu’elle ne définissent pas le bonheur : on veut être heureux en famille, mais la famille n’est pas heureuse en elle-même. Elle peut même être l’enfer : « familles, je vous hais », disait Nathaniel dans Les nourritures terrestres. On veut être heureux dans son métier, mais le métier n’est jamais qu’un moyen pour se procurer ce qu’on considère, à tort ou à raison, comme les conditions du bonheur. Dans le travail, le maximum de bonheur que la plupart des gens peuvent espérer, c’est de n’être pas trop malheureux. On peut espérer être heureux en amour, ou, comme Alexis dans Le chercheur d’or, être heureux dans la recherche du trésor du corsaire. Mais il s’agit toujours d’être heureux en quelque chose, d’être heureux sous une certaine modalité, mais jamais d’être heureux tout court. C’est un bonheur toujours relatif à quelque chose qui n’est pas lui.
Le bonheur, si on suit l’étymologie, n’est pas autre chose que la bonne fortune : l’heur, c’est la chance, le hasard qui vient modifier le cours nécessaire et prévisible des choses, un coup caché du destin. De ce côté-là non plus, nous n’aurons pas de définition satisfaisante du bonheur. La bonne fortune, c’est un heureux hasard, un événement fortuit qui vient d’un seul coup favoriser nos desseins. « Au petit bonheur, la chance » : le chance n’est donc qu’un petit bonheur, un bonheur contingent. Pas le bonheur, le grand bonheur, durable, et mérité parce que correspondant à ce que nous sommes par essence. Mais nous entendons par bonheur, non pas ce que nous dit l’étymologie mais bien plutôt ce que les philosophes de l’Antiquité désignaient comme « la vie bonne », la vie la plus conforme à la nature humaine, celle dans laquelle nous atteignons le « Souverain Bien », le « summum bonum » des Latins.

Valeur instrumentale et valeur intrinsèque

Mais il n’est guère plus facile de définir le bon en soi, le bien en soi, que le bonheur. Ce qui est bon  l’est parce qu’il est bon à quelque chose. X est bon pour Y ; l’exercice physique est bon pour la santé ; l’homme charitable est bon pour les miséreux. Nous souhaitons la santé parce qu’elle est bonne pour nous et toutes ces choses qui sont bonnes pour nous constituent des biens. Quant au bien, il est le plus souvent un mode de l’action. Ce plombier travaille bien : le robinet ne recommence pas à fuir dès qu’il a tourné les talons ! Mais le perceur de coffres-forts travaille bien, lui aussi, s’il réussit habilement à percer les coffres-forts réputés inviolables ! Le bien n’est bien que relativement à une fin.
Les philosophes distinguent souvent ce qui a une valeur instrumentale de ce qui possède une valeur intrinsèque. Ce qui a une valeur instrumentale, c’est ce qui n’est bon qu’en tant qu’il est un moyen en vue d’une fin : un bon stratège n’est bon qu’en tant qu’il permet de remporter la victoire, mais cela ne dit rien de la valeur de la guerre ou des vertus guerrières d’une nation. Ce qui possède une valeur intrinsèque est au contraire quelque chose qui n’est choisi pour lui-même.  Pour le marchand d’art, un tableau de maître a une valeur marchande, c'est-à-dire instrumentale, car il est un moyen de gagner de l’argent. Pour l’amateur, ce tableau a une valeur intrinsèque, il vaut par lui-même, indépendamment de toute autre fin.

Y a-t-il de l’absolument bon ?

Mais cette distinction reste problématique. Seule la bonne volonté est véritablement bonne, dit Kant.
« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle‑même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors thème que dans son plus grand effort, elle ne réussirait à rien ;  alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple voeu, mais l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. »[1]
L’inconditionné résiderait ainsi dans la valeur morale, seule valeur véritablement intrinsèque. Mais Kant sépare nettement la morale du bonheur, l’idée de « bonheur moral étant, selon lui, une contradiction dans les termes. De plus, même ce caractère absolu de la valeur morale mérite d’être questionné. Si la bonne volonté est absolument bonne, indépendamment de ses effets, de la réussite ou de l’échec de l’action, n’est-ce parce qu’il est nécessaire de faire briller d’un éclat tout particulier  l’action accomplie uniquement par devoir, l’action absolument désintéressée ? La conscience morale dont Kant fait la théorie n’est-elle pas autre chose que l’intériorisation dans le « sur-moi » des contraintes sociales, c’est-à-dire de ce qui est bon pour la vie sociale dans son ensemble et qui, au premier chef, ne nous semble pas bon pour nous ? Si les individus étaient incapables d’agir seulement par devoir, indépendamment de leur espoir de réussir et des avantages de l’action, la vie sociale ne serait sans doute pas possible. Ainsi, ce qui nous semble avoir une valeur absolue – l’action morale – pourrait bien n’avoir de valeur que relativement à un impératif plus élevé, celui du maintien de la vie sociale, condition même de l’existence de l’espèce humaine.

Y a-t-il un souverain bien?

De la même manière, il semble bien que tout ce que nous pourrions élever au rang de souverain bien tombe dans les mêmes apories. Il y a des biens désirables par eux-mêmes et des biens qui ne sont que des moyens d’atteindre ces biens désirables par eux-mêmes. Ainsi la bonne santé est-elle désirable par elle-même et l’exercice physique est un moyen de la bonne santé. Personne ne voudrait être en mauvaise santé et on ne pourrait guère se dire heureux étant malade. Mais la bonne santé n’est pas le bonheur. On peut être en bonne santé et malheureux comme les pierres. On peut inclure la santé dans la liste des ingrédients du bonheur mais les faits divers sont pleins d’histoires de gens qui « avaient tout pour être heureux » mais deviennent dépressifs, font le malheur de leur entourage ou se donnent la mort.
Les définitions classiques du bonheur sont tout aussi fragiles. Le bonheur réside dans le plaisir disent les hédonistes. Mais pour les épicuriens, le plaisir est surtout négatif, il consiste en l’absence de trouble, et finalement tout plaisir n’est pas un bien. La jouissance temporaire d’un bien peut conduire à un mal durable. Si le plaisir commence par le ventre, le véritable bien épicurien réside dans l’amitié et une vie honnête. Ainsi le souverain bien n’est-il pas souverain. Les cyrénaïques, disciples d’Aristippe de Cyrène, refusent les distinctions subtiles des disciples d’Épicure. Même les « plaisirs honteux » sont des biens, disent-ils. Pourtant le sage doit s’abstenir des plaisirs honteux. C’est donc qu’il y a quelque chose de supérieur au plaisir qui sépare les plaisirs honteux des autres plaisirs.
Il n’en va pas beaucoup mieux avec les définitions stoïciennes qui font résider le bien suprême dans la vertu. Épictète, Marc-Aurèle et Sénèque nous enseignent peut-être à supporter le malheur d’une âme égale. Ils enseignent comment se libérer de la crainte et de la crainte suprême qu’est celle de la mort. Philosophie pour les temps difficiles, le stoïcisme peut difficilement passer pour une philosophie du bonheur.
Ainsi Kant pourrait bien avoir raison qui affirme que « le concept du bonheur est un concept si indéterminé que malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut. »

Passé et futur. De l’âge d’or à l’avenir radieux

Peut-être la seule définition possible du bonheur est-elle temporelle. Le bonheur n’est jamais présent – puisque le présent n’est qu’un presque rien, la fine pointe entre le passé et l’avenir. Le bonheur est passé ou à avenir. Il est dans l’espérance ou dans la nostalgie. Le retour en arrière ou la projection en avant semblent être les deux voies d’accès au bonheur.
Au commencement était le bonheur
Tout commence par l’âge d’or. L’homme n’est pas heureux. Les jours présents sont dans le souci – dans le meilleur des cas – souvent dans le malheur. Untel peut-être heureux, mais c’est l’exception. Les hommes, en général, ne le sont pas. Comment savent-ils qu’ils ne le sont pas ? Pour savoir qu’on est malheureux, il faut avoir une idée du bonheur et celle-ci se trouve dans les récits des temps anciens.

L’âge d’or

L’âge d’or, dans la mythologie gréco-latine est le premier temps des hommes, le temps heureux par excellence. Voici comme Ovide le décrit:
Alors les hommes gardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sans effort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ; des lois menaçantes n'étaient point gravées sur des tables d'airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouter les regards de leurs juges, et la sûreté commune être l'ouvrage des magistrats. Les pins abattus sur les montagnes n'étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues. Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les cités n'étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n'étaient pas les soldats et les armes qui assuraient le repos des nations. La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes, le miel distillait en bienfaisante rosée. (Ovide, Métamorphoses, livre I, 90-112)
Harmonie de l’homme et de la nature, d’une nature généreuse qui dispense du travail ; harmonie de l’homme avec lui-même – il n’y a pas de guerre et nul besoin de se défendre : nous avons là quelques-uns des traits essentiels de la définition commune du bonheur. Mais ce bonheur est derrière-nous, il est propre à la jeunesse du monde. Car l’âge d’or va céder la place à l’âge d’argent, celui de la domination de Jupiter (ou de Zeus). Il est le créateur du temps : à l’éternel printemps, vont succéder les quatre saisons, où l’homme va devoir se protéger du froid ou des chaleurs de l’été, où il lui faudra travailler pour se nourrir. Puis vient l’âge d’airain où la guerre s’empare du coeur des hommes.  Et c’est enfin l’âge de fer, celui où « Tous les crimes se répandirent avec lui sur la terre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. »

Le bonheur perdu

Le bonheur est donc aussi un bonheur perdu. Le caractère cyclique du temps fait espérer au retour de l’âge d’or, comme le printemps succède à l’hiver. Mais le printemps est bref. C’est un autre ordre historique qu’on attend. Ainsi Virgile écrit-il : « je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. » (Bucoliques, 4e églogue) La paix de Brindes (40 av J.C/) qui vient provisoirement de mettre fin à la guerre civile annonce, pour le poète, un nouveau départ, le rajeunissement du monde. La Terre sera une nouvelle Arcadie. Région du centre du Péloponnèse, l’Arcadie est désignée dans la mythologie grecque comme le lieu même de l’âge d’or. Des bergers poètes y paissent leurs troupeaux. Cette Arcadie imaginaire est la toile de fonds de l’Italie rêvée des Bucoliques. Nicolas Poussin, dans une toile de 1638, revisite le thème de l’heureuse Arcadie :[2] des bergers sont penchés pour lire une inscription sur un tombeau: « Et in Arcadia ego », dont la signification est à peu près celle-ci: « Même en Arcadie, moi, la Mort, je suis aussi ». La félicité des bergers d’Arcadie n’est donc pas parfaite. L’ombre de la mort plane sur elle.
La tradition judéo-chrétienne telle qu’elle est exposée dans le récit de la genèse n’est finalement pas très différente. Après avoir créé le ciel et la Terre, Dieu plante un jardin en Eden, avec « toutes sortes d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits comestibles » (Genèse, 2,9). Cette existence heureuse et paisible, on le sait, ne dure pas. Tentés par le serpent, Adam et Ève mangent le fruit de l’arbre de la science et ils sont chassés du paradis, condamnés au travail pour l’un, et, pour l’autre, à enfanter dans la douleur et à servir l’homme. Le bonheur est dans l’innocence originelle : « en augmentant la sagesse on augmente le chagrin, et qui accroît sa science accroît sa douleur. » (Ecclésiaste, 1,18)
Le Mahabharata, le livre majeur de l’hindouisme, commence lui aussi par le récit de l’âge d’or et du déclin qui s’ensuit. C’est une époque où le péché n’existe pas. « Tous les hommes étaient libres de soucis et de maladies. (...) Aucun enfant ne mourait. Aucun homme ne connaissait la femme avant d’avoir atteint l’âge adulte. Ainsi la terre limitée par les océans était pleine de créatures douées de longévité. » On pourrait multiplier les références : de très nombreux mythes des origines commencent par le récit d’un âge heureux qui définit en même temps une sorte d’idéal du bonheur. Mais d’un bonheur perdu.

L’enfance heureuse et la nostalgie

L’Arcadie est le lieu de l’enfance. Dans Le chercheur d’or de J.M.G Le Clezio, c’est le Boucan, le lieu de la maison d’enfance, avant la ruine et la dislocation de la famille qui tient ce rôle. Mais c’est qu’une autre façon de dire que le bonheur n’est jamais là et qu’il est toujours à regretter. Quand vient l’âge de devenir homme, on regrette le bonheur insouciant de l’enfance et quand on vieillit on regrette ses vingt ans.  « C’était mieux avant ». Voilà notre connaissance la plus courante du bonheur ! Rares ceux qui comme Paul Nizan peuvent écrire: « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » (Aden Arabie)
Si le bonheur est dans le passé, la quête du bonheur est la tentative désespérée de faire marche arrière dans le temps. Il y a là quelque chose de paradoxal. La condition de l’homme, c’est l’irréversibilité : l’homme est de l’irréversible en chair et en os, dit Jankélévitch. En se fixant imaginairement sur un bonheur passé, on ne peut que se plonger dans le malheur présent. Épicure disait que les moments heureux du passé aident à supporter le malheur du présent. Mais l’expérience la plus commune nous enseignerait plutôt le contraire. Ainsi, le bonheur est vécu sur le mode de la nostalgie ou de la mélancolie.
La nostalgie est le mal du pays. Le nostalgique est celui qui a perdu sa patrie et ne sera heureux qu’en y retournant, en retournant au pays des vertes années. Après la guerre en Europe, le retour d’Alexis, le narrateur du Chercheur d’or, sur son île, est marqué de cette nostalgie. Sur la bateau qui le ramène à l’île Maurice, le voyage est autant un voyage dans le temps qu’un voyage sur l’océan. Ulysse doit retourner à Ithaque, car il n’est pas d’autre endroit où il pourrait connaître le bonheur. Les sorcières enchanteresses, les demi-déesses qui cherchent à retarder Ulysse peuvent déployer tous leurs charmes, le faire vivre dans des petits paradis, Ulysse doit repartir et regagner cette île qu’il commence par ne pas reconnaître – elle est entourée de brume – et sur laquelle il ne sera pas reconnu. Et une fois qu’il est arrivé à Ithaque, une fois qu’il a retrouvé son épouse aimante fidèle et son fils Télémaque, faut-il imaginer Ulysse heureux ? Rien n’est moins sûr. Ulysse aura peut-être la nostalgie de la guerre, la nostalgie de Circé et de Calypso. Car la nostalgie du bonheur passé est le bonheur du nostalgique. Ce n’est pas le passé dépassé, le passé qu’on ne retrouvera jamais, qui est doux au nostalgique. C’est la nostalgie elle-même. « Nostalgie bienheureuse » chantée par Goethe (Seelige Sehnsucht) : « je veux louer ce vivant qui aspire à la mort dans la flamme. »
La nostalgie ne porte que sur un bonheur ou au moins sur une époque effectivement vécue. La mélancolie s’en distingue en ce que son objet est un objet perdu mais jamais tenu. La mélancolie se conjugue au conditionnel passé. Le nostalgique a serré son bonheur dans ses bras, même si, sur le moment, il ne le savait pas. Le mélancolique n’a jamais étreint que du vent. Le mélancolique soupire après un bonheur qui aurait pu être si ... s’il n’avait pas raté le rendez-vous avec l’homme ou la femme de sa vie, s’il avait su saisir sa chance, etc.  Freud définit la mélancolie comme la perte d’objet soustraite à la conscience et elle se distingue ainsi du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne  n’est inconscient. Le mélancolique est malheureux. Mais il est malheureux de la perte imaginaire de ce qui l’aurait rendu heureux. C’est pourquoi il voit la vie en noir. L’avenir ne peut être qu’insupportable puisque la vie n’est que perte. La mélancolie, dit Spinoza, est une tristesse, toujours mauvaise, qui tient à ce que la puissance d’agir est absolument diminuée. « Absolument diminuée » : le mélancolique prévoit le pire. Alors que le nostalgique éprouve encore la joie douce-amère de celui qui revient en arrière même sachant que ce retour est illusoire, le mélancolique nourrit de la perte du passé une tristesse infinie.
Ainsi le bonheur passé finit-il sous la figure du malheur présent.

Le progrès et l’utopie heureuse

Inversement, celui dont la puissance d’agir, au sens spinoziste, est inentamée trouvera-t-il dans le malheur présent la ressource que lui procure l’idée d’un bonheur à venir qu’il s’efforcera d’imaginer.
Dans le mythe de Chronos, c’est l’intervention de Zeus qui renverse le sens du temps. Avec les temps modernes, avec la découverte d’un monde où plus aucune terre ne restera terra incognita, avec l’univers infini galiléen et l’invention d’une science opératoire qui promet de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes). L’âge d’or n’est plus dans le passé mais dans l’avenir. Le passé ne devient intéressant que lorsqu’il préfigure ce qui viendra.
Cette idée du progrès entre en résonance avec le messianisme juif et les promesses chrétiennes. Il ne sert à rien de rêver au retour dans le jardin d’Eden. La chute n’est compréhensible que si elle est ramenée au dessein divin et il faut donc voir dans ce mal originel une promesse. Comme Leibniz et Hegel, chacun à sa manière, le diront, le mal n’est toujours que relatif, il est le prix à payer pour atteindre les fins suprêmes de l’humanité, parce que tous les possibles ne sont pas compossibles, ne sont pas possibles en même temps, comme le dit Leibniz.
Le progrès des Lumières est censé apporter le bonheur aux hommes : la science moderne, celle que fondent Copernic, Galilée, Descartes, et tous ces penseurs admirables, celle qui est encore notre science, devrait permettre ainsi que le dit Descartes, de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il ne s’agit pas quelque projet démesuré mais seulement, par les progrès de la mécanique d’alléger la peine du travail, et, grâce à la médecine de nous procurer le plus précieux de tous les biens, la santé. Mais la diffusion des Lumières a un but plus vaste : la connaissance rationnelle de la réalité rendra les hommes meilleurs. La méchanceté et l’ignorance font bon ménage. La science transformera moralement les hommes, rendra possible la paix, la concorde et la fin de la tyrannie.
On reconnaît dans l’imagination progressiste tous les traits de l’âge d’or. Les hommes sont bons, la haine et la guerre ont disparu, la vie est devenue facile. La prodigalité de la nature de l’âge d’or est remplacée par la puissance bénéfique de la science. Mais la différence est énorme : le bonheur est devant nous et non derrière.
Les utopies classiques vont exprimer cette confiance dans un avenir heureux. Étymologiquement, l’utopie est lieu de nulle part. Les utopies se tiennent souvent dans des îles qu’on ne trouvera sur aucune carte. Mais une autre étymologie est parfois défendue.  Le « u » de utopie serait le reste du radical grec « eu » qui signifie heureux. L’utopie sera donc aussi le lieu du bonheur.
L’Utopia de More est une des premières utopies célèbres. « Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l'étude des sciences et des lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le vrai bonheur. »  Abolition de la propriété privée, suppression de l’échange marchand et abondance : ce sont les principes fondamentaux qu’on retrouvera dans tous les utopies socialistes et communistes, mais également chez Marx, en dépit de ses critiques de l’utopie.
Comme le feront plus tard les comiques « États et empires de la Lune » de Cyrano de Bergerac, l’Utopie est une représentation inversée de la société existante. Dans l’île d’Utopia de l’écrivain anglais, l’or n’a plus aucune valeur et il est réduit à ce qu’il est, un fétiche, dont les Utopiens usent pour la fabrication des vases de nuit. La Citta del Sole (« la cité du Soleil », 1602) de Tommaso Campanella n’est pas très différente dans son inspiration. Écrite alors que son auteur est jeté en prison, l’utopie de Campanella décrit un gouvernement rationnel qui combine puissance, science et amour  fondé sur une communauté de gens qui vivent philosophiquement. « Toutes les choses sont communes », car l’abolition de la propriété doit mettre fin à la cupidité, à la rapacité, à l’avarice et doit engendrer une forte solidarité de telle sorte que chacun a ce dont il a besoin et obtient ce qu’il mérite. Sur le modèle de la République de Platon, cette cité bien ordonnée est gouvernée par un sage (« Soleil »).
Évidemment, l’utopie ne doit pas être prise au pied de la lettre. Les critiques contemporains qui y voient des préfigurations du totalitarisme moderne font preuve d’aussi peu d’intelligence du texte que ceux qui font de Platon le précurseur de Staline et de tous les ennemis de la « société ouverte ». L’utopie a d’abord une fonction critique, mais à la différence de ses modèles platoniciens où la critique était sur le mode de la déploration du passé perdu, l’utopie moderne conduit la critique au nom d’une société heureuse à venir.
Le  XIXe siècle est celui de l’épanouissement de « l’esprit de l’utopie ». Cabet, Owen, Fourier vont imaginer cette société idéale et parfois vont essayer de la réaliser (Owen) ou trouveront des disciples pour mettre leurs idées en oeuvre (le « familistère » de Guise, inventé par le socialiste fouriériste Godin). Dans la société fouriériste, tous les membres, y compris femmes et enfants, sont répartis dans des séries répondant à leurs goûts, à leurs capacités, à leurs caractères et à leurs passions. Chacun, dans la «Phalange» composée de 1 500 à 2 000 individus, est associé à tous, et les intérêts sont combinés au lieu d'être opposés. L'activité humaine est réglée en fonction des capacités et des désirs. Il s’agit de mettre toutes les passions en « harmonie coopérative ». Ainsi les travaux temporaires ou saisonniers sont assurés par les séries qu'anime la «papillonne», passion de la variété et du changement, tandis que la «cabaliste», passion de l'intrigue et de l'organisation, anime les meneurs de jeu. Les «petites hordes», composées des enfants, qui adorent manipuler les immondices, s'acquittent de l'ébouage. Le logement et la nourriture sont collectifs dans le Phalanstère. Les salaires sont déterminés sur la base du capital, du travail et du talent. Les tâches sont alternées, afin de retrouver l'attrait que la division du travail leur a ôté.
On a coutume d’opposer l’utopie – qui est de nulle part – et la science, réaliste, partant de ce qui est. Cette opposition figée par le marxisme-- « socialisme scientifique » contre « socialisme utopique » – est pourtant beaucoup moins pertinente qu’il n’y paraît. D’une part, l’utopie se veut rationnelle.  Elle propose à la fois une architecture fonctionnelle : dans l’organisation de l’espace de la cité doit se matérialiser le bonheur de vivre ensemble sous le commandement de la raison. L’utopie propose aussi une organisation planifiée des relations familiales et des relations entre les sexes. D’autre part, la science elle-même recourt souvent à l’utopie. Voici comment le grand chimiste français Marcellin Berthelot s’adressait en 1884 aux représentants de l’industrie chimique :
« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine de épidémies et ennemis de la vie humaine.
Ce jour là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. Il n’y aura plus de distinction entre les régions fertiles et les régions stériles. Peut-être même que les déserts de sable deviendront le séjour de prédilection des civilisations humaines, parce qu’ils seront plus salubres que ces alluvions empestées et ces plaines marécageuses, engraissées de putréfaction, qui sont aujourd’hui les sièges de notre agriculture. »
L’application de la science accomplirait donc les promesses de l’utopie.

La contre-utopie

Le xxe est, au contraire, le siècle de la contre-utopie, de l’utopie malheureuse. Le bonheur promis fait place aux pires cauchemars. En 1920, l’écrivain russe Ievgueni Zamiatine écrit Nous autres : l’action se déroule dans mille ans et le monde est gouverné par un État unique qui planifie intégralement la destinée des humains. La science n’apporte plus la manne dont rêvaient les scientifiques du XIXe siècle ; elle est l’outil du contrôle d’une tyrannie anonyme, mais rationnelle.
Contre-utopie encore, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (cf. fiche).
Contre-utopie aussi à sa manière le célèbre roman de George Orwell, 1984. Il y a peut-être un point commun à toutes ces oeuvres. La contre-utopie présente la plupart des traits de l’utopie : le bonheur de tous y est le souci affiché. À l’encontre de notre existence présente soumise à la contingence des rencontres, à l’irrationalité d’une vie dans laquelle l’imprévisible peut toujours venir troubler les moments les plus heureux, l’utopie est planificatrice. La vie humaine tout entière est organisée pour laisser le moins de place possible au hasard et aux passions dévastatrices. Mais la contre-utopie montre que cet homme nouveau, s’il est « heureux » a dû renoncer à quelque chose d’essentiel, à ce qui fait la valeur de la vie humaine et qui s’appelle liberté. Ainsi la contre-utopie connaît une fin heureuse lorsque la cité parfaite est détruite. Dans le film de John Boorman, Zardoz (1974), les « élus » vivent à l’abri des maladies de la misère et du besoin dans une bulle rigoureusement aseptisée, le « Vortex », pendant que les hommes ordinaires réduits à une condition presque animale, les « brutes », procurent de la nourriture à cette élite d’immortels. Zed, l’un des gardiens mortels chargés d’exterminer régulièrement les humains surnuméraires, réussit à pénétrer dans le Vortex, détruit le système d’intelligence artificielle qui règle la vie des immortels. Les immortels redeviennent mortels, ils renouent avec la souffrance, la maladie mais aussi avec la passion et le désir. Fahrenheit 451 de Ray Bradbury peint un monde policé qui ressemble  furieusement au nôtre où les seuls ennemis sont les livres qui donnent de mauvaises idées et rendent malheureux. Le héros qui fait partie des brigades de destructeurs de livres goûtera au fruit défendu et rejoindra les petits groupes qui vivent dans la forêt et apprennent par coeur les livres pour les sauver.

Le sens de l’histoire

Il y a dans l’utopie une dimension de fantaisie certaine. Mais celle-ci n’est pas arbitraire. L’utopie est d’abord une construction rationnelle, mais d’une raison débarrassée des contingences historiques et sociales. Bien qu’elle aille dans le détail, l’utopie est une construction abstraite. C’est d’ailleurs la raison qui explique l’échec régulier des tentatives de construction effective des utopies.
Si le bonheur est à venir, on préférera chercher des raisons d’espérer dans la connaissance des lois socio-historiques. Si on étudie les hommes agissant dans l’histoire, dit Kant[3],
« on ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici et là pour certains cas particuliers,on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles. »
L’histoire est le temps du malheur. Pourtant, toujours selon Kant, nous n’avons pas à regretter un âge d’or chimérique. Les défauts même qui font le malheur de l’homme sont aussi les meilleurs stimulants de la civilisation sous « l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu'il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer. » Car « c'est précisément là que s'effectuent véritablement les premiers pas qui mènent de l'état brut à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l'homme ». Et c’est pourquoi
« Sans ces qualités, certes en elles‑mêmes peu sympathiques, (…), tous les talents resteraient à lamais enfouis dans leurs germes au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité et unie concorde parfaites : les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n'en a leur bétail. »[4]
L’étude du cours de l’histoire doit faire apparaître un « dessein de la nature » ou encore que « l’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté – progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. » (Hegel, introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire) Marx, dans la même, affirme qu’il a montré que le communisme, « mouvement réel qui s’accomplit nous nos yeux » abolit l’état existant avec la rigoureuse nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature. La recherche du bonheur peut, dès lors devenir, une tâche politique. Elle fixe un horizon à l’action humain, nourrit les espérances des masses.
Au-delà de l’appréciation qu’on peut porter sur les philosophies de l’histoire – théologies laïcisées, peut-être – il reste qu’elles procèdent de fait à une dévalorisation du présent symétrique à celle des mythes anciens. Au désespoir qu’engendre la conscience qu’on est passé de l’âge d’or à l’âge de fer se substitue l’espoir d’un passage de l’âge de fer à un nouvel âge d’or, qu’il se nomme paix perpétuelle, communisme, État rationnel, etc., un âge d’or qui réalisera les fins ultimes de l’humanité. Pourtant la dévalorisation du présent est différente dans un cas et dans l’autre. Le présent, dans les mythes de l’âge d’or, est le point d’aboutissement d’un processus décadent alors que dans les philosophies modernes de l’histoire, il est gros d’un avenir meilleur. Il n’est pas le bonheur perdu, mais l’espérance du bonheur à venir. Dans le premier cas, on ne peut s’évader du présent qu’en tentant, par la pensée, de se mettre en dehors du cours du monde, qu’en fuyant, autant que possible, la prison du « ici  et maintenant », une attitude propice à l’idéalisme philosophique. Au contraire, l’espérance du bonheur à venir est souvent un moyen de faire accepter les maux du présent. Après tout, « on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs. » L’espérance « progressiste » loin d’être simple rêverie, est au contraire très pragmatique, trop peut-être.

Le bonheur de vivre ensemble. Bonheur et politique

Si la définition du bonheur reste ouverte, peut-être trouvera-t-on au moins son lieu. Pour Aristote, cela ne fait aucun doute : l’homme étant par nature un « animal politique »,  la vie dans une cité (polis) régie par des lois est le véritable bonheur. Ainsi mon bonheur personnel ne peut pas être séparé de celui de mes compatriotes. Le bonheur de la solitude qu’éprouve Jean-Jacques Rousseau, il n’y a rien de plus éloigné dans la pensée d’Aristote et des Anciens en général.

Une vie heureuse guidée par des choix raisonnés

La définition aristotélicienne du bonheur est complexe. Pour l’instant, tenons-nous en à ce qui concerne les rapports entre bonheur et politique. S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.
On pourra objecter que cela ne rend pas heureux. Celui qui est obligé de suivre la loi de la cité ne fait donc pas ce qui lui plaît. Il doit renoncer à s’emparer du bien d’autrui qu’il convoite. Il doit accepter de donner une partie de son temps et de ses biens à la cité. Il peut même lui donner sa vie. Au contraire celui qui se moque de la loi et vit dans l’injustice peut jouir sans entrave de tous les plaisirs et même le risque encouru peut devenir excitant.
Il est possible de répondre à cette objection en montrant le caractère absolu du commandement moral, par opposition au caractère relatif du plaisir et d’opposer ainsi le devoir et le bonheur
Cependant, sans abandonner l’idée que la recherche du bonheur est la chose la plus importante dans l’existence humaine, on peut montrer que ce genre bonheur qui consiste à faire ce qui nous plait en méprisant la loi est un bonheur illusoire. Dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, Socrate montre que le tyran Archélaos n’est pas heureux, qui fait ce qui lui plaît, tue ses ennemis quand il le veut et s’empare de tout ce qu’il convoite. L’injustice est à la fois laide et nuisible. Comment donc pourrait-on trouver le bonheur au milieu de la laideur et des choses nuisibles ? L’homme recherche la vie heureuse, mais quand il est obligé de choisir entre commettre l’injustice et subir l’injustice, le mieux pour lui, donc la vie la meilleure, dans ce choix dramatique est encore de subir l’injustice. Pour la même raison d’ailleurs, si d’aventure on a commis une injustice, il sera meilleur de subir le châtiment que d’y échapper.
Socrate développe une deuxième série d’arguments : la recherche du plaisir ressemble au châtiment des danaïdes, condamnées à remplir un récipient percé. Nous revenons plus loin sur cet argument. Mais il y a encore une troisième série de raisons qui doivent faire préférer la vie soumise aux lois de la cité à une vie déréglée soumise à la loi du plaisir. Une vie heureuse ne se conçoit pas sans amitié, c'est-à-dire sans attachements aux autres.  Or l’homme injuste ne peut avoir d’amis. Ceux qu’il aura lésés deviendront ses ennemis et même quand il s’attache des amis par sa prodigalité, ce seront des faux amis, des amis humiliés d’être ses amis uniquement parce qu’il leur fait des cadeaux ou leur donne de l’argent, des amis qui nourriront du ressentiment contre le bienfaiteur à la fortune si mal acquise. La tyrannie est le paroxysme de l’injustice et le tyran est l’homme qui n’a que des ennemis.

Le droit à la poursuite du bonheur

Si le bonheur ne peut être trouvé que dans la communauté des hommes, encore faut-il que celle-ci soit constituée de telle sorte que les individus puissent s’y consacrer. L’entrée dans la modernité, entre la Renaissance et le XVIIe siècle, repose cette question avec force. En schématisant, on peut dire que les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme – font du bonheur une affaire individuelle. L’éthique chrétienne pose la question du salut de l’âme éternelle, mais n’attache aucune valeur à la recherche du bonheur dans ce monde, car la vie terrestre n’est, en vérité, qu’une vallée de larmes où l’homme doit expier ses péchés. Au contraire, les Modernes font du bonheur, ici et maintenant, l’objet d’une recherche sensée. D’abord parce que les hommes peuvent échapper à la soumission aux puissances naturelles grâce au progrès des sciences (Descartes, cf. supra). Ensuite parce que la raison ne peut arrêter son investigation aux choses naturelles. Elle doit aussi s’occuper des affaires humaines et, les comprenant par leurs causes, les réorganiser en vue d’une vie plus heureuse. Si on refuse les explications magiques et superstitieuses des phénomènes naturels, il n’y aucune raison de continuer à adorer les fétiches politiques, à croire aux pouvoirs extraordinaires des princes et des rois. La vie politique et sociale doit maintenant être regardée à hauteur d’homme.
Dès lors, l’institution politique a pour fonction de garantir la possibilité pour chacun de rechercher le bonheur. Quel est le changement majeur par rapport à l’éthique aristotélicienne ? Chez Aristote, l’individu ne peut être heureux que dans la cité car la cité est la réalisation de l’essence humaine. Un homme isolé serait soit un dieu, soit un monstre, car il serait un homme qui n’a pas besoin des autres. Mais dans la cité l’homme est un membre de la communauté, comme la main est un membre du corps. L’idée d’une séparation entre le bonheur privé et le bonheur commun trouve difficilement place dans cette conception. Au contraire, quand on aborde la philosophie politique moderne, la cité – c'est-à-dire la vie dans un « état civil » – n’est plus la réalisation de l’essence humaine mais un moyen, rationnel autant qu’artificiel, dont les individus usent pour accomplir leurs propres fins.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de faire retour à Hobbes, à certains égards l’auteur moderne le plus pessimiste. L’état de nature, c'est-à-dire l’état dans lequel les hommes se trouvent quand ils ne sont pas soumis à un pouvoir souverain qui les tient en respect, est l’état de la guerre de chacun contre chacun.  La liberté naturelle dont jouissent les hommes qui ne sont tenus par aucune loi se résume finalement à la liberté de mener une vie quasi animale, misérable et hantée par la crainte de la mort violente. Si la « loi de nature » nous commande de rechercher la paix et la sécurité et par conséquent de sacrifier notre liberté naturelle, c’est parce que le « dieu mortel » qu’est le pouvoir étatique souverain est seul à même de nous garantir les conditions d’une vie heureuse, laquelle suppose qu’on puisse jouir des bienfaits et du confort que procure le travail et l’activité. La justification de l’État réside donc dans les fins privées de l’individu. Alors que, chez Aristote, la participation à la vie publique est le bien que doit rechercher chaque homme – cela définit ce que plusieurs auteurs contemporains nomment « humanisme civique » – elle n’est nullement requise dans la conception libérale moderne dont Hobbes est l’un des fondateurs. Tant que l’État accomplit sa mission de protection, les individus peuvent mener une vie heureuse, même s’ils sont écartés de la possibilité d’influer sur les décisions politiques. Hobbes préfère pour un pouvoir monarchique fort, car un tel pouvoir tombe moins facilement dans les disputes et les guerres de factions qui menacent de faire retomber la république dans l’état de nature. Au contraire, les penseurs démocratiques estiment que le contrôle des citoyens sur le pouvoir est le meilleur d’empêcher que la protection ne tourne à la tyrannie. Mais cette différence très importante se situe à l’intérieur d’une problématique commune.
Lorsque le jeune conventionnel Saint-Just affirme que « le bonheur est une idée neuve en Europe », comment doit-on le comprendre ? Il ne s’agit pas, comme des commentateurs mal avisés l’ont cru, de définir une espèce de bonheur pour tous dont l’État fixerait la norme. Bien au contraire, Saint-Just écrit : « La liberté du peuple est dans sa vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour protéger cet état de simplicité contre la force même... Il s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheu­reux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple, chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps... » Dans les temps anciens, le bonheur des individus dépendait du bonheur du Prince, de l’étendue de ses conquêtes, de sa richesse. Dans les temps modernes, le bonheur de l’État n’est rien en dehors du bonheur des individus.
Quelques textes constitutionnels importants font, de manière significative, sa place au bonheur. Le premier est la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, adoptée par le Congrès fondateur des États-Unis. Cette déclaration proclame parmi les droits inaliénables de l’homme, les droits à la liberté et à « la recherche du bonheur ». Précision du texte : le bonheur n’est pas un droit qu’on puisse exiger de qui que ce soit, et en particulier de l’État.  Il est seulement requis que l’organisation politique soit conçue de telle sorte que chacun ait la possibilité de rechercher le bonheur, sans que soit précisé, de quelque manière que soit, en quoi celui-ci réside.
La constitution des États-Unis, adoptée en 1787, affirme dès le préambule poursuivre « le bien-être général ». A cette fin, d’ailleurs, la section 8 de l’article I établit de manière très large le domaine d’intervention du gouvernement. Le bien-être n’est pas le bonheur. Mais le bonheur ne semble pas facile à concevoir dès lors qu’on en est privé. Le bien-être peut donc être interprété comme le moyen ou la condition sine qua non de la recherche du bonheur. Une deuxième interprétation de ce préambule est possible, une interprétation utilitariste : il ne s’agirait pas d’assurer à chacun un lot de biens primaires, mais bien plutôt d’une définition du bien commun, comme la maximisation du bien-être, c'est-à-dire l’élévation moyenne de la richesse sociale, indépendamment des droits et libertés de chacun : le bien-être général peut fort bien se satisfaire du mal-être de quelques-uns dès que ce mal-être d’une minorité est reconnu comme la condition d’une élévation du bien-être moyen. Entre une éthique des droits inaliénables, dont le droit à la poursuite du bonheur fait partie, et une éthique sacrificielle de l’utilité moyenne, il y a toutes les ambiguïtés de la révolution américaine.
Le troisième texte sur lequel il nous faut arrêter est la déclaration des droits qui fonde la constitution de l’an I, adoptée par les conventionnels français. L’article premier donne le ton : « Le but de la société est le bonheur commun. » Alors que la première déclaration, en 1789, se contente de proclame des droits et des immunités et ne se préoccupe ni du bonheur ni vraiment de l’égalité, en 1793, l’égalité fait partie des droits fondamentaux, et la société doit des secours aux particuliers. Le bonheur commun suppose donc que les citoyens se trouvent placés sur un relatif pied d’égalité non seulement formellement – ce qu’indique l’égalité juridique – mais aussi effectivement, dans la vie matérielle. Il suppose aussi que les citoyens partagent des valeurs et des biens et qu’ils le partagent selon les lois de l’amitié ou de la fraternité. Si le bonheur est commun, les hommes sont frères. Il y a ainsi dans cette déclaration de 1793 quelque chose qui va bien au-delà du libéralisme politique et du républicanisme classique. D’un côté, on revient à l’humanisme civique d’Aristote : le bonheur commun, c’est la participation commune à la vie de la patrie, c’est la « philia » grecque qui se nomme maintenant fraternité. Mais, comme le dit Marx, les hommes quand ils font l’histoire « évoquent craintivement les esprits du passé » car « a tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».
D’un autre côté, cette république radicale, toute imprégnée des souvenirs romains, anticipe le communisme, et d’abord celui de Gracchus Babeuf qui se place précisément sous l’enseigne du bonheur commun. Mais cette anticipation n’était pas autre chose que la tentative désespérée de sauter par-dessus sa propre tête, de faire fi de la réalité sociale et politique de l’époque. Le « bonheur commun » devait céder la place à une société noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste…
Il y a différentes manières de définir la spécificité des règles d’organisation sociale qui s’inventent en Europe et aux États-Unis au XVIIIe siècle. La liberté politique et religieuse est au rang des innovations décisives. Mais, après tout, la liberté politique est bien plus ancienne que le libéralisme politique. Ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est le possibilité pour chaque individu de choisir la perspective de vie qui lui semble bonne. Les sociétés traditionnelles affirment justement que ce qui est le meilleur pour tous, c’est la tradition, même si la tradition rend tel ou tel malheureux. Le théâtre de Molière exprime cette transformation : les jeunes gens finissent par épouser l’élu ou l’élue de leur cœur, contre les mariages arrangés. Le mariage, d’institution sociale, devient un des éléments du bonheur individuel.

La diversité des perspectives de vie

A la place d’un bonheur indéfini, nos sociétés ont fait de la réussite un substitut du bonheur. Nous n’aspirons plus à la vie bonne mais à une vie réussie. La réussite en amour, la réussite sociale, la réussite dans ses aspirations individuelles quelles qu’elles soient. La réussite sociale suppose que les carrières, les postes et la richesse soient ouverts à tous. Pour la réussite en amour, on sait moins comment cela pourrait être ouvert à tous, en dépit des nombreux magazines qui prodiguent leurs conseils ! Il y a cependant, dans ces affirmations du droit au bonheur individuel, sur lesquelles reposent nos sociétés, quelque chose qui ressemble à un déni du réel. Le choix du partenaire conjugal est loin d’être libre de tout déterminisme social. Dans les contes de fées, les bergères épousent des princes charmants et des petits cordonniers deviennent rois, mais dans notre réalité, il en va rarement ainsi ! La réussite sociale n’est, certes, interdite à personne. Mais cela ne dit rien des possibilités effectives de chacun à y accéder. L’égalité des chances est un article de programme politique, au contenu indéterminé. C’est encore la chance, par définition non égale pour tous, qui détermine la réussite.
Il y a, dans cette reconnaissance du droit à chacun de poursuivre les fins qu’il juge bonne, un deuxième aspect tout aussi épineux. Tous les biens que nous recherchons, nous les considérons comme autant d’éléments d’une « conception englobante » du bien, dirions-nous pour reprendre une expression de John Rawls. Par exemple, le fidèle qui économise de l’argent pour faire le voyage sur tel ou tel lieu de pèlerinage, ne recherche ni l’argent, ni les voyages, ni même les pèlerinages pour eux-mêmes. Il recherche chacun de ces biens particuliers comme des moyens de gagner la félicité éternelle. Dans une société pluraliste, reposant sur la liberté de conscience, il est évident cependant qu’aucune perspective particulière ne peut s’imposer par rapport aux autres. L’homme pieux ne peut vouloir imposer son point de vue à l’hédoniste qui pense que le bonheur suprême réside dans la jouissance ici et maintenant des plaisirs que nous offre la vie. Et réciproquement.
Coexistence des conceptions du bien
Si les individus menaient des existences séparées, la coexistence de ces perspectives différentes ne soulèverait aucune difficulté. Mais les individus ne mènent pas des existences séparées ; ils appartiennent à des communautés qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc que les individus composant une société donnée partagent un certain nombre de principes de vie minimaux, quelles soient par ailleurs leurs autres perspectives. La « théorie de la justice » de John Rawls a cette ambition : définir une conception politique qui puisse être la base d’un consensus par recoupement entre les diverses conceptions raisonnables du bien. L’idéal laïque procède de là : une société dans laquelle chacun peut construire sa propre perspective de bonheur sans mettre en cause la possibilité pour tout autre de construire la sienne propre.
Le problème réside dans la définition d’une « conception raisonnable du bien ». Tous ceux qui adhèrent à une conception englobante du bien doivent certainement la tenir pour raisonnable. Un croyant doit tenir un athée pour quelqu’un de tout à fait déraisonnable puisqu’il est incapable de se rendre aux raisons de la foi. On peut néanmoins supposer qu’un croyant et un athée se retrouveront en accord pour leurs conceptions respectives du bien ne peuvent se réaliser dans une société où règne l’injustice, la misère et la tyrannie. Mais arrivés à ce point de généralités vagues, il n’est pas sûr que nous puissions aller beaucoup plus loin. Un athée va plutôt considérer qu’on ne peut pas parler de vie heureuse si on ne peut jouir de son propre corps sans crainte des conséquences non voulues. Il sera donc favorable au contrôle des naissances et à l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, un croyant pensera, le plus souvent, que la vie est un don de Dieu et que le contrôle des naissances en général et l’IVG en particulier sont tout à fait condamnables. Et le croyant se contentera difficilement de la réponse libérale : « chacun agit comme bon lui semble ». En effet, du point de vue religieux, il est difficile d’accepter de bon cœur de vivre dans une société où la loi positive ne fait aucune référence à la loi divine et se contente de l’approbation de la majorité des citoyens ou de la majorité des représentants.
La coexistence des perspectives de vie différentes se révèlent donc difficile dès lors qu’on met en cause les conceptions globales que les individus peuvent se faire du bien suprême, c'est-à-dire de ce qu’ils considèrent comme leur véritable bonheur. Comme la faisait remarquer Isaiah Berlin[5], il n’existe pas de monde social sans perte, c'est-à-dire de monde social qui n’exclut pas des modes de vie réalisant par des voies spécifiques certaines valeurs fondamentales.

Le bonheur et le bien-être

Le bonheur ne peut pas être une affaire purement intérieure. Faire du moi une forteresse inaccessible aux malheurs du temps, au revers de la fortune ou tout simplement au cours normal de la vie humaine dont la mort constitue inéluctablement le terme, voilà ce que proposent les stoïciens. Mais comme le dit Hegel,
« l’homme ne peut se retenir dans l'intérieur comme tel, dans la pensée pure, dans le monde des lois et de leur universalité ; il a besoin aussi de l'existence sensible, du sentiment, du coeur, de l'âme, etc. »[6]
Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction des besoins naturels. En tant que telle, celle-ci ne rend pas heureux. Le cycle des besoins n’a pas de fin. Comme le dit encore Hegel,
« dans ce domaine naturel de l'existence humaine, le contenu de la satisfaction est de type fini et limité ; la satisfaction n'est pas absolue et produit donc sans arrêt de nouveaux besoins ; la nourriture, le sommeil, la satiété ne servent à rien, la faim et la fatigue recommencent à nouveau le matin. »
Mais l’homme ne peut trouver le bonheur dans la simple satisfaction des besoins naturels. C’est l’esprit encore qui doit être satisfait.
Dans cette sphère de l’immédiateté de la vie, l’homme entre dans le cycle besoin/satisfaction, un cycle qui se répète indéfiniment, sans jamais sortir de son horizon limité. La satisfaction n’est jamais absolue, dit Hegel. Or l’homme en tant qu’être spirituel veut l’absolu, d’où l’absolue insatisfaction qu’éprouve l’homme dans le « système des besoins sensibles ». C’est pourquoi la satiété des besoins naturels ne peut éteindre le désir humain qui déborde toujours les besoins naturels – le désir humain est « infini » alors que le besoin naturel est limité.
C'est ainsi que l'homme, dans l'élément du spirituel, s'efforce de parvenir à la satisfaction et à la liberté dans la connaissance et la volonté, l'apprentissage et les actions.
Sortir de ce dilemme, ce n’est donc ni se retirer dans la pensée pure, ni s’abandonner au système des besoins sensibles. C’est tout simplement trouver la satisfaction dans une action commandée par l’élément spirituel.
L'homme ignorant n'est pas libre, car il trouve en face de lui un monde étranger, un delà et un dehors dont il dépend, sans qu'il l'ait réalisé pour lui-même et sans qu'il séjourne en lui comme dans ce qui lui appartient.
L’ignorant n’est pas libre : cela veut dire que la liberté effective réside dans le savoir. L’esprit est libre parce qu’il sait et qu’il se sait. L’homme ignorant n’est pas libre parce qu’il ne comprend pas le monde extérieur. L’esprit et la réalité naturelle semblent immédiatement en opposition. Alors que dans la science, la réalité naturelle devient réalité pensée, esprit. Face à une réalité qu’il ne connaît pas l’homme est conduit à constater son état de dépendance à l’égard de la nature et l’étrangeté à l’égard de lui-même. La liberté consiste à séjourner dans le monde comme ce qui appartient à l’homme : il faut que réalité extérieure soit non seulement connue mais aussi façonnée par l’homme. Abolir cette étrangeté du monde, c’est l’action rationnellement pensée qui le peut. L’activité pratique productrice est ainsi inséparable de la connaissance.
L'impulsion du savoir, l'aspiration à la connaissance, en partant des niveaux les plus bas jusqu'au niveau suprême de la compréhension philosophique, ne naît que de l'effort de dépasser cet état de non liberté et de s'approprier le monde par la représentation et la pensée. Inversement, la liberté dans l'action vise à réaliser la rationalité de la volonté.
L’impulsion du savoir, c’est la pulsion de la liberté. Mais cette liberté, ce n’est évidemment pas la liberté creuse de pure indifférence, ni la possibilité de faire ce qui plaît. La liberté, c’est l’appropriation du monde et donc la réalisation de soi. Mais comme Hegel veut « penser le réel », cette impulsion du savoir, cette aspiration à la connaissance, elles commencent par le niveau le plus bas, par ce qui se passe dans la vie quotidienne, les savoir-faire empiriques, pour s’élever par degrés et transformations à la science. Le savoir conduit à la liberté, ou plutôt rend effective une liberté qui ne serait que la liberté contenue en soi dans l’esprit humain mais restée enfermée sans la construction de la culture humaine. Mais, en sens inverse, le savoir se réalise dans l’action volontaire. Volonté libre et savoir ne sont ainsi qu’une seule et même chose. Sans savoir, il n’y pas de volonté libre. Et c’est seulement dans l’exercice de cette volonté libre, transformant le monde extérieur en son propre monde que l’homme peut trouver le bonheur.
Ainsi le bien-être, le confort et tout ce qui procède de l’activité industrieuse, ne seraient pas les constituants d’un bonheur de seconde zone, un bonheur réservé au vulgaire, le bonheur illusoire de ce que nous appellerions aujourd’hui « société de consommation ». Ils ne forment pas non plus une simple condition du bonheur. Par le genre d’activité qu’il exige et par les satisfactions qu’il procure, le bien-être appartient pleinement à toute idée raisonnable d’un bonheur qui ne se conçoit que dans la participation aux bienfaits de la culture.

Le bonheur, une recherche philosophique. 

Des mythes et des utopies, retournons maintenant au concept. La philosophie ne prétend pas dire ce que c’est qu’être heureux en général, mais elle propose un concept philosophique du bonheur. Pourquoi faudrait-il s’adonner à la philosophie ? Épicure et les maîtres du stoïcisme proposent la même réponse : l’étude de la philosophie permet d’atteindre le bonheur véritable, le bonheur durable et non ces biens incertains que procure la vie non philosophique, quand d’ailleurs la fortune y consent !

Un nouveau genre de vie

Ni une vie heureuse, ni une vie réussie, la philosophie recherche une vie bonne, c'est-à-dire une vie consacrée au « summum bonum », au plus grand bien qu’un homme puisse trouver. Mais si nous avions ce souverain bien sous la main, la philosophie serait inutile. Déterminer en quoi il réside et comment l’atteindre, voilà la tâche de la philosophie. Et c’est pourquoi elle participe pleinement de la recherche du bonheur.

Le bonheur et la satisfaction des désirs

Pour commencer, il faut s’attaquer aux représentations erronées du bonheur. On l’a vu plus haut : le tyran Archélaos a tout ce qu’il désire, mais il ne peut pas être heureux. Il ne le peut pas parce qu’il est méchant – c'est-à-dire ignorant du bien véritable. En réalité, le méchant est le plus malheureux des hommes, même s’il ne connaît pas l’étendue de son malheur.
La définition commune du bonheur en fait la satisfaction de tous les désirs. Mais cette définition renferme des contradictions insurmontables. Si le bonheur réside dans la satisfaction des désirs au moment où le désir est satisfait, alors celui qui ne désire rien est toujours heureux ! Le véritable bonheur serait donc d’être réduit à l’état de cadavre, comme Calliclès en fait le reproche à Platon ? L’autre solution, celle justement que soutient Calliclès, réside dans la multiplication des désirs, c'est-à-dire dans l’intempérance. Nouvelle contradiction que Socrate relève : le sage a des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a). Ainsi la condition paradoxale du bonheur résiderait dans le caractère illimité et insatiable du désir. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des Morts à transporter éternellement des  jarres percées comme des tamis.
S’il faut se méfier du désir, on ne peut définir le bonheur par la satisfaction de tous les désirs. Il faudrait avoir des désirs modérés, mais comment peut-on modérer ses désirs ? Un désir est un demi-désir, un désir en voie d’extinction. Ou encore, faut-il faire le tri entre ses désirs, par exemple se contenter des désirs compatibles avec les lois sociales en vigueur. Les désirs humains sont particularisés et visent des fins dont la satisfaction n’est qu’un moyen en vue d’une fin d’un tout autre ordre. Et donc le bonheur ne résiderait plus dans la satisfaction des désirs mais dans ce que permet la satisfaction des désirs.

Le choix de la vie philosophique

Si l’on commence par écarter les bonheurs illusoires, nous devons donc nous mettre en quête d’un bien véritable, c'est-à-dire adopter un genre de vie nouveau. C’est véritablement cela, se consacrer à la philosophie. Platon ne cesse d’y revenir : philosopher, c’est choisir la « vie théorétique ». L’homme soumis à la nécessité commune ne philosophe pas, il court d’une occupation à l’autre et n’a aucun loisir. Philosopher, cela demande une véritable conversion, pas seulement une conversion du regard, comme celle du prisonnier qui veut sortir de la caverne et de son royaume d’ombres, mais un changement de vie.
On retrouve un écho de cela dans le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza. L’objet du Traité se présente l’itinéraire du sage, de celui qui a choisi la vie bonne. Mais ce n’est pas un choix qu’on pourrait ne pas faire. Pour Spinoza, il y a une urgence : il faut philosopher pour vivre. Or, la philosophie exige une rupture. Elle commence par le retrait de la vie officielle. Le véritable bien ne peu résider dans les honneurs et les bienfaits qui s’opposent le plus souvent à la liberté du penser. Mais cette rupture ne suffit pas. Il faut aussi être capable de changer radicalement de point de vue sur le monde, sur l’ensemble des êtres, et d’abord cesser de juger de tout en fonction de soi-même puisque « tout ce  qui était pour moi cause ou objet de crainte, n’avait en soi rien de bon ou de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme en était agitée. »[7] Ce qu’il s’agit de comprendre,  parce que seule cette compréhension peut nous permettre d’œuvrer à notre bien propre, c’est la mécanique de l’action sur notre âme, dénuée de toute connotation de morale.
Cependant, cette rupture avec la vie et les conceptions du « vulgaire » a un objectif : chercher « s’il y avait quelque chose qui fut un vrai bien, susceptible de se communiquer, et par lequel seul, toutes les autres choses ayant été rejetées, l’âme serait affectée ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me permettraient de jouir d’une joie continue et suprême pour l’éternité. »[8] La réforme de l’entendement doit mener à un bien véritable, par opposition à ces faux biens que nous promettent les honneurs et la protection des ignorants. La connaissance produit la joie et permet d’instituer une vie nouvelle. En renonçant à la richesse, aux honneurs et aux plaisirs futiles, on ne se mortifie pas, on fait au contraire un bon calcul, car, loin d’abandonner un bien certain pour un bien incertain, on abandonne « un mal certain pour un bien certain ».
Dans cette recherche, on a pourtant besoin de quelques règles de vie pratiques. Spinoza en propose trois.
« I. Parler un langage adapté à la capacité du commun des hommes et œuvrer à tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. En effet, ce n’est pas un mince avantage que nous pouvons en obtenir, pourvu que nous nous mettions à sa portée, autant que faire se peut ; ajoutons que,de cette manière, nous trouverons des oreilles amicales pour écouter la vérité.
II. Jouir des plaisirs dans la mesure où cela suffit pour conserver la santé.
III. Enfin, ne rechercher l’argent ou tout autre chose qu’autant qu’il suffit au maintien de la vie et de la santé, et se conformer aux mœurs de la cité qui ne s’opposent pas à notre but. »[9]
Santé du corps, amitié des autres hommes, vie sociale : il ne s’agit pas des critères du bonheur mais seulement de l’énoncé des conditions minimales à partir desquelles on peut se mettre en recherche de ce bien véritable qui ne peut résider ni dans la « réussite sociale », ni dans les plaisirs sensuels. Car
« le plaisir sensuel tient l’âme en suspens, à tel point qu’elle s’y repose comme à un bien ; par là même, elle est absolument empêchée de penser à un autre ; mais après la jouissance s’ensuit une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas l’esprit, le trouble  cependant et l’affaiblit. »[10]
Encore le plaisir sensuel trouve-t-il en lui-même propre limite. La recherche de la richesse, considérés comme un bien en elle-même, ne connaît pas de limites en finalement ne peut que rencontrer la plus grande frustration. Enfin, rechercher les honneurs, c’est se diriger d’après les opinions du plus grand nombre et donc s’écarter de la vérité.

Le souverain bien

Ce bien véritable, c’est le souverain bien dont s’est occupée toute la philosophie classique. Il est la fin ultime, ce bien qui n’est poursuivi que pour lui-même et non en raison d’autre chose. Il est bon de travailler à l’école parce que le bon élève peut espérer avoir accès à une bonne situation professionnelle, qui procurera les ressources nécessaires à une vie agréable. Mais ces procédés de définition du bien peuvent être itérés à l’infini. L’exercice est bon pour la santé et cette dernière est bonne pour nous, mais nous, pour quoi sommes-nous bons ? Cette question semble absurde à beaucoup de gens. Mais on peut tout simplement mettre fin à l’itération des « pour quoi » en supposant qu’il y a des choses qui sont bonnes en elles-mêmes et n’ont nullement besoin d’être bonnes à autre chose. L’homme veut être heureux. Pourquoi veut-il être heureux ? Question saugrenue qui ne s’attire pour toute réponse qu’un « parce que ». La chaîne des « pourquoi » est réduite « a quia », « à parce que ».
Comme le dit Aristote :
« [Le bonheur] nous le voulons, en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d’autre chose. L’honneur, en revanche, le plaisir, l’intelligence et n’importe quelle vertu, nous les voulons certes aussi en raison d’eux-mêmes (car rien n’en résulterait-il, nous voudrions chacun d’entre eux), mais nous les voulons encore dans l’optique du bonheur, dans l’idée que par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le bonheur, nul le veut en considération de ces biens-là, ni globalement en raison d’autre chose. »[11]
Quelle est l’essence de ce bien suprême ? Spinoza l’appellerait « utile propre », entendant par là ce qui est avant tout utile à la conservation et à la puissance de l’homme, et cela découle de l’exercice de « la meilleure partie de nous-même », savoir l’intelligence. Aristote le définit comme « l’office de l’homme ». Le menuisier et le sculpteur ont leur office à exécuter.  Il doit en aller de même de l’homme en général, car il ne peut se réduire à la profession qu’il exerce ou à quelque autre état particulier. L’office de l’homme ne peut être seulement de vivre, d’une vie que nous qualifierions de « biologique », puisque la vie est le propre de tous les êtres vivants.
« Reste donc une certaine vie active à mettre au compte de ce qu’il a de rationnel, c'est-à-dire de ce qui d’un côté, obéit à la raison et, de l’autre, la possède et réfléchit. »[12]
Parmi tous les biens, ce sont donc les biens de l’âme qui peuvent à proprement parler être appelés des biens. Or ce qui caractérise l’âme, c’est un certain genre d’activités. Le bonheur en effet n’est pas un cadeau de la fortune, mais la fin de l’activité la plus haute de l’âme humaine. En ce sens, il est « divin » dit Aristote. C’est pourquoi le bonheur requiert une certaine maturité d’esprit : les enfants ne peuvent pas être heureux. Ils sont insouciants, ils éprouvent du plaisir, mais le bonheur est tout autre chose que l’insouciance ou le plaisir.

Le bonheur

Donc si le bonheur est l’objet des préoccupations humaines, plutôt que se demander en quoi réside le bonheur, il est préférable de se demander quel genre de préoccupations concerne véritablement le bonheur. C’est du moins ainsi qu’Aristote pose la question dans L’Éthique à Nicomaque. Car le bonheur ne peut pas être un état, car « il faudrait sinon l’attribuer à qui passe son existence à dormir, menant la vie des végétaux et à celui dont l’infortune est la plus grande. »[13] Le bonheur réside dans l’activité vertueuse, affirme Aristote.
Vertu, plaisir et bonheur
Selon Aristote, existent trois conceptions du bonheur : une vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative. La première conception est une vision servile : le plaisir étant lié à la partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit qu’à cette partie-là et non à la partie supérieure de l’âme et c’est précisément ce qui caractérise l’esclave, fait pour obéir. Dans l’action politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien supérieur recherché dans cette action est le mérite. La vertu ne constitue pas non plus l’essence du bonheur, car on peut souffrir en pratiquant la vertu. Pourtant le bonheur dépend de l’action vertueuse : il est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite ». Il y a une pluralité de biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est donc lié à la vertu parfaite. La vertu recherchée n’est donc pas la vertu du corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée entre une partie végétative et une partie « désidérative ». Cette dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle peut lui obéir dans une certaine mesure : les désirs et les impulsions peuvent être contrôlés par la partie rationnelle de l’âme. Il y a donc deux sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance).
S’il y a deux sortes de vertus, il s’en déduit qu’il y a deux sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la vertu intellectuelle et l’autre qui est conforme à la vertu morale. La vertu intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la science, c’est posséder cette vertu intellectuelle. Mais ceci n’est pas possible pour tous les hommes : selon Aristote, c’est réservé seulement à un petit nombre. Au contraire, la vertu morale peut s’acquérir par habitude et elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La vertu morale est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux, juste…
Les vertus sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles modifient le caractère de l’agent. Ainsi, le plaisir et la douleur loin d’être des critères de la vie morale deviennent des manifestations du caractère : celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs du corps. Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. Voilà pourquoi il faut être en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte.
La philosophie d’Aristote est un eudémonisme, c'est-à-dire une éthique qui fait du bonheur le souverain bien. La préoccupation du bonheur parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a rien à voir avec le bien-être. L’action bonne n’est pas celle qui vise le bien-être, car dans ce cas l’eudémonisme aristotélicien ne serait qu’une variante de l’hédonisme. Au contraire, le bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont la vertu serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la vertu elle-même. La vertu suprême étant la vertu intellectuelle la vie la plus parfaitement heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan » vient la vie conforme à la vertu morale.
Confirmation : le bonheur et le plaisir chez les épicuriens
Que la vie philosophique soit la vie véritablement heureuse, il ne suffit pas qu’Aristote l’ait dit pour qu’on en soit persuadé. Il est cependant remarquable de voir à quel point les philosophies antiques, au-delà de leurs différends et de leurs divergences s’accordent sur ce principe. La doctrine d’Épicure est classée par les hédonismes puisqu’elle fait résider le bonheur dans le plaisir : « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » affirme la Lettre à Ménécée. Mais c’est pour affirmer immédiatement que « nous ne recherchons pas tout plaisir ». En lui-même le plaisir est un bien, mais « il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal à son tour comme un bien. »[14]
Ainsi le plaisir n’a de valeur que pour autant qu’il est une partie d’un genre de vie qui nécessite, à tout âge, de s’adonner à la philosophie, « car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. » C’est la « prudence », c'est-à-dire la sagesse pratique qui permet la vie heureuse – et donc pas nécessairement le plaisir en lui-même.
« Il n’y a pas de moyen de vivre agréablement, si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus, en effet, ne sont que les suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus. »
Lucrèce, le grand disciple latin d’Épicure, lie le bonheur à la purification de l’âme, la purification des vaines craintes, des désirs insatiables et des superstitions, ce qui nécessite l’étude de la nature.
Tout au plus pourrait-on noter, d’Aristote aux épicuriens, une inversion de la hiérarchie entre philosophie théorique et philosophie pratique. La prudence aristotélicienne permet à tout homme doué de bon sens d’atteindre le bonheur dans la vie active, alors que le bonheur le plus parfait réside dans la vie contemplative, la théoria. Pour les épicuriens, au contraire, « la prudence surpasse la philosophie » : la sagesse pratique est le but ultime de la méditation philosophique et mais la connaissance théorique en est le moyen, puisque seule cette connaissance permet de chasser les vaines craintes et les préjugés de la foule.

Bonheur et plaisir : examen d’une antinomie

On peut reprocher aux philosophes de donner une idée du bonheur trop éloignée du sens commun. Ce bonheur philosophique, réservé au petit nombre, serait lui aussi un bonheur illusoire, une consolation philosophique de la misère humaine. Cependant l’examen montre tout à la fois que le bonheur ne peut être conçu sans le plaisir – ce dont veut bien convenir Aristote – et que le plaisir ne peut à lui seul définir le bonheur, car, comme l’admettent les épicuriens, le plaisir peut aussi être le prélude aux plus grandes souffrances.
Freud peut ici nous servir de guide[15]. Il fait, lui aussi du plaisir le noyau de toute conception du bonheur. Le conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité est le conflit central dans l’économie du psychisme individuel. La dynamique des pulsions conduit à la recherche du plaisir, mais l’individu ne peut obtenir sa satisfaction que dans le cadre d’une vie sociale qui assure les conditions de la vie tout court. Or, la vie sociale exige la répression du désir et la contrainte au travail. Il y a là une contradiction insurmontable. Comment les individus peuvent-ils supporter les douleurs et les privations qu’impose la vie ? L’individu utilise des diversions qui permettent de faire peu de cas de notre misère (par exemple l’activité scientifique, qui nous place par l’esprit au-dessus des misères humaines) ; les satisfactions substitutives (l’art) ; enfin, les stupéfiants. La religion permettrait d’éliminer ces questions. En définissant une perspective de salut – dans l’au-delà – en réinscrivant l’existence dans une perspective ordonnée par les finalités présupposées de la vie, elle permet d’accepter son sort ici-bas. Rien de tout cela n’est véritablement acceptable pour tous. Les hommes manifestent toujours certaines attentes à l’égard de la vie : éviter la souffrance et rechercher le plaisir. C’est donc, en dépit des substituts et des stratégies d’évitement, le programme du principe de plaisir qui domine les finalités de la vie.
Cependant, le principe du plaisir s’épuise – le plaisir n’est intense que par contraste – et par conséquent ne peut perdurer. La possibilité de la souffrance conduit à la modération des ambitions du principe de plaisir. Du reste, on ne peut pas mettre longtemps la jouissance avant la prudence. Reste donc le but négatif : éviter la souffrance. Au fond, être heureux se réduirait à n’être pas malheureux !
Une première conclusion s’impose, à la fois claire et contradictoire : Nous ne pouvons pas atteindre véritablement le bonheur et néanmoins nous ne pouvons pas renoncer à le chercher ! La solution freudienne tient en un problème « d’économie libidinale », selon le modèle d’une sorte de thermodynamique des désirs, dans laquelle on reconnaît sans peine les propositions classiques sur l’usage raisonné des plaisirs, communes aussi bien à Aristote, Épicure et Spinoza.
Les analyses freudiennes du plaisir sexuel le confirment. Celui-ci est fondamentalement ambivalent. À l’opposition tranchée entre la pulsion libidinale et les instincts agressifs du moi qui caractérise les premières élaborations de la théorie analytiques, Freud ajoute progressivement une série de spéculations organisées autour du couple Éros/Thanatos, pulsion de vie, pulsion de mort. Il faut maintenant lire dans la vie psychique l’intrication de ces deux tendances fondamentales, l’une qui parle haut, la pulsion érotique, et l’autre qui travaille en silence, la pulsion de mort. Mais il faut les comprendre comme identiques et opposées en même temps. La pulsion de mort se réalise en quelque sorte par la pulsion de vie. Le désir est tension et la réalisation du désir éteint toute tension. Le plaisir dynamique (celui qui provient du mouvement du désir) se transforme en plaisir catastématique (celui qui provient du repos et de l’exténuation des tensions). Le dernier apparaît comme la fin du premier – ce qui réglerait le différend des cyrénaïques et des épicuriens.
Conclusion
On reprochera à la philosophie de promettre plus qu’elle ne peut donner.  Les philosophes prétendent enseigner les moyens de la vie bonne, du bonheur véritable, mais les livres de philosophie se contredisent mutuellement et le meilleur des livres ne peut pas grand-chose contre le malheur. Plus, le savoir du philosophe ne rend-il pas malheureux ? Ne peut-il pas dire, comme l’ecclésiaste, « plus s’accroît mon savoir, plus s’accroît ma douleur » ? Ne vaut-il pas mieux dire, comme ce poète libertin,
Je me dégrade de raison,
Je dois devenir oison,
Et me sauver dans l’ignorance
En buvant toujours du meilleur ;
Celui qui croît en connaissance
Ne fait qu’accroître sa douleur.[16]
Mais ce serait un reproche bien injuste. La philosophie montre les contradictions contenues dans l’idée de bonheur, puisqu’elle le définit non comme un état qu’on pourrait atteindre mais comme une tâche ou une activité. Évidemment, l’imbécile est heureux, si on en croit l’expression populaire. Mais rien n’est moins sûr. Comment pourrait-on vouloir vivre pleinement sa vie humaine sans la lucidité, cette « blessure la plus rapprochée du soleil » dont parle René Char[17] ? Il s’agit en effet « d’être heureux dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans le monde de la souffrance », ainsi que le dit Marcel Conche.[18] Tâche impossible autant que nécessaire.
Denis COLLIN




[1]          Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs.Traduction Victor Delbos
[2]          Voir http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=2143 pour une présentation de cette oeuvre qu’on peut voir au musée du Louvre, galerie Richelieu, au deuxième étage.
[3]          Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
[4]          Kant, op. cit., 4e proposition.
[5]          Voir « La recherche de l’idéal » in Le bois tordu de l’humanité.
[6]          Hegel : Esthétique, première partie, « De l’idée du beau artistique », trad. Bénard, « Le livre de poche ».
[7]          Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement, §1. Trad. André Lécrivain.
[8]          Ibid.
[9]          Spinoza, op. cit. §17
[10]         Spinoza op. cit. §4
[11]         Aristote, Éthique à Nicomaque, 1097b, trad. Bodei.
[12]         Aristote, op. cit. 1098a
[13]         Aristote, Éthique à Nicomaque, 1176a, trad. Bodei.
[14]         Cité dans la traduction de Hamelin (édité par Jean Salem, Nathan, Les intégrales de philo).
[15]         Voir Le malaise dans la culture, PUF, collection Quadrige
[16]         Des Barreaux, Sonnet, in Libertins du xviies., II, Gallimard, collection « La Pléiade », 2004
[17]         Feuillets d’Hypnos.
[18]         Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990, coll. « Perspectives Critiques », p.162

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